L’homme de la résurgence

Avant le nom de mon site, l’idée de résurgence m’avait fourni, en 1993-1994, celui d’une action de formation à l’INSEE ; la lucidité de deux ou trois responsables m’avait beaucoup aidé à la réaliser. Les cadres C qui en étaient les acteurs s’y engagèrent avec tant de cœur et d’intelligence que nos rencontres me donnèrent le désir de formuler, sinon une théorie, du moins quelques éléments d’une réflexion sur ce que pourrait être à notre époque un grand élan d’expression. Je pris même quelques notes, celles qu’on va lire, qui devaient servir à un livre que j’aurais intitulé L’homme de la résurgence. Le livre ne fut jamais écrit. Mais j’ai retrouvé ces notes. Je les présente ici dans l’état où elles étaient il y a onze ans.

I. L’expérience des sessions d’expression

Ce livre part d’une réflexion sur ma pratique de formateur. Depuis vingt ans, j’anime des sessions d’expression auxquelles participent des personnes de tous âges, de toutes origines sociales, exerçant les fonctions les plus diverses. Ces sessions durent trois jours. Elles ont pour but – au moins telles que je les conçois – de permettre aux stagiaires d’expérimenter des possibilités d’expression souvent laissées en friche. On n’y propose ni recettes ni techniques. Tout est centré sur la réflexion personnelle et collective et sur l’expression qu’elle permet.

Assister à l’évolution des participants durant ces trois jours est une occasion toujours renouvelée de méditation. Ce qui se passe dans les groupes déborde largement, par sa signification, le cadre de la formation. La session est comme le microcosme de la vie sociale. Mon intention est de m’en servir comme d’un instrument pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il me faut donc d’abord, dans ce premier chapitre, dégager la portée d’une session d’expression. Je compte passer très vite sur les circonstances, l’organisation, etc., pour montrer qu’une session d’expression propose un triple cheminement :
– un travail sur le langage : d’une façon très empirique, et en partant des propos les plus simples, on y apprend à exprimer ou à découvrir ses thèmes, ses questions, sa sensibilité ;
– un travail sur la relation : l’évolution du langage modifie la nature et la qualité des relations entre les participants, créant ainsi de nouveaux champs d’expression ;
– un travail sur le sens : les participants en viennent à ce qu’ils partagent quotidiennement, la vie de l’entreprise, le travail, la vie sociale. Ils jettent sur ces réalités un regard plus libre, plus critique, plus personnel ; ils apprennent à les déconstruire et à les reconstruire.

Le travail commun dans l’entreprise est à la fois le garant et le moteur de l’authenticité de leur réflexion. Le garant : la réalité concrète de l’entreprise écarte de tout psychologisme, de toute illumination suspecte. Le moteur : les participants ne sont pas enfermés dans quelque univers pédagogique artificiel ; c’est de leur vie entière qu’il s’agit, ils sont à la fois en face d’eux-mêmes, en face du monde, en face des autres.

Je souhaite évoquer le climat de ces sessions. Il faudra suggérer plus que décrire, montrer comment le quotidien des préoccupations et des angoisses ordinaires y prend un écho inattendu, faire sentir la vérité et la gravité de ces chemins de liberté, quel désir d’authenticité habite les stagiaires et comme il leur est difficile de le réaliser.

Il faudra surtout rendre compte de ces instants privilégiés où, sous les yeux du groupe, quelqu’un franchit les limites de son expression : un discours jusque-là convenu qui, on ne sait comment, devient une parole plus personnelle ; une façon de s’adresser aux autres, plus attentive et plus simple, qui atteste qu’on s’est libéré d’une contrainte sociale ; un jugement sur l’entreprise ou sur le monde où pointe l’audace d’une neuve liberté. Porteurs d’une émotion inépuisable, évoquant avec force la naissance et l’inauguration, ces instants sont la manifestation imprévisible d’un travail caché qui a pourtant toute sa cohérence, et même toute sa rationalité. Ils sont inséparables de l’envers d’inexpression, et souvent de servitude, auquel ils sont arrachés. Ils portent la trace de l’œuvre visible de la session et de l’œuvre invisible de la vie. Ils ne témoignent pas seulement de tel désir individuel, de telle évolution particulière, mais de ce qui, dans chaque être, est commun à tous ; ils n’éclairent pas seulement les vies personnelles, mais la vie sociale ; ils sont à la fois, et indissolublement, d’essence poétique et d’essence politique.

