Place à l’océan

LE MARCHÉ XLII

Ainsi personne n’a rien eu à opposer au déferlement de bêtise et de bassesse sur lequel la crise projette sa lumière crue : les fondamentaux de la modernité occidentale sont la cupidité et la volonté de puissance. De résistance véritable, je n’en ai jamais vu que dans des cas d’incompatibilité psychologique : chez des caractériels, en quelque sorte. Hormis ces chanceux, une cascade de dénonciations théoriques, de bramements, d’indignations, d’« exigences de justice » : en bon français, rien. L’héritage grec et latin, le christianisme, les Lumières, les révolutions, les révoltes, le socialisme, le surréalisme, le communisme, la pensée critique, les maîtres du soupçon, l’expérience de la guerre et des tyrans du XXe siècle, l’action culturelle, le féminisme, les valeurs et la diversité, tout cela, sous le contrôle de la communication, cette grande pute cruelle et polyvalente, a préludé au triomphe du management, des ressources humaines, du marketing, du marchandisage, du développement professionnel et personnel, de la production affolée des choses et de leur consommation. Il y a quelques mois encore, un tel bilan eût été accueilli avec un sourire de dédain. Il me semble que le sourire va peu à peu se faner.
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Rien n’est plus fétide qu’un privilège.
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Combien de temps la moralisation du capitalisme amusera-t-elle la galerie marchande ? Trois mois ? Deux ans ? Dix ? Une fois les plus grands voyous privés d’une part de leur dessert, des managers de second rang monteront à leur place en jurant amour et fidélité aux valeurs. Pourquoi ne seraient-ils pas sincères ? Leurs aînés l’étaient peut-être aussi. On met le doigt dans le système : il le broie. L’intelligence ? Il l’affole. Le cœur ? Il le pourrit. Les petits nouveaux feront comme les grands anciens. À la moralisation du capitalisme, fumisterie de droite, répond la fumisterie de gauche dont un sociologue se faisait récemment le colporteur : les patrons vivent sous le règne du moi, les manifestants témoignent du nous. Un nous qui vient par les pieds, en quelque sorte. Pourquoi se moque-t-on toujours des gens, toujours ? Les riches cèdent pour rester riches, rien de plus, rien d’autre. C’est leur crasse qui les oblige à plier un peu, pas leurs adversaires. Et les gens des manifs, pourquoi se rassemblent-ils, sinon pour leurs intérêts individuels ? Sinon pour leur pomme ? Ils en ont le droit, certes, et peut-être le devoir. Mais la pensée pommiste n’a jamais fait peur à personne, surtout pas au capitalisme, qui l’a inventée. Communier dans le pommisme, c’est lui faire la bise de loin. L’ennemi du capitalisme, air connu, c’est le capitalisme. Il y a longtemps que les gens de droite ont renoncé à l’influencer, qu’ils se contentent de répéter les slogans que la nécessité leur souffle, qu’ils feignent d’être les organisateurs d’un désordre qui les dépasse. Pendant ce temps-là, la gauche promène ses pancartes. Elle fait pot de fleurs, comme on disait des enfants de chœur qui n’avaient pas de rôle défini dans les cérémonies. La logique des choses a désarçonné la droite comme la gauche et les traîne derrière elle par les cheveux. Même si, de tous les côtés, il y a d’excellentes personnes, d’excellentes personnes paumées, intelligemment paumées, paumées avec compétence, paumées avec une exquise sensibilité. La logique des choses, qui la prendra aux naseaux ? Un génie ? Un « intellectuel de haut vol », comme on dit du pape Benoît ? Chansons. Personne ne le peut. Sauf vous et moi, ici et là, quand nous aurons accepté l’incertitude des temps, quand nous aurons extirpé de nos crânes les performances, les objectifs, les jugements, les mesures, les comparaisons, quand nous nous serons amoureusement lovés dans la durée, le regard tourné, en nous et hors de nous, vers le vaste.
