La caserne libertaire

LE MARCHÉ VI

J’assiste en compagnie d’un ami arabe à un colloque Orient-Occident. Au programme, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, l’Iran. À la tribune, une rangée de chercheurs, jeunes et vieux. Les débutants commencent leur intervention en présentant leurs hommages rituels à leurs anciens. L’âge semble pourtant avoir peu d’influence sur la science politique : benjamins et seniors parlent du même ton précis et pressé. Thésards ou post-thésards munis de toutes les informations possibles, ils ne convainquent pas. À quel jury imaginaire s’adressent-ils donc ? Quelle autorité plane au-dessus d’eux qui leur interdit d’habiter leur parole ? « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres », disait Eluard. Ces spécialistes ne parlent ni pour eux, ni pour leurs auditeurs ; pour leurs pairs, plutôt, ou pour la déesse de leur discipline. Pas un instant ils ne se libèrent de l’air de courtoisie savante que le professionnalisme aimable et sceptique du président impose au débat. On dirait qu’ils herborisent dans les sociétés dont ils traitent, des sociétés qui semblent sans désirs, sans souffrances, sans histoire ni intériorité. Rien de ce qu’ils disent n’est sans doute faux, mais rien ne sonne juste : des restaurants de poisson où l’on servirait des arêtes. Cette autopsie du vivant, est-ce cela, la science ? L’ami arabe est troublé, peiné. Je le vois s’agiter. Soudain il n’y tient plus : « Pourquoi, me demande-t-il , ont-ils de nous une idée si étroite ? » Ma réponse vient toute seule et nous surprend tous les deux : « Parce qu’ils ont d’eux-mêmes une idée plus étroite encore. »
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À Hubert Védrine, orateur vedette de ce colloque, il serait bien injuste d’adresser de tels reproches. Sa parole simple, nuancée, chaleureuse oscille constamment entre l’affirmation et le doute. La pudeur de l’expression, qui se libère parfois en une sortie de la plus belle venue – sur l’originalité de ce droit d’ingérence si cher à Bernard Kouchner, par exemple, dont la paternité est à attribuer à Urbain II, le pape de la première croisade -, protège la droiture de la réflexion et l’authenticité de l’inquiétude. Hubert Védrine décrit fort bien ce « mélange vicieux » de valeurs et d’intérêts sordides que l’Occident tente de faire passer en fraude dans le reste du monde. On sent que cette hypocrisie sale lui répugne, qu’il la refuse de tout son esprit et de tout son cœur. Un instant, je me dis que l’improvisation de l’ancien ministre va être un grand moment, qu’il va en appeler à un grand chambardement culturel et moral, à la destruction des « ciments pétrifiés », au surgissement des consciences, à la libération des intelligences captives. Mais soudain – est-ce le réalisme du politique qui n’ignore rien du poids des choses ou une certaine paralysie de l’audace imputable à la formation classique ? – il hésite et conclut tout autrement, expliquant que le défi de l’Islam se situe à l’intérieur de lui-même tandis que celui de l’Occident est à chercher dans la transformation de son comportement à l’égard des autres, c’est-à-dire dans une manière de faire plus que dans une manière d’être. Et là, si la sympathie demeure, ma déception est profonde et mon désaccord total. La seule contribution sérieuse que l’Occident puisse apporter à la paix, le seul antidote possible aux « mélanges vicieux » qui l’empoisonnent en empoisonnant tous les autres, c’est de mettre cul par-dessus tête l’ensemble de ses représentations du monde. Les autres aussi ont beaucoup à faire pour contribuer à ce chantier ? Certes ! Mais c’est à eux de savoir quoi, pas à nous.
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J’aurai quand même appris une chose bien intéressante durant ce colloque. C’est en 1970, en pleine période d’abondance, que l’islamisme est apparu en Arabie Saoudite ; c’était une révolution contre le gavage, pas contre la pauvreté. Mais qu’importe ? Rien n’empêchera les oies politico-médiatiques de cacarder que tout va bien pour les pauvres, pourvu qu’ils bouffent ! Un pauvre, c’est un riche qui a le ventre vide, n’est-ce pas ?
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« Quand j’entends le mot valeurs, disait Marie-Dominique Chenu, ce grand dominicain, je mets mes mains sur mes poches. »
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Quand même ! Ne me croyez pas entièrement aveugle ! Ce matin de dimanche, écrivant ce Marché dans notre petit deux pièces, son aspect parano me met en joie…
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Les cathos officiels, qui ne sont pas nécessairement ringards en tant que cathos mais le sont forcément en tant qu’officiels, m’ont beaucoup reproché mon amitié pour Aragon. Pourtant, c’est encore un mot superbe de lui que je trouve dans le dernier livre de Jean Ristat, Avec Aragon. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Il y a plus de contenu religieux dans ce seul mot que dans les délibérations de cinquante-trois commissions épiscopales.