J’appelle résurgence l’instant de cette expérience et le travail lent et secret qui la produit. Sans elle, les débats théoriques sonnent creux, les proclamations et les revendications deviennent des abstractions répétitives et sentent la servitude. Avant de l’analyser plus précisément, voyons dans cette résurgence – le mot évoque à la fois la profondeur et l’émergence, l’enfouissement et la réapparition – l’expérience toujours singulière d’une humanité qui « tient tout entière dans les efforts des hommes pour la faire advenir » (Francis Jeanson). L’instant de la résurgence n’est pas piqué sur le temps comme un caprice ; il révèle un désir et il annonce un sens, voilà ce qui apparaît dans l’univers expérimental de la session comme dans l’univers réel de la vie.

II. L’homme à l’envers

La session n’est pas la vie. Elle suggère pourtant que, le plus souvent, on parle de l’homme moderne à l’envers, c’est-à-dire non pas en le replaçant dans la dynamique de son expression mais en l’enfermant dans ses conditionnements et dans l’inexpression qu’ils favorisent. Notre psychologie serait-elle une psychologie de la mutilation, notre sociologie une sociologie de l’étouffement ? La peinture de l’homme moderne (cf. L’ère du vide et, plus généralement, tout ce qui se rapporte à l’étude critique de notre environnement technocratique) non seulement ne prend en compte que l’homme mutilé mais encore, en le décrivant, donne un fondement théorique à ses difficultés d’expression et les aggrave. L’ère du vide crée le vide. La phobie de la technocratie peut renforcer la technocratie. Séduit par tant de brillantes analyses sur son cas, l’homme moderne se met à parler de son existence comme on veut qu’il en parle : à l’envers.

C’est qu’en lui la partie est serrée. Décrire cet homme sous l’angle de ce désir de sens dont il ne sait que faire. Montrer comme il joue la vie privée contre la vie publique, la vie dite personnelle contre la vie dite professionnelle, comme il passe d’illusion en illusion, comme il refoule son désir dans un mythique « jardin secret » qui ne donne plus accès à aucune réalité. Comment il vit tout entier dans le cercle d’une subjectivité protégée et protectrice, en réalité pur reflet du monde extérieur. Analyser ce « réalisme » qu’il brandit comme une arme, comme un remède contre toute utopie déstabilisatrice. Il a choisi sans le savoir la pire utopie : le néant.

L’homme du réalisme est, on le sait, l’homme de la normalisation. Il cherche à trouver son équilibre, du championnat de football aux combinaisons politiques, en passant par les performances économiques, dans des rôles de rationalité, dans des stratégies qui sont à peu près la seule perspective intellectuelle que lui ont laissée les études, la technique, l’économie, l’informatique. Établir le lien entre ces rôles et les médias qui les garantissent et les cadenassent. Analyser surtout la souffrance de cet homme, ses hésitations permanentes entre la bonne foi et la mauvaise foi, le présenter dans des situations concrètes, dans l’entreprise, devant la télévision. Faire comprendre qu’il est toujours quand même au combat, malgré les pièges, malgré les compromis. Il sait que plus il s’engage dans ce système d’enfermement, plus il s’éloigne de lui-même et des autres. Mais, s’il peut sombrer dans la manie ou la dépression, il peut aussi, dans le même temps, accumuler des munitions pour sa résistance. Insister sur cette donnée qui met en perspective toutes les autres et qui sera un des points d’appui principaux du livre. Les caches secrètes de l’homme moderne ; comme il se trahit, par exemple, par son refus d’entrer dans les rôles qu’on lui propose, alors qu’il en célèbre l’importance, l’urgence, l’efficacité, etc. Ainsi du thème de la motivation dans les entreprises : toujours repris, toujours à reprendre à l’aide d’une inépuisable collection de slogans auxquels personne ne croit, il traduit très bien la totale inadaptation de l’homme adapté.

