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Pourvu que la liberté soit au fond…

 

LE MARCHÉ  LV

 Trouvez votre cœur et changez-le en encrier !
Max Jacob

Le 10 juillet 1839, à la Chambre, Lamartine parle du principe démocratique. « Que ce principe, dit-il, triomphe sous une république ou sous cette forme mixte de gouvernement qu’on appelle système représentatif, peu importe. C’est affaire de temps et de mœurs. Les hommes vivent sous toutes les latitudes, et la liberté, la dignité du citoyen se développent sous toutes les formes de gouvernement, pourvu que la liberté soit au fond. » Ce pourvu que la liberté soit au fond me touche. Comme le « je ne dis pas cela pour démoraliser » d’Aragon, dont je parlais récemment, c’est un de ces propos tout simples, presque naïfs, que les grands écrivains laissent parfois en certains recoins de leurs œuvres comme des apartés, comme des bâtis de fil. Mieux que leurs plus grands textes, ils disent leur âme. J’y vois l’amicale précaution venue du cœur, l’humble témoignage de l’homme démuni que cache toujours le grand artiste. « Ce que je dis, vous savez, proteste l’écrivain, je le crois. N’y voyez pas seulement langage ou construction habile. C’est bien moi qui le pense, moi qui vous ressemble tant. » Cette phrase de Lamartine, mon voisin de métro peut la prononcer quand s’achève le bref échange qu’un incident a provoqué : « L’essentiel, Monsieur, c’est quand même que nous soyons libres. » Et c’est cela qui est prodigieux : qu’un homme d’une telle ampleur de pensée et de sensibilité me soit, en dépit des siècles, en dépit de tout ce qui nous sépare, comme ce voisin de métro. Ses livres prennent alors une couleur d’intimité qui me fournit un accès particulier à leur contenu, qui m’ouvre vers eux un chemin que je suis le seul à emprunter.
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C’est à moi que Lamartine s’adresse, à moi tel que je suis en ce début d’année 2012, à moi comme à chacun de ses lecteurs. Et je suis un misérable si ma simplicité ne répond pas à la sienne, si je ne laisse pas ce pourvu que la liberté soit au fond retentir librement en moi, si je ne le reçois pas dans mon désordre, si je lui assigne frileusement une place, un rôle, un statut. Il est vrai qu’un instant, j’ai le droit d’hésiter. L’affaire est sérieuse. Ces quelques mots tranquilles pourraient faire exploser en moi je ne sais quel arsenal de colère et de désir. Un peu comme au lycée Montaigne, durant les travaux pratiques de chimie, quand on me confiait un flacon d’acide dont je devais verser quelques gouttes sur de la craie. Allons. La craie est là, blanchâtre et inconsistante. Versons l’acide.
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Non. La liberté n’est pas au fond. Non, non et non. Certes, je l’ai vue habiter bien des cœurs. Certes, je l’ai rencontrée dans des situations où je ne l’attendais guère. J’en connais l’odeur, le goût. C’est pourquoi je dis qu’elle n’est pas au fond. Ou alors, si profondément enfouie, si inaccessible qu’elle n’est plus que nostalgie. Qu’on ne m’assomme pas avec les bavardages mondains. Les défenseurs de l’Occident, ces optimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Les accablés du fardeau de l’homme blanc, ces pessimistes truqués, je les ai vus, connus, fréquentés : pas de liberté là-dedans. Vieilles lunes, tout ça, scoliose scolaire. Si notre civilisation vaut plus ou moins qu’une autre, je n’en sais rien, l’aide-comptable le calculera. Mais ce que vaut le monde où je vis, je le sens, tout le monde le sent : et c’est le refus général de le dire, sauf à la manière d’une cachotterie chuchotée, qui me fait affirmer avec certitude que la liberté n’est pas au fond. Je n’ai plus l’âge d’imaginer je ne sais quelle couillonnade utopique. Je ne milite ni pour l’exaltation individuelle du jouir sans entraves, ni pour un salut collectif que je crains comme la peste parce que c’est le choléra : exaltation individuelle et salut collectif, soit dit en passant, qui sont les deux visages de la récupération de Mai 68, assez largement couronnée de succès, comme on le sait. Quant à l’absolutisme nigaud de la pureté, il y a belle lurette qu’il me fait sourire. J’habite un monde confus ? Il l’a toujours été. Les autres ajoutent à la confusion ? Moi aussi. Mais, mais, mais…
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Mai et mais… « Au contraire… », murmure Ibsen en mourant. Tout est vrai de l’ambiguïté du monde, de la mienne, de la vôtre. Mais si demain est un autre jour, aujourd’hui est un jour nouveau. Et la confusion qui nous épuise, cette décourageante lourdeur, cette hâte bavarde dans la boue vers des objectifs qui tyrannisent tout le monde et ne concernent personne, nous ne pouvons la constater, aujourd’hui comme hier, qu’à partir de quelque promontoire, de quelque rocher encore épargné par la marée. À partir de quelque liberté. Sinon, nous ne nous en plaindrions pas, nous nous y étoufferions, nous nous y noierions. Qu’on me comprenne bien. Je ne parle pas d’une liberté-solution. Je ne parle pas d’une liberté-programme : en ces temps de championnat électoral, on ne me croirait pas. Je ne parle même pas d’une liberté-bonheur. Je parle d’une liberté-parfum, d’une liberté légère comme une brise, fragile et forte. D’une liberté comme une évidence rappelée à mi-voix, presque marmonnée, et qui tient à distance respectueuse le feulement éraillé de l’actualité. D’une liberté comme un frisson qui court à la surface du monde. D’une liberté comme un intrépide rond dans l’eau. Comme une douceur discrète qui ne soigne guère, qui ne fait pas oublier les blessures, mais qui donne des raisons profondes et véridiques de les supporter. Une liberté qui ne gouverne nulle part et suggère partout. Un recours gracieux auquel n’échappe aucun aspect du monde, comme dit Lamartine. Qui, comme il le dit encore, interroge chaque chose à sa place. Une liberté pauvre et taquine, juvénile et sage, qui tape gentiment du pied comme un enfant impatient de l’avenir, à qui l’on cédera.
