Les Sirènes ne sont pas celles qu’on croit

Les Sirènes apparaissent trois fois dans l’Odyssée. Au Chant XXIII, elles sont brièvement mentionnées dans le récit de ses aventures que fait Ulysse à Pénélope. Les deux principales occurrences se trouvent au Chant XII. La première est la mise en garde solennelle de Circé à Ulysse qui, sur le chemin d’Ithaque, va devoir passer devant l’île où elles se tiennent. « Elles charment, dit Circé, tous les mortels qui les approchent. Mais bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis sa femme et ses enfants ne fêtent son retour ; car de leurs fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent… Passe sans t’arrêter ! » 1 Puis de conseiller fermement à Ulysse, comme on le sait, de boucher avec de la cire les oreilles de tout l’équipage et de se faire attacher les pieds et les mains au mât, non sans prévenir ses compagnons que si, par hasard, il venait à leur demander de desserrer ses liens, ils devraient aussitôt leur donner un tour de plus.

L’autre occurrence est la scène dans laquelle, le « noir croiseur » s’approchant de l’île maudite, Ulysse transmet à l’équipage le message de Circé, ce qu’il fait avec une précision toute militaire et non sans laisser paraître une vive inquiétude. La brise tombe. « Un calme sans haleine s’établit sur les flots qu’un dieu vient endormir. » Les matelots amènent la voile et s’assoient aux rames. Ulysse écrase et pétrit les fragments d’un grand gâteau de cire pour en boucher les oreilles de ses compagnons, puis se fait lui-même attacher au mât par ceux-ci, non sans leur enjoindre de ne tenir aucun compte de ses éventuelles velléités de libération.

Alors, pour la première et dernière fois, par la médiation du chœur, les « fraîches voix » des Sirènes se font entendre dans le récit homérique. De ces êtres mystérieux, on ne nous dit rien. Leurs voix, seulement leurs voix. La forme des verbes – le duel, et non le pluriel – laisse penser qu’elles sont deux. Voici ce que disent ces voix, voici tout ce qu’elles disent, voici ce sur quoi s’est bâtie leur légende :

« Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe !… Arrête ton croiseur : viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière. »

Le mythe va échapper à son support et les images des Sirènes se multiplier. De ces aimables personnes, Internet ne nous offre pas moins de 6335 représentations plus séduisantes les unes que les autres. Une bande de joyeux farceurs nous propose même d’assister, sur une plage de Venise, à la capture de l’une d’elles. Rien de nouveau, à la technique près. Depuis les poteries du V° siècle av. J.-C. et les mosaïques du II° siècle, les Sirènes sont partout. Devenues, le plus souvent, pour les illustrateurs de l’Odyssée, des femmes-poissons, ce qui aurait dû rester l’apanage de leurs sœurs scandinaves puisque, même si Homère ne fournit aucune indication sur ce point, l’Antiquité grecque les représentera toujours en femmes-oiseaux.

Chez les peintres, on les découvre classiques, ou réalistes, ou superbement vaporeuses, comme celles de Bauchant ou de Chagall. Il leur arrive, oiseaux, de voleter au-dessus du navire, mais on les voit plutôt, poissons, nager vers lui et se lancer plus ou moins adroitement à l’abordage, contrariées par leurs écailles. Un homme, des femmes : de quoi, sinon de séduction, peut-il s’agir ? Séduction, et donc flatterie, « le premier enchantement, écrit Montaigne, que les Sirènes emploient à piper Ulysse ». Horace, lui, parle avec assurance de leur improba desidia, leur nonchalance de mauvais aloi. Projections, projections…

Les poètes – les plus grands et les autres – ont usé et abusé de cette aubaine. Au XIX° siècle, des régiments de messieurs distingués s’essaient, sous la lampe, dans le silence de leur cabinet, à l’évocation pudiquement émoustillante des Sirènes. Edgar Quinet, l’homme politique, fait parler la sienne comme une captive qu’il a peut-être l’ambition secrète de faire libérer par la force publique : « Que ne puis-je habiter ce monde de lumière », soupire la malheureuse tandis que sa consœur, sous la plume de Béranger, se montre plus directe dans ses invites à Ulysse :
Accours, dit-elle, amour me presse ;
Pour tous les cœurs j’ai des échos.
À moi d’enhardir la jeunesse ;
Je te soutiendrai sur les flots.
Échappe au mors de la Sagesse,
Qui ceint le front de ses enfants blafards
De nénufars.