Tous les alibis que peut se donner cet homme mutilé pour ne pas explorer autre chose que sa mutilation. Il est branché sur l’actualité, sur la mode. Il peut cacher son malaise sous un masque toujours renouvelé de connaissances scientifiques ou techniques. Il le reconnaît dans toutes sortes d’expériences délirantes, des sectes à l’occultisme, voire dans l’expression traditionnelle d’une religion qui, indifférente à ce qu’il pourrait sentir ou dire de lui-même, oriente tous ses efforts et toute sa culpabilité vers des performances morales individuelles. Il le retrouve dans le langage archaïque des partis et des syndicats qui lui laisse l’illusion confortable que rien n’a changé, ni dans le monde ni en lui-même. Pourtant chacun de ces alibis, chacune de ces situations ambiguës lui est une occasion de rencontrer les autres, de voir son image dans leurs yeux, son irrésolution dans la leur ; toute situation de communication devient le miroir de sa facticité et les efforts qu’il fait pour s’en protéger sont aussi des miroirs.

Je souhaite aller de ce qui détruit cet homme aux signes légers, discrets, refoulés mais présents, qui attestent qu’il est conscient de cette autodestruction, même s’il ne sait en être que le spectateur désappointé ou résigné. Analyser l’écart entre ce qu’il dit et ce qu’il pense. Comparer sa sensibilité personnelle, toute stoïque et désabusée, aux hymnes qu’il feint d’entonner en l’honneur du progrès. Montrer qu’il n’est pas monolithique, que son intelligence lui souffle parfois qu’il pourrait avoir son mot à dire, que les idoles qu’il vénère sont dérisoires.

Un jour, à l’occasion d’une joie, d’une peine, d’un instant de plaisir, d’ennui ou d’inattention, il devine qu’il ne s’agit pas de résoudre des problèmes mais de faire advenir de la vie. Même inexploitée, cette évidence reste en lui comme un virus à retardement.

III. La résurgence

Nous l’avons vu : l’émotion qui accompagne tout élargissement de la liberté, si intense qu’il soit, ne relève pas de l’irrationnel. Si nous appelons résurgence l’instant de cet élargissement et le mouvement qui y conduit, nous nous trouvons dans une logique qui s’oppose à celle de la servitude et de la résignation. Elle se manifeste clairement à l’instant de la résurgence, plus facile à isoler, certes, dans la session que dans la vie, mais répondant sans doute, dans les deux cas, à la même nécessité.

L’instant de la résurgence est celui où tombent des cloisons, où apparaissent des fissures qui révèlent la fragilité d’une construction en même temps qu’elles ouvrent des voies à la liberté, à une existence à la fois plus proche de ses sources et plus créative. On ne saurait analyser très précisément un mouvement aussi fluide, aussi imprévisible, aussi intimement lié au mystère de la personne, mais on peut reconnaître quelques-uns des signes par lesquels il se manifeste :
– la conscience d’une contingence qui individualise : un système de valeurs arbitrairement réanimé se délite, le langage laisse paraître d’inquiétantes porosités, la croûte de rationalisation et d’efficacité dont on l’a blindé glisse, se déplace, se désagrège. Il y a du jeu (au sens mécanique du mot) dans les rouages assemblés par l’angoisse. Thématique de l’eau : quelque chose filtre, ruisselle, déferle, menace de noyer mais ne noie pas, emporte en tout cas du mobilier inutile ;
– au hasard de la vie, des modes différents de l’existence que l’on avait dûment séparés (le social, l’éducatif, le sexuel, l’économique, etc.) se rencontrent, se télescopent, créent des relations nouvelles qui contraignent à voir autrement le monde, les autres et soi-même, à reconnaître une sensibilité marginalisée, à changer de regard ;
– ou encore, à côté ou à la place de cette mise en relation synchronique, survient une mise en relation diachronique d’instants différents ou contradictoires, surgis du passé, qui se rencontrent, ou se heurtent, ou s’épousent. Survient alors dans une conscience qui ne voudrait être qu’à ce qu’elle fait une troisième dimension, troublante.

La résurgence apparaît toujours dans la perspective d’une relation ou de la relation. C’est le mouvement le plus individualisé et le moins individualiste qui soit, entièrement imprévisible et d’emblée tourné vers les autres. Liée entièrement à l’histoire de chacun, à ses zones les plus obscures, les plus troubles, elle ne peut survenir que dans la conscience de l’existence d’autrui. On pense à ce qu’Aragon appelle la déplongée, une vie qui se ressent elle-même et peut se penser, le contraire d’une fuite, une libération au sens d’une énergie qu’on libère.

