Quelques traces…

LE MARCHÉ I

Le point de départ de L’Adieu aux importants, qu’on peut trouver dans la section Ouvrages de ce site, est une affichette collée sur la vitre arrière d’une voiture, où on lit : “Ne me suivez pas, je suis perdu.” Hugo, lui, disait : “Je suis un guide échoué.”
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De Guillevic :
Il y aura toujours
À ne pas s’arrêter
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L’aide-soignante maghrébine de la maison de retraite où ma mère a entamé sa quatre-vingt-quinzième année, quand elle apprend que je suis son fils unique : “Que Dieu vous garde jusqu’à sa finition!” Ma mère reconnaissait la qualité des vêtements qu’elle achetait à leurs finitions. Quelle belle manière de parler de la mort!
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Hugo encore : “Il faut bien que je le dise. J’aime l’exil. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience.”
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La conscience de la réalité. La conscience du temps. La conscience des limites. Je m’amusais à expliquer tout ça aux cadres de la manière suivante. La réalité : “Si ma grand-mère avait des roues, ça serait un autobus.” Le temps : “Il ne faut pas tirer sur les laitues pour les faire pousser.” Les limites : “On fait ce qu’on peut, on n’est pas des bœufs.” Ça les agaçait, puis ils éclataient de rire. Transvaser, toujours transvaser. Ce qui ne peut pas être transvasé est insignifiant.
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Ce slogan à la devanture d’une banque de la rue de Charenton : “Ma ligne de conduite : penser en spécialiste, agir en être humain.” Songer au type qui a pondu ça. Pauvre gars… Dommage qu’il ait trouvé ce boulot.
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D’autant qu’il n’a pas dû gagner autant que les farceurs qui ont inventé le mot Natexis pour désigner le produit de la fusion de plusieurs banques. Un coup de génie. Natexis, anagramme d’Antisex…
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Victor Segalen : “J’aurai rempli mon rôle : voir le monde et dire ma vision du monde.”
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À Turin, devant l’église Santa Cristina, piazza San Carlo :”Vous n’êtes pas mauvais au point de ne pouvoir entrer ; mais vous n’êtes pas assez bons pour pouvoir rester dehors.”
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Le terrain, c’est les autres vus d’un bureau. On pense à la réplique de Pagnol : “La marine française, elle vous dit merde.” Et le terrain, qu’est-ce qu’il dit ?
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Coran, XLVII, 38 : “Qui est avare ne l’est qu’à l’encontre de soi-même.”
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Dans le métro, il y a un ou deux ans, ce poème d’Hortense Ylou :
Il se sentait si seul dans
ce désert
que parfois il marchait
à reculons
pour voir quelques traces
devant lui.
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“Pourquoi les penseurs occidentaux ne font-ils pas rupture avec la réalité politique occidentale?” (Adonis, in La Prière et l’épée)
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Ces phrases de François Perroux, je les avais recopiées sur plusieurs petits cartons que j’avais rangés un peu partout, pour être sûr de ne pas les perdre : “Au fond les images de l’homme heureux – les images du bonheur – et les images de l’homme créateur – l’homme de la création – sont les images d’un homme qui veut changer parce qu’il perçoit premièrement sa souffrance et son inertie. Qu’il veuille changer, faire éclater sans répit ses chrysalides volant vers quel terme ou plutôt refusant de borner son vol, c’est le plus haut témoignage de sa liberté vécue.” C’est l’auteur qui souligne ces trois mots. Je retrouve un de mes petits cartons. Ce premièrement m’embarrasse. Je ne suis pas sûr que Perroux ait raison. Je ne suis pas sûr non plus qu’il ait tort. Ce qu’on perçoit premièrement, ne serait-ce pas à la fois le bonheur et la souffrance, un grand écart heureux-malheureux? Double invitation à vivre : parce que tout est déjà là ; parce que rien n’est encore là.