Les inspirations diffèrent, mais c’est toujours l’amour et la mort. Avec l’eau comme décor – mer pour les Sirènes, fleuve, plus tard, pour la Lorelei -, l’eau comme consolation, comme recours, comme tombeau. Un baptême inversé, un baptême de mort. De la Méditerranée au Rhin, c’est la même série, la même collection de polars métaphysiques où l’amour conduit infailliblement au désastre. Le mythe s’est mis en marche tout seul, aidé, ici et là, par de puissants relais trouvés sur son chemin, fantasmes de la faute originelle, par exemple, eux-mêmes fallacieusement sexualisés, ou trop-plein d’émotion romantique. Il traduit le pessimisme méditerranéen dans tous ses états, dans sa grandeur, dans ses limites. Renée Vivien, poétesse britannique de langue française qui s’est essayée, elle aussi, à questionner les Sirènes, suggère parfaitement ce climat avec ces deux mots qui font frémir : « l’heureuse agonie ». Naturellement les ossements blanchis dont parle Circé ont fait causer. Il semble ainsi à certains spécialistes que quelques dames bien réelles qu’il aurait fallu un peu de temps encore pour appeler péripatéticiennes patrouillaient, bien commodément pour leur thèse, sur le rivage de l’île aux Sirènes, se trouvant ainsi à l’origine de rixes et de règlements de comptes. Tandis que des hellénistes aussi imaginatifs qu’érudits sont prêts à jurer qu’on pratiquait sur ces rivages de cruelles orgies ou que les ossements qu’on y trouve sont les restes des festins que des voyageurs imprudents offraient involontairement à des hôtesses voraces.

Difficile de revenir sur une aussi massive légende. On trouve pourtant, épars, partiels, quelques signes de contestation. Virgile parle avec une certaine ironie de « rivages jadis dangereux ». Mais c’est dans le De finibus de Cicéron que la question commence à être abordée : « Il ne paraît pas que ce fût par la douceur de leur voix, ou par la nouveauté et la variété de leurs chants qu’elles eussent le pouvoir d’attirer les navigateurs à leur écueil : mais elles se vantaient d’une science merveilleuse, et l’espoir d’y participer poussait les infortunés à leur ruine. » Cicéron ne précise pas la nature de cette « science merveilleuse ». Il hésiterait d’ailleurs à se montrer sévère à l’égard d’Ulysse s’il avait cédé à une telle tentation : « Si l’on peut dire, écrit-il, que l’envie déréglée de tout connaître indistinctement témoigne d’une vaine curiosité d’esprit, il faut avouer que l’amour de la science inspiré par le désir de s’élever aux vérités les plus sublimes, n’appartient en ce monde qu’aux grands hommes. » L’avocat romain, en tout cas, ne renonce pas à ses soupçons. Il sent que le dossier Sirènes n’est pas une affaire comme une autre et qu’on a eu tort d’en saisir la Brigade des mœurs. Il a raison, mais nous voudrions en savoir plus.

Un des éléments importants de cet épisode est probablement le conseil qu’a donné Circé à Ulysse de s’attacher au mât, conseil ou plutôt avertissement solennel que l’intéressé a pris très au sérieux. À l’évidence, si la sécurité physique d’Ulysse avait été le seul souci de Circé, il eût été plus simple, et plus efficace, qu’elle lui demande de se boucher, lui aussi, les oreilles. Elle n’a pas agi ainsi. Rompant avec son intransigeance habituelle, elle lui a accordé, sur un ton un peu bourru, une autorisation qui semble cacher une grande complicité  :  « Toi seul, dans le croiseur, écoute, si tu veux ! » Et Ulysse s’est fait attacher comme elle le lui a conseillé et a engagé son autorité auprès des matelots pour être certain qu’ils ne le libéreraient pas.

Quelque chose d’intime et de profond se joue ici entre ces deux personnages. La relation singulière qui s’est nouée entre eux a créé une confiance réciproque et instantanée. La déesse magicienne ne doute pas un instant que le héros sera capable de faire face : il faut simplement qu’il soit averti du danger. Et lui, instantanément, fait confiance à cette confiance. L’un et l’autre anticipent, parient sur l’avenir, ou sur la liberté, ou sur leur amitié, certains que l’épreuve sera victorieusement affrontée. Aucun des deux, pourtant, n’a beaucoup d’illusions sur l’autre ; si amour il y avait entre eux, ce ne serait, ni pour l’un ni pour l’autre, un émoi fleuri. Circé n’a aucune illusion sur ce roublard d’Ulysse. Qui, de son côté, ne se fie pas aveuglément à une manipulatrice qui a voulu l’abuser, lui, le fils de Laërte, à l’instant où elle l’entraînait sur sa couche. Ne cherchons pas inutilement quelle étincelle, entre ces deux humains trop humains, a surgi. Il est évident qu’ils se ressemblent et qu’ils s’apprécient. Et n’allons surtout pas fouiller dans le passé de Circé ni dans sa correspondance : quelques dizaines d’empoisonnements pourraient nous faire douter. Observons seulement que cette étincelle a allumé en eux deux, outre une active solidarité, l’exigence impérieuse de vivre, de résister et, pour cela, de comprendre.

Nul personnage n’a jamais été moins solitaire que l’est Ulysse dans cette circonstance. Ni plus affirmatif. Pieds et mains liés, mais oreilles grandes ouvertes, Ulysse est ici le contraire du héros romantique, du desperado, du boutefeu exalté. Sa liberté n’est pas agressive, n’est pas provocatrice, n’est pas faussement grandiose. Elle sonne juste. S’il se fait attacher au mât, ce n’est pas d’abord parce que la chair est aussi faible que l’esprit est prompt, c’est surtout parce que la confiance qui le lie à Circé donne leur force à son cœur et à son esprit. Il devine que si elle l’a autorisé à ne pas se boucher les oreilles, c’est qu’elle voulait qu’il entende, qu’il comprenne. Dans le propos des Sirènes, en effet, quelque chose est à entendre et à comprendre, surtout quand on s’appelle Ulysse.

