Le monde du travail n’existe pas

Avant-propos

En octobre 2000, devait se tenir à Forbach, dans le cadre de l’Année mondiale du travail, un colloque sur les mutations du travail dans les économies émergentes. Mon ami Ettore Gelpi, qui devait en être l’animateur, avait fait signe à une dizaine de complices vivant aux quatre coins du monde. Plusieurs d’entre eux étaient déjà arrivés en France, leur contribution en poche, quand le colloque fut annulé. Ettore Gelpi décida qu’il se tiendrait quand même mais en petit comité, chez lui. Ces différentes contributions fournirent ensuite sa matière à un livre publié en 2003 par les éditions L’Harmattan, sous le titre Travail et mondialisation.

Il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil sur le sommaire :
Arlindo Stefani, brésilien, professeur d’anthropologie, présente une contribution sur l’anthropologie du travail dans les pays émergents.
Juan Antonio Bofill, catalan, ingénieur, réfléchit sur le thème “Le travail comme intermédiation”.
Roger Wei Aoyu, chinois, professeur de philosophie, analyse la mutation du travail en Chine.
Wladyslaw Adamski, universitaire polonais, se penche sur les transformations du travail et les conflits sociaux dans la société post-socialiste.
Paolo Vignolo, sociologue italien vivant en Colombie, raconte l’expérience d’une communauté de recycleurs de carton dans la banlieue de Bogota.
S. Atta Diouf, sénégalais, décrit la perception du travail des dirigeants africains.
Helga Foster, spécialiste allemande de la formation professionnelle, s’interroge sur le futur du travail et la vie.
La synthèse de tous ces apports, c’est Ettore Gelpi qui la tire dans son texte “Mutations du travail, économies du Sud et économie-monde“.
– Le texte qui va suivre constitue ma propre contribution.

J’aurais voulu ne pas avoir à ajouter un dernier paragraphe à cette présentation. Mais, le 22 mars 2002, notre ami Ettore Gelpi nous a quittés. Je sais que plusieurs lecteurs de Résurgences le connaissaient. Il aimait à se dire italien, terrien et gitan. Il avait longtemps été responsable de l’Éducation permanente à l’Unesco. Expert auprès de diverses institutions internationales, professeur invité, dans le monde entier, par de nombreuses universités, il avait publié une quinzaine d’ouvrages. C’était un homme d’une absolue liberté d’esprit et d’une immense générosité. J’ai eu la chance de l’avoir pour ami durant vingt-huit ans. Je ne peux évoquer sans émotion ces dîners chaleureux où il rassemblait des gens du monde entier et d’où l’on sortait toujours avec des perspectives nouvelles.

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Entre 1967 et 1997, j’ai consacré à la formation permanente l’essentiel de mon activité. J’ai animé des sessions d’expression et de communication dans les entreprises les plus diverses, publiques et privées, en France et dans plusieurs autres pays francophones. J’ai eu pour interlocuteurs des ouvriers, des employés, des cadres de toutes origines, des dirigeants. Il m’est souvent arrivé d’intervenir dans le secteur social et culturel et, en France, dans plusieurs ministères ou organismes officiels. Une des actions les plus importantes fut menée à EDF, entre 1992 et 1996. Sous le nom de Mise en expression, il s’agissait d’une formation globale tendant au triple développement de la personne, du citoyen et du travailleur. Dans quelque cadre institutionnel qu’elles se soient situées, ces actions eurent en commun d’être critiques. Elles furent à l’origine de nombreux conflits avec les directions qui, très souvent, les interrompirent.

Je souhaite livrer ici les réflexions qui s’imposent à moi après ce long parcours. Je le fais en songeant à toutes celles et à tous ceux que j’ai rencontrés pendant ces trente ans.

