L’homme moins l’humanité

(À propos de La technique ou l’enjeu du siècle, de Jacques Ellul)

par Emmanuel Sur

Jacques Ellul l’avait écrit dès les années trente : les théologies politiques de la transcendance ont été supplantées par le règne total et global de la technique. Alors que ses contemporains ne se lassent pas de projeter sur le lendemain les ailleurs meilleurs ou de glorifier le présent des progrès réalisés, Ellul part d’un constat qui énonce d’emblée la perspective de toute son œuvre : « La vie n’a plus de sens. »

Tout appel au sens suppose de partir de ce rien, de se saisir de cette absence. Comme nul n’est spécialiste du rien, Ellul, en non spécialiste, nous offre dans cet ouvrage pionnier une réflexion d’homme de science plus qu’une réflexion scientifique sur la condition de l’homme vis-à-vis de la technique. L’érudition professorale de l’agrégé de droit romain aux intérêts formidablement éclectiques jaillit à chaque page, mais elle soutient une pensée claire et lumineuse qui n’emprunte à aucun paradigme ni précepte méthodologique. La science, estime Ellul, n’est plus qu’un moyen au service de la technique. Dès lors, la technique scientifique ne peut imposer sa loi à la compréhension du phénomène technique.

Cette double méfiance envers l’objectivisme et le méthodologisme ne pouvait que conduire Ellul à une indépendance d’esprit et de jugement envers toutes les chapelles, y compris celles qui recueillaient le plus spontanément son adhésion. En 1954, la diffusion des plus limitées de la première édition de La technique préfigure un certain isolement intellectuel d’Ellul au sein d’une doctrine française partagée entre le marxisme et le libéralisme. Ellul, qui a lu Marx très attentivement, est loin de penser que le primat de l’économie puisse encore décrire la réalité des sociétés modernes ; mais, tout comme Marx, il recherche l’élément fondamental de la société, celui par rapport auquel tous les autres ne sont qu’accessoires : cet élément, c’est la technique. Par rapport à la technique, la mise en scène du politique n’est que le maintien d’une illusion différentialiste.

Une fois écartées les idées reçues (la technique est forcément un progrès ; la technique est toujours au service de la science), Ellul estime que le fait nouveau de la technique est qu’elle est devenue « autonome, et [qu’elle] forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, reniant toute tradition ». Elle a donné naissance au phénomène technique, c’est-à-dire à « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Ellul dénombre trois grands secteurs d’action de la technique : la technique économique, de l’organisation du travail jusqu’à sa planification ; la technique de l’organisation, qui concerne aussi bien les grandes affaires commerciales et industrielles que les Etats et la vie administrative ; la technique de l’homme, en tant que l’homme lui-même est objet de technique.

Dans le domaine économique, la technique engendre inéluctablement une concentration des moyens de production, et l’intervention de l’État devient indispensable. Comme l’objectif technique est acquis d’avance, on ne peut compter sur « la bonne volonté générale » : l’intervention de l’État se réduit à des activités de régulation de la concentration des moyens de production. Les ouvriers sont « plus asservis », le consommateur est « souvent rançonné », l’intégration de l’homme dans le complexe technique « est plus totale ».

Par ailleurs, dans le domaine de l’organisation constitutionnelle, Ellul estime que « quelles que soient les théories gouvernementales (…) les organes de gouvernement sont actuellement subordonnés aux techniques dépendantes de l’État ». Ces techniques visant toutes à l’efficacité, l’homme a également besoin de croire au caractère juste de l’efficacité. En une formule lapidaire, Ellul stigmatise le caractère purement utilitariste de la doctrine politique : « Efficace, cela se fait ; juste, cela se dit… La doctrine politique de notre temps est donc une machine à justifier l’Etat et son action ». Cette technique de justification, à laquelle Ellul, contrairement à Althusser, ne donne pas le nom d’idéologie, intériorise le contrôle que l’homme exerce sur sa propre action et, de ce fait, rend moins nécessaires les formes juridiques classiques. Le système juridique n’est plus qu’une vaste compilation de « vérités de détail » élaborées au terme d’un calcul par le technicien du droit.