Suggérer par petites touches le climat de la résurgence :
– l’intérêt se déplace du système ou des systèmes aux interstices, aux trous, au jeu que ce ou ces systèmes produisent infailliblement ;
– redécouverte de l’attention, de la sensation fine comme moyens d’accès privilégiés au monde ;
– les valeurs de mouvement l’emportent sur les valeurs de sécurité, de stabilité ;
– conscience des limites individuelles, fin des rêveries totalisantes, renoncement au désir abstrait de puissance ou de toute-puissance, mais certitude d’un pouvoir réel, d’une capacité de faire ;
– la solitude comme fondement de la communication ;
– sentiment d’une réalité en genèse, inchoative, d’une « logique du vivant », conscience de ce qui germe, pousse.

IV. L’homme de la résurgence

La résurgence est une entrée en liberté, un pas décisif sur le chemin d’une libération. Mais elle ne se laisse jamais réduire à du psychologique. L’homme de la résurgence est lié aux autres par deux intuitions convergentes :
– d’une part, un vif sentiment de solidarité, venant moins d’une exigence morale que de la conscience d’une identité de nature. Au cœur de chaque différence, l’humain ou, pour parler comme La Boétie, la compagnie. Se libérer n’est pas s’isoler mais rencontrer les autres, l’autonomie elle-même n’a de sens que pour les relations qu’elle permet de tisser et qui constituent la dimension première de la personne et de la société ;
– d’autre part, un non moins vif sentiment de rejet à l’égard des représentations qui dominent les sociétés post-industrielles. Sans doute l’homme de la résurgence n’a-t-il pas le goût marqué d’opposer une idéologie à une autre mais il sait, pour l’avoir directement expérimenté, ce que signifie le nouveau discours de servitude lié à l’intérêt, à la manipulation, à l’image, à l’individualisme.

L’homme de la résurgence procède par écarts existentiels et par nécessité intime plus que par référence à une idéologie. Il a l’expérience de la barbarie et celle de la liberté. Il les trouve toutes deux dans la société dont il fait partie et dont il n’est ni le champion ni le contempteur systématique. Mais il fait confiance à son dégoût comme à son goût pour faire pencher la balance. Il se sent deux fois un homme parmi les hommes, comme victime – encore parfois consentante – de la barbarie, comme témoin de la liberté. Il est tout entier, dans son existence propre comme dans son action dans le monde, l’homme du passage. Il sait qu’on ne peut longtemps distinguer liberté intérieure et liberté dans le monde. Il rejette d’un même mouvement les fausses mystiques qui ignorent la vie et les bateleurs de l’ambition et de la conquête.

Il a une façon nouvelle d’habiter la cité. Il remplit ses devoirs de citoyen mais sans aucune passion pour le jeu politique, même s’il sait, à l’occasion, s’engager là où il le faut et quand il le faut, c’est-à-dire où et quand la liberté est vraiment compromise. De cela, il se reconnaît juge. Mais c’est ailleurs qu’il donne sa mesure, dans des réseaux informels, dans un tissu toujours changeant de relations qui se reconnaissent à trois signes : on s’y interroge sur l’existence qu’on mène, on se sait porteur d’incitations à la liberté pour la vie sociale, on y vit des relations fortes. Ces micro-réseaux, il les sent, tout limités qu’ils soient, comme de vrais lieux de progrès et d’amitié. Le schéma « famille-travail-loisir » lui devient assez étranger. S’il ne se détourne pas forcément de la famille, il en change radicalement la signification. Il tient pour nul l’esprit de contrainte et pour nul l’esprit de laxisme.

C’est un ouvrier des profondeurs, du simple : un mineur. En un sens, le contraire d’un militant. Avant d’être son devoir, la liberté est son plaisir grave. Il échappe ainsi deux fois, sans aucun risque d’être récupéré, aux séductions de l’aguicheuse société de consommation : par la qualité de son plaisir en face de quoi les « permissions » qu’elle lui offre ne sont que laborieuses agaceries, par l’exigence qui est l’envers de ce plaisir, et dont elle a perdu depuis longtemps le souvenir.