L’univers de la “personnalité rapportée”

Je veux d’abord faire sentir le sentiment d’étrangeté qui m’a constamment habité. Il n’existe aucun rapport entre les hommes et les femmes avec qui je parle, les soucis et les désirs qui les habitent, leur sensibilité à la vie et aux autres, le point de vue d’où ils observent le monde et élaborent leurs projets, d’une part, le discours institutionnel qui règne dans les entreprises et les administrations et la réflexion des spécialistes, d’autre part. Entre ces deux registres, un gouffre que n’explique nullement la distance qui sépare le concret de l’abstrait, l’expérience directe de sa conceptualisation. L’abstrait de l’institution et de la théorie ne rend compte en aucune manière de la réalité vivante que, pendant trente ans, j’ai sentie palpiter. Cet abstrait-là renvoie à un concret réinventé. Il se rapporte à une illusion, à un mensonge. Il ne parle pas de la réalité, il la reconstruit. Il la force. Tous ceux qui ont à s’exprimer, comme je l’ai fait si longtemps, devant des travailleurs, se sentent nécessairement déchirés entre deux logiques non pas différentes mais contradictoires, celle de la vie et celle de sa prétendue abstraction qui en est, en réalité, la trahison. Sans doute veulent-ils d’abord croire, comme je l’ai cru, que cette désagréable distorsion est affaire d’approche, de perspective, de langage. Peu à peu, cette illusion s’abolit : il faut choisir. Ou bien on construit un concret de circonstances, de façade, un concret arbitraire qui vient conforter l’abstraction truquée de l’institution et de la théorie, sa servante : on entre alors dans le climat pathologique de ce que Winnicott appelle la personnalité rapportée, cette convention sans fondement qu’on projette sur soi, sur les autres, sur le monde. Ou bien, greffant fortement son imaginaire sur celui des êtres vivants auxquels on s’adresse, on reconstruit peu à peu avec eux une pensée : en partant du concret qu’ils suggèrent, on remonte jusqu’à l’abstrait que désigne ce concret. Qu’on le veuille ou non, qu’on l’ait choisi ou non, on se trouve alors dans une position de critique radicale de la société contemporaine. Je ne médis pas des professionnels de la formation ou des consultants qui gravitent autour des institutions si je note qu’ils choisissent assez rarement cette deuxième hypothèse. On peut sans doute leur trouver de bonnes, d’excellentes excuses : les mêmes qu’ont les mauvais médecins d’assassiner leurs patients.

Le travail est une réalité. Les travailleurs existent. Le monde du travail est une construction perverse. C’est un fantasme persuasif, une castration rassurante qui a convaincu les intéressés eux-mêmes de son bien-fondé au fur et à mesure qu’on leur montrait quels bénéfices secondaires ils pourraient attendre de leur soumission. Si les travailleurs l’acceptent avec la résignation sceptique qui fait le fond de leur sensibilité, les spécialistes y trouvent, eux, un inépuisable filon non seulement de revenus et de prestige, mais encore de certitudes closes et de jouissances sectaires. Ils le disent : c’est leur champ. Dans ce champ commun à tous, chacun se réserve une parcelle particulière qu’il entoure de clôtures et exploite avec discernement. Le but de la corporation, c’est de faire passer pour une contribution fructueuse au bien commun un discours constamment mensonger dont le seul effet est d’aggraver la détresse des travailleurs. La quasi-totalité de ceux qui interviennent dans les entreprises et dissertent sur le supposé monde du travail ne se contentent pas de subir l’aliénation ; ils la vénèrent, ils la propagent, ils l’imposent. Leur métier, c’est d’apprendre aux travailleurs à confondre le rien avec le quelque chose, l’être avec le néant.

Les sauvages ont rarement besoin des missionnaires mais les missionnaires ont souvent besoin des sauvages. Il est intéressant de constater à quel point le fameux monde du travail devient l’objet de la sollicitude universelle. Ce souci n’est plus le privilège de ceux qui s’opposent loyalement aux mauvais traitements infligés aux travailleurs ou qui cherchent à améliorer leur sort. Le Medef lui-même milite désormais en faveur de l’épanouissement des salariés, de la convivialité de leurs échanges, de la qualité de leur dialogue avec les directions. Pas un consultant qui, après avoir bien réfléchi à l’intérêt de son champ et à celui de sa boutique, n’explique, l’air avantageux, qu’un bon résultat économique ne saurait être obtenu par des travailleurs malheureux. C’est toute la classe dirigeante qui, sans que cela l’empêche en aucune façon de surveiller, de punir, de licencier ni d’exploiter, tartine son discours de cette gélatineuse bienveillance.

