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Du Monde à resurgences.net

                                                                                                             

Le confinement, surtout quand il est prolongé par les périls de l’âge, est une superbe occasion de remuer des papiers anciens. Les trois articles que voici, que j’ai envoyés au Monde et qui y ont été publiés en 1988 et 1989, ne m’ont, quand je les ai relus, ni ébloui ni atterré. Par contre, une question s’est imposée, que je partage avec mes lecteurs, question naïve et qui ne dissimule aucune réponse inavouée : à l’adresse de quel journal devrais-je aujourd’hui les poster ? (J. S.)

 

 I.

« Communication » et imposture

(Le Monde, 13 septembre 1988)

Comme les pires gargotes peuvent toujours parer d’appellations prestigieuses les plus détestables mixtures de produits médiocres ou avariés, on nous sert aujourd’hui sous le beau mot de communication une nourriture intellectuelle si grossière et si malsaine qu’il est surprenant qu’elle n’ait pas encore conduit notre société à l’indigestion chronique et au vomissement endémique.

Que cet assemblage hâtif de manipulation publicitaire, de fascination technologique et de psychologie comportementaliste, lié à la sauce du profit, ait le clinquant, le tape-à-l’œil qui racole la jeunesse, rien de bien surprenant : tout le monde, à vingt ans, n’est pas Rimbaud. Mais voir les adultes et notamment ceux qui, à quelque titre, ont une parole à délivrer – enseignants, formateurs, écrivains, responsables d’entreprises – monter avec une telle allégresse dans ce train de foire, assister à la prolifération maligne d’officines spécialisées, pister cette gangrène jusque dans les plus vénérables universités, voilà des épreuves qu’un esprit moyen ne devrait pas supporter sans protestation.

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On me dira bien naïf. Il n’est pas un crâne une seule fois visité par un atome de réflexion qui ne soit capable de démonter ce cirque et de trouver, sous les paillettes de la séduction, le pouvoir féroce de l’argent et son obsession d’asservir. Les têtes pensantes savent mais les têtes pensantes ne disent rien. Si elles n’ont pas fui dans des recherches éthérées la vulgarité de ce monde, elles n’ont généralement pas trouvé d’autre choix que d’avoir besoin de ce qu’elles méprisent : les revenus de leur pensée leur sont alors plus précieux que leur pensée.

Des stars médiatiques – puisque c’est ainsi qu’on parle – au plus obscur des citoyens, se met en place la soumission hypocrite à la « communication », véritable dissociation de la personne : par la moitié de soi, celle qui agit dans la société, penser comme on vous dit, dans la zone de liberté où l’on vous parque au nom des règles de la réussite (de qui ? de quoi ?), de l’efficacité, en un mot jouer le jeu (quel jeu ?) et y prendre plaisir ou feindre le plaisir, par l’autre moitié de soi souffrir une colossale frustration, s’imaginer lucide quand on devient aboulique, faire du désenchantement sa confidence préférée. Si un interlocuteur un peu exigeant s’étonne de la contradiction, la réponse est toute prête, c’est la revendication d’impuissance.

Là-dessus, du haut en bas de l’échelle sociale, si l’air est différent, la chanson est la même. En voici les couplets : « il y a des contraintes », « il faut s’adapter », « le pouvoir est l’une des données de la vie », « il ne faut pas rêver », « il ne faut pas dire ce qu’on pense », « il faut se soumettre ou se démettre ». Et surtout, lorsque tout le reste a été chanté : « on ne peut rien faire ».

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La prétendue communication est une violente contrainte douce. Elle sert à faire défendre par les faibles les intérêts des forts, à donner aux pauvres les mêmes soucis que les riches, à faire penser les démunis comme pensent les nantis. L’écart est surprenant entre l’agitation et le bavardage d’une société qui court derrière le stress et les défis qu’elle s’invente et le découragement qui saisit les individus quand ils quittent un instant le carnaval. Aggraver cet écart pour mieux les chasser d’eux-mêmes et les rendre plus dépendants, voilà, sous ses bonnes manières, l’objectif de la communication.

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Sans doute, loin de méconnaître la nécessité des zones de liberté, en encourage-t-elle au contraire la protection. Il lui plaît de voir ses victimes gambader dans l’enclos de leur vie privée, s’enfermer dans les réserves naturelles de leurs passions. Là tout est possible. Là rien n’est interdit. Là l’homme est souverain. L’essentiel est qu’imperceptiblement le centre de gravité d’une vie passe d’une conscience personnelle à une adhésion de plus en plus aveugle à des objectifs extérieurs et contingents.

C’est à cela que travaillent les grands et les petits communicants, c’est à cela que travailleront demain les jeunes qui se pressent en foule, paraît-il, aux portes de la carrière.

Il faut le dire tranquillement. C’est un vilain travail et c’est une imposture. Ceux qui s’y engagent, une fois épuisé l’émerveillement devant les machines, tarie la satisfaction d’être à la page, envolés les mythes de la carrière et de la réussite, ne pourront voir s’étendre en eux qu’un désert de désolation et apprendront trop tard qu’à tout prendre mieux vaut un franc cynisme qu’une communication perverse. Non qu’on ose leur reprocher, dans l’état du monde, de courir cette mauvaise fortune. Ils seraient fondés, si c’était le cas, à demander qui leur a jamais appris ce qu’est la vraie communication et la postiche. Ils poseraient la question aux enseignants essoufflés à poursuivre l’inaccessible modernité, aux instituts de formation dont les préoccupations pédagogiques sont aussi profondes que celles des agences immobilières, aux écrivains qui font retraite à Saint-Tropez, aux éditeurs qui ont renoncé à tout sauf à la caisse.