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La solitude de l’écriture, celle où je suis ce matin, c’est quand personne n’est là, sauf quelqu’un qui, dans l’autre pièce, dort encore, et quand, pourtant, tout le monde est présent, chacun à sa place selon l’ordre non écrit de l’intimité. Cet état de simplicité royale, que je dirais glorieuse si le mot pouvait être lavé de toute connotation de puissance et de vanité, c’est l’essence, accessible à tous, de l’expérience humaine. Être seul et ne l’être nullement. Ce sommeil familier que je devine, il me semble qu’il fait l’aller et retour entre le monde et moi, qu’il est à la fois une partie de moi et une partie du monde. C’est un sommeil-passerelle, un sommeil-palpitation. Mais allons ! Que je n’oublie pas le trouble où me jetaient, plus jeune, ces évocations trop idylliques de la présence et du mystère ! Cette solitude-là ne va pas de soi. Elle est constamment menacée. Pour y atteindre, une tout autre solitude est à traverser, le désert du manque, du besoin, du vide inapprivoisé qu’il faut combler avec n’importe quoi… Peut-on connaître le premier visage de la solitude sans connaître le second ? On le pourrait, oui, si la terre était le paradis.
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La plupart des gens que je connais et qui me parlent de Résurgences, de toute évidence ne le lisent pas. Au début, ça m’agaçait un peu ; après quelques mois, j’en souris. Je verrai bien, en tout cas, combien d’amis seront allés jusqu’à ces lignes : à mon avis, pas beaucoup. Mais on écrit surtout pour les amis inconnus. Ce site n’est pas un signe de ralliement, c’est une bouteille à la mer.
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Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature à grandir, c’est le moins qu’on puisse dire, ceux et celles qui les exécutent. Les gens qui prétendent le contraire sont le plus souvent des esclaves joueurs de flûte, des nantis dociles à qui le travail apporte profit, honneur, puissance. Peut-être penserais-je autrement si ma connaissance du monde moderne m’était venue par les conventions des colloques et le ouï-dire médiatique. Dans notre société, le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la résignation à l’absurde, la docilité infantile, les commérages, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu leurs compagnons s’y décomposer, mais auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste, de l’effort héroïque des hommes pour ne pas être lucides ou de l’effort héroïque des femmes pour oublier qu’elles le sont.
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Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, ou sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent.
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Visite à la maison de Claude Bernard à Saint-Julien-en-Beaujolais. Un mélancolique, ce grand homme. Un banc sous une rangée de six ifs devient le banc de Sisyphe. L’exposition le proclame malheureux en ménage. D’où peut-être ce propos désabusé : « La science m’absorbe et me dévore. C’est tout ce que je lui demande pourvu qu’elle me fasse oublier mon existence. » Jeune préparateur en pharmacie, il s’écrie : « Je fais quelque chose, je suis un homme ! » Mais, à la fin de sa vie : « J’ai fait, toute ma vie, des choses. Devenu vieux, je me demande ce que j’ai fait. Je ne crois pas aux illusions. »
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Une belle lecture du Journal de Paul Claudel, par Michèle Venard, au Théâtre du Nord-Ouest. Une phrase me réjouit particulièrement : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. »
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On parle de juger les malades mentaux criminels, soignés jusqu’ici dans les hôpitaux psychiatriques. Puisqu’il n’est pas question de condamner ces malades, le seul intérêt de tels procès serait d’innocenter éventuellement quelqu’un qu’on aurait accusé à tort : reconnaissons qu’il n’est pas mince. Il est curieux, en revanche, qu’on mette en avant un argument qui ne tient pas, à savoir que la souffrance des proches des victimes en serait allégée, qu’ils pourraient ainsi commencer à faire leur deuil, etc. Chimère d’esprits faux. Les dommages matériels peuvent être réparés, et doivent l’être. La perte d’un être cher est irréparable. La fonction de la justice n’est pas de rendre possible cette impossibilité, mais de faire respecter la loi pour affermir l’ordre social et empêcher la barbarie de s’installer. Compter sur ces procès pour consoler ceux qui ont perdu un des leurs, c’est se tromper sur la justice et sur la souffrance. Naturellement, les grands mots valsent : ainsi ces audiences auraient une fonction cathartique. De là à les comparer au théâtre antique, il n’y a qu’un pas, mais impossible à franchir. La catharsis du théâtre grec n’est pas individuelle, mais collective. Elle n’est pas liée à un événement particulier, mais à la nature de la condition humaine. Elle n’a pas pour but de consoler un individu, mais de consolider la cohésion de la communauté en la mettant en face des mystères qui la dépassent. Elle n’en appelle pas à l’opinion, mais aux dieux immortels. Cela, tout le monde le sait. Alors pourquoi ces bondieuseries psychologiques ? Parce que la société médiatique tâche vainement de remplacer la transcendance par la représentation et qu’elle n’a pas le courage d’avouer que le résultat de cette substitution est grotesque.
