Assiettes creuses, idées creuses

“Vieille soupière qui survit aux assiettes creuses”, soupirait Aragon devant le XXe siècle finissant. Son successeur, loin de se débarrasser de la soupière, récupère les assiettes creuses dans les décharges de la mémoire pour tenter subrepticement de les recoller. D’où l’extraordinaire déballage d’idées archaïques auquel nous assistons. De près, personne ne prendrait ces anciennes jeunesses pour des ingénues. Mais, maquillées, célébrées – ou vendues – par des amants cyniques et puissamment intéressés, elles finissent sinon par nous séduire, ce qui est au-dessus de leurs moyens et de notre bonne volonté, au moins par encombrer notre paysage intérieur, nous distrayant ainsi de la contemplation du vide, la seule réalité digne d’intérêt que nous offre l’époque.

Elles ont un point commun : elles sont nées, elles ont grandi, elles ont été recyclées dans l’univers politique, social, économique, c’est-à-dire dans l’univers de la puissance. Elles n’ont aucun fondement rationnel. Elles ne reflètent aucun mouvement du cœur. Ce ne sont que des machines de guerre, des armes. Même si elles proclament le contraire, elles signent la défaite de la pensée et de la sensibilité : défaite inconsciente et dorée de ceux qui les bricolent et les colportent, défaite résignée et souvent reconnaissante de ceux à qui ils les fourguent. J’ai trouvé dans diverses brocantes trois de ces assiettes creuses : la croisade, l’humain ajouté, l’homme complet. De toute évidence, elles viennent du même service. Elles ne font évidemment oublier ni la dignité du politique, ni la nécessité du social, ni la réalité de l’économique, mais elles rendent vaine ou nuisible toute intervention dans ces domaines qui puise tant soit peu à leur inspiration. Un constat aussi radical n’est guère dans l’humeur d’une époque où l’on se plaît à crier, avant de monter la glace de la voiture qui file vers le week-end : “Il faut bien faire avec!” Tout bien réfléchi, je crois qu’il faut parfois faire sans ou faire contre. Il est des circonstances où s’abstenir vaut mieux que faire semblant. Un joueur honnête tire ce qu’il peut d’une mauvaise donne mais ne joue pas avec des cartes biseautées.

Demandez la croisade !

Pour la régression comme pour le reste, les Américains achètent le meilleur : la première de ces assiettes creuses était déjà en service, chez nous, au Moyen Âge. Comme ils s’installent sur le marché de la pensée avec la même délicatesse que leurs chars sur les places de Bagdad, leur stand, au vide-grenier des slogans, l’emporte en agressivité sur ses concurrents. Dans sa version moderne, le thème moralisateur de la lutte du Bien contre le Mal et de la croisade constitue la pure et simple manipulation d’une culpabilité anxiogène que la société bourgeoise cultive efficacement depuis deux siècles. Sous ses formes les plus diverses, religieuses, politiques, morales, familiales, savantes, cette logomachie a pourri la vie de plusieurs générations, d’autant que, dans sa variante intime, elle ne manquait pas de suggérer que le mal en question avait tendance à prendre ses quartiers plutôt au-dessous de la ceinture.

Les effets les plus détestables de cette problématique délirante ne sont pourtant pas ceux dont on parle le plus : aux difficultés existentielles qu’elle provoque, et que tant de gens éprouvent ou ont éprouvées, la lucidité et le courage peuvent remédier. Mais les dégâts sont bien plus profonds qu’un simple malaise existentiel, qu’un simple embarras sexuel. En effet, celui qui se prend pour un chevalier du Bien lancé sur la piste des voyous du Mal ne peut réellement, sauf à choisir la folie, entrer dans le rôle qu’on lui a assigné, ou qu’il a endossé. Plus il veut s’identifier à ce personnage, moins il croit en sa réalité ; mais, moins il y croit, plus il est contraint de faire comme s’il y croyait, comme si des raisons élevées, sublimes, ineffables lui enjoignaient d’y croire. Plus il entre dans la peau du SSS, le sujet supposé savoir, plus il doute secrètement d’une vérité qu’il exhibe pourtant d’une façon de plus en plus assurée, de plus en plus menaçante. Mais, comme il lui est impossible de s’avouer qu’il est de moins en moins convaincu de son statut de champion du Bien, c’est de l’existence du Bien lui-même, et donc de celle du Mal, qu’il se prend peu à peu à douter, qu’il lui faut douter. Le désir paradoxal du croisé du Bien contre le Mal, c’est de dissoudre dans sa propre conscience l’idée du Bien comme celle du Mal et de noyer cette intention dans l’énergie qu’il déploie pour propager sa prétendue vérité.