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Aucun aspect du monde ne lui échappe, sans doute, mais non plus aucune zone de mon être. La liberté, pour moi qui suis aussi embrouillé qu’eux, c’est qu’il n’y a rien en moi, quoi que je fasse, qui ne soit pris dans un jeu qui me mobilise et me dépasse : je le sens, je le sais, je l’accepte, j’en suis heureux. Ce sentiment ne me blinde pas de certitudes. Il me frôle comme il frôle les autres, rien de plus. C’est à peine une caresse, et que j’aurai vite envie d’oublier : j’ai tant de matelas à entasser pour me protéger d’elle, tant de problèmes – et même de problématiques comme on dit aujourd’hui pour que ça fasse plus gros, pour que ça tienne plus chaud. Car la caresse, ni indiscrète ni policière, a des curiosités d’enfant. Mon cher Jean, me demande-t-elle, la liberté, en toi, est-elle au fond ? Quand as-tu eu le sentiment de t’en approcher ? Quand de t’en éloigner ? À quoi l’as-tu reconnue ? Que t’a-t-elle soufflé ? Qu’as-tu désiré en elle ? Qu’as-tu craint ? Qu’as-tu repoussé ? À quoi t’a-t-elle suggéré de consentir ? De ne pas consentir ? T’a-t-elle rapproché des autres ? De quelle manière ? T’en a-t-elle écarté ? Pourquoi ? Elle tourne, la caresse, ses questions ne mordent pas, ne contraignent pas. Elle virevolte, elle laisse d’infimes piqûres, presque indolores. Elle me parle de moi, qui suis dans le monde. Du monde, qui est en moi. Mais le monde n’est pas moi, même si je réponds pour lui.
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La liberté, c’est l’atmosphère du sens ; le sens, c’est le vecteur de la liberté. Comment pourrais-je en dire du mal ? Du paradis des incroyants, Francis Jeanson me ferait les gros yeux. Mais je ne vois plus rien de commun entre ce qu’il mettait sous ce mot et l’usage qu’on en fait aujourd’hui : le sens a perdu son sens. J’entends encore la vibration de sa voix quand il en parlait. Je le sentais décentré, comme si son être se portait à sa périphérie, montait à la barricade. Je le voyais chargé de présence, il se faisait tout entier rencontre, il était jeté dans un déséquilibre heureux plus fiable que l’équilibre. L’échange était évident. Il parlait de sens, et le sens le disait, lui, Francis.
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J’entends autre chose. La diligence du sens a été détournée par des bandits. La liberté était sur son siège de cocher, on l’en a fait descendre ; un margoulin a pris sa place. Produire du sens, disait-on imprudemment autrefois. Voilà qui est fait, on le produit, le sens : la production n’est jamais bien loin de la compétition. Bientôt soixante-cinq millions de sens habiteront la France et échangeront leurs adresses électroniques. Cela fera soixante-cinq millions de malheureux qui s’indigneront de l’indifférence des autres, ces décadents, ces brutes, ces inertes, et s’épuiseront à les démarcher. Et chacun, de tout son cœur, câlinera son sens à lui, bien à lui, rien qu’à lui, son sens breveté qu’il aura ramassé dans ses intérêts élémentaires, dans ce qu’il prendra fièrement pour son identité, dans son carquois citoyen de bons sentiments, dans tout ce qui aura défini la Cause qu’il se sera mis en tête de défendre, tellement plus urgente que celle des autres. Je le vois déjà : le même mot de sens qui faisait vivre Jeanson, qui élargissait ses rêves et ennoblissait sa vie, enferme ceux qui s’en réclament dans une solitude agressive. Soixante-cinq millions de sens, moins un, constituent aujourd’hui un danger pour soixante-cinq millions de citoyens. Ils savent pourtant bien, les soixante-cinq millions, ils le savent au fond d’eux, que ce n’est pas toujours si clair, si net, si glorieux, de se battre pour une Cause, même quand elle paraît excellente. De se laisser absorber par une Cause, comme si quelque chose pouvait absorber le désir. Qu’on va être obligé de doubler la mise, et de la doubler encore, qu’on va demander à la Cause de combler ce qui ne peut pas l’être. Qu’on finira forcément par être la cause de sa Cause. Ils sentent cela, les soixante-cinq millions, tout le monde sent toujours tout. Là est leur problème, là est leur angoisse, là est leur souffrance, là est leur vérité. Même si tout le monde s’en fout. Même si eux-mêmes s’en foutent. Pour que la liberté frisson, la liberté caresse, la liberté rond dans l’eau puisse les visiter, il suffit – mais le savent-ils, mais ne veulent-ils pas l’oublier ?- qu’ils cessent de renoncer si facilement, si docilement, à eux-mêmes. Qu’ils cessent de renoncer si égoïstement à eux-mêmes. Qu’ils cessent d’éponger leur malheur avec l’avarice grandiloquente de leurs Causes. Qu’à leur manière, à leur mesure, selon leur force – il faut se faire humble pour oser leur demander cette chose énorme – ils laissent percer un peu, un tout petit peu, un presque rien de ce problème, de cette angoisse, de cette souffrance, et que ce presque rien les régénère. Les Causes, ce n’est pas l’amour du prochain. Ce n’est même pas l’amour de soi, inséparable de l’amour du prochain. C’est l’amour d’une généralité sans existence, amour triste et sans espoir, amour menteur, c’est la fascination par la machine à fabriquer de la solitude, c’est la justification tonitruante de la fuite, du refus d’exister. En ce temps-là, les Scribes, les Pharisiens et les Humanitaires… De l’amour du prochain, la plus secrète des passions heureuses, la plus humble, la plus hésitante, la plus irréductiblement personnelle, elles font une obligation tribale, un concours de vanité. Qui ne se réjouirait d’une souffrance soulagée, qui ferait le dédaigneux devant une vie sauvée ? Mais rien ne produit tant de souffrances, rien ne fait tant de victimes que la machinerie sociale dont procèdent ces Causes qui parlent si haut, rien ne va couper plus profond les racines de la générosité, rien n’enclenche plus impitoyablement la logique de l’inhumain. Ce degré de moins au thermomètre