Il a déjà eu l’occasion d’éprouver que Circé ne parlait pas pour ne rien dire. Ce voyage à Charybde et Scylla via l’île aux Sirènes n’est pas le premier qu’ils aient évoqué ensemble. Le premier voyage à faire – elle a employé ces mots et, ce voyage, il l’a fait -, c’était « chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du devin Tirésias de Thèbes, l’aveugle qui n’a rien perdu de sa sagesse, car, jusque dans la mort, Perséphone a voulu que, seul, il conservât le sens et la raison, parmi le vol des ombres. » Et qu’a dit Tirésias à Ulysse ? En gros, qu’une fois revenu à Ithaque, il devrait repartir, c’est-à-dire qu’il y aurait un après-Homère. Pénélope s’en doutait, et Ulysse avait lui-même un peu de mal à s’en affliger : Ithaque ne serait pas le dernier mot. De retour chez lui, il n’a d’ailleurs pas attendu longtemps pour raconter cet entretien à sa femme, sans oublier l’étrange prophétie qu’il contient : « Tirésias m’a dit d’aller de ville en ville, ayant entre mes bras une rame polie, tant et tant qu’à la fin j’arrive chez des gens qui ignorent la mer. Et connais à ton tour quelle marque assurée le devin m’en donna : sur la route il faudra qu’un autre voyageur me demande pourquoi j’ai cette pelle à grains sur ma brillante épaule ; ce jour-là, je devrai, plantant ma rame en terre, faire au roi Posidon le parfait sacrifice d’un taureau, d’un bélier et d’un verrat de taille à couvrir une truie ; puis, rentrant au logis, si j’offre à tous les dieux, maîtres des champs du ciel, la complète série des saintes hécatombes, la plus douce des morts me viendra de la mer ; je ne succomberai qu’à l’heureuse vieillesse, ayant autour de moi des peuples fortunés… Voilà ce que le sort, m’a-t-il dit, me réserve. »

L’île est là, tout près. Lourde immobilité de l’instant. Le bruit des rames quand elles « blanchissent la mer ». Un peu d’écume, vite dissipée, puis un petit peu d’écume encore, la même, qui insiste, qui revient. Dans le cœur d’Ulysse, l’image de Circé s’élargit, s’alourdit de mémoire vague. Aucune émotion excessive, je pense. Lié à son mât, il pense à elle, à ce qu’il partage avec elle, toute déesse qu’elle soit. Il a aimé voir se réfléchir en elle leur humanité commune, il a aimé l’élan particulier que l’être de Circé lui imprime. Quelque part, dans Claudel, un homme demande à son ami banquier qu’il sait partagé entre l’amour de deux femmes, pourquoi il s’est finalement décidé pour l’une d’elles. Réponse du financier, aussi incompréhensible aux banquiers qu’à ceux qui les détestent : « Parce qu’elle vaut plus. » Circé aussi, à sa manière, c’est quelqu’un qui vaut, qui pèse. Il n’est d’ailleurs pas difficile à Ulysse de la comprendre : elle est aussi incompréhensible que lui, aussi contradictoire, aussi rusée, aussi insaisissable, aussi décevante. Aussi fidèlement infidèle. Penser à elle le reconduit à lui-même, lui présente son existence sous un jour nouveau. Avec elle, aucune évasion imaginable, aucune rêvasserie d’entre deux eaux, aucune idéalisation. Elle le fait tout entier présent à lui-même, à ses embarras, à ses désirs contradictoires, à ce qu’il connaît de lui et à ce qu’il en ignore, à tous les aspects et tous les modes de son existence, à Pénélope et à Télémaque comme aux Grecs et aux Troyens, à l’intime et à la politique, à l’amour et à la guerre, à Ithaque et au noir croiseur. Il est un homme en paix, en paix active, en marche, en fidélité, en devenir, en effervescence, en désordre, en ignorance. Cet homme « de bonne incohérence » que Léon-Paul Fargue, le mégot au coin de la lèvre, approuve en souriant.

Une rame, si l’étranger annoncé par Tirésias ignore ce que c’est, ses compagnons, eux, le savent parfaitement. Ils ne savent même plus que cela, les pauvres. Il leur faut ramer : ils rament. De toute façon, si Ulysse leur demandait de déposer la rame au creux du navire, ils ne l‘entendraient pas. Fuir le danger en ramant, c’est l’évidence, leur bonne, leur seule et excellente évidence. De son mât, Ulysse les observe. Plus que ses matelots, ce sont ses compagnons, ses amis. Il se sait et se sent avec eux, il approuve et partage leurs efforts. Mais, sur l’autre rive de lui-même, il y a du nouveau. Circé, bien sûr, dont, tout à la fois, il redoute et désire l’outrance. Mais, derrière elle, ce Tirésias qu’elle a voulu lui faire rencontrer dans l’Hadès. Et, derrière Tirésias, ce voyageur inconnu, son double hurluberlu qui prend sa rame pour une pelle à grains. D’un côté, il y a la mer qu’il a sous les yeux, celle de toutes ses aventures, et, de l’autre, au bout de cette longue liste de péripéties, cet homme comme lui, ce double qui ne sait rien de ses voyages, rien de ses soucis, qui ignore tout de la mer et le ferait presque douter de son existence. Et Ulysse se sent comme ses compagnons, mais aussi comme cet étranger. Comme celui-ci, comme ceux-là. Entre l’infiniment urgent et l’infiniment insaisissable. Ici et ailleurs. Il est à ce présent tumultueux, à ce péril. Mais ce présent n’est pas isolable, on ne peut pas l’enclore. Pas plus qu’Homère ne pourra enclore le destin de son héros dans l’Odyssée. Pas plus qu’il n’est possible à Ulysse de penser aux Sirènes sans penser à Circé, Circé la complexe, Circé l’infiniment discutable, dont le souvenir ambigu le jette dans une solitude qui ne le laisse pourtant pas solitaire.