Qui leur répondrait que communiquer c’est éclairer patiemment sa lanterne pour mieux voir le visage d’autrui ? Qui leur avouerait que c’est une entreprise secrète et gratuite et qu’attendre d’elle autre chose que cette gratuité fait basculer d’un seul coup dans l’insignifiance ? Qui leur donnerait la fierté de repousser du pied ce qui fait si laidement écho à leur jeunesse ?

Qui leur dirait la parole d’amitié où s’est toujours tenue, se tient toujours et se tiendra toujours la seule communication qui vaille ? Qui leur montrerait que la seule vie sociale possible est celle qui se construit sur cette gratuité, sur ce secret, sur cette fierté, sur cette amitié ?

Qui aurait enfin le courage de leur expliquer que chercher une place n’est pas l’excuse de tout et qu’il faut parfois retourner la sagesse pessimiste du dicton et se dire à soi-même : qui va à la place perd sa chasse ?

 

II.

Servitude et considération

(Le Monde, 26 novembre 1988)

Étrange destin des mots. On défile aujourd’hui dans les rues pour réclamer ce qui dégoûtait si fort, il y aura bientôt cinquante ans, le petit garçon que j’étais, cette « considération » déjà fort vieillotte à l’époque et dont les images étaient à chercher dans les livres de classe de mon grand-père : un monsieur moustachu soulevant délicatement son chapeau melon au passage d’une dame gonflée de crinoline, un épicier obséquieux s’inclinant devant un client au lorgnon distingué. Et il paraît qu’il y a eu Sartre ! Et il paraît qu’il y a eu Les mots !

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Ce retour en force du vocabulaire petit-bourgeois est plus tragique que ridicule. Mon petit doigt me dit que si les gens veulent de la considération, ils vont être servis, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que c’est une denrée qui ne coûte pas très cher. Ensuite, parce que, pour une fois, ils demandent exactement ce qu’on souhaite qu’ils demandent.

On doit la vérité aux amis : s’il vous faut la considération de l’autorité, c’est que vous êtes passablement intoxiqués. Notons au passage que cette réapparition de la considération dans le monde social n’est pas due au hasard. Elle vient tout droit de la psychologie sociale d’inspiration américaine, et tout particulièrement d’un certain Maslow, inventeur d’une « pyramide des besoins humains » qu’escaladent chaque jour sans sourciller dans les déserts de la formation des centaines et des milliers d’ouvriers, d’employés et de cadres.

L’extraordinaire est que cet excellent outil d’aliénation n’est contesté par personne. Il parvient à faire admettre sans douleur que la considération est une étape nécessaire et prestigieuse de l’itinéraire de l’individualiste. C’est la même inspiration qu’on retrouve dans le fameux Prix de l’excellence, navrant bréviaire des managers, construit sur une idée voisine : il faut que les gens aient l’impression d’être libres.

Ici finira une ironie qui, on le sent, n’est pas pour les victimes. Comment on a réussi à troubler à ce point leur désir que cette misérable, cette ringarde « considération » devienne en eux presque synonyme de dignité, ce serait la plus pathétique des histoires, la geste à rebours du vingtième siècle, le lamento des cocufiés, la chronique du plus cruel hold-up des temps modernes.

Comment cet humble et profond souci d’être digne, ce « blanc souci » de dire vrai et de faire bien, qui revient plus obstinément encore en chacun de nous que les pires de nos turpitudes, finit par bredouiller cette lâche et minable demande de considération, implorant ainsi la reconnaissance du pouvoir et de l’argent, c’est peut-être la tragédie première de notre temps.

Ils réclament la considération parce qu’ils savent bien qu’ils ne peuvent pas réclamer la dignité. L’argent, les conditions de travail, le statut, oui, mais pas la dignité : l’article ne s’échange pas ou seulement dans l’amour ou l’amitié. Ils se laissent aller à vouloir la considération comme une cote mal taillée entre le oui et le non, le difficile refus et l’impossible collaboration. Le drame désolant, ce n’est plus l’affrontement classique de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas : c’est là une vieille pièce encore tragique mais qu’on commence à savoir comment jouer. Le drame le plus désolant, c’est de voir la dignité s’adresser à ce qui bafoue la dignité.

Au besoin de considération des salariés répond le cynisme du Prix de l’excellence : « Si vous voulez la productivité et les sanctions financières qui en découlent, vous devez considérer votre personnel comme votre atout le plus important. » Sur quoi prolifèrent dans les entreprises, pour valoriser les atouts, les relations humaines, le développement humain, le potentiel humain, les ressources humaines, tant d’humanité en vitrine pour mieux en solder le stock ! Ce n’est pas par la complicité mercantile et la considération qui en est la façade mensongère que les gens de ce temps se rencontreront jamais ! Réveiller en eux les espérances véritables, c’est d’abord dissiper les illusions serviles. Étienne de la Boétie l’avait compris qui voyait dans la solitude des hommes « tous singuliers dans leurs fantaisies » – quelle définition de l’érotisme informatique ! – la conséquence même de leur servitude, de leur impossibilité tragique de vivre « en compagnie ».