qui nous fait nous soucier de ceux qui ont froid, qui va enchaîner les apitoiements saisonniers à ceux de l’an passé… Des décennies durant, sous tous les pouvoirs, j’ai vu, jour après jour, et avec quel effroi, comment des générations entières ont été abusées par une conception perverse de la solidarité dont le résultat, sinon l’objectif, est de châtrer, de rogner, d’empêcher, de justifier l’injustifiable. De massifier et de tenir. Jamais viol des foules ne fut plus aimablement accueilli. L’altruisme cérébral qui en est le produit est infiniment plus sale que l’égoïsme primaire. Le second fait des dégâts : le premier fait du mal. C’est à la qualité de l’intention, à la justesse du geste et du ton que se mesure l’amitié, non pas aux statistiques de la distribution. Le sens n’est pas un luxe, le mépriser se paie. Rien ne se règle au détail, à l’émotion énervée d’un instant. Tout un pays qui se dresse contre les misères que se font les enfants dans les cours de récréation, ce n’est pas plus bête que bête, ça ? L’affaire est sérieuse, dites-vous ? Peut-être. Mais on n’y remédiera pas, et vous le savez, vous qui braillez. Quand, sous l’œil des caméras, quelques figurants auront bien joué au gendarme ou à l’infirmier dans une cour de récréation, tout restera à faire : tarir le flot de bêtise et de basse cupidité qui suscite ces méchancetés. Ce flot, ces simulacres ne le tariront pas, tout le monde le sait, personne ne le dit. Et même, ils le grossiront, tout le monde le sait, personne ne le dit. Que nous le voulions ou non, que nous en tirions plaisir ou dégoût, c’est lui qui nous porte. Jusqu’au jour où, dans le secret de nous-mêmes, le simple sentiment de notre incomparable existence… Alors, peut-être… Là, ce ne sera pas le pharisaïsme des Causes, le bruit du sou dans la sébile de la chaisière, ce ne sera pas l’indifférence gueularde qu’elles suscitent. Alors, peut-être… Sinon, rien. Rien à dire. Rien à attendre. Rien à faire. Ce qui est mort est mort, vos communicateurs ne le ressusciteront pas.
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L’émission Carnets de campagne est un formidable révélateur de la perversion du sens. Ce n’est pas seulement parce qu’elle sonne chaque jour l’heure de mon déjeuner que je ne la manque jamais. Les témoignages de ces excellentes personnes qui entendent réveiller un peu notre monde par leurs initiatives économiques, sociales ou culturelles sont souvent si généreux, si pathétiquement généreux, que je m’en voudrais de paraître, une seule seconde, afficher à leur égard je ne sais quel air de dédain. Ces leçons de courage, au contraire, inspirent de la modestie. Et pourtant, amitié oblige, elles restent empreintes d’une indécrottable tristesse qui découragerait tout autre appétit que le mien. Pourquoi ? Parce que le sens semble être pour ces personnes un refuge, une bouée de secours, un moteur auxiliaire. On dirait qu’elles s’acquittent de leur devoir de sens, qu’elles attendent de leurs initiatives qu’elles leur vaillent le coup de tampon qui les valide elles-mêmes, qui valide ce qu’elles font, ce qu’elles pensent, ce qu’elles sont. Qu’elles ont besoin, pour elles-mêmes, de la reconnaissance que leur procure l’émission. Leur vocabulaire stéréotypé évoque l’enfermement plus que la libération. Comme si, au départ, quelque chose n’avait pas joué, comme si le moteur de leur liberté ne s’était pas débridé, comme si elles s’y étaient résignées. Comme si elles hésitaient à parler franchement des bénéfices personnels, pourtant parfaitement légitimes, qu’elles tirent de leurs activités. Comme s’il leur fallait suggérer, d’une manière ou d’une autre, l’aspect sacrificiel de leur action. Et voici ce qui me trouble : chez tous ceux dont j’ai vu ou, plus rarement, dont je vois l’existence vraiment habitée par le sens, cette exigence, quel que soit leur degré de culture, quelle que soit leur vision du monde, provoque tout le contraire. Le sens les décolle d’eux-mêmes, de leurs passions, de leurs choix, de leurs idées, peut-être même de ce que leurs amitiés et leurs affections peuvent encore avoir de convenu. Du minuscule tremblement initial de leur liberté naît une joie indémontable, impérialement fraternelle. On sent en eux le bonheur d’être là. Les liens qui les attachent aux formes sociales sont légers, provisoires. On dirait des campeurs. Comme on a le vin gai, ils ont le sens gai. Ils prennent le sens comme on prend le soleil. Il ne leur fait pas froncer les sourcils, il n’arrache pas de leur poitrine de lourds soupirs de découragement, il n’encombre pas leur cerveau de noires supputations. À vrai dire, ils n’en parlent pas, ou guère. C’est qu’ils ne lui demandent rien. Ni d’arranger leurs affaires, ni d’apaiser leurs frustrations, ni d’augmenter leur taille, ni de gonfler leur identité, ni de valoriser leur image. Ils plongent en lui, tout simplement. Parce qu’ils y sont bien, est-ce qu’on peut comprendre cela ? Bien de corps, de cœur, d’esprit, d’humour. Bien avec eux, bien avec les autres. Ils y barbotent, ils s’y réjouissent, ils y rient, ils se confient à lui, ils en sont heureux. Ils en sont richement appauvris. Les Carnets de campagne ne rient jamais, même si l’animateur s’échine à bricoler des calembours qui ajoutent de la drôlerie triste à la générosité triste.
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Il est arrivé que la liberté, dont la seule demeure est l’intimité de l’esprit et du cœur, habite simultanément tant de consciences, et de façon si heureuse, qu’une société tout entière, pour un temps, semble en être transformée : le charme se rompt dès qu’elle s’imagine détenir le secret de ce changement, sa recette. Ainsi Mai 68, Mai l’exploité, Mai l’otage des minuscules, ainsi Mai tel que je l’ai vu, presque seul désormais. Cela a été. Brièvement. Mais cette brièveté-là, cet un peu, c’est le sel de la vie. Si je l’oublie, j’oublie tout.