Pas question, bien sûr, de mettre cette hypocrisie en parallèle avec les efforts déployés, à partir du dix-neuvième siècle, par le mouvement social, puis par les syndicats. Pas question de confondre ce qui fut pure générosité avec la démagogie intéressée du management. Mais l’époque moderne, terriblement décapante, nous oblige à un constat fort désagréable. Ces bonnes et ces mauvaises intentions, ces bons et ces mauvais bergers se référaient, et se réfèrent toujours, à la même vision. Bricolaient, et bricolent toujours, le même château sans fondations en accréditant le mythe du monde du travail comme réalité autonome, comme sujet d’étude, comme champ, comme lieu de culture et d’éthique, comme terrain de bataille symbolique.

Le dévoilement général qu’impose la modernité fournit plus d’un signe de cette convergence. Étrange, par exemple, que l’obsession du harcèlement moral, propagée à partir d’un livre publié chez un éditeur proche de l’ex-gauche plurielle, se soit si vite répandue ; étrange que, dans un pays où la loi n’est pas dépourvue de moyens répressifs, combattre ce harcèlement soit soudain apparu comme une urgence absolue à des champions qui arborent les couleurs les plus diverses. À étudier l’affaire d’un peu plus près, à constater que c’est surtout dans l’entreprise que ce maudit harcèlement va être traqué, on s’aperçoit de l’ambiguïté de l’opération. Certaines aides sont plus accablantes que les misères qu’elles prétendent soulager, certaines libérations enferment mieux que les prisons. L’offensive spectaculaire des médias contre le harcèlement moral épargnera peut-être aux salariés quelques désagréments, mais les protestations d’éthique dont elle s’accompagne resserreront durement sur eux l’étreinte du pouvoir économique. L’entreprise ne sera plus seulement le lieu où des forces anonymes contraignent les êtres humains à ne plus exister que comme travailleurs : elle sera aussi le lieu où les mêmes forces anonymes se présenteront comme détentrices des valeurs. Alors, toute liberté aura vécu. Les travailleurs seront floués deux fois, d’abord par la contrainte, ensuite par une prétendue morale ou une supposée éthique qui les bouclera en eux-mêmes pour les rendre définitivement dociles. Une fois oubliés les grands mots, une fois dissipés les grands sentiments, que restera-t-il en effet de la croisade contre le harcèlement moral? Une diabolique invitation à la délation, cet outil habituel de la tyrannie : les gens qui rapportent, on les tient.

Déploiement de l’humain et arthrose du pouvoir

Les racines de tout cela sont profondes et plongent bien en deçà de l’actualité ; il y a longtemps, sinon, que le cirque de la modernité aurait replié son chapiteau. L’évidence qui apparaît, et qui va contraindre les esprits loyaux à des révisions déchirantes, c’est que cette réalité construite, ou virtuelle, que nous appelons monde du travail est fille des contradictoires. Comme Phèdre, fille de Minos et de Pasiphaé, de la justice et de la violence, elle est née de la rencontre entre le mouvement social et la générosité syndicale, d’une part, les maîtres de forges et les managers, de l’autre. Opposés par leurs intérêts économiques et politiques, les uns et les autres sont pourtant issus du même fonds culturel ; ils appartiennent à la même tradition de l’humanisme chrétien, relayée ou non par le prophétisme socialiste. Peu importe que les uns aient hérité du pouvoir et que les autres aient dû se contenter d’un contre-pouvoir souvent problématique. Ils sont de la même famille pessimiste, celle pour qui l’homme doit être surveillé, maîtrisé, contrôlé, celle qui ne croit pas, comme le pensait Jacques Berque, que l’humain soit une réalité à déployer. L’industrialisation, la mécanisation, la technologie, au fur et à mesure qu’elles ont imposé la division du travail et la rationalisation, ont fait de plus en plus clairement écho à cet ordre symbolique autoritaire, pessimiste, épris de classificatoire, qu’il serait abusif d’imputer au christianisme ou au socialisme en tant que tels, mais qui les a tous deux si effroyablement parasités et stérilisés.