À cet instant de l’Odyssée, quelque chose se dénoue et quelque chose apparaît. On le pressent dans ces quelques lignes : « Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. Mais, tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus. » Cette partie du récit pourrait sembler un peu rapide, un peu bâclée. C’est que la page est tournée, tant pis pour les détails. Le plus dur est bientôt fait, le col va être franchi. Le scénario se déroule comme prévu, les indications scéniques sont respectées, et les délais, et la trame. Impeccable. Ulysse ne succombera pas aux Sirènes. Mais voilà. Tout cela, pour lui, n’a plus guère d’importance. Manière de dire que tout cela, pour lui, n’a plus aucune importance. C’est machinalement qu’il fait signe à ses compagnons de desserrer ses liens. Pour faire plaisir au metteur en scène, au maître des cérémonies. Il a la tête ailleurs, Ulysse ! Homère aussi, naturellement ! Ce sont des vivants, ceux-là ! Mais nous, les punis d’un humanisme asphyxiant, voilà plus de vingt-huit siècles qu’on nous oblige à garder la tête ici !

« Leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. » Il écoute. Tantôt il regarde ses compagnons, tantôt son regard s’échappe vers l’horizon, lourd de l’invisible et presque encombrante présence de Circé, avec la succession de mystères qu’elle lui a ouverte. Il écoute, mais quoi ? Pas le chant des Sirènes. Ce chant, il ne l’écoute pas, il l’entend. Il écoute le texte, pardi, il écoute ce que disent ces filles par la moitié d’elles-mêmes qui n’est pas poisson ! Il ne va quand même pas écouter les hellénistes! Ni les commentateurs ! Et nous ? Pourquoi ferions-nous autrement ? Il nous suffit de lire, de lire à haute voix ce que racontent les Sirènes : nous saurons tout !

Nous saurons ce que vingt-huit siècles de commentateurs et d’illustrateurs tout aussi malins que nous et, la plupart du temps, beaucoup plus, ont pourtant hésité à savoir. Mais nous n’en saurons pas davantage qu’eux si nous nous y prenons comme eux, si nous faisons confiance à ces grands panneaux publicitaires pour l’Histoire, la Culture, la Technique, le Progrès qui ont été dressés entre un texte infiniment familier et nous. Inutile, pour comprendre Ulysse, de faire vingt-huit siècles de queue qui seront vingt-neuf pour nos descendants. Filons droit sur lui. Doublons toute la file, notre vingt-et-unième siècle sous le bras. Si cela s’appelle resquiller, resquillons ! Prenons, s’il le faut, les sens interdits. Plantons-nous à côté du fils de Laërte et écoutons avec lui ce qu’il écoute. Débarrassons-le de ce qui l’encombre en nous débarrassant de ce qui nous encombre. Tout de suite, sans attendre, en vitesse, comme on se déshabille pour aller repêcher quelqu’un qui se noie. Comme lorsqu’on plonge les mains dans la malle confuse du fripier en y écartant rageusement ce dont on ne veut pas pour retrouver une dentelle entraperçue, un bouton de nacre, un reflet de tissu.

Qui de nous n’a pas envie de s’approcher d’une âme juste, d’une âme qui ne réduit pas le sens, qui ne nivelle pas le désir, qui n’organise pas l’existence, qui ne bricole pas les apparences, qui ne feint pas de protéger pour dominer, qui n’envahit pas d’autres âmes, qui ne prophétise pas pour masquer sa peur, qui ne braille pas plus haut qu’elle ne sait, une âme d’où ne suinte pas le pus d’une morale servile et infectée ? Au fond de nous, ne nous paraît-il pas juste (de justice) de trouver cette âme juste (de justesse) dans un être de trouble et de confusion qui nous ressemble, mais ne ressemble pas – vraiment pas – à tout ce que nous entendons parler haut, si haut, trop haut, tellement trop haut, et si faux ?

Ce que disent les Sirènes ? Difficile de trouver dans la littérature mondiale propos plus monstrueux, plus dépourvu de sentiments humains, plus diaboliquement narcissique. Les poètes maudits, les apôtres du désespoir, les visiteurs de tous les enfers imaginables laissent toujours paraître, en filigrane, une trace de leur souffrance ou quelque signe incontrôlé qui met plus ou moins à distance la cruauté de l’agression à laquelle ils se condamnent et condamnent leurs lecteurs. Ici, rien de tel. Le propos meurtrier des Sirènes surgit tout armé de la mer, effroyable mécanique venue d’un monde ignoré où elle semble avoir été ajustée de toute éternité, d’un monde du dessous qui veut imposer au nôtre la violence de sa révélation. Le mal apparaît ici tel qu’il est : atrocement pur, ivre de rejet et de négation, enfermé dans une frustration féroce, implacablement logique. Un tourbillon de rage condamné à se nourrir de lui-même. Une puissance effrayante rivée à elle-même par une impuissance plus effrayante encore.