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L’époque n’aime pas la liberté, voilà tout. Ce n’est pas là prophétiser des catastrophes, ni faire preuve d’un incurable pessimisme. Comment serait-on pessimiste quand on sait que le dernier des derniers porte la liberté en lui ? Mais l’esprit bourgeois, qui a désormais franchi toutes les frontières même s’il n’a pas déserté ses résidences traditionnelles, ne se satisfait pas de cet optimisme de l’être. L’esprit bourgeois, surtout quand il se barbouille de grands sentiments, d’aspirations culturelles et d’élans spirituels, tient uniquement à la bonne santé des divers systèmes qui l’épanouissent, c’est-à-dire le protègent, le dorlotent, l’engraissent : pourvu que la liberté n’y soit pas au fond, ces systèmes, à ses yeux, sont tous bons. L’esprit bourgeois, naguère méprisant et hautain, s’est fait tolérant et respectueux : il le peut puisqu’il a tout conquis, puisque tout, apparemment, est à lui, tout. Quand j’asticote un peu les citoyens-consommateurs, quand je tente de susciter en eux cette réaction d’heureuse fierté sans laquelle la liberté n’est qu’un sujet de bachot, savez-vous ce que disent les bourgeois ? Que je méprise les humbles. Le propriétaire défend l’honneur de ses domestiques contre ceux qui perturbent leur conscience et mettent ainsi en péril le service du château : on ne peut pas être plus salaud.
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Mais j’entends parler, et de source très fiable, des jeunes. Ce qu’il y a d’inutilement ronchon dans ce que j’écris, ils le mettront sur le compte de l’âge : vieux, on doit parfois se dégager la cervelle comme, chaque matin, les bronches. De plus en plus, me dit-on, ces jeunes comprennent qu’ils doivent vivre leur vie sur leur propre fonds, que c’est au fond de ce fonds que les attend leur liberté. Peut-être la déliquescence où ils voient le monde n’est-elle pas sans effets heureux ? Leur aurait-elle suggéré de visiter en eux, entre eux, des zones qu’une plus grande aménité sociale aurait pu leur faire négliger ? Ce serait un magnifique mouvement de bascule : prêts à s’investir dans le monde et découragés par la bassesse de ses propositions, par le climat infect qu’il crée entre les êtres, ils apprendraient peu à peu, d’abord effarouchés et dépités, à retrouver leurs caches d’intimité, leurs grottes de simplicité, leurs souterrains d’amitié. Non pour s’y endormir, bien sûr, ni pour y rêvasser ! Pour y retremper leur énergie, pour renouer avec la vie, pour se sentir être. Mais aussi, et du même mouvement, pour commencer à écrire le texte de leur existence adulte, pour rédiger leurs lettres de démission, leurs lettres de refus, pour prendre leurs distances, leurs grandes distances, pour réapprendre à nouer des relations droites, pour accueillir avec générosité, les bras ouverts, le destin que la vie va leur proposer. (Jeunes gens, jeunes filles, si vos parents vous parlent de sécurité, de carrière, de tranquillité, de confort, de bel avenir, ne soyez pas durs avec eux : il leur est très difficile de ne pas répéter ce qu’on leur a appris, d’autant qu’ils n’osent pas s’avouer qu’ils n’en croient pas un mot. Quand ils accusent votre liberté de les faire souffrir, ils mentent : c’est d’eux-mêmes qu’ils souffrent. Soyez donc patients. Mais, évidemment, ne cédez pas : vous vous le reprocheriez et vous le leur reprocheriez.) Et si vous pensez que c’est là un rêve, jeunes gens, jeunes filles, donnez raison à ce rêve.
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« Cravates, tissus d’ameublement, lingerie pour dames… » À chaque étage, dans les grands magasins d’autrefois, le liftier annonçait les rayons. La liberté n’a pas de rayon attitré dans le cœur de l’homme. À supposer qu’elle soit au fond, au fond de moi, au fond de mon acte ou, du moins, de mon intention, je ne la rencontre jamais qu’en désir, comme une promesse, un déjà pas encore. Dans La Ville, un des personnages de Paul Claudel dit de la femme aimée : « Tu es la vérité avec le visage de l’erreur, et celui qui t’aime n’a point souci de démêler l’une de l’autre. » On dirait cela de la liberté si elle avait un visage. Mais, dans l’étrange supermarché qu’est le monde où nous vivons, si rien ne l’exclut vraiment, rien ne la désigne vraiment. Aussi errons-nous d’un rayon à un autre. Tout finit par se ressembler. Tout est vendable, tout semble achetable. Blessures, séductions. Puis anesthésie, mithridatisation. C’est là que nous attend ce tremblement, cette palpitation que j’appelle au hasard liberté. Hors du sens et du non-sens. Dans une zone de vide, de non-monde. À un point d’absence. Au défaut de la cuirasse. Hors comptes, hors bilan. Pas de nom possible, liberté ira bien. De l’innommé.
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Non, non, disait Stanislas Fumet, non pas innommé, mais innomé : deux m dans innommable, un seul dans innomé. L’ordinateur confirme, même s’il tolère les deux orthographes. Pourquoi diable évoquer cela ? Peut-être parce que cette chicane inutile est comme une image de ce que je tente vainement de suggérer : aussi gratuite que l’expérience de la liberté. Mais là, Stanislas m’interrompt encore : « Ne parlez pas d’image, cher ami. Il ne s’agit pas ici d’images, mais de figures, comme dans la Bible, c’est-à-dire d’images douées de vie, chargées de vie par ce qu’elles représentent. Nous croyons en des réalités bien vivantes, n’est-ce pas, pas en de fumeuses abstractions. » Ai-je bien entendu ? Il me semble qu’il a ajouté : allemandes.