Il n’a fallu, dès lors, qu’un tout petit talent pédagogique à une bourgeoisie qui était en train de prendre les commandes pour réaliser la jonction durable de la forme archaïque de l’autorité, où elle puisait ses symboles, et de la brutale rationalisation du monde et des choses qu’exigeait l’industrie. Bientôt, c’est l’homme lui-même qu’il a fallu tenter de rationaliser : pour la production et le profit, bien sûr, mais, en même temps et surtout, pour sacrifier, une fois de plus, aux peurs archaïques. Alors l’arthrose du pouvoir est venue se loger dans cette articulation essentielle de la vie collective qu’est l’économie. Alors, comme une armée de termites, ont surgi des organisateurs de toutes sortes, armés de méthodes constamment perfectionnées ; les chefs de bureau de jadis, les contrôleurs, les inspecteurs sont devenus les modernes directeurs des relations humaines, les consultants, les managers. Leur credo, c’est que les contraintes qu’ils imposent aux travailleurs, qu’il faut aussi subtiles qu’implacables, sont nécessaires à la production. Ils finissent toujours par les en persuader, même si leurs arguments sont peu convaincants : en vérité, ils comptent plutôt sur la contagion de la peur qui les tenaille, cette peur qui ignore les barrières des classes.

Nous en sommes là. Réunis sous la houlette du soupçon. Écrasés par le développement d’une technologie aux allures de substitut prophétique. Affolés par l’organisation de plus en plus morcelée des choses, de la société, des esprits. Abrutis par l’idée franchement perverse, que développent des pleurnicheurs grassement appointés, que cette horreur sous-humaine peut produire du progrès pour l’humanité et qu’elle mérite, à ce titre, bienveillance et amitié. Mais rendus plus perplexes encore par le sentiment que cet ahurissant déballage met le point final à quelque chose et, pourvu qu’on ait le courage de l’affronter, annonce une nouveauté quasi absolue.

Un séisme créateur

On ne dira jamais assez sur quelles consciences écrasées champignonnent les prétendues valeurs de la modernité, fabriquées, à la demande du client, dans des officines de faussaires spécialisés. On ne dira jamais assez quelle terreur sacrée saisit désormais les soi-disant citoyens et citoyennes dès que les frôle l’ombre du pouvoir. Pour anonymes que soient les sondages, on les voit y soutenir avec enthousiasme, par exemple quand il s’agit de l’indemnisation des chômeurs, les solutions qui leur sont les moins favorables. Encore quelques années de communication et on trouverait aisément, si on le désirait, une majorité pour approuver le versement à M. Seillère d’une dîme universelle, avec octroi d’une quote-part aux syndicats bienveillants. C’est que toute relation avec une instance d’autorité, même indirecte ou provisoire, fait retrouver aux travailleurs les réflexes conditionnés de l’entreprise ; elle ré-hydrate en eux les quatre vertus cardinales sur lesquelles, libres citoyens de la modernité, ils font semblant de construire l’avenir de la démocratie : la peur, le silence, la méfiance et la lâcheté.

Il est facile de ne s’apercevoir de rien. Il suffit de faire entendre aux travailleurs qu’on accepte de signer avec eux le pacte secret de la démission générale, qu’on étouffera dans l’œuf tout mouvement d’authenticité, qu’on matelassera de bonnes intentions et d’amitié frelatée toute arête un peu saillante, qu’on se bardera de règles, de procédures, de principes éthiques ad hoc en sorte de ne jamais tolérer l’interrogation impertinente, la suggestion paradoxale, la mise en cause fondamentale. Qu’on fera du respect de la personne humaine un infranchissable paravent pour protéger les puissants de tout regard indiscret, de tout sarcasme, de toute flèche. Qu’en un mot on jouera le jeu, le jeu des dominés qui font rire, le jeu des rétiaires et des mirmillons dans l’arène : pas étonnant qu’on réinvente, à Rome, en guise de loisir de purification, ces combats de gladiateurs.