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Quand on est immergé dans le monde du travail, il y a des passages du Discours de la servitude volontaire qu’on ne peut entendre sans frémir de tristesse et d’espérance. À quatre siècles près, les images se superposent. On dira qu’on n’a pas fait de progrès. Sait-on ? Mais la voix est restée, elle sera encore dans la mémoire des hommes quand Maslow et l’Excellence n’habiteront plus que celle de l’ordinateur : « Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu, ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal (…) et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent, mais pour vrai les ans ne donnent jamais droit de mal faire. »

Je ne saurais dire ici le millième de l’affolante actualité de ce bref Discours, de La Boétie, la tendresse vigilante et forte du jeune homme qui l’écrit à moins de dix-huit ans, le souffle de confiance intrépide qui anime ces pages et transforme le paysage de la vie comme la vraie jeunesse, au bal, disqualifie les fards. Quel extraordinaire formateur aurait fait ce La Boétie si d’aventure quelqu’un avait songé à l’employer ! La conscience la plus aiguë des difficultés, des lourdeurs, se marie chez lui sans effort à la plus désirable, la plus aérienne des exigences. Le voici sans sévérité devant les habitudes qui nous enserrent et que nous chérissons pourtant, devant les frontières, les limites que nous défendons contre ce qui, en nous, voudrait les franchir. Et soudain la voix s’élève, mozartienne : « À l’homme toutes choses lui sont comme naturelles à quoi il se nourrit et s’accoutume : mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle. »

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Nous manquons de livres, et ce n’est pas la « modernité » qui nous en offre de bien nourrissants.

À quand, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, le Discours de la servitude volontaire au programme de toutes les classes de seconde ?

 

III.

La révolution d’exister

(Le Monde, 19 mai 1989)

Comme tout finit aujourd’hui en jeu de société, on nous vendra peut-être bientôt, pour quelques assignats, le jeu de la Révolution. Les dés du destin à la main, munis de conventionnels en carton et de prêtres réfractaires en plastique, nous pousserons nos Danton et nos Robespierre du Jeu de paume à la guillotine. Qui y aura envoyé tous les autres sera déclaré vainqueur. L’effort étant peu violent, nous pourrons surveiller en même temps la télé pour savoir quelles catégories socio-professionnelles sont plutôt indulgentes pour Charlotte Corday. Tels sont les prestiges de la modernité. Et vive l’ignorance, le béant mystère de l’ignorance plutôt que ce cannibalisme qui digère tout, passé, présent, avenir et le renvoie en rots de satisfaction. L’ignorance, au moins, laisse la place au songe.

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Des gens plus véridiques, heureusement, prennent aussi la parole. Ils nous invitent à nous demander ce que nous avons fait des principes de nos aïeux, de leurs États et de leur Déclaration et si, pour leur reprocher leur violence, nous prenons assez garde à la nôtre. Un tel exercice est utile en tout point et nous devons nous y consacrer avec méthode et réflexion.

Il n’est pas certain toutefois qu’il nous enthousiasmera. Un examen de conscience est un pensum un peu triste. Surtout, au fur et à mesure de notre étude, notre sérieux risque de nous paraître fade et pâle au regard des passions de nos ancêtres et de leurs fortes couleurs. Nous allons redécouvrir malgré nous qu’une révolution c’est quand on proteste contre l’inadmissible et que les plus nobles maximes, les lois les plus généreuses ont leur berceau dans cette protestation. Rien ne peut nous jeter plus sûrement dans le malaise que cette découverte-là. Elle nous suggère que, nous aussi, nous pourrions bien avoir à nous révolter.

Voilà une perspective bien encombrante. À peine l’envisageons-nous qu’un statisticien vicieux et un moraliste dévoyé, sortes de poussières animées venues du poste de télévision, prennent possession de notre esprit pour expliquer, l’un, que notre sort n’est pas si mauvais, l’autre que protester est une bassesse et que les grands cœurs souffrent en silence. Ces simulacres ont du verbe et des arguments, nous baissons très vite pavillon. Qu’ils décident à notre place. Non, rien n’est vraiment intolérable. Sauf la bêtise et la méchanceté, mais qu’y pouvons-nous, elles sont universelles. Et a-t-on le droit de se plaindre quand on est nanti ? En outre les souvenirs de 89 nous éclaboussent de sang, de fureur, de trahison. Qu’avons-nous de commun avec ces illustres barbares ? Nous, gens de consensus, nous laisserions-nous prendre à cette partie de bouc émissaire aussi cruelle que naïve ? Rien de tout cela ne nous ressemble. Se révolter est pire qu’un crime, c’est une faute de goût. Le temps des révolutions est lui-même révolu.

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Il arrive pourtant que le carcan se desserre. Je me rappelle cette journée de formation dans une entreprise qui est loin d’être un bagne. Une dame d’une quarantaine d’années nous avait avertis, au début d’un stage de cinq jours, qu’elle ne participerait pas au dernier après-midi, son supérieur la destinant, ce jour-là, à d’autres tâches. Elle en était peinée, d’autant qu’elle commençait à s’intéresser au stage, mais ne voyait pas le moyen de faire autrement. Puis, le temps passant, nous la vîmes balancer entre la soumission et la révolte, jurer qu’elle resterait envers et contre tout, nous assurer que c’était impossible, revenir en larmes après avoir croisé le supérieur dans l’escalier. À la fin de la dernière matinée, elle nous fit des adieux, nous demandant de l’excuser. Et, l’après-midi, elle revint, s’assit et, d’une voix à la fois lasse et follement joyeuse, nous dit très exactement ceci : « C’est la première fois depuis vingt ans que je me sens exister. »

Ceux à qui je raconte cette histoire grommellent que j’ignore de quel prix elle a payé son fait d’armes, la dame… Je sais bien en tout cas que ces bougons sentent se réveiller en eux-mêmes une nostalgie première. Qu’ils le veuillent ou non, l’histoire les conduit, avec la dame, au dernier après-midi de leur stage ou de leur révolution : cela les attire et les effraie mais ils sont là un instant dans la lumière crue de leur vérité et ils sentent que tout ce qu’ils inventeront pour fuir cet instant sera mensonger.

