Clichy-sous-Bois, mon bled

(Entretiens de Sabrina Amarache avec Jean Sur)

« La voix de ma grand-mère couvre ses gestes, le bruit de l’eau, l’éponge, la brosse pour frotter le linge. Même si on ne comprend pas ce qu’elle dit, on sent que c’est comme si elle se parlait à elle-même, ou comme si elle parlait à Dieu, ou comme si elle parlait à je ne sais qui. Elle parle à une autre personne. Elle se parle à elle-même, et elle parle à une autre personne. »

« C’est vrai que, quand je vais en vacances, et que je dis que je suis de Clichy-sous-Bois, que c’est près de Montfermeil, etc., je vois que ça évoque des tas de choses aux gens. Alors, j’aime bien essayer de les faire parler, d’aller voir le fond de leur pensée. Bien souvent, je me rends compte qu’ils ont des tas de clichés en tête, qu’ils ne voient que le mauvais côté des choses. Alors, à ma manière, j’essaye de leur décrire la vie à Clichy-sous-Bois et, le temps d’une discussion, de les mettre dans la peau des jeunes Clichois, de leur montrer qu’ils ne sont pas plus mauvais que d’autres.»

Ce dimanche-là, dans son émission Périphéries, Edouard Zambeaux avait interrogé une jeune fille de Clichy-sous-Bois qui se préparait à entrer en hypokhâgne. Passer de la banlieue à l’hypokhâgne, j’avais quelques raisons de m’intéresser à ce parcours. Et puis cette jeune fille était intelligente, sympathique, à la fois spontanée et réfléchie ; j’ai voulu lui ouvrir Vox populi. C’était quelques semaines avant les émeutes de l’automne 2005 qui, bien sûr, colorèrent nos conversations.

Nous avons parlé de tout et de rien, en commençant par l’espèce qui fatigue si fort les filles de banlieue : les garçons. Elle n’a rien contre eux, vraiment rien ! Quand ils lui « prennent la tête », elle reconnaît que ce n’est pas bien méchant et que parfois, même, « ce n’est pas si mal ». Mais vraiment, la tête, ils la lui prennent trop, beaucoup trop ! J’aime bien la façon dont elle parle, Sabrina. Une simplicité décapante. On dirait qu’elle n’a jamais regardé la télé, ou que ça a bien coulé. Pas de cinéma, surtout avec un vieux. Contente de vivre. Des tas de défenses. Parfois, entraîné dans un courant de sérieux ascendant, le piercing de son sourcil s’élevait légèrement jusqu’à ce qu’un bon éclat de rire le fasse redescendre. Ça me plaisait. On est du même bled, tous les deux, on en a vu d’autres ! Et puis elle ne parle pas précuit, ce qu’elle dit est cuisiné devant vous, sauce piquante. Les trucs en -isme, à un certain âge, c’est comme le gras, ça ne passe pas.

Sur l’affaire du voile, je m’étais planté. Jacques Berque avait encore raison ! Les principes, la liberté, la dignité de la personne humaine menacée ? Parfait, parfait ! Mais il ne s’agissait pas de ça. Pour les gars et les filles des banlieues, le lycée, c’est le seul lieu potable ; ils y ont un peu de tranquillité, ça ne gueule pas trop, les flics ne sont pas là. Ce sacré voile, ils voient bien qu’il isole les filles ! Elles parlent tout doucement, et entre elles : ça fait de la peine, on ne peut pas les laisser comme ça. Une ou deux saynètes racontées par Sabrina, les maquillages furtifs devant le miroir des toilettes, le pantalon gentiment accordé au foulard, du Vittorio de Sica, du Bab El Oued, que ça fait du bien, la réalité, la réalité sans voiles ! Et l’autre, en gymnastique, qui veut faire des galipettes encoconnée jusqu’aux orteils dans ses jupes ! C’est ça, vraiment, la liberté ? Il paraît que la plupart des membres de la commission Stasi étaient a priori plutôt hostiles à l’idée d’une loi. Passer pour liberticide, ça ne fait plaisir à personne. Puis ils ont longuement entendu des filles de banlieue. Elles ne parlaient qu’en leur nom ; sans chercher à prouver quoi que ce soit, elles racontaient leur vie, leurs ennuis, elles disaient ce qu’elles voyaient. Elles les ont fait basculer, moi aussi. Amicus Ego, sed magis amica veritas ! Sed magis amica vita !

Elles étaient drôles et infiniment gentilles, ces rencontres avec Sabrina. J’observais comme la liberté de ses propos allait avec une souple discrétion et un beau contrôle de soi. Toute la vie ; aucune avidité. À toutes petites gorgées, le Coca-Cola rituel ! L’exigence avec soi, la gaîté avec les autres, elle est là, l’éducation. Elle n’a pas loupé son coup, sa grand-mère !

Elle me demandait des conseils de lecture. Difficile ! En en riant moi-même, je lui ai envoyé une liste de classiques : deux pages ! Pourvu qu’elle garde au moins Racine et Victor Hugo ! Racine pour le feu, Victor Hugo pour l’espace ! C’est que la banlieue, c’est gentil, mais quand ça commence à se prendre pour le centre du monde, ça devient aussi con que le XVIe. La seule lettre d’amour de la banlieue qu’il faut garder, c’est celle où elle explique qu’on est toujours périphérique et toujours locataire : c’est son invitation au voyage. La banlieue est la vérité du monde, Sabrina. Encombrés de nos passions, de nos sales manies, de nos bons principes, garrottés à nos intentions, nous restons tous à la banlieue de nous-mêmes. Les autres, c’est à peine si nous franchissons l’octroi des conventions qui nous écartent d’eux ; quand nous voulons les briser, ces barrières, nous en inventons d’autres ! Ne jamais se prendre pour la City, Sabrina ! Ni la City du fric, ni la City de la vérité, ni la City du désir ! Nous ne sommes la City de rien ! Périphériques ! Locataires ! Eux aussi, les banlieusards du XVIe, il faut les sortir de leur ghetto ! Le feu et l’espace, Sabrina, il n’y a que ça qui compte ; feu et espace, c’est ça l’amour. Pour le reste, pour tout ce qui n’est pas ça, quand on a vécu à Clichy-sous-Bois, on doit bien avoir sous la main un assez joli catalogue d’expressions fleuries. Ne te gêne pas. Si tu en manques, je t’en passerai. Montrouge, mon bled, c’était pas mal non plus.

 (25 septembre 2006)