Le croisé de la vérité n’est pas seulement un propagandiste halluciné ou loufoque ; il cherche à détruire l’autre au profond de lui-même parce qu’il veut se détruire lui-même. C’est un terroriste, un terroriste suicidaire. Le croisé de la vérité en veut à la vie de l’avoir jeté dans une insoluble contradiction, et s’en veut de lui en vouloir. Pour échapper à une solitude qui exigerait de lui une authenticité dont il ne se croit plus capable, il s’invente une solidarité de punis avec les autres en sorte qu’en les punissant il se punisse lui-même. La propagande du Bien contre le Mal n’a nullement pour but d’exalter le Bien et d’écarter le Mal ; son objectif est nihiliste : dégoûter ses victimes du Bien comme du Mal et, avec eux, de leur existence personnelle.

Tout être humain, de quelque nom qu’il le désigne, sait que le Bien existe et, relativement à lui, le Mal ; mais ces mystères n’ont rien à voir avec les caricatures censées les représenter. Ils ne se donnent que dans le secret d’une conscience vivante. Le dépit effrayant du croisé, c’est de ne pas “jouir loyalement de son être”, d’en être toujours à saboter, à scléroser, à opacifier, à mépriser, à nier ce qui pourrait le faire grandir. Parfaire son déguisement de soldat de la vérité, voilà la seule occupation à sa disposition.

Le croisé est un enfant faible et attardé qui ne supporte pas que le Bien existe hors de sa portée, qui a besoin de le posséder comme un attribut, comme un objet qu’il puisse exhiber devant les autres, comme un signe de prestige et de puissance ; un enfant qui ne peut accepter que le Bien demeure en lui un désir secret, si secret que toute tentative d’en rendre compte apparaisse grotesque, stupidement solennelle, ridiculement empesée et sentencieuse ; qui n’a plus à sa disposition que le mensonge ; qui met donc sa sensibilité, son langage, sa pensée comme en conduite forcée pour les contraindre à proférer ce qui ne peut être proféré, à témoigner de ce dont ils sont incapables de témoigner ; et qui présente cette impossibilité comme une preuve supplémentaire de sa sincérité.

Toute croisade est un ressentiment contre le caractère secret de la lutte du Bien et du Mal et, finalement, contre l’existence du Bien et du Mal. La croisade de Bush, sa piété spectaculaire et obscène ont pour but de débarrasser le monde du Bien comme du Mal, c’est-à-dire de toute réalité intérieure, pour exalter la nullité de la société matérialiste qui dévore l’Amérique parce que la “civilisation” qu’elle prétend incarner est précisément celle qui nie toute intériorité. La croisade de Bush est destinée à étouffer le monde entier sous le formalisme illusoire du dollar et sous le divertissement du business. À placer chaque être humain, en fonction de son quotient intellectuel, à son meilleur poste possible d’insignifiance. On dira qu’il est d’autres croisades , et d’abord celle des intégristes musulmans. C’est vrai. Elles ne méritent certainement pas un meilleur jugement et le jeu serait vain de chercher où niche l’horreur la plus horrible. Mais, plutôt qu’à la croisade contre la croisade, la seule idée de ce rapprochement doit nous conduire à savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas que devienne l’Occident, quelle idée nous avons de lui et quelle idée nous avons de nous-mêmes. Si nous profitions de l’omniprésence de la violence pour revêtir notre suffisance bien nourrie du maillot sans tache du juge de touche universel, notre rhétorique d’équilibristes et nos meilleurs principes ne témoigneraient que de notre décès.

Demandez l’humain ajouté !