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Le rapprochement entre le terrorisme mondial de l’argent et ce que Téodor Liman appelle avec justesse la « vie-de-bureau » s’est forcément imposé aux travailleurs. Non qu’ils se soient livrés à des comparaisons absurdes. Tous les patrons ne souffrent pas de névrose d’accumulation. Beaucoup d’entre eux, s’ils se laissaient aller un instant à rêver de bonus disproportionnés, seraient ramenés à plus de modestie par le grain de bon sens que leur lancerait l’honnêteté, ou la prudence. Et pourtant, le rapprochement s’est imposé. À la manière d’une similitude climatique. Dans les firmes planétaires comme dans les bureaux les plus modestes, même si c’est à des degrés incomparables, la même frénésie de réussite, la même volonté de puissance, la même obsession des possibles et des limites à repousser. La dénonciation virulente de quelques voyous majeurs par leurs amis d’hier, loin d’apaiser les travailleurs, les renforce dans la crainte et l’hostilité. Il y a du stalinisme dans le mouvement ternaire de ces purges : on feint de découvrir les désordres quand les circonstances y obligent, on traîne les coupables dans la boue, on renforce le système derrière eux. Personne ne sait plus que penser d’une atmosphère pareille. Ceux qui l’ont installée, et ont tout fait pour la renforcer, en sont à se justifier, à protester de leurs bons sentiments, à geindre préventivement, à se faire victimes avant qu’on ne les accuse. Débâcle. Les travailleurs s’interrogent en secret. Ne cautionnent-ils pas trop facilement ce délire ? Ne contribuent-ils pas à l’aggraver ? Mauvaise conscience, honte diffuse. Fausses relations, fausses amitiés, fausses équipes. Comment n’a-t-on pas su opposer un peu d’humanité à la logique meurtrière du management ? Pourquoi le silence, pourquoi toujours le silence ? Pour sauver quoi ? Ces questions-là se chuchotent comme des confidences graves et désabusées. On devine qu’on a tort de tout reprocher aux autres. Mais, au juste, on se bat contre quoi ? Contre quelque chose qui est nulle part et partout, dans les bureaux, sur les murs, à la cafétéria, dans les voix, dans le bonjour du matin. Avant la crise, on ne prenait pas trop au sérieux ces signes-là. On faisait la part du feu. C’est si compliqué, la « vie-de-bureau » ! Seuls des esprits simplistes ou des gens de mauvaise foi peuvent se lancer dans des procès excessifs. Le monde moderne, n’est-ce pas, c’est de l’argent, de la technique, mais aussi des hommes, surtout des hommes, d’abord des hommes, comme le tonitruent les chefs à chaque réunion, juste avant d’annoncer le plan social qui va sauvegarder l’avenir des hommes, précisément. Avant la crise, on préférait penser que, dans ce monde-là, il y avait à boire et à manger. Depuis la débâcle venue de l’admirable Amérique, on a du mal à le croire. Un coup de soleil majeur, ou un coup de nuit, a écrasé les plans, effacé les nuances, gommé les gentillesses rassurantes, épaissi les humeurs. Personne, même parmi ceux qui dénigrent le plus la modernité, n’a la moindre envie de sourire, même par ressentiment, même par vengeance. On est inquiet pour l’avenir, bien sûr. Mais, surtout, on est rattrapé par soi-même. La propagande managériale a tout fait depuis des décennies pour que cela n’arrive jamais. La peur, la séduction de l’argent, la jouissance de la technique et du pouvoir, la vanité d’être moderne, les équipes rassurantes, la violence de la compétition, tout lui a été bon pour tenter d’empêcher les gens d’arriver à eux-mêmes. Raté. Ils y arrivent. Clinamen irréversible, même s’ils vont faire semblant d’oublier : la propagande du capitalisme moralisé, qu’il faudra nécessairement encore plus misérable et encore plus bête, leur rafraîchira vite la mémoire.