Et s’ils ne fuyaient pas, et si nous ne fuyions pas ? Et si nous préférions nos sentiments vrais aux images dont on nous rassasie pour nous étouffer, dont on nous flatte pour nous châtrer ? Et si nous ne rêvions pas en imaginant une révolution qui ne serait pas foudre et tonnerre mais entêtement doux à vivre et capacité de dire non ? Et si la foule n’était pas si solitaire que cela ? Personne ne sait rien de la vie superficielle des autres, mais si chacun devinait tout de la vie profonde de tous ? Et si célébrer un anniversaire nous donnait le goût de nous évader de nos modernes oubliettes ?

Notre révolution, c’est la révolution d’exister. Que celui qui n’est jamais fatigué nous jette la première pierre quand nous avons trop de goût à nous retirer en nous-mêmes avec nos proches, nos talents et nos manies, quand nous prenons trop de soin à mettre à l’abri ce que nous avons de meilleur. Soyons lucides pourtant. À trop le faire, nous courons le risque de laisser le champ libre aux brutes et même de fabriquer des brutes. Si nous n’y prenions garde, le monde ne serait bientôt plus le nôtre, il ne nous resterait que nos rêves et d’eux aussi on viendrait nous déloger.

Le défi de 1989 c’est que, comme naguère les armes, aujourd’hui les cœurs, les intelligences et les volontés sortent de leurs caches. La servitude, c’est que nous ressemblions au monde. La révolution d’exister, c’est que le monde nous ressemble. Il y a deux siècles, c’est par tous que l’on allait à chacun, désormais c’est par chacun que nous allons à tous. Nous sommes tous devenus le lieu d’une révolution qui engage tous les autres. Nous sommes tous à nous-mêmes notre propre Bastille où nous tenons les autres prisonniers de notre captivité : prendre cette Bastille-là est notre première affaire. Pour la première fois peut-être, les hommes vont agir solidairement et ensemble. Plus de soumission puisqu’ils sont solitaires, plus de désespoir puisqu’ils sont ensemble. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire une modernité de papier crépon, le monde ne commence pas avec la technocratie. Mais nous ne sommes pas non plus voués à l’obsession du passé et au démêlage souvent bien problématique du bon et du mauvais. Ni table rase ni reproduction. Il s’agit que nous nous consacrions à ce que Jacques Berque appelle l’authentique, qui n’est pas « l’antique comme rabâchage mais l’innové comme retrouvailles » (1) et qui suppose que nous en finissions avec les images paralysantes, celles du passé et celles du présent. Les soi-disant idéalistes de rire. Ils ont raison. Comme le dit Agnès Gueneau, une poétesse de l’île de la Réunion (2) :

Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques.

23 septembre 2020

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  • 1. Jacques Berque, L’Orient second, (Gallimard, 1970).
  • 2. Agnès Gueneau, Ferveurs, AGM, 34, rue Monthyon, Saint-Denis-de-la-Réunion, 1988, p.66.

 

 

 

 

 

 

 