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Le désordre profond piqué de moralisme hargneux qui caractérise notre époque, personne ne l’a mieux compris que le philosophe écossais Alasdair McIntyre. Je ne peux saluer que de loin l’argumentation philosophique qu’il déploie dans Après la vertu, mais elle se développe à partir d’une intuition presque romanesque si simple et si puissante que les esprits peu familiers d’Aristote et de Hegel ne se sentent pas exclus de son propos. McIntyre suppose en effet qu’un mouvement politique ignorantiste vient soudain d’abolir l’ensemble de l’enseignement scientifique à l’école et à l’Université. Il a enfermé les savants ou les a massacrés, il a brûlé les bibliothèques, il a éradiqué de la vie culturelle toute allusion à la science. Après une période de stupeur et de résignation qui parachève cette singulière entreprise, se lèvent des gens curieux, ou nostalgiques, ou courageux, ou passionnés, qui vont tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Des fragments de cours réapparaissent, des bribes de démonstrations, des résumés de théories : assez pour que l’optimiste puisse considérer que le lien avec le passé est renoué et que la science reprend sa marche, pas assez pour que la réalité confirme cet optimisme. En effet, si les pans de connaissances récupérés restent valides, si les nouveaux champions de la science retrouvent rapidement leur méthode et leurs habitudes de travail, quelque chose a définitivement disparu : « Les enfants apprennent par cœur les fragments subsistants de la table périodique des éléments et récitent quelques théorèmes d’Euclide comme des incantations. Personne ou presque ne sait qu’il ne s’agit pas à proprement parler de science. Tout ce qui est dit et fait obéit à certains canons de cohérence, mais le contexte indispensable est perdu, peut-être à jamais. »
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Si l’on remplace la science par la morale, explique Alasdair McIntyre, on passe de la fiction à la réalité. Première étape : le « contexte indispensable » – pour notre auteur, il a été tissé par la philosophie d’Aristote et ses développements – s’est constitué. Deuxième étape : sa disparition, événement majeur et complexe de l’histoire de notre civilisation, a été enregistrée, bien plus que provoquée, par d’autres philosophes, et d’abord par Nietzsche. De même qu’à Hawaï, en 1819, un certain Kamehameha II avait pu abolir, sans la moindre difficulté sociale, des tabous obsolètes, quoique réputés intouchables, Nietzsche, ce Kamehameha II de la tradition européenne, n’a pas eu plus de mal à célébrer les funérailles solennelles d’un monde disparu depuis longtemps. Troisième étape : celle que nous vivons, et dont on nous assure sans rire que nous sommes les « acteurs ». Comme les nouveaux savants de la fiction faisaient resurgir des pans de connaissances scientifiques, nos élites font resurgir des pans de morale, voire des « éléments de langage », dont la signification, quand elle existe, est entièrement abolie par l’incohérence, elle aussi définitive, du contexte.
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Un détail de l’hypothèse de McIntyre nous reconduit à l’actualité la plus brûlante. Si, explique-t-il, dans la troisième étape de la fiction qu’il propose, les savants employaient des expressions telles que neutrino, masse, gravité spécifique ou poids atomique, « la plupart des croyances présupposées par l’usage de ces expressions étant perdues, un élément d’arbitraire et même de choix apparaîtrait dans leur application ». Remplacez neutrino, masse, etc. par solidarité, humain, équité, valeurs, voire par république ou par démocratie : vous avez rédigé le bulletin de santé de notre société. Ces mots, quand ils ne sont pas choisis à dessein par des communicateurs pour leur résonance affective particulière ou leur utilité tactique immédiate, sont réduits au statut d’« éléments de langage » susceptibles d’apporter leur vapeur spécifique au brouillard intellectuel qui est le climat préféré du top de la mondialisation, comme d’ailleurs de la plupart de ses censeurs patentés. Pour trouver des exemples, il suffit de faire les poubelles de la communication. Voici pour humain et voici pour valeur : « Pour la Caisse d’Epargne, l’humain sera toujours une valeur sûre. »
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L’humain, la solidarité, la responsabilité, l’équité, la démocratie, on ne ferait pas de ces mots des slogans, on ne les brandirait pas comme des pancartes si l’on était à l’aise avec eux. Ils seraient la basse continue de la société, ils constitueraient un trésor immatériel dont on n’aurait pas besoin de proclamer ni de vérifier les mérites à tout bout de champ. Qu’ils soient allègrement trahis dans la pratique n’enlèverait rien à leur statut. Ils resteraient un recours. À la fois un intérieur et un ailleurs. Un ailleurs dans un intérieur. Une réserve, même si on n’y puise pas. Un amour, même si on le trahit. Mais le choc a eu lieu. Le vieux monde a bougé. Le paquebot est en train de couler, ces mots-là prennent un statut d’épaves qui nous épouvante. Ils gardent leur vérité, mais ils ont perdu leur sens. Ils sont comme ces petits cadeaux de la compagnie que les naufragés ont emportés sans y penser en quittant leur cabine et qu’ils tripotent nerveusement devant le bâtiment qui sombre : parfum de luxe pour le riche, sachet de madeleines pour le pauvre.
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Les mots qu’agitent les puissants pour dominer les faibles sont comme des branches coupées. À peine brandis, ils sèchent et ils meurent. Il faut d’autres branches, d’autres mots, toujours d’autres mots. Jusques à quand ?
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Un souvenir d’enfance. 1944, Paris va être libéré. La nuit dernière, sous nos fenêtres, une barricade s’est dressée. Quelque chose d’énorme va arriver, quelque chose de puissant dont je ne comprends pas la genèse, dont je ne mesure pas l’importance, mais qui me touche au fond. J’ai eu l’âge de raison en 1940. Depuis, il y a eu les uniformes verts, les gâteaux vitaminés distribués à l’école, les alertes, les sirènes, les masques à gaz, les heures passées à la cave, Radio-Londres en sourdine, l’exode, nos départs pour la campagne, les trains bondés. Un grand coup de vent va passer sur tout cela, et l’emportera très loin, très profond, et aussi les moments heureux, les copains, les visages de petites filles miraculeusement entrevus. Je ne suis ni triste ni content, stupéfait plutôt que de tels changements soient possibles, que des choses si graves puissent avoir été, puissent n’être plus, puissent rester dans ma mémoire, s’y déposer en m’élargissant.