Un mal, d’ailleurs, qui ne se contente pas de s’exhiber. Son impudeur et son impudence vont bien plus loin : il présente son programme, il précise son projet, il définit sa stratégie, il décrit sa tactique. Les informes Sirènes (ses ambassadrices ? ses servantes ? ses reflets ? ses communicantes ?) en qui s’abolit déjà, signe majeur de confusion, la hiérarchie de l’humain et de l’animal, expliquent le plus clairement du monde non seulement comment elles détruisent la fragile enveloppe charnelle de leurs victimes, mais surtout comment elles s’en prennent à leur volonté, à leur liberté, à leur être. Elles décrivent minutieusement, avec le déroulement exact des événements, les séductions qu’elles vont mettre en œuvre, c’est-à-dire les tortures qu’elles vont pratiquer : est-ce que cela ne nous rappelle rien, cette manière d’annoncer leur combat ? Voyez avec quelle souplesse le récit passe d’un registre à un autre pour forer la conscience humaine et en énucléer la vérité. Voyez cet hymne guerrier qu’on dirait doué d’un pouvoir magique. Voyez la morgue avec laquelle il semble se réclamer d’une inspiration irrécusable, éternelle, incréée.

Leurs allusions à la Guerre de Troie le prouvent, les Sirènes savent tout d’Ulysse. Mais si elles savent tout de lui, elles sont incapables de le voir alors qu’il est à deux brasses d’elles. À moins que, trop préoccupées de leur chant, elles ne songent même pas à le regarder. Étonnant, de toute façon, que, pas un instant, elles ne l’invitent à se libérer de ses liens : elles n’ont tout simplement pas remarqué qu’il était attaché. Rien n’aveugle aussi sûrement que la volonté de puissance. Les Sirènes n’ont plus accès à aucune humanité singulière.

Les liens, ce n’était pas pour lui sauver la vie. Ce n’était pas non plus une précaution de femme jalouse. On n’imagine pas Circé pleurnichant sur son portable parce qu’Ulysse a caressé des écailles ou des plumes. Les liens, c’est parce que Circé est une formatrice. J’ai lâché le mot, j’en ris le premier. Certes, quelque confraternité qui nous unisse, il m’est difficile de cautionner toutes ses méthodes, notamment quand elle prescrit aux compagnons d’Ulysse un week-end de stage dans la peau des cochons. Même si cette histoire de cochons, après tout, est rassurante pour l’éthique de cette époque lointaine : certaines séances avec de grands décideurs économiques auraient pu, parfois, me suggérer l’urgence d’une migration inverse. Quant aux activités pharmaceutiques de Circé, je crains qu’elles ne soient plus difficiles à oublier : acceptons donc de les considérer prescrites.

J’aime Circé, au moins la Circé d’Homère, son élan, sa vigueur, sa générosité. Je l’entends me dire les mêmes mots que m’avait soufflés, il y a quarante ans, un vieux monsieur souriant, lui aussi formateur. C’était dans une ignoble usine à sessions, hangar immense, disgracieux, mal chauffé, où les groupes travaillaient les uns à côté des autres. Il venait de terminer une séquence et avait entendu ma conclusion. S’étant approché de moi, il m’avait murmuré, comme un signe de reconnaissance, comme un mot de conspirateurs : Amare est velle bonum. Voilà. Aimer, c’est vouloir le bien. Circé veut le bien d’Ulysse. Circé aime Ulysse. Basta. Acceptons, infiniment révolutionnaires en cela, qu’aimer puisse parfois évoquer une autre musique qu’un gros bouillonnement sur le cœur ou le petit bruit sec du bouton-pression qui saute.

Ulysse est en train de réaliser qu’il ne tombera pas dans le piège des Sirènes, mais qu’une autre difficulté l’attend, inquiétante et inédite : il va falloir qu’il aille au bout de leur discours et qu’il réponde quelque chose, au moins dans son cœur. Circé est une admirable formatrice. Pas de méthodes alambiquées pour atteindre des objectifs tordus. Il s’agit d’aider les gens – ici le stagiaire Ulysse – à entendre et à comprendre ce que le monde leur dit, point final. À se battre avec, à le disséquer, à le digérer, à l’approuver ou à le critiquer. Ulysse doit laisser tomber les mots des Sirènes dans sa tête et dans son cœur et chercher, sans retenue ni prudence, quels mouvement ils y produisent. Ou bien il s’efforce de repérer et de nommer ces mouvements, quels qu’ils soient : il est un homme libre. Ou bien il ne veut pas s’y efforcer : il est un domestique. Pas de barrières entre l’oreille et la conscience, elles doivent toutes être abattues : celui qui n’est pas persuadé de cette évidence, la professeure Circé l’envoie vendre sa camelote au supermarché.