Même servi sous les lambris de Matignon, l’humain ajouté, ça ne va pas. Quelle tristesse d’en entendre parler comme de la plus désirable des perspectives, du plus hardi des projets ! L’humain ajouté… Ce seul mot m’accable, me décourage, m’anéantit, me pétrifie. J’entends qu’on me propose un sras généralisé, un sida à volonté, une grippe espagnole en promotion. Il me faut prendre le temps de mesurer un écart, un gouffre, un abîme. Je n’habite pas la même planète que les propagandistes de cet humain ajouté, où je vois l’aliénation majeure d’une middle class qui va bientôt couvrir la planète de son originalité conformiste, de sa cruauté souriante, de son indifférence discutailleuse, de sa peur de la dépression planquée derrière ses enthousiasmes bidons, de ses libérations mesurées au millimètre… Me la suis-je assez appuyée, cette foutaise! Devant un groupe de salariés, un responsable explique la politique de l’entreprise. Le ton se veut amical mais les sourires et les précautions oratoires dissimulent mal la violence du propos. La réalité, c’est que la machine fonctionne à la menace, au soupçon, au chantage. Les grands chefs ont beau se parer de nobles intentions, le principe de la manœuvre est d’installer la division, la jalousie, la haine. Ces grands chefs sont rarement des cyniques, des pervers, des sadiques ; le plus souvent, ce sont des gens embarrassés, peu à l’aise dans leur rôle, et qui préféreraient être ailleurs : nécessité oblige. Les salariés écoutent en silence. De temps en temps, un flatteur entreprend de montrer son talent, puis renonce. Soudain, les choses sérieuses une fois pliées, l’orateur se met à tirer le cordon de l’amitié, de la confiance, de la solidarité. Devant ses auditeurs hébétés, il parle de valeurs, de progrès, de civilisation. Il évoque ses propres doutes, raconte avec émotion ses débuts dans l’entreprise. Puis se reprend. Confie que l’entreprise, sa femme est lasse d’en entendre parler. Et se met à blaguer, à blaguer jusqu’à plus soif. Et les autres rient, rient…

Au pot qui termine la cérémonie, ils ne sont plus que quelques-uns. La plupart ont filé. Orateur et public communient avec dévotion dans ce qui ne fâche pas, le foot, les vacances, les régimes. Parfois s’esquisse un jeu de séduction dévitalisé. Tristesse. Il flotte une démission première, foncière, radicale. Débâcle de l’être. Diarrhée de soi-même et des autres. Désincarnation. Déspiritualisation. Vidange totale du vivant. Sur un sujet sans risque, quelqu’un s’engage dans une diatribe passionnée, comme pour rappeler son existence : et tout le monde de mimer la passion, la liberté, l’indépendance d’esprit. Petits cris, comme de fesses pincées, colères sous surveillance, gros mots qu’on s’épate d’oser et que le contexte rend gracieux. Le responsable se sauve en envoyant des sourires. L’humain ajouté… D’autres choses encore. La vibration d’harmonium essoufflé du dernier tract syndical… Le juke-box de l’indignation sans bulles… Le “c’est pas tout ça” final, les pas dans les couloirs, les couloirs, les couloirs… L’évocation pudiquement graveleuse de la vie personnelle, ce paradis d’Allah imaginaire qui n’est même pas un vrai bagne mais une autre manière de badger : au sexe, un peu ; aux repas de famille, à la télé, à l’entrée en maternelle, à la bagnole, à la belle-mère, beaucoup.

J’ai vécu parmi les pauvres. Je n’y ai jamais vu l’humain ajouté. Pas plus que chez les ouvriers, les paysans, les artistes, les passionnés en tout genre. Même pas chez les chômeurs. Dans le malheur, dans ce qu’il provoque de blasphèmes, d’injures, de désespoir, de moquerie cynique, je n’ai jamais senti l’absence du monde, de la vie, de l’avenir ; des mains s’y tendent, rugueuses et capables de broyer, mais qu’on peut saisir. L’humain ajouté, c’est le néant avec des produits de beauté. L’humain ajouté, c’est la consolation des frustrés qui capitulent, la pharmacopée de détresse d’un monde qui se sait out, éjecté de ce qui renvoie à un sens, exilé de la nature, interdit de réflexion, étranger à sa propre production, mécanisé dans ses relations, bibelotisé jusque dans ses fantasmes. L’humain ajouté que des ignorants profonds nous prescrivent comme une vitamine, c’est l’être humain réduit à jouer à l’être humain, l’être humain rogné et renié qui a peur à la fois du soleil et de son ombre, du lumineux et de l’obscur, qui se fait la vie et la mort, le vrai et le faux comme on se fait les ongles. L’humain ajouté, c’est la satisfaction du rouage qui tourne, même s’il y a longtemps qu’il ne sait plus ni pour quoi faire ni dans quel sens.