Si, à ses risques et périls, on décide, par contre, de ne pas jouer le jeu, quelle révélation! On assiste alors, en direct, comme en une lointaine anticipation, à la mue inévitable de la modernité. Cent fois, j’ai contemplé ce séisme. D’abord, c’est la parade, sûre d’elle et agressive, des opinions convenues, des représentations majoritaires, des morales utilitaires, des libérations en toc, des certitudes pseudo-scientifiques, des délires serviles de l’humanisme managérial. Mais, si l’on a la force de ne tendre aucune main secourable à ces folies, des craquements ne tardent pas à apparaître, des fêlures, des brisures. On devine qu’au fond des êtres quelque chose se met à douter, à s’émouvoir, à souffrir, à désirer, à faire signe, à faire sens, à faire parole. Un homme ou une femme qui se croit faible, qui n’ose pas encore reconnaître que cette faiblesse-là est une force, élargit soudain une brèche par un récit, par un aveu, par une brève fulguration. Alors, l’espace d’un instant, avant que ne retombe le couvercle, avant que ne se réinstalle dans les têtes l’ordre féroce de la tolérance obligatoire, avant que tout n’ait l’air d’être oublié, avant que les visages ne se rhabillent d’une insignifiante amabilité, avant qu’une modération de convenance n’éteigne toute flamme dans les regards, alors, l’espace de cet instant-là, on voit. Et, pour toujours, on a vu.

Toute la vie est là, sa poésie, son théâtre, sa révélation. Une porte tourne sur ses gonds ; elle s’ouvre sur une réalité irréfutable et silencieuse, sur une promesse. Être ici, dans l’entreprise, être ailleurs, qu’importe? La vraie vie, celle qui n’affleure presque jamais, n’a que faire de ces hasards. Ce qui domine, dans ces moments-là, c’est l’évidence de la présence des êtres, de leur pesanteur légère, de la nécessité de leurs liens, du caractère charnel de leur âme. Toute parole est inutile, tout commentaire. Aussi est-ce sans déplaisir qu’on en revient à l’objet de la réunion, à l’entreprise, à la société. On se dit que cette plongée aura réanimé les intelligences, vivifié les cœurs, redonné sang et voix aux ombres. Le choc est rude : le principal effet de cette incursion dans la vie souterraine, c’est de projeter sur le quotidien une lumière insoutenable. À peine s’est-on remis à évoquer les soucis ordinaires, a-t-on repris le fil des discussions interrompues, a-t-on confronté, une fois de plus, des points de vue qui ne surprennent personne, qu’un intolérable malaise apparaît. Les mots, les idées, les projets ne sont plus que fruits gâtés, oiseaux morts. L’évidence insupportable, contre laquelle chacun mobilise des trésors d’héroïsme, c’est que rien de tout cela qui, pourtant, quelques minutes auparavant, existait de façon irréfutable, ne semble plus avoir la moindre réalité. C’est pourquoi, avec une violence décuplée, on enchérit et surenchérit pour défendre les apparences menacées, on pourchasse tout scepticisme, on pousse son conformisme jusqu’à l’absurde, on étouffe ses désirs, on s’invente d’improbables ambitions.