Le regard d’Ellul n’est guère plus complaisant lorsqu’il se pose sur les techniques de l’homme. La psychopédagogie, notamment, de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’une société devient totalitaire, conduit à un processus éducatif strictement adapté à la société « telle qu’elle est ». Elle crée des individus plus équilibrés et plus heureux « dans un milieu qui devrait normalement les rendre malheureux, s’ils n’étaient pas travaillés, pétris, formés pour ce milieu ». Là encore, le jugement est sans appel : « Ce qui semble le sommet de l’humanisme est en réalité le sommet de la soumission de l’homme ». Sur le fond, Ellul estime que toutes les techniques de l’homme (le sport, la propagande, la publicité, la psychosociologie – il omet certainement la sexualité -), « ne peuvent aller que dans le sens de l’adaptation de l’homme à la masse ». Quelle différence avec le nazisme ? Aucune, ou plutôt une seule : « L’opération technique s’effectuait à chaud, dans les larmes, dans les séparations familiales, dans les contraintes (…) Nous faisons mieux. Nous opérons sans douleur (…) Parce qu’elle est scientifique d’abord, toute technique obéit à la grande loi de la spécialisation ». Le triomphe de la technique, c’est l’homme moins l’humanité.

Visionnaire ou prophétique, les qualificatifs ne manquent pas pour décrire toute la pertinence et la modernité du regard d’Ellul au vu de ce bref aperçu d’un ouvrage aussi prolixe que peu conformiste. Comme toutes les thèses, l’explication du phénomène qui apparaît aux yeux d’Ellul reste sujette à discussion, mais son regard nous invite à réveiller une réalité trop présente pour être encore perçue comme telle. Non seulement l’utilitarisme technicien n’a pas faibli depuis les années cinquante, mais il s’est imposé jusque dans les sphères les plus intimes par le langage, la pensée et le mode de vie. Le savoir pour le savoir ? Non : il faut former des compétences pour que la culture s’intègre d’emblée à la compétition économique. Le citoyen pour la communauté ? Non : il faut forger des « identités ». Le travail comme valeur sociale ? Non : le travailleur comme ventre mou de l’entreprise, qu’elle peut dégraisser pour retrouver la pleine forme. L’homme pour l’homme ? Non : le capital humain. Et le corps ? Une modélisation du code de la performance.

Mais, surtout, ce fait massif, d’une actualité évidente, qui constitue, selon Ellul, la négation même de la parole dans toute forme de pouvoir, y compris démocratique : la propagande. Si, pour Carl Schmitt, elle s’avère nécessaire à la construction de la démocratie de masse puisque, en réalité, l’unité substantielle du peuple, conceptualisée par le juriste officiel du III° Reich, ne peut trouver d’apparence que dans le Führer, elle est, pour Ellul, un vecteur d’aliénation en soi dont la démocratie, étant d’abord une forme de pouvoir, ne peut se passer pour survivre. Mais la propagande n’est pas seulement la diffusion du mensonge : elle réside dans cette forme particulière de contrôle politique qui crée un sentiment de liberté dans un état de servitude. En d’autres termes, elle n’est pas forcément offensive mais toujours justificative de ce qui est. Ce qui est n’est pas une construction métaphysique et encore moins une spéculation : c’est ce que la technique exige au nom de sa propre raison. Comme le fou, la technique a donc tout perdu, sauf la raison.

La convergence des différentes formes de pouvoir, et donc des systèmes juridiques, qui ressort de l’analyse d’Ellul reste certainement le point le plus problématique de La technique. Du simple point de vue de l’expérience, on ne pourrait pas accréditer cette thèse si elle avait pour objet d’établir une stricte équivalence entre les systèmes démocratique et totalitaire au nom d’un relativisme total. Mais tel n’est pas le propos d’Ellul. On se trompe pourtant si l’on considère que ces deux systèmes sont différents par nature, puisqu’ils sont tous deux régis par le même phénomène technique, mais selon des modalités différentes. La technique s’impose à toutes les formes de pouvoir : si le système démocratique se pérennise, c’est qu’il présente, contrairement à certaines idées reçues, infiniment plus de ressources scientifiques et rationnelles que le système totalitaire, même si celui-ci prétend toujours se fonder sur la science et la raison. Plus la technique s’intègre, plus elle est indolore : la convergence des systèmes étatiques s’explique donc par le triomphe du système technicien, et non par celui d’un modèle politique. En quelque sorte, le triomphe apparent de la démocratie engendre également sa perte.