Y pense-t-on? Le monde serait un donné à prendre en bloc dont il s’agirait seulement de comprendre le fonctionnement : l’humain y serait ajouté, à la manière d’une peinture sur la carrosserie d’une voiture, d’un accessoire, d’une crème sur une pâte déjà cuite ; l’humain serait une option décorative, hautement souhaitable mais facultative ; un effet de la bienveillance humaniste des puissants ; une marque de distinction témoignant d’une société policée. Ainsi ne tiendrions-nous plus au monde par nos tréfonds, par notre histoire, par notre trouble, par notre corps, par notre mystère mais seulement par les items que nous aurions à cocher sur la déontologie du citoyen-consommateur. Qui, au fond de soi, accepte cette connerie? Personne! Qui, comme il est écrit à la fin du Traité du style, la conchie dans sa totalité? Tout le monde! Le SSS le sait bien. Mais il a plus d’un tour dans son sac : “Que proposes-tu d’autre, nigaud prétentieux? Quel système, quel logiciel? Ce n’est pas moi, le SSS, c’est toi! D’où tiens-tu ta légitimité? Penses-tu à ce que tu compromets pour toi, pour les tiens, pour les autres? Tu es un orgueilleux. Te sens-tu si clair que ça, d’ailleurs? Rien qui cloche dans ta vie, rien? Qui a validé ce que tu racontes? Quelle université? Quelle chaîne de télévision? Quel supermarché? Qui te sponsorise? Ainsi tu veux penser en solo, toi qui ne passerais pas deux tours à Questions pour un champion! Voyez le vaniteux! Le salaud! Le fasciste! Pardonne-moi, camarade, compagnon, citoyen, frère. Je me montre intolérant à ton égard. Ouvrons donc entre nous un vrai dialogue. Sans tabous. Cette exigence humaniste que tu proclames avec tant de courage, il est vrai que nous en avons bien besoin, que nous en avons tous besoin. Nous l’oublions trop souvent. Nous sommes devenus matérialistes. C’est pour cela que des gens comme toi, qui pourraient tellement apporter, ne peuvent plus positiver. Nous avons tous les deux un pas à faire. Un comité vient de se constituer pour travailler sur la tolérance. Il n’y a pas beaucoup d’argent là-dedans ; je ne te promets pas des merveilles. Mais tu y rencontreras des gens vraiment intéressants. Et qui pensent comme toi, qui pensent comme nous.”

J’ai longtemps cru que les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Que leur embarras, leur maladresse, leur perplexité venaient de là. Faux. Ils comprennent très bien, tout et tout de suite. Ils comprennent que la modernité, dont la plupart découvrent le vrai visage dans l’entreprise, les met radicalement en danger. Radicalement et brutalement. L’entreprise est un microcosme. Il suffit d’y vivre trois jours pour être présenté à tout le système. Tout est là, en puissance ou en acte. Le double langage. La double contrainte. Les bavardages sur l’éthique pour mieux serrer la vis. Les revendications qui évitent l’essentiel. Le droit d’ingérence des forts dans les affaires des faibles. Les colloques de crevettes dans le filet qu’on remonte. Les contestations de cadavres pour les meilleurs tiroirs de la morgue. La démocratie exportée pour le bien de la planète. La termitière saupoudrée de culture.

Le choc est rude. La modernité leur tombe dessus comme un gros lot inversé. Ils ne savent pas s’ils doivent rire ou pleurer. Ils ont été si gentiment élevés, si délicatement éduqués à ne pas se mêler des affaires des autres, à partager leur petite existence entre un égoïsme quasi vertueux et ce qu’il faut de bonne volonté à l’égard des voisins. On les a mis en garde contre toutes les formes d’excès. On les a munis d’un tableau de marche universel, éprouvé par plusieurs générations, et où toutes les situations qu’ils peuvent avoir à affronter sont envisagées. On a fourré dans leur crâne tous les pense-bêtes nécessaires. Sécurité. Modestie. Réussite. Un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres. S’amuser dans sa jeunesse ; ensuite, les choses sérieuses. Garder les pieds sur terre. Pas d’histoires inutiles. L’argent est le nerf de la guerre. Ne pas se faire remarquer. À chacun ses problèmes. Que voulez-vous qu’ils fassent quand, à peine ont-ils ouvert leur premier dossier, la fureur du monde leur saute dessus? Quoi d’autre que sourire poliment, comme on le leur a appris, et se taire? Quoi d’autre que tâcher d’oublier, nier l’inavalable, l’inassimilable? Quoi d’autre que reculer, reculer encore et encore? Quoi d’autre qu’éluder? Leur vie va se passer à cela. Sauf miracle, exister sera rétrécir. Même s’ils s’inventent une vie personnelle, une vie privée. Même s’ils s’esquintent dans des conflits minuscules. Même s’ils s’entourent de barrières souriantes. Même s’ils se hérissent de méfiance. Même s’ils font la Californie, Java, Jupiter! Au mieux, ils somnoleront, tourmentés de temps en temps par des flatulences contestataires. Au pire, par perversion d’obéissance, par obsession de sécurité, ils auront à honneur de devenir les instruments de ce qui les détruit.