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La journée a été confuse, plusieurs voisins sont venus discuter, jamais les gens n’ont été aussi animés. Si je me tais, on me demande si je comprends bien ce qui se passe. Si je mets mon grain de sel dans la conversation, on m’envoie jouer plus loin. La nuit va revenir, l’inquiétude gagne. « Ça va faire du vilain », dit ma grand-mère. C’est alors qu’un cri retentit dans la cour. Un ivrogne s’est autoproclamé chantre de la liberté. Sa bouteille à la main, il braille : « Tous les hommes valides sur les barricades ! » Mon père a hésité un instant. Un regard de ma mère l’a immobilisé. Choc de sens. Dégoût. Ce pauvre bougre, tout le monde le connaît, les bouteilles sont ses seules victimes. Ce soir, il a la rage.
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Jamais il ne s’est fait remarquer mais les événements l’obligent à se donner un rôle. Il veut en être, il en a le droit. Pour le dire, il n’a pas de mots, il n’a que sa bouteille. Au moins, est-ce sa bouteille, pas celle de Lamartine. Tel n’est pas toujours le cas des grands éclats rhétoriques, nous confirme Dominique Dupart dans son beau livre Lamartine orateur lyrique. Ainsi l’allocution du général de Gaulle sur les marches de l’Hôtel de ville de Paris, le 25 août 1944 : désolé, c’est du Lamartine. « Paris, Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré… », s’écrie le Général. Mais Lamartine, le 21 janvier 1841, quand il s’oppose au projet de Thiers d’entourer Paris de fortifications : « Quoi, Paris fortifié, Paris ville de guerre, Paris dominé par vingt forts, Paris cerné par 2400 canons… » Quant au fameux « La France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté, que la profession tient pour un pressentiment de Mai 68, c’est aussi du Lamartine. « Ces tristes et prophétiques paroles », comme dira Odilon Barrot, l’auteur de Graziella les a prononcées à la Chambre le 10 janvier 1839.
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J’aime infiniment Lamartine. Il a tous les défauts, et bien d’autres. Mais il croit en la parole, comme il croit au mystère, comme il croit à l’amour. Je ne l’imagine pas racontant à la télé, comme ce zozo classe qui a fait courir à mon poste un risque sérieux de défénestration, qu’il a « beaucoup aimé ». Il est dans ce qu’il dit, toujours, en amour comme en littérature, en littérature comme en politique, et ce qu’il dit est dans ce qu’il aime, dans ce qu’il croit. C’est l’anti-stratège, l’anti-communicant. Il se lance en politique comme l’amoureux va vers sa belle, de chic, de cœur, sans rien calculer. Il encaisse les coups comme un grand boxeur, sans s’inquiéter du développement durable de son moi. À la tribune comme dans la vie, il n’est jamais meilleur que quand il improvise. Pour le reste, à Dieu vat ! À peine est-il au sommet, en 48, que la dégringolade commence. Il ne compte jamais, sauf pour payer ses dettes : mais là, trop dur, même si, en homme d’honneur, il se donne un mal de chien pour y parvenir, même si Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, n’arrivent pas, à elles deux, à recopier ce qu’il écrit. « Le vain de Mâcon », comme disent ses meilleurs amis, se croit un immense vigneron parce qu’il aime ses vignes, sa terre, les paysans. Pas sûr, mais tant pis. Si on le déteste, tant pis aussi. Si on l’aime, tant mieux, c’est cadeau. Il ne raconte pas d’histoires au peuple, il n’a pas d’illusions sur les bourges, Napoléon l’emmerde. Mais pas un mot qui ne sorte de son cœur. Un autre jour, changeant de ton, je tenterai peut-être de parler de ce poète, de ce très grand poète.
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Pour l’instant, quelques envolées de l’orateur, tirées du livre de Dominique Dupart :
Sur la protection que les puissants accordent aux faibles : « Le premier qui éleva une tour ou un donjon, au-dessus de quelques misérables chaumières dit aussi à ses voisins, devenus ses vassaux : “C’est pour vous protéger. ” Et, en effet, il fut longtemps leur protecteur, à la manière de la Compagnie de la Loire, jusqu’à ce qu’il devînt à toujours et pour jamais leur oppresseur et leur tyran. Voilà le vrai sens de ces paroles. »
Sur l’« entreprise France » : « On dirait aujourd’hui qu’à leurs yeux la société humaine de France ne se compose que de pain et de viande, et que toute la civilisation d’un peuple comme nous se borne à des espèces de râteliers humains. […] En vérité, il semble que vous pourriez effacer ces trois mots magnifiques que nous nous proposons d’inscrire sur le frontispice de votre Constitution : liberté, égalité, fraternité, et les remplacer par ces deux mots immondes : vendre et acheter. »
Sur la fierté de l’homme politique : « Eh bien, si le peuple se trompe, s’il se laisse aveugler par un éblouissement de sa gloire passée, s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’empire ; […] s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien. Tant pis pour le peuple. Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage. »
Sur la tentation bonapartiste populiste : « Le despotisme redoré à neuf par la main des prolétaires eux-mêmes, vil comme une lâcheté de peuple, bête comme un anachronisme de la France. »
À l’usage des politiques “réalistes” : « Après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution de la conscience publique, vous aurez la révolution du mépris. »
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La Libération, à onze ans, je ne la comprends pas vraiment, mais j’en devine la grandeur. Un événement que je ne peux pas mesurer, mais qui me touche personnellement : c’est la première fois, probablement, que je me sens au monde. Rien ne m’en donne idée, ni les bavardages que j’entends, ni la carte de France que mon père a affichée dans l’entrée, et sur laquelle des punaises bleues, blanches, rouges marquent l’avance des Alliés. Mais la Libération, c’est aussi cet ivrogne qui hurle, qui menace, qui ordonne. Hier, il poussait la romance sur le trottoir, aujourd’hui il joue à la brute. J’imagine que ces deux images se sont longtemps heurtées en moi, comme le rêve et la réalité sans doute, comme le bien et le mal peut-être. Puis, peu à peu, à cause du bien qui est en moi, à cause du mal qui est en moi, elles se sont rapprochées, presque superposées. Le rêve n’est rien s’il ne descend dans les gouffres, tel Enée aux enfers, tel l’empereur de Chine du Repos du septième jour. La Libération n’est pas la Libération si, en quelque manière, elle ne touche pas cet ivrogne, si je ne peux rien voir d’autre en lui qu’un malheureux qu’on plaint par habitude.