Ulysse s’y attend, nous aussi : la première vague de séduction est sensuelle. Racolage. Opération publicitaire. Écoutez Sirènes Plus, la chaîne qui vous libère : Ulysse est un VIP, tous les VIP font escale à la station Sirènes, Ulysse doit faire comme eux. Pourtant, côté érotisme, la parole des Sirènes reste étonnamment allusive. « Les doux airs qui sortent de nos lèvres », voilà ce qu’elles trouvent de plus hard. Je conseille toutefois de ne pas trop tabler sur une exquise pudeur. Mieux vaut considérer, nous qui parlons moderne, qu’elles se trouvent « en situation de handicap ». Lequel handicap réside en ceci qu’il leur est impossible d’établir, et même d’accepter, et même de désirer, et même d’imaginer, une relation singulière, même passagère et occasionnelle, même celle de la prostituée et de son client. Tout ce qui est sensible est étranger à ces dualistes de l’enfer. Leur séduction est purement abstraite, quasiment virtuelle, entièrement dépourvue de références, d’allusions ou de signes corporels. Elle ne peut passer que par le plus quintessencié des sens, l’ouïe. Le son, mais pas l’image. L’oreille, mais pas l’œil, encore moins le toucher. La musique, par contre, est omniprésente et elle a de quoi rendre fous les matelots, et même les commandants. Mais qu’est-ce qui les rend fous ? La beauté ? Mais non, voyons ! Personne ne doit sa folie à la beauté. Ce qui les rend fous, au sens le plus strict et le plus simple du mot, c’est la frustration contagieuse dont ces pauvres filles chargent leurs chants.

Il faut observer la composition des quelques lignes citées au début de cet article. Les premières, celles de la phase de racolage, semblent légèrement patiner, ou tourner en rond. Les Sirènes hésitent un peu. Quelque chose en elles se voudrait-il plus direct, plus humain, plus naturel ? Rêveraient-elles parfois de se jeter à l’eau, ne serait-ce que pour faire plaisir à l’optimisme des peintres ? Mais savent-elles même nager ? Peuvent-elles même parler, autrement que par la voix du Chœur ? On les voit toutefois osciller brièvement entre un léger frémissement d’humanité et une sorte de rétraction agressive ou de repli pathologique qui ne tarde pas à l’emporter. Alors, lugubrement, elles enchaînent les thèmes d’une autocélébration délirante et exaltée, vrai condensé d’angoisse et de malheur, qui s’évacue en phrases courtes comme autant de coups de couteau distribués à la vie. Un instant, peut-être, elles auront pris le vent mais le vent, leur vent, les a renvoyées, plus négatrices que jamais, dans la caverne d’elles-mêmes et les y a définitivement enfermées.

Ulysse est là et écoute. Sans les liens, qu’on se le dise bien, il est mort, corps, esprit, âme. Et nous-avec lui. Si, à cet instant, quelqu’un glousse en expliquant que lui, il aurait aisément échappé à la tentation, je conseille d’examiner de plus près son dossier. Sans les liens, Ulysse n’a pas le temps de percevoir la perfidie de cette musique. Sans les liens, il ne comprend pas à quel point précis de son âme elle le touche, quelle zone de lui-même elle charme. Sans les liens, l’enthousiasme du désir et l’image du plaisir lui laissent ignorer quelle défaite secrète ils masquent, défaite par omission, défaite par essoufflement d’être, défaite par lente asphyxie. Sans les liens, le « chercheur de passes » se précipite dans l’impasse. Sans les liens, il n’a plus d’ailleurs. Sans les liens, il ne lui reste que l’aigre, la lourde et anxieuse répétition. Et ses normes mornes. Sans les liens, le doute profond et véridique n’envahit pas son cœur. Sans les liens, il ne reconnaît pas en lui-même ce point blanc où s’entrelacent et se combattent solitude, résignation, souffrance, paix, espérance active et, sous ce charivari, pourtant, la douce impertinence d’un sourire. Sans les liens, il ne peut pas saisir la main de son enfance.

N’ayant aucune chronique mondaine à alimenter, je me moque de savoir si Circé est une maîtresse, une amante, une amoureuse, une mercenaire, une partenaire ou je ne sais quoi d’autre. Une mauvaise femme, trouve-t-on dans ses données personnelles. Peut-être. Mais qu’y puis-je, moi, si cette mauvaise femme est un être qui aime, un être que l’amour (quel amour au juste, je l’ignore, vous aussi, Ulysse aussi, elle aussi) rend intelligent et fort, un être que l’amour élargit ? Qu’y puis-je si c’est juste le contraire de ces pauvres Sirènes ! Edgar Quinet aurait quand même pu se rendre compte avant de s’échauffer ainsi ! Elles sont bigleuses ! Savantes comme tout, mais bigleuses ! Bigleuses de près : elles ne voient pas les cordes qui saucissonnent Ulysse. Bigleuses de loin : elles n’ont aucune idée de son destin. Elles doivent se consoler en s’imaginant intenses ou en racontant leurs moments forts ! Mais, nous non plus, ne nous échauffons pas. Circé, même si c’est un pur produit du bricolage mythologique, a accédé, grâce à Homère, à une forme d’existence. Les deux hybrides, elles, n’existent pas. Et l’être n’a pas de temps à perdre avec le néant.