Ouvrir les yeux? Pas facile. Ce qu’ils voient d’abord dans le miroir du monde, c’est eux-mêmes, l’héritage qu’on leur a laissé, et qu’ils n’ont pas refusé. Tout leur est invitation à s’aveugler : le poids du passé, la peur de l’avenir, leur goût du confort, la lucidité minuscule dont on les a empoisonnés, leur gentillesse, leur timidité, les parents, les enfants, l’immobilier, le train de vie. Et pourtant, rien à leur enseigner, rien à leur suggérer, sinon d’apprendre à ouvrir lentement les yeux, leurs yeux. À laisser entrer le monde, si décourageant qu’il soit. À se rendre capables de lutter, comme David. Non, rien à expliquer. Il devrait suffire d’un peu d’amitié. L’humain est à réveiller, pas à ajouter. Ces bons enfants de la petite bourgeoisie n’ont pas le choix : se faner tout seuls comme des laitues ou renaître avec le monde. Qui d’ailleurs a d’autre choix, sauf à se prendre pour un croisé? C’est vrai que ce délire nous menace tous, vous, moi, ce site… Renaître avec le monde. Se battre. Ou fuir mais, cette fois, lucidement. En tout cas, renouer avec l’aventure. Le reste : des mots. La contestation, la révolution, la réforme : des mots. La culture pour désennuyer les termites : un mot. La libération : un mot. Le théâtre des opérations, le seul lieu de l’action, c’est vous, c’est moi. Logique de vie contre logique mécanique. Notre nous ne descend pas des nuages, il monte de la terre. Il s’affine en s’élargissant. Il s’élargit en s’affinant. Personne n’en a le secret. Confiance obligée. Avec chacun de nous qui revit, revit le monde.

Demandez l’homme complet !

Le théâtre de boulevard repose parfois de la tragédie. Je me suis bien amusé en voyant réapparaître, sous la plume d’un responsable de la CGT invitant les salariés à profiter des possibilités culturelles qui leur sont offertes, l’idée que l’homme complet est la finalité du devenir individuel et du destin collectif. La culture, oui ; l’homme complet, non. La perspective de devoir un jour être complet me secoue de la plus franche hilarité. Peut-être parce que j’ai connu, dans mon enfance, les autobus à plate-forme dans lesquels officiaient deux préposés, le chauffeur et le receveur. À l’arrêt, le second donnait au premier le signal du départ grâce à une chaîne disposée à l’entrée de la voiture, et qui actionnait une sonnerie. Comme il était souvent occupé à l’intérieur de l’autobus à composter les billets dans une boîte métallique qu’il portait sur le ventre, le receveur déléguait souvent à un garnement le soin de tirer sur la chaîne. C’était une rare volupté pour mes dix ans, surtout par temps de pluie, de voir les voyageurs s’avancer vers l’autobus et de les décourager par un vigoureux et rigolard “Complet!” qui les renvoyait grognons à leur attente. Peut-être est-ce là toute l’insolence de l’enfance : proclamer une finitude que l’adulte, ce participe passé, n’ose plus reconnaître. Et, naturellement, la proclamer dans la joie, dans les délices de la provocation  !

J’ai retrouvé plus tard ce bonheur des commencements dans un roman de Jacques de Bourbon Busset dont le personnage central, antérieur à la firme du même nom, un raffiné nommé Total, prétend épuiser, dans sa quête d’une existence complète, toutes les possibilités de l’humain. Et le voici à courir de la culture à l’industrie, de l’amour à la connaissance, du corps à l’âme, des pauvres aux riches, de la politique à la contemplation. Sans pouvoir hélas! s’empêcher de vieillir, ni se dispenser du constat final : “Total égale zéro”. N’oublie jamais ça, cher camarade cégétiste. Total égale zéro. L’homme complet, c’est l’homme nul parce que c’est l’homme sans désir : est-ce vers lui que tu nous proposes de marcher? Ton homme complet est une lointaine resucée de la récapitulation marxiste de l’homme : on pouvait croire au mythe, ou ne pas y croire, mais il n’était pas sans grandeur. Cher camarade, Marx avait en vue une sorte de métaphysique retournée, pas l’organisation des loisirs des cadres. Le Capital, ce n’est pas Pariscope.

(11 mai 2003)