Ce n’est pas le monde qui a tort. Le regard qu’on a posé sur les choses du dedans n’en dénigre rien, n’en méprise rien, ne suggère en aucune façon qu’il serait possible, ou préférable, ou souhaitable, de s’en détacher. N’invite en aucune manière à s’en aller délirer dans quelque univers supra-naturel, supra-sensible, supra-social, supra-humain. C’est le contraire qui se produit. On perçoit avec une impitoyable acuité que le délire n’est pas dans le monde, mais dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de l’habiter, c’est-à-dire dans la façon peureuse, frileuse, étroite qu’on a de s’habiter. Peu à peu, dans un sourire nostalgique, dans l’expression d’un regret, on déchiffre l’énigme : tout ce qu’on veut croire si solide, si réel, si utile, si nécessaire, toutes ces constructions égoïstes ou altruistes qu’on entasse pour rendre l’existence plus agréable, plus présentable, tout ce qu’on a inventé de cynique ou de gratuit, ces idéologies qui parlent trop haut pour ce qu’elles ont à dire, tout cela n’est qu’une formidable digue qu’on élève non seulement contre son désir mais aussi contre le désir de tous. Le propre de l’obscénité rageuse et impuissante de l’argent, du pouvoir, de la cruauté, c’est d’en témoigner plus fort et mieux que le reste.

Il est vrai que les problèmes du travail ne peuvent être ni méconnus ni minimisés. Le chômage s’accroît ou régresse au fur et à mesure des imprévisibles mouvements de l’économie ; même en période de basses eaux, son niveau reste alarmant. Les emplois précaires tendent à se généraliser, favorisant les bas salaires. Pourtant, les luttes sociales donnent des signes de fatigue. Tout se passe comme si le souffle manquait, comme si l’aire du combat s’était réduite. Les adversaires en présence, on l’a vu avec la question des trente-cinq heures, prennent un plaisir suspect à raffiner et à sophistiquer leurs commentaires, à déchiffrer la loi et en supputer les conséquences comme ils le feraient d’un texte sacré : les travailleurs devinent que les spécialistes patronaux ou syndicaux de ces spéculations s’y adonnent en secret comme à une scolastique nouvelle, source de prestige, comme à une activité élitiste et secrètement décadente. Ils n’ont pas tort. Comparées à l’énormité des remises en cause que fuit la société moderne, ces prosternations devant le formel restent assez dérisoires. Et il s’agit bien d’une nouvelle scolastique. Le fondement n’en est plus la théologie ou la philosophie, mais l’organisation de la société selon la volonté des puissants.

Ceux qui daubent sur le Moyen Âge en sont moins éloignés qu’ils ne le croient. Même souci des auteurs et de l’autorité. Même attachement matériel aux textes, à ceci près que toute dimension conceptuelle en étant évacuée, la dépendance des lecteurs s’en trouve aggravée. Plus facile, il est vrai, de jouer aux exégètes que de faire écho à l’avilissement des esprits et des sensibilités, à l’immense désir de largeur qui, entre deux périodes de soumission dépressive, sollicite, d’une façon toujours plus désespérée, ce reste de liberté dont la propagande ne vient pas à bout.

Ce bavardage socio-économique, grâce auquel chacun peut feindre d’habiter dans la banlieue du pouvoir, d’être en connivence avec les grandes affaires du temps, c’est la dernière mouture de l’ersatz traditionnellement offert à ceux qu’on sent assoiffés d’expression, mais qu’on sait trop timides pour avouer cette soif. Favoriser ce bredouillement névrotique, c’est la seule stratégie possible de la modernité. C’est sans plaisir qu’on y voit sombrer, sans exception aucune, les syndicats et les partis de gauche. On les eût préférés plus lucides et plus courageux.