Mais non, les Sirènes ne sont pas des prostituées. Hélas ! Ce sont des vivantes, les prostituées ! Pas les Sirènes, pas un brin, et pas davantage ceux qui en ont fait les pièges à cons qu’elles sont devenues. Seuls les gamins italiens ont compris. Ils se filment sur la plage de Venise en train de capturer leur copine rigolarde qui s’est enfermé les jambes dans un fourreau d’écailles, lequel, il faut bien dire, ne lui va pas mal du tout.

Les Sirènes, c’est un texte fait de mots terribles, de ces mots terribles et vivants dont la pub et la communication veulent la peau et le sang. Un texte qu’on n’a jamais voulu lire, des mots qu’on n’a jamais voulu entendre. Et ce texte, c’est un résumé, une buée sur une marmite qui bout depuis toujours, une cuillerée d’écume prélevée sur la conscience d’Ulysse. Tout ce qui a agité son esprit et ému son cœur pendant toute sa vie ou, en tout cas, les agite ou les émeut durant son périple, est là, avec la description minutieuse des étapes de l’effrayante tentative d’anéantissement à laquelle, ni plus ni moins que lui, tout homme vivant en ce monde doit faire face. Et dont tout le sens d’une vie humaine, le seul sens d’une vie humaine, est de triompher.