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Vous voulez moraliser le capitalisme. Soit. Je vous crois. Même si vous ne le voulez que parce que l’épaisse nullité d’un troupeau de gougnafiers internationaux vous y oblige et que, pour une fois, les Français ne sont pas, comme vous dites, les derniers de cette classe de tordus. Même si vous ne le voulez que pour sauver, sinon vos intérêts, du moins vos idées, du moins vos rêves. N’importe, je vous crois. Mais alors ? Irez-vous enfin à la racine ? Serez-vous toujours les pompiers qui éteignent le feu dans les étages quand il dévore les souterrains ? Serez-vous toujours les médecins qui organisent la distribution du poison ? Continuerez-vous à finasser ? Comprenez-vous que vous avez fait du monde du travail un enfer de silence, de sottise et de mensonge qui irradie toute la société ? Les entreprises et les administrations sont devenues des étouffoirs. Depuis quarante ans, on y guette minutieusement, pour la flinguer, la moindre tentative de pensée libre. Depuis quarante ans, on y organise, dans l’indifférence générale, un lavage de cerveaux qui n’a rien à envier à ceux qu’ont mis au point les pires totalitarismes. C’est peu mon habitude de lancer des appels. Cette fois, je le fais. Tout ce qui se raconte dans les sessions de formation, et qui ne peut se prévaloir d’aucun privilège de confidentialité, doit être porté à la connaissance de tous. Tout le monde a le droit de savoir quelle idée de l’homme, du travail, de la société humaine, s’y développe. Tout le monde a le droit de savoir quelles références y sont avancées. Tout le monde a le droit de savoir quels liens se tissent, dans les entreprises et les administrations, entre la formation, le pouvoir, l’argent. Sur ces questions vitales, une complicité de silence s’est établie depuis longtemps entre les gouvernements, les entreprises et les syndicats, je ne parle ni des médias ni des intellectuels. Seuls les salariés peuvent la briser. Qu’ils parlent ! Qu’ils parlent enfin ! Sans demander avis à personne ! Dans cette prise de conscience, dans cette mise en expression qui peut être le point de départ d’un renouvellement véridique des relations sociales, ils retrouveront, pour leur bonheur et leur fierté, le goût de cette liberté qu’ils ont si longtemps, si tristement, abandonnée au mensonge.
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« Tout cela n’était donc rien ? », me demandait naguère l’un de mes amis. Il parlait, lui, de l’effondrement du communisme. Le capitalisme ne connaîtra vraisemblablement pas le même sort. Il m’amuse toutefois de retrouver cet extrait d’un essai sur Aragon que j’avais publié en 1966, et dans lequel l’auteur de La Mise à mort avait porté ses remarques. J’en étais à parler du réalisme socialiste, sujet brûlant à l’époque. J’écrivais : « L’erreur qu’Aragon pourchassera dans un certain réalisme socialiste, [c’est] celle qui consiste à construire une réalité de réclame. Ce qu’il entendra par réalisme est une vision de l’homme total, en tant qu’il vit dans une histoire, mais aussi dans une histoire intérieure. » Aragon avait ainsi commenté ce propos : « C’est précisément cela, et seulement cela, que j’appelle réalisme socialiste, l’autre n’est pas « un certain réalisme socialiste », mais un prétendu réalisme socialiste. » La crise rend le parallélisme évident : le réalisme de la mondialisation libérale a construit une réalité de pub qui n’a jamais eu plus de vérité que la réalité de réclame forgée par le réalisme socialiste. À cela près, comme le soulignait Jean-Paul II, que le communisme est une intention droite qu’on a dévoyée, le capitalisme une intention perverse qu’on a fait prospérer.
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Dans le même essai, je signalais qu’avant d’entrer au Parti communiste pour de plus fortes raisons, Aragon avait eu, en 1920, après qu’il eut perçu les échos du Congrès de Tours, une première velléité d’adhésion. Il s’était rendu au siège du jeune parti, rue de Bretagne, où il avait été reçu par un personnage peu convaincant qui lui avait parlé, raconte-t-il, de « l’envie de ne pas rester seul, de descendre dans la rue pour se sentir les coudes avec d’autres, suer ensemble… Il faisait des deux mains la mimique d’un ruissellement de sa calvitie à sa bedaine ; je n’avais pas eu envie de rester. » C’est seulement aux sociologues que le nous vient par les pieds.