Valeurs et voleurs

LE MARCHÉ XIV

Métro. Mon oreille parvient à extraire des crachements de la sono un message m’invitant à ne pas fumer par application de la loi et par respect pour les autres voyageurs. Il y a là un attelage bancal, ce qu’on appelle, en grammaire, un zeugma. D’un côté, on me rappelle la loi. Soit. À moi de choisir de m’y conformer ou non. De l’autre, on me fait la morale. Je rejette catégoriquement ce mélange des genres, cet abus de pouvoir. La RATP est chargée de me transporter convenablement, pas de m’enseigner le respect. Cordonnier, pas plus haut que la chaussure.
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La réponse que j’attendais depuis longtemps est arrivée, fulgurante. Voilà trente-neuf mois que sa fille est morte. Le verdict a été rendu, le coupable condamné au maximum. Une écervelée lui plante un micro sous le nez et, comme à l’accoutumée, lui demande, l’air entendu, si elle va pouvoir enfin commencer son deuil. C’est son job de poser cette question : pas plus compliqué que de faire poinçonneuse aux Lilas. Depuis trente-neuf mois, dit cette femme, je pense que cette formule n’a pas de sens. Me voici aux anges, aux anges pleurant.
Ξ
Ces manies de langage inventées par des cuistres et colportées par des fainéants, plus cruelles que les loups pour les moutons que nous sommes, exécutons-les sans la moindre pitié : la vie de l’esprit commence par cette mise à mort. J’entends l’ironie de ces âmes plates, vastes comme des grandes surfaces, qui se sont aménagées en salles d’attente des opportunités réalistes : « Voyons, ce ne sont que des mots ! » Des mots, certes. À mon avis, quand il s’agira de chiffres, vous y regarderez de plus près.
Ξ
Il y avait des lois scélérates. La loi sur le voile, c’est vraiment la loi niaise. J’imagine quel démon passera dans le cœur de Dounia et de Khouloud, les petites exclues de Mulhouse, quand elles entendront Raffarin et Jack Lang célébrer la tolérance ! J’ai tout de suite pensé à la chanson de Pierre Perret : T’en fais pas, mon p’tit loup. T’inquiète ! La vie est plus large que le crâne des pharisiens, même s’ils sont paroissiens de la laïque. Ça fait froid dans le dos d’imaginer des enseignants qui se chamaillent pour savoir si un foulard un peu transparent, ou un bandana plus large, et si la racine des cheveux… Finalement, être virées les fera peut-être échapper au pire. La loi, c’est la loi, ça ne se discute pas, la loi : voilà toute l’argumentation que leur oppose le représentant d’un syndicat d’enseignants, voilà son progressisme, son humanisme, sa pédagogie. Un peu court, non ? Bizarre. Il a gagné, et il a toujours l’air aussi furieux. J’ai beau sonner le rassemblement de mon imagination citoyenne, je ne vois pas ce client-là désintégrer les intégristes. Les exciter, plutôt. On peut plaider pour lui. Ce n’est pas sa faute si l’enseignement – public et privé – a plaqué la vie pour se mettre en ménage avec l’efficacité, cette maîtresse vulgaire. La loi, c’est tout ce qu’on lui a laissé. L’affaire du voile lui donne un sentiment provisoire de puissance. Il en jouit. C’est un leurre, une tromperie. Il le sait. Il voudrait plus et mieux. Ressentiment. Tout cela est affreusement triste. On a fait de cet homme le gardien d’un temple sans autels ni divinités, le conservateur du Musée de la poussière.
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Un mot d’Amélie Nothomb me plonge dans la perplexité : « La faim, c’est vouloir. C’est un désir plus large que le désir. » C’est vrai. Largement vrai. Presque vrai. Mais ne pas régler trop vite la question du désir. Quand on est à barboter dans la pataugeoire commune pour tâcher de s’en débrouiller au moins mal, on n’est pas tellement vivant. Quand on s’en imagine débarrassé, on est déjà mort.
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À part cela, elle a raison, Amélie. La faim. Vous êtes devant le petit tas de misères qui vous accompagnera dans le cercueil. Il fait le temps qu’il fait, vous avez le moral comme vous pouvez. Soudain, il vous prend comme une érection de l’âme. Une envie de rire. Aux anges. Aux anges riant. Une satisfaction achevée, plénière, parce que piquée d’un manque délicieux. Une prodigieuse indifférence, une détermination de fer. Vous jouez et vous êtes joué. Vous vous savez inutile et indispensable. Vous n’êtes pas venu pour rien sur cette terre.
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À chaque fois, le même embarras. Entrer dans le hall d’une grande entreprise ou d’une institution publique me fait douter. Tout est si aimable ici, les hôtesses si accueillantes, le café si joliment servi. Pourquoi donc, lourdaud, es-tu en guerre permanente contre ce monde-là ? Hein ! Pourquoi ? La culpabilité m’envahit. En attendant qu’on me fasse signe, je m’assois. Je prends l’air qu’il faut, modeste mais quand même. Ma tête est vide. Je sens le poids de mon manteau, le tissu de mon pantalon sur mes jambes, le léger pincement que m’inflige une chaussure. Comme si mes vêtements, dressés à me servir, prenaient soudain de l’importance à mes dépens. Pendant qu’ils se livrent à ces agaceries, je regarde les gens. Ils ont l’air si à l’aise dans leurs uniformes ! Troublant. La bévue n’est pas loin, ou l’acte manqué. Qu’ai-je fait de mon badge ? Pour le trouver, je vide ma poche. Mon porte-monnaie est resté ouvert, les centimes d’euro s’égaillent gaiement sur la moquette. L’hôtesse vient m’aider à ramasser. Elle a de jolies jambes, je les regarde un peu trop. Je dois avoir l’air d’un zozo. C’est alors que s’établit une étrange familiarité avec les employés. Ils ne se moquent pas de moi : ils pensent que je n’ai pas l’habitude, que je suis un bleu de l’organisation moderne, que peut-être ça viendra. Leurs paroles ne me touchent pas vraiment ; elles me grattent, un peu comme mon pantalon. Pourtant, nous nous ressemblons ; eux et moi, ici, nous sommes tous à l’envers. Le dire nous remettrait peut-être dans le bon sens. Difficile. J’essaye une plaisanterie, une gaudriole : la moquette éponge tout. Allez, on m’attend là-haut. Dommage ! Les halls ont dû me faire rater bien des démarches : ce qui se dit dans les bureaux est tellement moins intéressant que ce qui ne se dit pas dans le hall ! Là-haut, on joue avec l’endroit, mais tout est faux ; en bas, on se bat avec l’envers, c’est plus juste. La preuve : quand je redescends, il y a toujours un ou deux sourires à l’endroit qui m’attendent.