C’est autour de cette lente, permanente, contagieuse résurgence que s’édifie l’unité de sa vie. Il démantèle quelques forteresses (l’idée de famille, d’entreprise, de patrie) mais en réinvestit les matériaux dans de nouvelles constructions. Le sentiment de l’authentique (on analysera cette notion) le ramène toujours à une modestie première et le garde du pouvoir pour le pouvoir, de la carrière, du secret. Refus de la sécurité à tout prix ; sens du départ ; goût d’une certaine pauvreté ; jouissance d’un seul luxe, la relation : il appuie sa créativité sur une dynamique sensuelle. Il oppose au système du marketing la contagion directe de l’existant. On peut dire de lui ce qu’on disait autrefois des transcendantaux : il est diffusif de soi, sans publicité.

V. Une culture de l’expression

Retrouver, d’un seul mouvement, une expression plus authentique, une relation plus libre avec les autres et, par là, une influence réelle sur le monde, ce programme aurait l’agrément de beaucoup. L’homme de la résurgence n’est pas celui qui l’approuve mais celui qui le pratique, c’est-à-dire celui qui fait le pari qu’il est possible de vivre – jusque dans l’acception la plus concrète du mot – en n’acceptant jamais de renoncer, même provisoirement, à aucune de ces trois exigences.

Au début de ce dernier chapitre, il nous semble utile de faire un détour par le XVIe siècle et le Discours de la servitude volontaire. Nous suivrons avec La Boétie cet homme « assoti » par les « drogueries » qui accepte si volontiers le joug « qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ». Nous lui rappellerons que « nous ne sommes pas seulement en possession de notre franchise mais avec affectation de la défendre » et « qu’il ne peut tomber dans l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude nous ayant tous mis en compagnie ».

Cette « compagnie » – notre société – nous tâcherons d’en esquisser, sous l’angle de la résurgence, un portrait équitable. Nous la montrerons aux prises avec deux difficultés majeures et contradictoires :
– elle vit toujours sur des représentations de l’autorité qui l’asservissent, sur des modèles archaïques ;
– elle s’égare dans un rêve de modernité finalement assez vide de sens, probablement pour oublier qu’elle n’a pas encore liquidé ses systèmes d’autorité.

Nous insisterons sur la symétrie qui existe entre les cassures visibles, objectives de la société (exemple : la société duale) et les cassures subjectives qui ruinent les consciences. Nous montrerons à quel point cette société a perdu ses racines et verrons dans le désir de résurgence comme le signe de la volonté de les retrouver, c’est-à-dire de les inventer. Nous ne confondrons pas en effet l’archaïque et le fondamental. « Non pas l’antique comme rabâchage, écrit Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles ». Nous chercherons à quelles conditions (politiques, culturelles, sociales) de telles retrouvailles sont possibles.

D’une façon plus précise, il faudra imaginer comment l’enseignement et la formation pourraient, pour leur part, au-delà de la simple distribution de connaissances, favoriser de véritables évolutions. Nous ferons sur ce point des propositions précises, inspirées de notre expérience pédagogique. Sans doute aucune proposition, aucune mesure ne permettra-t-elle à quiconque de faire l’économie d’une résurgence personnelle. Mais c’est le rôle d’une société démocratique – c’est-à-dire d’une société qui ne confie pas son destin à la technocratie – de sentir, de comprendre, d’accompagner autant qu’elle le peut les mouvements de la sensibilité, du cœur, de l’esprit qui sont les premiers – et les seuls – signes de culture.

On ne peut en effet continuer à voir dans la culture une décoration aimable et raffinée ou un moyen élégant de s’adapter à l’évolution du monde. C’est du contraire qu’il s’agit. Non pas s’adapter au monde, mais rendre le monde acceptable. Si elle n’est pas le moyen de mettre à distance ce qui nous humilie et ce qui nous étouffe, la culture n’est plus que le bavardage oiseux d’imposteurs spécialisés. Il y a donc urgence à faire naître une culture de la résurgence ou, si l’on préfère, de l’expression. Beaucoup de manifestations spectaculaires et promotionnelles doivent y perdre leur prestige usurpé. Cette sorte de snobisme pour tous qui ruine, avec l’esprit démocratique, toute gravité comme toute amitié, doit s’effacer devant des expériences plus authentiques et plus ferventes.

(6 juillet 2005)