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La question n’est pas d’être transparent, mais de ne pas arrêter la lumière, d’être translucide. Il y a du plomb dans les vitraux ; dans les êtres humains, bien davantage. Aucun d’eux pourtant qui, en dépit de ce plomb, ne puisse laisser passer quelque reflet dont il est l’unique dépositaire : ne pas le renier, ne pas en priver les autres, toute la morale est là. La transparence est une illusion narcissique : non seulement personne ne peut vouloir être vraiment transparent, mais encore personne ne peut l’être réellement. Il n’est aucune sincérité qui n’échappe à la complaisance, même douloureuse, même masochiste, qui ne se satisfasse, même amèrement, du rôle qu’elle interprète. La transparence radicale obligerait à renoncer à cette complaisance : aucun homme ne peut vraiment le vouloir. Et puis tout aveu entraîne nécessairement une suite infinie de questions nouvelles, de plus en plus complexes. Être transparent, ce serait vite avouer qu’on ne sait pas, qu’on n’a plus rien à dire : aucune sincérité n’accepterait cela. C’est pourquoi encombrer les autres de ses obscurités et de ses vertiges, ou se plaire à les comparer avec les leurs, relève d’une hypocrisie plus perverse que la discrétion, et même que la dissimulation. Personne ne doute des boulets qu’il traîne, ni que les autres n’en traînent aussi : chacun devine pourtant qu’ils ne sont pas le dernier mot, que là n’est pas la vérité des existences. Qui veut sa vie transparente, ou exige de celle des autres qu’elle le soit, témoigne surtout de sa propre inquiétude. Que répondre ? Qu’il ne faut pas s’étonner des zones d’ombre, et tourner plutôt son regard vers les espaces, ou les interstices, où brille la lumière. Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, notre sincérité ne fait que griffer des apparences plus mensongères que le silence, nos intentions nous échappent : en nous, nous ne trouvons jamais que ce que nous connaissons déjà. Si l’introspection a un sens, c’est de nous conduire à faire à la fois le deuil heureux de la transparence et le pari de vivre, cela sans illusions excessives et sans hésitation, en souriant. Prétendre se faire transparent, c’est se penser comme une chose, renoncer au mystère fondateur, s’imaginer maître de soi ; c’est se nier dans sa transcendance, mais aussi dans sa contingence et sa simplicité. Peut-être même est-ce choisir secrètement la mort, en faire son modèle : de là, dans notre société, le succès de cette ambition douteuse. Finalement, la transparence ne vaut que pour les registres de comptes. Mais là, c’est un mot inutile. Il suffit qu’ils soient clairs et ceux qui les tiennent honnêtes.
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Pas d’illusions : nous n’échapperons pas aux illusions.
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Dans la colère chaleureuse de la foule guadeloupéenne, un jeune homme a poussé ce cri que ni le pouvoir ni le LKP n’ont peut-être entendu : « Après le Code noir, le code barre ! » La politique perçoit rarement ces appels-là, ou s’en détourne, ou s’en méfie ; ils parlent d’autre chose, elle a d’autres urgences. Mais ce jeune homme a raison, je souhaite que sa phrase fasse le tour de la terre. Surtout si on la fait suivre d’un point d’interrogation plutôt que d’exclamation : « Après le Code noir, le code barre ? Vous voulez cela ?» Il est juste de poser la question. Il n’est pas vrai qu’à la différence de l’autre esclavage, qui a eu pourtant ses marrons, celui-là puisse s’imposer par la force brutale. L’esclavage moderne ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes : c’est l’immense faiblesse de son immense force que de se heurter nécessairement à l’infranchissable barrière que chaque conscience peut lui opposer par le seul fait qu’elle le veuille, quand même elle n’aurait rien de bien clair à proposer. « Obéissez, mais pensez », dit, avec Kant, Slavoj Žižek. Il a raison. S’en remettre à la violence est déjà une défaite. Commenter le néant triomphant et discuter avec lui, c’est lui faire la cour en douce. Chacun est aujourd’hui son premier champ de bataille : tricher avec cette évidence, c’est tout rater. Renforcer ses défenses, augmenter son poids spécifique, laisser se préparer en soi un surgissement qui se manifestera à l’heure qu’il aura choisie et comme il aura choisi : ces armes-là sont imparables, elles s’appellent bonheur et espérance, elles supportent parfaitement un brin de hauteur. Il va falloir nous y habituer : l’histoire, à moins de crever comme une chienne dans un palace ou dans un colloque, va se bâtir désormais sur les existences des vivants, non plus sur leur docilité de bons élèves, non plus sur leurs indignations de bons enfants. Un point d’interrogation plutôt que d’exclamation : l’authenticité tient dans cette infime différence. Bien mesurer le poids de ces mots : prendre son temps. Les découvertes sont là, et les victoires véritables.