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Rencontre avec un policier de la PAF, la police de l’air et des frontières, qui contrôle nos passeports aux aéroports. C’est un jeune, il veut humaniser le métier, donner une image moins grincheuse de la police. Il bavarde avec les passagers, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé. Tout ça est charmant. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Si ce jeune policier entrouvrait la porte à son débat intérieur, il aurait à choisir entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, il met la barrière. Il est là pour faire son travail, il est payé pour ça : il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis.
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La société contre-désir : ainsi faudra-t-il désigner le début du XXe siècle occidental. Que tant de gens se posent aujourd’hui la question de mettre la barrière, qu’un nombre toujours croissant de travailleurs aient le sentiment de vivre sans eux-mêmes et, de plus en plus souvent, comme l’écrit une correspondante, contre eux-mêmes, voilà qui devrait préoccuper au premier chef les responsables et les élites : presque personne, dans ces tribus, ne s’en soucie. Ignorance ? Non. Tout le monde sait. Ce poids sur toutes les épaules, tout le monde sait. L’aigreur, la méchanceté qui en résultent, tout le monde sait. Ce fantastique réservoir de violence, tout le monde sait. Évidence trop lourde, voilà tout, et dont l’élusion, pour parler comme Jacques Berque, signale l’extrême gravité. Nos professeurs de démocratie, nos experts, nos moralistes de pupitre sont d’éternels bons élèves, d’irréprochables enfants sages qui servent, aussi fidèlement qu’on le leur a appris, les deux déesses régnantes de la société française, Carrière et Sécurité. Rien de pendable là-dedans. Pourtant, à une époque qui exige bien plus, la réduction de leur champ de vision et les limites qu’elle impose à leur caractère comportent des conséquences monstrueuses auxquelles ne peuvent remédier ni leur intelligence ni leur travail. Cela aussi, ils le savent. Pour se dédouaner, ils bronchent un peu, et se font croire qu’ils ruent. J’en connais qui rampent pour avaler les miettes du petit déjeuner d’un grand patron mais qui, ventre et vanité une fois rassasiés, confient au premier venu que l’entreprise, entre nous, cher ami, avouez que ce n’est pas passionnant. Ils savent, j’y insiste, ils savent. Ce que je dis ici, ils le développeraient mieux que moi. Mais reconnaître qu’ils savent les conduirait au désastre. C’est pourquoi, par dépit plus encore que par passion, ils se condamnent à courir les médias et à lécher l’actualité. S’ils sortaient un instant de leur conditionnement, ils se décomposeraient. Pour survivre, ils nient ; optimisme, c’est le nom de code de leur inavouable désespoir. Non, leurs concitoyens ne sont pas rongés de doute ni de dégoût ! Non, la vie sociale n’est pas un jeu de rôle contrôlé par des pervers ! Non, les gens ne vivent pas dans des tranchées ! Non, nous ne sommes pas au temps des nouvelles catacombes ! Il ne peut pas en être ainsi puisque, si c’était le cas, ils ne trouveraient rien, ni dans leur présent ni dans leur passé, qui leur fût de quelque secours ; puisqu’ils se verraient protégés de cet enfer par la seule cloison de leurs dérisoires privilèges, et qu’ils ne le supporteraient pas. Nier, toujours nier. Vingt fois j’ai invité des journalistes influents, des intellectuels en vue à m’accompagner pendant trois jours dans une session de formation pour y entendre parler des techniciens, des secrétaires, des cadres. Ah ! les fins sourires qui m’étaient opposés ! Ah ! ces non-réponses plus terrifiantes que des refus ! Quel encanaillement je leur proposais là ! Que j’étais perfide de les tenter ainsi ! « Trois jours, leur disais-je. Pour vous, ce n’est pas du temps perdu. Vous les entendrez. Ce n’est pas moi qui les choisis, c’est l’entreprise. Il n’y a pas de piège, pas de manœuvre. Venez ! Écoutez ! Sentez ! Interrogez qui vous voulez. » Sentir : un mot terrible pour eux. Trop de nature là-dedans ? Trop d’abandon ? Trop d’enfance ? Trop d’oubli ? « Trois jours comme ça, m’a dit l’un d’eux, pourraient tout fausser. »
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Il dit juste, le policier de la PAF. Sans doute rêve-t-il d’un travail où il n’entendrait pas les clandestins hurler. Mais qui a vu verra. Il ne lui faudrait pas un mois, ailleurs, pour dresser d’autres barrières. Sans vous ou contre vous, c’est bien le mail que nous envoie le monde. Le Lai du Chèvrefeuille, lui, assurait : Ni vous sans moi ni moi sans vous. Bien sûr, si je dis que la société se fait sans les gens, quarante officines de voyous proposeront immédiatement, au même tarif, quarante moyens d’assurer leur participation à la décision, tandis qu’un notable glougloutant, réveillé en sursaut, m’accusera, à tout hasard, de calomnier les admirables efforts des populations laborieuses pour conforter la croissance. C’est vrai pourtant que la société se fait sans les gens, mais il faut, pour l’expliquer, baisser le ton, se mettre sur une fréquence clandestine : plus les quarante voleurs versent d’huile de vidange dans les rouages, plus les importants s’égosillent aux valeurs, plus la société se fait sans nous ou contre nous.