Pour mémoire, le début. Tout a donc commencé, comme sur tous les bons médias, par la publicité. Racolage idiot. « Viens ici ! viens à nous ! Ulysse tant vanté ! » Mais non, ce ne sont pas des putes. Bien plus grave : elles jouent aux putes, elles miment. Langage noble, contenu grossier, comme quand les élites parlent fric. Ces filles-là ne sont pas dans leur peau. Au-dessus ou au-dessous, leur voix n’est jamais à la bonne hauteur. Elles s’égosillent. Ne croient pas un mot de leur affaire. Pour elles, c’est un ménage, peut-être. Fausseté hurlante du tempo, de la diction. N’ont pas digéré le brunch offert par la prod, tout semble dit sur fond de renvois gastriques mal compensés. Insupportable inauthenticité. Au fur et à mesure qu’elles avanceront, on oubliera qui parle, on oubliera même que quelqu’un parle. C’est le cas de le dire : la musique de Personne, sur les paroles de Personne, interprétée par Personne. Un bruit, un écoulement, une invitation à la résignation. Que va faire de cette bouillie l’honneur de l’Achaïe ? Savent-elles même où c’est, l’Achaïe ? Pauvres nanas, bien sûr. D’accord, pauvres nanas, il fallait le dire, on l’a dit. Et maintenant, ça suffit, l’important c’est ce qu’elles racontent, ce crescendo d’horreur qu’on sent monter, mal caché dans le doucereux de l’exorde : c’est ça qui va pourrir, c’est ça qui va tuer. Malaise, stupéfaction. Ça a vraiment vingt-huit siècles, ce machin-là ? C’était avant les médias ? « Arrête ton croiseur, disent-elles à Ulysse, viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres… » On la connaît tellement, la rengaine, la manipulation du quidam, l’inversion du don et de la demande, le pauvre mec à qui l’on fait croire que venir se faire plumer, c’est un cadeau qu’on lui fait. On connaît tellement qu’on entend à peine ! Une anesthésie, comme chez le dentiste. Ça ne fait pas très mal, après ça fera moins mal encore. Où serait-il, le cher Ulysse, sans les liens ? « … sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres ; puis on s’en va content et plus riche en savoir… » Ici, Cicéron se pointe. L’avocat bourgeois connaît son monde. On n’attrape pas un homme comme Ulysse en montrant ses cuisses, surtout devant ses matelots. Un peu de classe, je vous prie. Mais le cher Marcus Tullius a lu ce qu’il a pu lire, il est moins habitué que nous à la télé. Les Sirènes ne parlent pas de beaux-arts, ni même de culture. Elles parlent de savoir. De quel savoir ? Riche en savoir, rue Saint-Denis, le client imagine (imaginait ?) assez vite de quoi il s’agit. L’ambiguïté du mot, au contraire, envoie la tête d’Ulysse dans toutes les directions à la fois. Ne jamais oublier que le client n’est pas seulement un sexe, il est aussi une vanité. Nous voici très loin de la satisfaction de quelques fantasmes de troisième catégorie. On est passé de la rue Saint-Denis aux Champs. La prestation pour cadres, en somme. « Tu fais quoi dans la vie ? Ah ! De la communication ! Moi aussi, tu vois…» Étape importante dans la manip des Sirènes. Des services ordinaires, individuels, sommaires, on passe à une sorte de conscience érotique de classe. Le but de ces filles, de ces fausses prostituées, c’est d’en finir le plus vite possible avec l’étape sexe. Ce ne sont pas des péquins qui se pointent dans ces parages, il faut avoir ça présent à l’esprit, ou au portefeuille. Et ces gens-là ne vont pas se farcir un mal de mer pour une simple passe. En somme, ce qui intéresse ces nanas, c’est la vie professionnelle des gens, pas l’autre. Et là, soudain, aussi ahurissant qu’un fraisier sur la banquise, arrive ce qu’il faut bien appeler un tournant managérial pur jus, mais alors pur jus. Elles viennent de dire : « on s’en va content et plus riche en savoir… » Ulysse a dû se mettre à rêver, rien ne fait rêver davantage qu’une notion imprécise avec un parfum de totalité. Même s’il va tenir parole, il éprouve sans doute, à cet instant, un sentiment de curiosité assez satisfaisant. Comme quand il se demande quel flacon le coiffeur va déboucher. La musique, la mer, les matelots. Circé, tornade sécurisante, à l’horizon de la pensée. Cool en somme ! Et tout à coup, le monstrueux coup de bluff, cette façon cynique de faire du pied à l’angoisse, le terrible pouvoir de persuasion de la folie, l’invasion brutale d’une conscience qui ne se doute de rien : « … car nous savons les maux… » Et voilà l’ouvrage de Mesdemoiselles Aglaophème et Thelxiépéa, puisque c’est ainsi qu’on a généralement l’honneur de les nommer. Coup de main plus qu’audacieux, coup de poker de colonisateurs : s’installer d’un coup d’un seul en plein cœur de la ville qu’on veut prendre, en tenir à la fois la mairie, le commissariat de police, l’université, la télévision et le principal bistrot. Attaquer par le côté sur lequel personne n’aurait misé un bouton de culotte. Je ne pense pas que, pour ce qui le concerne, Ulysse prenne la chose au tragique. Il y a les liens, il y a Circé, il y a le formidable recul qu’elle lui a fait prendre. Mais plus tard, beaucoup plus tard, il se dira sans doute que Polyphème, pour ne parler que de cet aimable seigneur, Polyphème, à côté, ça aura été de la gnognote. Une brute, ce n’est pas le Mal. Une brute veut montrer qu’elle est une brute, puis elle va ronfler. Le Mal veut tout, surtout le meilleur, il ne laisse rien de ce qui est bon. Ulysse oubliera l’aventure, il n’oubliera pas la leçon. Quand il se repassera ce film, il comprendra que c’était de cet esclavage-là que Circé voulait le libérer. Et qu’on ne me parle pas ici des empoisonnements. Pourquoi une empoisonneuse ne pourrait-elle pas, parfois, vouloir le bien ? Une délibération de la commission des mœurs le lui a peut-être interdit à la majorité qualifiée ? Mais que des Aglaophème ou des Thelxiépéa puissent à ce point avoir barre sur la conscience des faibles qu’elles osent se donner pour les spécialistes du malheur humain, ça ne la gêne pas du tout, n’est-ce pas, la brave Commission ? « … nous savons les maux… » Nous sommes, veulent-elles dire, non pas des déesses, toujours occupées à se demander si elles se déguisent ou non en femmes, nous sommes Dieu lui-même ou Dieu elle-même, nous sommes la Vérité, la vérité de chaque être et de tous les êtres, la vérité de la vie et de l’Histoire, la vérité du monde. Nous, Aglaophème et Thelxiépéa, installées peinardes sur notre île ou dans notre bureau, à l’étage direction, nous sommes toutes-puissantes et, si nous ne le sommes pas vraiment par nous-mêmes, nous le sommes absolument par délégation. Alors, comme nous sommes toutes-puissantes, nous avons frappé. Et nous allons frapper encore, car c’est ça la toute-puissance, on nous l’explique tous les jours et nous le croyons tous les jours : frapper, frapper encore, frapper plus fort. Pendant que les citoyens-consommateurs se prennent aux cheveux pour leurs histoires d’élections, nous allons y aller de toute notre absence de cœur. Nous allons frapper encore deux fois, d’abord, puis une dernière fois, le coup de grâce. « Tous les maux… », commencent-elles pour enfoncer le clou. Puis la phrase se déploie dans le mauvais théâtre d’une sérénité majestueuse : « tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d’Argos et de Troie » Parfaitement clair. Un, elles connaissent tous les maux, universellement. Deux, pour assommer Ulysse, elles lui annoncent la chose la plus stupéfiante qu’il ait jamais entendue : elles savent leur Guerre de Troie mieux que lui ! Mais un coup chasse l’autre et la dernière phrase, proprement délirante, devrait, si tous les gens dangereux y avaient accès, les envoyer en cure de déradicalisation : « et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière ». C’est Le Dictateur, dont nous aimons rire, et qui ne nous menace plus. Mais, dans le ton comme dans l’organisation, je reconnais une autre dictature que j’ai longuement côtoyée et essayé de blesser, une dictature qui fait bien plus que de nous menacer, ce cancer de non-sens que l’argent, libéral ou socialiste, nous impose en démocratisant la peur, la bêtise et la lâcheté, les trois seules vertus qui tolèrent de l’accompagner. Les hellénistes avaient tort. Aglaophème et Thelxiépéa n’étaient pas des prostituées et leurs descendantes ne le sont pas devenues. Comment pourrions-nous donc les appeler ? Voyons. Des citoyennes ?

5 novembre 2016

Notes:

  1. Les citations de l’Odyssée sont ici présentées dans la traduction de Victor Bérard (Paris, Gallimard-Folio, 1993, Préface de Paul Claudel).