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Désolé d’y revenir, mais la turlutaine du deuil par la vengeance prend désormais l’allure d’une catastrophe nationale. On peut comprendre que des gens hébétés de travail, de soucis familiaux et de RER finissent par répéter machinalement ce qu’on leur raconte. Mais quand un grand éditeur, censé dérober parfois quelques instants de réflexion à la frénésie concurrentielle, entonne le même refrain, avouez qu’il faut s’accrocher. Et pourtant, Claude Durand, PDG de Fayard, le dit à propos du livre de Nadine Trintignant : « Grâce à cette écriture, elle a pu commencer à faire son deuil. » Chers éditeurs, consolateurs des affligés…
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Ce que je pense de l’horrible affaire en question ? Rien, bien sûr, et je m’étonne que tant de gens en pensent quelque chose. Il est vrai que, du côté des élites culturelles, on a la profondeur facile.
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La raison de ce déraillement de la pensée occidentale, probablement incontrôlable désormais, il me semble l’entrevoir dans un article publié par un animateur culturel fort sincèrement en quête de son « identité » et qui tâche de se repérer dans le dédale des liens communautaires anciens et nouveaux. Il fait honnêtement état de son trouble, cherche les principes auxquels il peut se référer, évoque les craintes individuelles et collectives qui l’assaillent, puis en vient, dans le paragraphe final, à ses raisons d’espérer. Et là, surprise, il se contente de recopier, sans rien y ajouter, sans la commenter d’aucune façon, une phrase, qu’il laisse d’ailleurs inachevée, de Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Je cite : «L’unité de la République ne devenant plus celle d’individus soudés autour d’une vision du monde fixe, mais plutôt celle d’une culture démocratique partagée et atomisée, favorisant le pluralisme, la participation, l’autonomie collective et le respect de décision… » J’ai longtemps tourné et retourné cet étrange paragraphe. Peut-on dire son espoir par les paroles d’un autre ? Nos références, nos admirations n’ont de sens que de nous féconder, pas de nous abolir ! Cette citation brusquement interrompue signifierait-elle que l’auteur estime qu’il est inutile de continuer, que tout cela n’est que paroles verbales ? Ce décrochement formel est-il l’amorce d’un décrochement plus profond, celui d’une conscience fatiguée de ne pas se saisir, d’une voix qui ne tolérerait plus d’être interdite d’affirmation ? On ne m’en voudra pas de me déclarer incompétent pour juger l’œuvre du philosophe allemand. Je remarque pourtant que ce qu’on cite de lui est d’une exceptionnelle banalité. Lui arrive-t-il ce qui est arrivé à Sartre et à tant d’autres victimes de sectateurs prompts à caricaturer une pensée ? En tout cas, voyez cette citation, voyez les vertus sociales qu’elle feint de constater. Toutes sont contestables. Participation ? À quoi ? Aux décisions politiques ? À la vie de l’entreprise ? Vous trouvez ? À la définition du contenu des médias ? Quant à l’autonomie collective, de laquelle s’agit-il ? De celle des joueurs de boules ? Des communautés closes ? Vous pensez sérieusement qu’il existe une autonomie collective des membres d’un parti, d’un syndicat, que ce ne sont pas les caciques qui gouvernent ? De quoi parle donc Habermas ? De quel rêve hâtivement fringué en réalité ? Et le respect de décision, dans quel sens joue-t-il ? Vous voyez les riches respecter les pauvres, les puissants respecter les faibles ? Tout ce bla-bla est un évitement, une crainte, une dérobade. Ce maillage de pieuses abstractions laïques attire nos douleurs, nos désirs, notre corps, notre âme, notre esprit comme la glu attire les mouches. Au-cu ! au-cu ! aucune réalité ! Bien sûr qu’il est difficile à tout le monde de digérer ces déceptions dont est tissée l’époque, et dont Serge Parot parle si bien ! Bien sûr que la nappe des conventions aimables et des débats académiques a été si brutalement retirée que les boissons de nos verres se sont quelque peu mélangées ! Il a raison notre animateur culturel, ou son inconscient a raison pour lui. Le laïus du temps ? Laisse béton ! Alors ? Alors, quand ça va trop mal ou quand c’est vraiment trop difficile, me disait autrefois Francis Jeanson, surtout, ne pense pas ! Laisse venir !