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Vice de formateur ou faiblesse de vieil enfant, j’imagine machinalement dans la personne que j’entends ou que je vois, surtout si je ne la connais pas, ce qu’elle deviendrait si se faisait en elle cette jonction du rêve et de la réalité, si un double mouvement d’incarnation et de spiritualisation lui conférait ce qu’elle pourrait appeler sans ridicule son identité, et la mettait définitivement en marche. On est dispos le matin, plutôt amical, vaguement taquin. J’écoute les voix de la radio, ce qu’elles disent, comment elles sonnent, je joue au conseiller bénévole. Certaines serviraient mieux la justice si elles ne se faisaient pas sacristines de l’indignation. D’autres saisiraient mieux la réalité si elles cessaient d’être les bigotes du conformisme. Pas de liberté sans libération. Pas de libération sans liberté. Tout cela est inaccessible, sans doute, en tout cas insaisissable. Mais vivre, ce n’est pas saisir.
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Une civilisation qui ronge comme un rat les échanges du rêve et de la réalité est une civilisation malade, sans grandeur, sans avenir. Même si elle règne, glorieuse, sur toute la surface de la terre. Même si ceux qui la haïssent le plus s’échinent à en copier les manies.
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Je n’aperçois aucune Libération. Cette ribambelle de sommets décisifs – j’ai entendu “des Sisyphe” : sortir la bête économique de sa cage, la pousser devant soi jusqu’à ce qu’elle retombe, et recommencer -, seront aussi vains quand le peuple aura changé de cavalière. Reste que l’abbé, au patronage, mettait tout son talent de comédien à nous parler de saint Jean devenu vieux qui, à peu près gâteux, ne savait que répéter à qui voulait l’entendre : « Et nous, à l’Amour, on n’a pas arrêté d’y croire, et nos credidimus caritati. ». Il est bien loin, ce temps, je ne sais plus trop ce que je réponds aux mails de saint Jean. Mais il a raison. Ce qu’on a vu une fois, on est obligé d’y croire, forcé. Forcé de prendre, comme on disait en jouant aux dames, forcé. Plus le choix. Je crois la Libération possible parce que, deux ou trois fois dans ma vie, je l’ai vue d’assez près pour être sûr qu’elle existe.
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N’en serais-je pas sûr qu’il me resterait l’ivrogne, sa rage, cet éclat de Libération qu’il a pris en pleine poitrine. Il a senti qu’il n’allait pas s’en tirer, alors il a quitté le living-room de sa chansonnette, il en a fini avec ses grâces de mendiant pittoresque, il a enfin osé être ce qu’il était, il s’est traîné jusqu’à son poste de sentinelle, il a retrouvé le goût de gueuler, de gueuler, de gueuler…
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Mais la liberté, c’est toujours du présent. L’échelle des besoins de Maslow, alias pyramide de Maslow, Kheops de la démission de l’esprit, Khephren de la balourdise mercantile, des millions de gens en ont entendu parler. C’est bête comme chou : nos besoins élémentaires ou inférieurs doivent être satisfaits pour que nos besoins plus élaborés ou plus élevés puissent éventuellement l’être. Telle est la thèse, rien de moins, rien de plus. C’est peu dire qu’elle ne va pas de soi. Pas nécessaire que tout tourne rond dans mes instances fonctionnelles pour que je puisse comprendre, m’émouvoir, chanter, aimer. Hormis les nécessités corporelles et la banque, rien n’est de l’ordre du besoin. Sauf dans le délire bourgeois, naturellement, qui pétrifie tout ce qu’il touche. La pyramide, en ce sens, est typiquement bourgeoise : tout tient dans le besoin et la possession, le reste – grands sentiments, culture, spiritualité – est manière de faire. Exploitée dans les sessions de formation, cette théorie pataude constitue un outil idéal pour river les gens à leurs préoccupations matérielles, à l’angoisse qu’elles entraînent, à la soumission qui s’ensuit. Elle visse hermétiquement le couvercle de la nécessité sur leur liberté, et leur rend périlleuse ou inconvenante toute échappée personnelle. Des millions de travailleurs ont dû avaler cette ânerie, ou faire semblant. Dans les entreprises, dans les administrations, dans le privé, dans le public, on l’a fourguée aux jeunes, aux vieux, aux femmes, aux hommes, aux instruits, aux ignorants, aux cadres, aux employés, aux ouvriers, aux secrétaires, en sorte qu’elle leur soit un « élément de langage » commun. C’est là une intox d’une profonde perversité. Elle n’a pu être inventée, soutenue, répandue que par des imbéciles ou par des malveillants. Pas un seul de nos glorieux patrons n’a jamais levé son petit doigt pour s’y opposer. Pas un seul de nos valeureux syndicalistes n’a jamais levé son petit poing. Pas un seul de nos éblouissants intellectuels n’a jamais présenté sa petite objection. Hélas ! Pas un seul de nos gentils participants n’a eu la seule réaction convenable : envoyer au bain le supposé formateur.
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Un conseiller en communication de François Mitterrand raconte ses souvenirs. Les soirs de face-à-face électoral, il munissait le président d’une fiche sur laquelle était mentionné un détail à ne pas oublier : « Être vrai ». L’un des deux se moquait-il de l’autre ? Rien de moins certain. La communication politique calquée sur celle de l’entreprise, la campagne électorale alignée sur la communication politique, tout cela me laisse pantois. J’ai toujours eu à parler en public : comme professeur, comme formateur, comme conférencier. Chaque fois a été la première, c’était dangereux, imprévisible, exaltant. Je ne sens rien de tel quand les politiques parlent : du surgelé calibré, de l’émotion prévisible. Et même, pour me faire éclater de rire, de l’indignation feinte, des hochements de tête et des gros soupirs de chef de bureau prenant ses subordonnés à témoin de la difficulté de sa tâche. Cette pratique de la parole publique est à l’art oratoire ce que le catch est à la boxe : le mauvais cinoche, d’un côté, le noble art de l’autre. Il est naturel qu’un président ait des collaborateurs. Il est bon qu’il ait des conseillers, et tant mieux s’ils sont ses amis, ils le conseilleront mieux encore. Sans doute veilleront-ils à son succès, mais dans la perspective du succès des idées qu’ils partagent avec lui, de l’action qu’ils mènent ensemble. Manipuler l’opinion pour la rendre favorable au prince, je le dis comme je le pense, ce boulot ne m’inspire aucun respect. C’est du Maslow en plus cynique, c’est bête et nuisible. Plus grave que le renversement des valeurs produit par la pyramide, cela conduit à la dénaturation de la réalité, cela procède d’une volonté obscène de mutilation. Les gens qui s’y consacrent ont sans doute été de ces vilains gamins qui lèchent la confiture et laissent la tartine. Encore gardaient-ils le meilleur ; c’est le pire qui fait désormais leurs délices, le plus sale. Il faudrait se tordre cruellement les méninges pour trouver le moindre atome d’esprit démocratique là-dedans. On cherche des économies : il y en a là. La mise au rebut de la communication, voilà l’acte fondateur d’un nouveau quinquennat.