Dans un climat intellectuel où la démocratie est souvent considérée comme une valeur en soi, mais où l’idée même de démocratie oscille entre les deux pôles contradictoires de la définition organique – certes minoritaire – et de la définition matérielle – la  “fondamentalité”  davantage que la volonté –, il est bien évident que la logique soutenue par Ellul invite à un renouvellement des points de vue. Alors que le technicien doit vendre le mode d’emploi en même temps que le produit, ce qui correspond à l’attitude habituelle des fonctionnaires de l’idée de démocratie, Ellul nous invite à nous intéresser à la fabrication du produit pour en apprécier le mode d’emploi. La démarche pluri- et transdisciplinaire est donc indispensable, puisque plus l’analyse se situe dans une optique spécialisée, plus elle projette sur son propre objet la technique qui la sous-tend.

L’idée centrale de l’ouvrage, selon laquelle la technique forme un tout autonome, apparaît cependant moins convaincante que les développements que consacre Ellul au phénomène technique. D’emblée, il exclut toute filiation capitalistique de la technique, en soulignant plus encore, dans une perspective qui ne manque pas d’évoquer le marxisme, la technique comme fait déterminant de la société, comme « particule élémentaire » de la dynamique sociale : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine ». Ce modèle monologique est finalement assez muet sur les dynamiques qui le nourrissent, car il est évident que la machine n’est pas apparue toute seule, mais de la conjonction de deux impératifs : l’utilitarisme et la spécialisation. S’il est vrai, malgré la froideur et le cynisme d’un Ford ou d’un Taylor, que le capitalisme n’en a pas le monopole, on peut regretter dans La technique une absence de mise en perspective, à l’image d’un Weber, de la technique par rapport à ses fondements idéologiques et, surtout, théologiques.

Plus encore, un sentiment d’agacement peut naître à la lecture de l’implacable postface de l’ouvrage : « Ainsi se constitue un monde unitaire et total. Il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l’orienter ». On se souvient du dernier chapitre de 1984 d’Orwell où Winston, condamné à un univers concentrationnaire, aime enfin Big Brother. Pour Ellul, ce monde unitaire et total est bien davantage un nouveau monde qui « obéit à des lois qui ne sont celles ni de la matière vivante ni de l’inanimé » qu’un ancien monde qui restera toujours une prison. Dans ce nouveau monde, élaboré comme intermédiaire entre la nature et lui-même, l’homme entre en étranger : il a perdu tout contact avec son cadre naturel. Ce constat, asséné comme un leitmotiv tout au long de La technique, devient franchement suspect quand il a pour objet d’opposer, au nom d’une sorte d’hygiénisme moral, la bonne nature et la présence de l’homme sur terre qui constitue quasiment un péché. La bonne nature, l’homme ne la supporte pas : il la façonne selon ses besoins jusqu’à lui donner parfois le nom de campagne pour souligner qu’il y reconnaît son œuvre. Cette opposition est d’ailleurs si invraisemblable que l’on en vient à se demander si La technique ne vaut pas, a contrario, comme un plaidoyer pour la cause écologique qu’Ellul ne tardera d’ailleurs pas à défendre.

Peut-on encore être optimiste après la postface de La technique ? Si Ellul parvient à convaincre, c’est bien en expliquant que c’est utopie que de vouloir maîtriser la technique pour l’asservir. Tout le démontre : la course à la technique est un cycle sans fin. Alors que faire ou, plutôt, reste-t-il quelque chose à faire ? Rien si l’on s’en tient à la logique de La technique. L’espoir d’une libération dans le royaume de Dieu si l’on écoute l’homme de foi convaincu que fut Ellul. Que ressurgisse dans cette idée d’impossibilité de liberté terrestre l’hygiénisme moral, que la croyance sonne le glas des espoirs humains, que la référence à Dieu semble être un aimable aveu d’impuissance, là n’est pas l’essentiel. Malgré les excès d’une pensée trop systématique, Ellul nous donne à voir une partie de la réalité et nous invite à une réflexion libératrice.

Les grands auteurs ont souvent raison en partie, mais se trompent toujours sur le tout. L’homme moins l’humanité, c’est toujours l’homme. L’homme, c’est toujours l’humanité.

(Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Economica, 1990, 30 euros.)