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Gandhi pensait qu’il fallait vouloir pour soi ce qu’on voulait pour les autres. Et donc ne pas vouloir pour les autres ce dont on ne voudrait pas pour soi. Si les services publics, et d’abord l’éducation, ne sont pas envisagés dans cette perspective, l’égalité est un vain mot et la démocratie une entourloupe. Je ne peux penser que l’urgence, pour les enfants des autres, soit de devenir le plus vite possible caissières ou vigiles et, pour les miens, d’acquérir la vaste culture générale qui leur permettra…, etc. Naturellement, le principe de Gandhi s’impose d’autant plus fortement que son objet est plus élevé. Il n’est pas grave que les enfants des pauvres ne soient pas attifés comme ceux des riches, qu’on ne leur donne que peu d’argent de poche, que leurs télés soient plus épaisses, leurs portables moins sophistiqués, qu’ils bricolent eux-mêmes leur vélomoteur. La richesse n’est pas une chance. Mais il est grave qu’ils n’accèdent pas, comme d’autres, aux grands textes, aux grandes œuvres, aux grandes pensées. On me dira que cette idée dresserait contre elle le front commun des riches et des pauvres : que les premiers la trouveraient illusoire et démagogique et que les seconds n’admettraient pas la hiérarchie de valeurs qu’elle suppose. Qu’en fait les uns et les autres, dans leur immense majorité, qu’ils en disposent ou qu’ils aspirent à en disposer, restent fascinés par le privilège de posséder. Objection en partie valable, en partie seulement. Il est vrai que, dans le climat fétide qu’on nous impose, et dont les chaînes privées, mais aussi les radios commerciales, sont l’écœurante vitrine, il faut être un héros, ou bénéficier d’une situation vraiment atypique, pour ne pas mimer les ambitions de ce que Simone Veil appelait « le gros animal » et ne pas enfermer dans son for interne ses aspirations au vrai, au beau, au bien. Mais poser ce diagnostic, c’est déjà indiquer le remède. Rien n’est à chercher aujourd’hui du côté de ce gros animal qui a dévoré, sous des prétextes contradictoires, toutes les propositions de la société : il a perverti la notion même de collectif, il en est devenu le meurtrier. Seul demeure l’individu, cet individu dont l’argent voulait faire la cellule économique de base et qui, s’il s’appuie à la fois sur la rage où l’a jeté ce projet désastreux et sur le sourd reproche qu’il s’adresse de n’avoir pas eu le courage de le repousser, peut ouvrir une nouvelle page de l’histoire. Il sera difficile d’expliquer, tant cette notion d’individu a été prostituée, que c’est là le contraire d’un projet égoïste : il faudra attendre pour l’admettre que quelques-uns l’aient prouvé. Rien n’est plus à attendre, nulle part, jamais, du discours social fabriqué. Belle intuition que celle de ce jeune artiste algérien dont j’ai parlé ici : renverser le socio-culturel en culturo-social. La société, le social, le sociétal, en un mot la bête sociale, ne peut rien inspirer : la société n’est personne, personne n’est la société. Dans la conscience de cette impasse, dans le rejet de cette facilité, se trouve peut-être le retournement décisif, la métamorphose de la pensée, la reconversion existentielle que l’échec de la modernité nous presse d’opérer. Après la responsabilité truquée, après la posture sociale avantageuse, après la générosité régressive, l’humble, l’intraitable, l’exigeante acceptation de soi. Pas besoin de défiler sur les boulevards, pas besoin de quémander une validation officielle, pas besoin de sondages, pas besoin d’attendre le moment favorable. Marcher est possible puisque l’on marche. Vivre autrement est possible puisque l’on vit autrement. Ailleurs est ici puisque l’on est ici mais que l’on n’est pas d’ici, puisque l’on a changé de régime. Puisque l’on est un Diogène, peut-être même un Diogène croyant.
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Refuser les objectifs proposés. Vivre pour on ne sait quoi. Accepter d’être à soi-même une énigme souriante, d’être mis en marche par ce qu’on ignore. Pas de réalisme, pas d’utopie, pas d’idée générale. Le sentiment minuscule d’une infime correspondance avec ce que quelques-uns ressentent peut-être, et qui, à coup sûr, habite secrètement tous les autres : tout est là, ne rien chercher d’autre, ni vérification ni confirmation. Se méfier de ceux qui tomberont trop vite d’accord.
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Quand les petits patrons paternalistes de Montrouge venaient visiter le patronage de mon enfance, j’étais surpris de la fureur secrète qui perlait dans les compliments qu’ils adressaient aux bons enfants, les mêmes sans doute qu’ils décernaient aux bons travailleurs, aux bons ouvriers, aux « bons éléments », comme si leurs félicitations n’étaient là que pour cacher une inexplicable colère contre des adversaires non identifiables. Leurs paroles d’amitié avaient un arrière-goût de fiel. Ils ne louaient pas ces enfants, ces travailleurs, d’être sages ou courageux : ils les approuvaient de ne pas être comme les autres, comme cette troupe indistincte de mauvais qui semblait toujours les persécuter et, comme des mouches, harceler leur esprit. Ainsi parlaient aussi les confesseurs, à nous les petits enfants si purs, de ces autres enfants, les impurs. Les mimiques et les intonations de nos hommes politiques me reconduisent à ces souvenirs. Les pensées perfides et les agissements scélérats que mûrissent leurs infâmes censeurs les hantent. Je souris de les voir exhiber, quelque doctrine qu’ils exposent, le même air de dégoût et d’accablement, le même hochement de tête douloureux, la même colère surhumainement contenue, celle de l’instituteur, la veille de la retraite, devant la faute d’orthographe cent mille fois signalée. Et je me demande parfois si l’humanité sortira jamais de ce vieux jeu.