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Un professeur inspiré vous lit un poème. Vous avez dix-sept ans – on est sérieux quand on a dix-sept ans – et en voilà pour la vie. C’était la Complainte de Madame Louise de Savoie, mère du Roi, en forme d’églogue, de Clément Marot. Où l’on trouve ce vers : Songez la mort, songez le tort qu’elle a.
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Dans les cimetières, je l’oublie, ce vers, mais je ne peux mettre les pieds dans une cérémonie officielle ou dans une réunion publique sans qu’il ne vienne me tarauder. Nous, Occidentaux, nous ne sommes ni meilleurs ni pires que d’autres. Notre société est faite de vivants aussi vivants que d’autres. Mais cette société de vivants est une société morte. Voilà ce que trouve dans nos bagages ce jeune policier de la PAF qui n’a lu ni Marx, ni Léon Bloy, ni Baudrillard. Il sent juste. Il devine qu’il n’y a plus aucun point commun, nonobstant le discours des voleurs et le discours des valeurs, entre ce que nous désirons, ce que notre cœur, si corrompu qu’il soit, sait encore aimer et ce que nous vivons ensemble. Plus aucun rapport entre ce qui mûrit de bon en nous-mêmes et ce qu’on nous propose ou nous impose. Entre ce qui a du prix à nos yeux et ce qui a du prix aux yeux de la sale bête qu’est devenue la société. Mais alors, direz-vous ? Alors ? Je ne sais pas, moi. Je fais comme beaucoup. J’essaye. Je me débats. Qui dira ce qu’il faut faire? On peut supporter. On peut rêver. On peut rester. On peut claquer la porte. On peut ironiser. On peut se révolter. On peut crier. On peut se taire. On peut prier. On peut travailler. On peut dénoncer. On peut pardonner. On peut dormir. On peut réfléchir. On peut s’amuser. On peut oublier. On fait comme on veut, on fait comme on peut. On peut se risquer à ôter la barrière, si on n’a pas peur d’avoir très mal. On peut choisir d’attendre encore, si on a le courage de patienter dans la boue. La bonne solution n’existe pas, mais tout est bon qui ne triche pas avec l’évidence de cette barrière, avec l’évidence qu’elle est absurde et scandaleuse, avec l’évidence qu’il faut qu’elle tombe pour que nous vivions. Que tout est mauvais qui la justifie, qui la nie, qui l’évite, qui l’élude, qui prétend négocier avec elle, qui veut en tirer avantage ou plaisir. Songez la mort, songez le tort qu’elle a…
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Ils n’aiment pas la civilisation occidentale, ceux qui ne désirent pas la guérir de son effroyable blessure : ils ne veulent qu’en dilapider les restes à leur profit, vendre au monde ce qui la tue.
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Bush, donc. Je le craignais. Je m’en réjouis peu. Au fond, est-ce si étonnant ? Tout cela n’est-il pas un aveu ? Bush l’intégriste a gagné, Ben Laden avec lui et, avec ces deux-là, les missionnaires de tout poil, croyants ou non. La défense de la foi, ou de la liberté, ou de la démocratie, ou de la sécurité, ou du pétrole, autant de prétextes pour s’en prendre aux autres, pour s’ingérer, pour digérer. Les gouffres qu’ouvre la victoire de Bush, celle de Kerry n’aurait fait que les masquer. Il est devenu évident que les valeurs d’un Occident en phase finale de décomposition sont des produits d’appel pour ses supermarchés, ses banques, ses Patrick Le Lay. La modernité glorieuse, la voici : un fondamentalisme cruel contre un autre fondamentalisme cruel, les noces de l’argent et de la mort. Le scepticisme, la fausse pudeur, la mesure, ce qu’on appelait naguère le respect humain étaient, pour la vieille Europe, autant de protections contre une désillusion trop brutale. Trois ans, deux tours, deux avions, le culot d’un Texan d’opérette, faux mystique et vrai cynique, la voici toute nue. Toutes les lignes idéologiques de la démocratie communicationnelle, dont les conflits furent si longtemps de plausibles prétextes à de rassurants bavardages, ont le même terminus : la station Bush-Ben Laden. De quelque manière que, de l’extrême droite à l’extrême gauche, on s’évertue désormais à trousser ses jupons, l’envie n’y sera plus. Le sociodrame commence. Que ne va-t-on déverser sur ce George Bush, maintenant qu’il est trop tard, qu’il a joué son rôle, qu’il a frappé les trois coups et qu’il n’est plus, dans la pièce qui commence, si puissant qu’il soit, qu’un figurant sans texte ! Vaines et trop faciles imprécations. Nous avons devant nous une tâche plus modeste, mais immense. Comme on guette dans l’escalier les pas de qui on aime, il nous faut écouter grandir et s’étreindre les rumeurs sourdes et légères que les klaxons de la modernité veulent étouffer. Elles n’ont pas d’identité connue. Elles sont furtives, insaisissables, souterraines, aériennes. Elles nous invitent à renouer avec un commencement permanent qui nous attend depuis longtemps, depuis toujours. Elles nous font signe de lui tendre notre main pour qu’il la prenne. Elles disent à chacun de nous que tout le monde est là, que le couvert est mis, qu’il peut venir. Ainsi parle Agnès Gueneau, professeur de philosophie et poétesse de l’île de la Réunion :
Au-delà
de toute impatience
ce qui aujourd’hui
très lentement
naît et croît
n’a pas de nom
au regard las
des cœurs sceptiques