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“Nous ne sommes que le fumier sur lequel pousseront les générations futures.” Cette idiotie prétentieuse se répétait en URSS, au temps de Staline. Envie de répondre : “C’est bien fait!” Toutes les générations sont perdues, camarade! Si l’on n’était pas perdu, comment ferait-on pour se trouver?
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Entendu à la télé, dans la bouche de Derrick (oui, oui…) : “Quand on a peur, on ne pense qu’à soi.”
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À tous ceux qui me bassinent avec leur identité, l’histoire du fou qui se prenait pour un grain de blé. Que l’on soigne dans un hospice, à la campagne. Qui guérit. Que le directeur convoque : “Vous êtes guéri, vous pouvez rentrer chez vous!” Qui s’en va tout faraud, en faisant tourner sa petite valise au bout de son bras. Qui s’arrête soudain : dans la cour de l’hospice, une poule. Qui revient précipitamment : “Monsieur le Directeur, puisque je suis guéri, je sais bien que je ne suis pas un grain de blé. Mais est-ce que la poule le sait, elle?” L’identité, c’est quand on ne s’occupe plus de l’avis de la poule, ni de personne, ni de soi-même. Ce jour-là, on est au monde, on naît au monde, les autres cessent d’être des ombres.
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Les partis politiques vus par Lamartine : “Blancs, rouges, bleus, (ils) ne sont que des passions haineuses, honteuses et féroces qui exploitent en riant quelques sentiments généreux et nobles.”
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Lamartine, ce doux violent. Qui a jamais eu une plus haute idée de la République? Dans le livre de Maurice Toesca, Lamartine ou l’amour de la vie, on trouve cet extrait d’une lettre à Charles Rolland, en février 1848 : “La République nouvelle, pure, sainte, immortelle, populaire et transcendante, pacifique et grande, est fondée!” Mais, un peu plus tard, le mot perd sa majuscule : “La république est le règne de l’opinion ; or l’opinion se fabrique avec l’argent; la république en France serait donc le régime de l’argent, c’est-à-dire du pouvoir le plus avilissant et le plus dangereux.” Voir les choses à la fois dans ce qu’elles peuvent être et dans ce qu’elles ne sont pas. Le grand écart… Un esprit large n’est pas un esprit qui avale n’importe quoi. C’est un esprit exercé à l’ascèse heureuse-douloureuse du grand écart.
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Autre grand écart lamartinien. Sur les rapports entre les élites et le peuple. Deux propositions citées par Toesca. La première : “Les idées viennent toujours d’en haut. Ce n’est pas le peuple qui a fait la Révolution, c’est la noblesse, le clergé et la partie pensante de la Nation. Les superstitions prennent quelquefois naissance dans le peuple, les philosophies ne naissent que dans la tête des sociétés. Or, la Révolution française est une philosophie.” La seconde : “Nous avons une maxime de notre philosophie française qui dit avec raison que les grandes pensées viennent du cœur… On peut avec plus de raison la retourner et dire qu’en politique les grandes pensées viennent du peuple.” Les deux propositions sont vraies en même temps. Se tenir dans cette tension qui fait un peu tourner la tête comme, aux cantatrices, une certaine justesse extrême de la note. Toute vérité est vertigineuse, toute erreur vraie aussi. Le reste n’a qu’un nom : la crasse. Monarchiste par tradition, Lamartine menaçait pourtant ce régime d’une “révolution de mépris” s’il continuait à s’entourer “d’une aristocratie électorale au lieu de se faire peuple tout entier.” Sur les écrans des agences de presse, un de ces jours, on lira : “Le terrain annonce qu’il s’engage dans la révolution de mépris.” Alors, la Bourse…
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“Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre”, disaient les vigoureux pamphlétaires d’après 14-18. Et, l’œil fixé sur les importants de l’époque : “Ces salauds-là ont l’esprit mou et le cœur dur.”
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Un ami de quarante ans m’aura cité toute sa vie la phrase la plus simple et la plus tonique que j’aie jamais entendue. Le piquant c’est que, pendant ces quarante ans, il en a constamment cherché l’auteur, hésitant entre deux ou trois possibilités. Vraiment tonique, oui : “On arrive novice à tous les âges de la vie.” Et la poule, bête comme un magnétophone, n’en sait rien.

(2003)