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J’entends, matin après matin, les réactions des auditeurs du 7-10 de France-Inter. Non que leur point de vue sur les combats d’éléphants ou les élections européennes me passionne toujours. J’écoute les voix, la manière dont elles s’adressent à l’autorité morale et intellectuelle que représente pour elles cette station, je les entends avec un peu de gêne féliciter rituellement les journalistes de leurs belles émissions et surtout les remercier, avec une désolante humilité, « d’avoir pris leur question ». Mes semblables sont là. Pas bêtes du tout, informés, instruits, si malins parfois que les journalistes en conçoivent quelque aigreur ; mais, même quand ils portent la contradiction, tellement conformes, tellement dans la règle du jeu, tellement dans les clous, tellement habitués à entrer dans les rôles. Sincères, attentifs, si intelligemment ennuyeux. Je guette avec gourmandise des dérapages qui ne viennent jamais. Que ferais-je à leur place ? Je n’irais pas. L’idée qu’on trie ma question, qu’on décide de sa qualité ou de sa pertinence m’est insupportable. Ma parole n’est pas plus serve que mon clavier. Bien d’autres doivent penser comme moi. Ils n’acceptent pas, si j’ose dire, d’être triés sur le valet. Cela dit, il suffit d’une journée de grève pour mesurer la différence qu’Inter a creusée avec les autres stations. Moi qui n’aurais pas levé le petit doigt pour m’opposer à la suppression de la pub et qui aurais plutôt tourné le pouce vers le bas, je défendrais cette radio si elle était menacée. Les autres stations n’émeuvent rien en moi. Je ne puis en parler, c’est du bruit qui n’existe pas.
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Isabelle Autissier a apprécié le manifeste des intellectuels antillais, mais a regretté qu’il ait fait si peu de place à l’océan. Bizarrement, j’ai pris le reproche pour moi, et l’ai accepté. Ce matin, en arrivant à l’immense prairie qui s’ouvre au bout du village, je suis resté songeur devant un banc qui regarde stupidement l’asphalte, dos à la vastitude. Envie de le retourner, de me retourner. Non pas de changer des choses en moi. Non pas de me meubler l’esprit. Non pas de m’arranger l’image. Non pas de me polir la sensibilité. De me retourner comme un gant. Tout seul, pas possible.
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C’est peu dire que le LKP a piégé Olivier Besancenot en lui faisant cadeau de ce beau tee-shirt jaune qu’il ne pouvait ni mépriser ni endosser, ni cacher ni exhiber, et qu’il portait tantôt autour du cou comme un cache-nez sous les tropiques, tantôt, bien plié, sur le bras, comme devait le faire sa grand-mère, par temps frais, d’un gilet de petite laine. Je ne veux de mal à aucun facteur humain, mais je conseille à celui-ci de méditer la leçon. Qui s’enferme dans des idées toutes faites ne sait plus quoi faire de soi, ni de la réalité, ni même d’un tee-shirt. Sa seule issue est de s’y enfermer plus étroitement encore et, pour que personne ne s’en aperçoive, d’y enfermer aussi les copains.
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Écrire un livre, c’est vouloir qu’il y ait une fin. Ou, en tout cas, l’accepter.
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J’écoute un étonnant morceau de Jean Wiener, musicien célèbre dans ma jeunesse, qui commence comme du Bach et se termine en java. Un petit miracle : la java est portée au-dessus d’elle-même, et Bach n’en est nullement dégradé. Belle démonstration de culture populaire. Sur ses nouveaux supports comme sur les anciens, la culture populaire, pour rejoindre l’expérience vécue, doit partir de haut, de très haut. Si elle ne veut pas commencer par les grandes œuvres, il lui faut en rejoindre l’inspiration par un chemin infiniment plus malaisé encore : la maïeutique. Elle n’a donc le choix qu’entre deux difficultés. Le reste est purée d’intentions.

(26 mars 2009)