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Libération raconte qu’au plus fort de leur conflit, Edwy Plenel aurait déclaré à Daniel Schneidermann : « Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Je ne perdrai pas un mini-octet pour m’attarder sur l’incident, mais cette phrase, dans quelque contexte qu’elle soit prononcée, déclenche toujours en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, quand le rire pouvait encore aller de pair avec une brutalité pas trop malsaine, il était de rigueur de demander à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand tout le monde n’est plus d’accord pour jouer, la même phrase sonne comme une bêtise, une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est me demander si je préfère la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.
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Analysant un ouvrage récent, L’arrogance française, un chroniqueur du Monde le résume ainsi : « Une tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Parfait. On ne peut donc donner des leçons au monde que si l’on possède la puissance qui est, comme chacun sait, le fruit de la sagesse et de la bienveillance ! Et que peut-on alors enseigner, sinon ce qui permet de parvenir à la puissance, c’est-à-dire la volonté de puissance ?
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Cité par Hannah Arendt, ce propos de saint Augustin : « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. » La philosophe conclut : « Ce commencement garanti par chaque nouvelle naissance, il est, en vérité, chaque homme. » Le temps, un commencement qui se déplace ?
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Ils expliquent qu’Hillary Clinton est une magnifique mécanique intellectuelle. À sa place, ça ne me plairait pas.
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Pierre Legendre donne cette définition fulgurante de ce que nous appelons la démocratie : « la caserne libertaire ». On ne peut mieux dire. Les fantasmes, les pulsions, les opinions tournoient dans la chambrée comme en mon jeune temps de bidasse la fumée de ces horribles cigarettes, gauloises du pauvre, qu’on appelait les élégantes. Ivresse de la liberté truquée : cette contrefaçon-là ne tombe pas sous le coup de la loi qui, au contraire, l’organise. Le fond de la doctrine est toujours le même : soyez libres pourvu que vous obéissiez. Plus besoin de juteux pour former la jeunesse ; le banquier, le politologue et le DRH se chargent de la lifelong education. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Pierre Legendre a tout vu. Mais alors, comment sortir de cette bouillie ? Il semble accorder, lui, beaucoup de confiance à l’idée d’État, presque transcendante à ses yeux. Mais l’idée d’État, ou plutôt la sensibilité de ceux qui lui accordent trop, contient un autre danger, peut-être symétrique : le danger de l’ordre. Je ne parle pas de cet « ordre » plus ou moins fascisant qui est le meilleur fonds de commerce de l’extrême-droite. Je songe au contraire à ce que préconisent des gens raisonnables, sensibles au meilleur de la tradition, épris de grands textes, attachés à la République et à la démocratie, et que l’on peut trouver à droite comme à gauche. Pour ces estimables observateurs, le salut est à chercher dans la restructuration intellectuelle et politique de tous, surtout des élites, et dans une saine recomposition de nos institutions. Comparée aux fumées de la « caserne libertaire », cette façon de voir remet bien agréablement nos têtes en ordre. Pourtant, le point de vue constamment synthétique qu’adoptent ces démonstrations, la place excessive qu’elles font à l’autorité, l’allure conceptuelle de leur propos fleurent trop l’ancien. Si la « caserne libertaire » est un aspect de l’enfer moderne, la pensée « tour de contrôle » renvoie à trop d’insatisfactions passées. Oserai-je dire qu’elles ont secrètement partie liée ? La tentation de sombrer dans la docilité glauque de la modernité et celle de nous « raccrocher » aux branches imaginaires d’une impeccable cohérence sont l’avers et le revers du même refus de soi. S’abolir devant les vérités du Grand Ordre ou s’abolir dans le magma indistinct ! Dans la souveraineté des essences ou dans le trouble des bouillonnements élémentaires ! Il serait trop facile d’opposer au délire du présent une logique d’hier réputée universelle et éternelle mais, en réalité, aussi dépendante de l’esprit de son temps que la modernité l’est de la révolution technique. Le monde moderne n’est pas à considérer à partir du passé, mais à partir du dedans de la conscience, c’est-à-dire à partir du point où se rencontrent furtivement le présent et l’éternité. Le regardant ainsi, on le voit comme avant le premier matin, quand « la terre était vide et vague », ce qu’elle est sans doute encore un peu. Et l’on ne s’étonne plus qu’en dépit de la « caserne libertaire » et de la pensée « tour de contrôle » qui la surveille, tout continue à commencer.