Les valeurs, ces étoiles éteintes…

Est-ce alors si étonnant que les travailleurs n’aient plus d’espérance? S’ils hésitent à transmettre à leurs enfants l’éducation qu’ils ont reçue? Si, las de tout, ils laissent les esclaves joueurs de flûte de l’argent dire à leur place ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils désirent? Leur vie s’écoule dans la sécheresse et la platitude : tantôt producteurs, tantôt consommateurs, toujours méprisés. Gavée d’idées générales stériles qui ne renvoient à aucune réalité vivante, leur intelligence, comme disait Marcel Jousse, s’algébrose peu à peu. Tyrannisés par les choses, tyrannisés par ceux qui tyrannisent les choses : aucune issue de ce côté-là, n’en déplaise aux intérêts des investisseurs, fussent-ils progressistes. Aussi les travailleurs se demandent-ils s’il ne va pas falloir laisser filer le jeu, et peut-être le set, et peut-être la partie. Ce n’est ni défaitisme, ni pessimisme. C’est plutôt l’envers d’une certaine vision de l’avenir, courageuse et lucide : à un niveau de vérité définitivement barré aux managers et aux scoliastes du concret délirant, autre chose se joue. Beaucoup le savent. Beaucoup le sentent. Un imperceptible déploiement. Un frémissement qui cesse à la moindre présence. À la charnière de ces deux siècles, l’humanité va-t-elle enfin cesser d’avoir peur du monde? Fin des médiations? Fin des médiatisations? Est-ce possible? Fin des représentations? Fin des corporatismes économiques et intellectuels? Co-naissance de chacun et de tous? Redécouverte non pas du corps autonome, ce tyran, mais du mystère d’être charnel? Réconciliation du contingent et de l’absolu ?

Peut-être. En tout cas, ni les structures, ni les pouvoirs en place n’y aideront. De toute leur force, les élites pèsent sur le couvercle. Pour protéger leurs intérêts, sans doute, mais si ce n’était que cela… Sacrificielles donc privilégiées, privilégiées donc sacrificielles, elles ont misé, elles misent encore leur vie sur la répression. Et d’abord sur celle de leur propre désir, toujours à modeler selon les tendances les plus lourdes, les contraintes les plus épaisses. Aucune liberté à attendre des supposées élites politiques, économiques, culturelles. À une époque où la pesanteur médiatique leste les destins singuliers, les paralyse, les banalise, il leur faut renoncer au meilleur d’elles-mêmes, à leur progrès, à leur errance. Il leur faut paraître ce qu’elles ne sont pas, ce qu’elles ne sont plus ; il leur faut mentir, et oublier qu’elles mentent. Elles ne peuvent vivre que d’artifices et de compensations. Il y a le confort et la vanité : ce ne sont pas les plus redoutables. Il y a l’orgueil, secrètement aiguisé par l’impossibilité de douter. Il y a ce tissu d’approximations et de tricheries qu’elles appellent les valeurs, ces étoiles éteintes. Tout est bon pour aggraver le terrible ressentiment des élites, pour perpétuer leur malheur de ne pas exister, de n’exister qu’en image ; pour s’en défaire, elles en transmettent le virus avec une précision maniaque.

Mais alors, est-ce la fin de tout? Non. Le début. Pas un travailleur qui ne le pressente quand l’écrase un de ces moments de découragement où l’écœurant souci de dominer et de paraître devient par trop immonde. Reste à comprendre de quoi ce découragement est le signe paradoxal, de quelle espérance. Reste à retourner toutes les cartes. Reste à repartir de soi-même, de l’amitié des autres, de l’amitié pour les autres. Reste à affronter le cancer de ce conditionnement mental qui ne cesse d’accréditer la lâcheté comme destin et de l’inviter hypocritement à la table de la pensée. Assez. Revenir à la fermeté stoïcienne, à la résignation de supporter les choses qu’on ne peut pas changer, au courage de changer celles qu’on peut changer, à la lucidité de distinguer les unes des autres. Assez de compromissions. Assez de dissertations sur le monde du travail. Aucun destin n’est jamais devenu une liberté. Ne pas gâcher sa vie d’homme par tous ces abandons, sa vie de femme en ramassant les rêves usés des hommes. Peu importe si l’on n’atteint pas le pays de son désir. D’autres, peut-être, un jour… Ce qui fait l’être humain, ce n’est pas d’arriver, comme le croient les bourgeois, ce n’est pas d’aboutir, ce n’est pas de réaliser. C’est de partir. Le travail, c’est en soi qu’il en faut retrouver la source, ou dans les autres. Nulle part ailleurs. Tel est le minimum vital que toutes les élites s’efforcent d’interdire au plus grand nombre en sorte qu’elles ne se soient pas sacrifiées pour rien.