seuls ceux qui interrogent
voient
seuls ceux qui souffrent
savent
seuls ceux qui depuis toujours
se sont mis en route
peuvent encore chanter
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Actuel, Nietzsche, non ? : « Personne n’ose plus mettre sa propre individualité en avant, on prend le masque de l’homme cultivé, du savant, du poète, du politicien. Si l’on s’avise d’attaquer de pareils hommes, avec l’illusion qu’ils prennent les choses au sérieux et qu’il ne s’agit pas pour eux d’une farce – attendu qu’ils font tous parade de sérieux- on s’aperçoit au bout d’un moment qu’on n’a plus entre les mains que des loques et des chiffons bariolés. (…) L’homme d’esprit sérieux (…) a mieux à faire que de se battre avec ces prétendues réalités. » À propos, George Bush est peut-être bien l’instrument de la Providence ? Pas comme il le croit, voilà tout. Allez savoir avec elle !
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En tout cas, vive l’Amérique du western ! Vous me direz que le western, ce n’est pas loin des Indiens et que là… Oui, oui, excellents jeunes gens, c’est vrai. Mais dites-moi : connaissez-vous un chant qui, de quelque manière, ne soit tissé de tristesse, escorté d’injustice ? Même Homère, même la Bible. L’amour le plus fort, le plus vrai, croyez-vous qu’il ne verse jamais de tristesse dans un autre cœur ? Allons, soyez généreux, laissez-moi aimer le western. Ne reprochez pas à l’oiseau qui s’envole la décharge d’où il sort. Ne refusez pas le chant qui vous envahit, même s’il est immérité. Et reprenons ensemble le refrain du film de Sydney Pollack qui nous fut proposé deux jours avant la cérémonie de confirmation de George Bush, deuxième du nom :
La route où tu chemines
Doit être celle de ton cœur.
Le jour où tu t’arrêtes,
Dis adieu au bonheur.
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Je lis La Croix dans l’avion : un peu d’altitude lui fait du bien. Soudain, le trou d’air fatal. Savez-vous qui est Sœur Marie-Christine Bernard dont une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire taquin à la Zazie ? Sœur Marie-Christine Bernard est une ancienne assistante sociale devenue professeur de théologie, d’anthropologie et de philosophie, spécialiste d’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… On sent la rédaction de La Croix un peu gênée. Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est tout près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Air France ! Dieu ne déteste probablement personne, même pas Patrick Le Lay. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les entrepreneurs, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table français aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »
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Rien à dire sur l’expédition du député Didier Julia. Beaucoup à penser sur le conseil d’un de ses collègues de l’UMP qui l’invite à « rester dans sa case ». D’un côté, une possible imprudence ; de l’autre…
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Ce je sais pas qu’on ne cesse d’écraser, flaque d’ignorance satisfaite, sur la vitre de mon visage, ne me dit rien de bon. Le discrédit de la gentille particule ne est injuste. Je partage là-dessus l’opinion de Jacques Pohl, rapportée par Grévisse : « L’élimination de ce mot léger, plein de finesse, mais peu utile, sera sans doute un des faits marquants de notre siècle… » Provocation ? Pas du tout. Entre je ne sais pas et je sais pas, on pourrait repérer un glissement de civilisation. Le ne marque une minuscule suspension du jugement, une manière de prendre date. Je ne sais pas, mais l’inutilité que ce ne discret confère à mon ignorance la met un peu à distance, la nuance, laisse espérer que peut-être, un jour… En même temps, cette mention esthétique, picturale, est comme un signe à l’interlocuteur. Je sais pas, c’est une pierre qui tombe entre nous, le colis qu’on m’a dit de vous livrer ; je m’en débarrasse, débrouillez-vous en, le travail est fini, je ne suis plus là pour personne, ni pour moi-même. Chacun dans sa case. Je ne sais pas me laisse présent, me garde un peu avec vous, crée entre nous un lien ténu. Dans je ne sais pas, quelque chose résiste, regimbe contre la certitude pesante, l’objectivité mécanique, le renoncement paresseux. Quoi donc? Je ne sais pas, précisément ; il faudra que nous en reparlions.
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Mon ami le clochard, qui m’ouvre généralement la porte du Monoprix, patrouille ce matin sur le trottoir d’en face, devant la boulangerie. Je lui adresse un petit bonjour. Quand il voit ma main plonger dans ma poche, il lève très légèrement la sienne, comme pour prévenir une offense : « C’est dimanche, aujourd’hui, dit-il d’une voix déjà pâteuse, on ne travaille pas. » Il a ses têtes. Je le sens outré d’entendre son collègue habituel, formé à l’ancienne manière, injurier un chaland récalcitrant. Lui, il connaît son monde. Il ne confond pas vie professionnelle et vie personnelle. Il respecte ses partenaires économiques. À qui se détourne ou l’ignore, il souhaite, pour toute vengeance, une excellente journée. Une bonne douche, et il est prêt pour un grand poste.
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Une note joyeuse : la danse macabre. On m’avait appris qu’il s’agissait d’un thème chrétien du Moyen Âge, illustrant notre égalité devant la mort : hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, beaux et laids, la Faucheuse nous entraîne tous dans sa ronde ricanante, perspective qui propose assez peu d’aperçus encourageants à la vie terrestre. Avant de se désoler, mieux vaut se rendre à La Ferté-Loupière, dans l’Yonne. L’église Saint-Germain y abrite une fresque représentant une des rares danses macabres qu’on puisse voir en France. Un étonnant personnage à la voix de stentor sort de derrière un pilier et vous propose humblement de vous fournir quelques explications. À peine avez-vous accepté qu’un déluge chaleureux de mots et d’idées s’abat sur vous ; quand vous partirez, Julien – c’est son nom – vous donnera les textes qu’il a écrits. Il dit tant de choses, il a lu tant de livres, il brasse ses références avec une allégresse si puissante que vous en restez sonné, épuisé, ravi. N’oubliez pas de lui demander de vous conduire, pour finir, derrière l’ancien presbytère, dont les toits, enchaînant sur celui de l’église, semblent un océan vertical partant à l’assaut du ciel. De cette singulière visite, je ne peux livrer que quelques souvenirs. Une étymologie surprenante, d’abord. Je ne l’ai pas vérifiée. Si elle n’est pas vraie, elle est bien trouvée. La cabre serait un vieil outil français servant au puisatier. Il s’agit de trois fortes perches qui, liées à une poulie au sommet de l’engin, arrachent la terre du puits. Ma mort, c’est ma cabre. Les trois perches, image de la Trinité de Dieu, m’arrachent à la terre et m’invitent à danser la cabriole de l’éternité. Mais il y a surtout, à La Ferté-Loupière, l’admirable fresque de la fin du XVe siècle, étonnant catéchisme mural. Dix-neuf couples, dix-neuf vivants et leurs dix-neuf macabres, y forment cortège. Observez comme ces squelettes dansent, exulte Julien, comme ils sont gais et farceurs. Ils ne sont pas là pour faire peur. Ils parlent de votre forme spirituelle, nullement ennemie de votre forme corporelle : son guide plutôt, sa complice bienveillante, son amie de l’intérieur, ironique et intransigeante. Voyez aussi les différences subtiles dans le vêtement des macabres. Elles ne doivent rien à leur condition sociale. Voyez ces voiles, signes de la bénédiction divine. Observez qu’ils sont d’ampleur inégale et cherchez comment ils ont été distribués. Au cœur spirituel, à celui qui annonce la bonne nouvelle, un grand voile pour son macabre. Au ménestrel, qui chante la beauté et la joie de la terre, un petit voile sympathique. À celui qui a choisi le pouvoir, spirituel ou temporel, « pas d’honorabilité d’éternité », explique Julien. Pas le moindre voile. Son macabre va à poil ! À os !

(7 novembre 2004)