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« Les chiens sont francs mais les chats sont hypocrites, m’expliquait mon grand-père. Les lions sont comme des gros chiens et les tigres comme des gros chats. » Employé des PTT, il installait des téléphones. Il n’avait jamais perdu son latin du petit séminaire, qui résonnait dans sa bouche comme la mer dans un coquillage : Age quod agis, fais ce que tu fais. Il me disait encore que l’essentiel, pour moi, était d’apprendre à parler en public parce que tout est possible aux orateurs. Saint Augustin, lui, lorsqu’il s’est converti au christianisme, a abandonné son métier de professeur de rhétorique, découvrant avec horreur qu’il n’avait été jusque-là qu’un « marchand de paroles ». Qui croire ?
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Ce vote de la France à l’ONU en faveur de la dernière résolution américaine sur l’Irak m’inquiète. Comme tous les pékins qui ne peuvent se référer qu’aux médias, je suis privé d’informations et dois rester prudent. Y a-t-il là-dedans une part de la stratégie ? Ne pas transformer ce site en café du Commerce. J’attends. J’espère n’être pas déçu. Si la France a le courage de continuer à défendre son point de vue, qui est le bon, et dont les conséquences iraient, de toute évidence, bien au-delà de l’affaire irakienne, mes points de désaccord avec ce gouvernement, qui sont légion, ne l’emporteront pas : quelque chose d’essentiel, pour une fois, aura été fait. Mais quand j’entends dire que ce vote pourrait avoir été dicté par la crainte de voir la France s’isoler, mon sang ne fait qu’un tour. Non que je confonde politique et western, ni que j’exige du ministre des Affaires étrangères, qui pourtant ne serait pas mal dans le rôle, une chevauchée solitaire à travers le désert de la modernité. Ni une nation, ni une société, ni un individu ne peuvent, ne doivent cultiver leur isolement. Mais le plus gros danger de l’époque n’est pas la solitude, c’est l’engluement dans la marmelade : paradoxalement, la meilleure manière de ne pas être seul, c’est de s’en extirper. La France a le monde avec elle quand elle dit non à l’oncle Bush. Non seulement les pauvres et les révoltés l’entendent, mais aussi, même s’ils veulent étouffer une voix qui vient de plus profond qu’eux, les riches et les établis. Il y a des non qui résonnent plus fort que des oui, des non plus vivants que des oui. Un pays, un groupe, un individu, lorsqu’il cesse d’être un mort vivant, un cadavre solennel, une dépouille raisonneuse, quand il s’expulse du non-sens, se donnant enfin naissance, ce pays, ce groupe, cet individu, le monde reconnaissant et joyeux vient le visiter dans sa solitude. Et tous l’accompagnent dans sa marche, un peu comme dans ce beau film australien où une foule entassée sur un quai, devenue littéralement une mer humaine, portait l’un vers l’autre les amants séparés.
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Voyez comme on accapare la connaissance. « Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase le Professeur Baulieu, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » Moi qui en suis resté à SO4H2, je le sais aussi bien…
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Les intermittents ont envahi la Star Ac’. Ils sont plantés là, presque gênés. L’animateur, colibri dans la fosse des hippopotames, bat des ailes. Du côté des visiteurs du soir, quelque chose flotte, un peu comme un train qui va sortir de ses rails. D’une voix claire, le porte-parole prononce deux ou trois phrases. Puis se tait. On lui prend des mains le micro qu’on vient de lui tendre. Il laisse faire. Il est ailleurs. Il pourrait se retirer ; il reste, pétrifié dans son silence. Il se familiarise avec l’obscurité du public, avec la sienne. Il vient de prendre un baptême d’infini. Il a été marqué du point blanc que les peintres hollandais peignaient sur les théières pour les faire échapper à l’espace. Demain, il militera encore, mais plus de la même manière. Il a compris le pourquoi. Le jeu s’est cassé entre ses mains. Il est descendu dans les sources où les beaufs de la Star Ac’ ressemblent aux champions de la libération. Il paraît que TF1 a perdu des euros. Hélas ! Le changement a un coute.

(novembre 2003)