Ouverture? Sans doute. Mais attention au mot. S’il ne s’agit que de déplacer ses frustrations ou ses contradictions, s’il ne s’agit que de se faire le cœur stupidement touristique en se baguenaudant parmi les images des autres, ailleurs sera comme ici et il n’y aura rien de neuf sous le soleil. On ouvre : c’est un mot de chirurgien. Pour qu’il vive, il faut opérer l’avenir.

Fermer sa porte à la propagande

D’un tel constat, les pays aux économies en émergence peuvent tirer quelques conclusions utiles. Ils peuvent se persuader que, loin de reproduire les schémas qui prévalent désormais dans tous les pays développés, ils ont à inventer une culture du travail originale qui soit en harmonie avec leur réalité particulière. Pas plus que les pays développés, ils n’échapperont, bien sûr, au poids que la mondialisation en cours fait peser sur eux ; mais ils éviteront de l’alourdir, et ainsi de se fermer l’avenir, s’ils refusent la propagande qui, partout dans le monde, accompagne ou provoque les abus de cette mondialisation. En fermant leur porte, autant qu’ils le peuvent, à sa rhétorique mortifère, les pays en émergence accompliront un acte de résistance d’une grande portée : en même temps qu’ils refuseront de s’enchaîner au conformisme décadent qu’on veut leur imposer, ils se mettront dans l’obligation d’inventer une culture du travail qui soit en harmonie avec leurs travailleurs, leur population, leur histoire, leurs désirs.

Personne ne peut prétendre échapper entièrement à la pression financière, économique, idéologique qui écrase le monde entier, qui prétend régir les consciences et décider quels meurtres relèvent du terrorisme, quels meurtres relèvent de la défense des droits de l’homme. Il est de plus en plus clair, pourtant, que le sort du siècle se jouera sur la culture. L’énormité des forces mises en œuvre par la mondialisation fait apparaître chaque jour un peu plus le caractère infantile, dérisoire, sommaire, du discours pieux derrière lequel elle se cache. C’est donc sur ce terrain de la culture – et, tout particulièrement, de la culture du travail – que quelque chose doit changer et, à terme, entraîner des évolutions radicales. Les échecs des pays occidentaux enseignent qu’il ne faut pas séparer le travail de la vie, ni en faire arbitrairement la valeur principale de l’existence, mais, au contraire, le confronter constamment aux exigences de la citoyenneté et, au-delà, aux désirs des êtres humains. Qu’il importe, pour cela, d’instituer l’expression des travailleurs comme règle première de la vie du travail, en sorte qu’ils prennent l’habitude de parler, individuellement et collectivement, de tout ce qui les concerne : non seulement des salaires, des conditions de travail, de la formation, mais aussi, progressivement, de tout ce qui se rapporte à l’entreprise, à la vie économique, à la cité, au monde, au développement des personnes humaines. Le but est qu’une telle logique d’expression apporte un contrepoids constant à l’emprise totalitaire de l’argent. Dans les pays développés, en effet, les ségrégations les plus redoutables ne sont pas toujours les plus visibles. Le plus grave, dans ces sociétés, c’est que, sous le masque des idéaux démocratiques, elles ne cessent de promouvoir l’inégalité des esprits, des jugements, des consciences. Aux uns, le pouvoir réel, la manipulation ; aux autres, les compensations secondaires, les consultations formelles, la communication téléguidée. Aux uns, la vraie culture, faite d’étude et d’expérience ; aux autres, les slogans, les fausses libérations, les valeurs truquées. La chance qui s’offre aux pays aux économies en émergence, c’est d’en finir avec cette vision de l’homme et de la société. Sans doute peuvent-ils trouver dans leurs cultures propres, mais aussi dans les cultures occidentales, les raisons et les moyens de telles évolutions. Et surtout la force de comprendre que l’éternel scepticisme au nom duquel on nie la possibilité d’une telle tâche repose tout entier sur la méconnaissance de l’énergie soudain rendue disponible quand un projet passe du plan quantitatif au plan qualitatif, quand les êtres s’expriment en tant qu’êtres et non en tant qu’experts d’eux-mêmes.

(avril 2003)