Le temps suspendu et la vie assise

Cette femme qui marche à pas infiniment petits dans les couloirs de l’Université de Sienne est une poétesse italienne de grand talent, Maria Teresa Santalucia Scibona, qui, depuis 1984, a publié de nombreux recueils. J’ai lu l’un d’eux dans une édition bilingue, Le Temps suspendu et la vie assise. C’est bien trop peu pour parler de sa poésie, mais c’est assez pour tâcher d’en faire sentir la force étrange, la simplicité tourmentée.

L’expérience de la souffrance, celle du corps, celle de l’âme, celle d’être au monde ; l’intraitable enracinement dans l’espérance ; la chasse féroce aux illusions : ne parlant que d’elle, une femme nous parle de nous.

J’ai joué mon rôle
avec une intrigue médiocre :
une odyssée de tristesses
et de vertus bourgeoises
La condition moderne ?
Vies instables
démolies par une saga
de frustrations
minées par des maux et des fictions […]
La solitude s’épanche
par sa voix de transistor

Quoi de plus réaliste que cette prière ?

Garde-moi contre la vile satisfaction
d’un devenir oiseux

Comment distinguer dans ce lamento ce qui relève de l’expérience particulière de la souffrance physique et ce qui nous appartient à tous ? Loin d’isoler la poétesse, la souffrance la rapproche de notre ordinaire douleur de vivre :

Ma non vie
obscure et solitaire.
Un bréviaire de jours perdus,
d’occasions éludées […]
Tout semble m’échapper,
Tout continue d’avoir lieu
sans moi
C’est ainsi :
il faut peu de chose
pour rendre malheureux
un être
Chacun de nous peut parler de sa
prison en plein air
saturée de rêves épiques

Tout se passe comme si l’épreuve de Maria Teresa Santalucia Scibona la plaçait dans une position d’avant-garde :

Je bois jusqu’à la lie
l’amer plaisir du renoncement
à l’absurde parodie de la vie

J’aime que la difficulté extraordinaire d’un destin (“ces mains inutiles/sarments secs et noueux”) s’apaise en une fraternité mélancolique et chaleureuse :

Nous qui n’avons pas lésiné
sacrifices et peines
nous regrettons en vieillissant les mille
choses qui n’auront pas pris corps.

Pour elle, certes,

L’ignoble maladie censure
toutes les raisons de la chair
Mais, avec elle,
Nous traversons les rivages
inconnus de la vie
avec la peur de n’être pas
aimés et acceptés

Souffrance, souffrance constante. Jamais de désespoir : “Je ne serai qu’une petite luciole qui éclaire silencieusement les sombres nuits de la solitude des autres.”  Et, parole donnée,

je n’en démords pas et je continue
avec des mains ensanglantées
à arracher du chiendent

C’est elle qui nous donne du courage :

Talonnés par la douleur
nous gardons dans notre cœur
l’enthousiasme intact
de notre enfance perdue

Crispation de la volonté ? Non. La volonté serait incapable d’une musique si chaude :

J’écris et j’attends, j’attends
tel un chien patient.
Je me contente de peu :
Une aimable béquille
pour ma tardive tendresse
un mignon perchoir
pour mon cœur d’hirondelle
au duvet frissonnant.

Aucune illusion vraiment, même pas l’illusion noire :

la suave espérance
porteuse de délices
excellente eau-de-vie de mon âme
[…] me chuchote un faible peut-être.
Peut-être serons-nous heureux demain

Telle est Maria Teresa Santalucia Scibona, poétesse du tragique démystifié, pour qui la femme idéale est une

Princesse aux sommeils brefs,
digue contre le marécage,
contre l’ombre vague de l’ennemi
qui envahit le parvis de silence.

même si, quand

dans l’aurore tremblante
la dernière gauloise au goût âcre
palpite encore
sur la bouche bien-aimée
Toi, vestale incomprise,
tu enfonces sur ton oreiller
tes rêves classés 1.

(12 janvier 2004)

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Notes:

  1. Textes extraits du recueil Le Temps suspendu et la vie assise, Prospettiva editrice, via Terme di Traiano, 25 – 00053 Civitavecchia – Roma, 2002, traduction française de Ben Felix Pino.