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Maslow est moins utilisé, me dit-on, on est plus direct désormais : ferme ta gueule ou dégage. N’importe. Comme on disait à Montrouge, elle me revient comme la morue, cette pyramide. Finalement, je lui dois beaucoup. On savait ce que je pensais d’elle, on venait en parler avec moi. Je me souviens comme ils étaient prudents, surtout les trente-quarante ans. Dans leur conscience, c’était la mêlée de rugby : d’un côté, la vie qui se construit, le couple, les enfants ; de l’autre, l’énorme héritage merdique gratiné de spirituel bidon, de culturel bouleversant, de toutes ces belles et nobles choses, ma chère, qui finissent toujours par le devoir de silence, le droit de s’écraser, la couardise baptisée respect. En attendant, ils y allaient mollo, les gaziers, ils tâtaient la liberté avec leur gros orteil, il ne la leur fallait ni trop froide ni trop chaude.
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« Mais enfin, disaient-ils, il y a bien des nécessités quand même ! Vous ne vivez pas d’amour et d’eau fraîche, pas seulement… » Mais non, mais non… Je ne savais comment me défendre, je bafouillais, ce que je leur répondais ne me convainquait pas, je disais qu’il y avait autre chose que la nécessité, autre chose, j’étais en déroute. Se laisser enfermer de cette manière, pas trop fort pour un formateur. Tant pis, ils étaient si touchants à cet instant, si touchants. Le doute sincère inspire le respect : il creuse dans le vrai. La certitude, c’est le contraire, elle ne progresse qu’en s’étranglant, c’est lugubre et ça finit par faire rigoler. Je crois qu’on se mettait d’accord en douce pour laisser venir le silence. Avec les gens simples, il arrivait très vite. Les plus savants obligeaient à des détours : c’est ça la science. Je me souviens d’une fille genre grandes écoles, un peu coincée, jolie mais sévère, avec plein de théories sur le visage, qui s’est soudain mise à crier « Ah ! putain, ah ! putain… » avant de se lever et de partir. Je n’étais pas trop fier, non. Eux non plus sans doute, pour des raisons opposées. Dire qu’on aime la liberté, dire qu’on s’en méfie, tout pareil : des mots vides.
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Thank you, Maslow ! Personne n’est si con que ça, finalement. La bêtise, c’est comme les restes, il suffit de savoir l’accommoder. Merci, Alphonse ! La liberté ne se gueule pas, ou alors une fois de temps en temps, par hasard, de chic, en improvisant, quand on est bien remonté, bien chaud, bien bourré, parce que c’est la Libération et qu’on ne sait pas comment la fêter autrement. Le reste du temps, elle nage tout au fond de nous, insaisissable, dans la banlieue sous-marine où toutes les consciences communiquent. Et nous, accoudés autour de l’aquarium comme des mômes en vacances, on la cherche des yeux, on fait comme si on la voyait, et on rit.

(11 février 2012)

Une terre toujours natale

Je veux vous parler de Milly. Non pas de Milly-la-Forêt, près de Fontainebleau, où, dans la chapelle qu’il décora et qu’entoure un jardin planté de simples, est enterré Jean Cocteau. Ce lieu est beau et délicat ; un peu trop arrangé pourtant, à mon goût, un peu trop voulu. Mon Milly préféré n’est pas celui-là mais, à quelques kilomètres de Mâcon, un village dont le nom officiel est désormais Milly-Lamartine et où se trouve la maison d’enfance du poète.

Hannah Arendt évoque ce petit, ce tout petit “non espace-temps” serti au cœur de l’espace et du temps. Tout le monde a fait l’expérience de ces circonstances, de ces instants, de ces lieux privilégiés. On ne les trouverait pas si on les cherchait. Ils se donnent quand ils veulent, où ils veulent, comme ils veulent. Soudain, sans nous laisser la moindre possibilité de résistance, ils s’imposent à nous, nous envahissent en nous libérant. Si vieux qu’on soit, si usé, si blindé, ils surgissent comme un nouveau matin et murmurent que vivre, c’est ne pas le manquer. Rien n’est changé, apparemment, dans notre paysage mental ; aucune de nos laborieuses équations n’en est résolue. Pourtant, en un instant et pour un instant, ce qui était lourd s’allège, ce qui était compact se nuance, ce qui était immobile se met en marche, ce qui était pétrifié s’anime. La réalité n’est pas celle qu’on croyait. Si nos actes nous suivent, comme on disait tristement autrefois, notre désir nous précède et métamorphose nos actes.

Il y a quelques étés, une étonnante soirée avait été organisée à Milly. Un chanteur amoureux des poètes de la région, Alain Belassène, y avait interprété, dans un bâtiment de la propriété, des textes de Lamartine mis en musique par ses soins. Pour finir, les strophes de Milly ou la Terre natale montèrent dans l’obscurité. Tous les spectateurs étaient sortis dans la cour. L’artiste, lui, se tenait dans la maison, invisible, présence suggérée seulement par la musique et par la flamme d’une chandelle derrière les volets clos. Il n’y eut pas de ces embrassades piaillardes qui ponctuent d’une note de vulgarité distinguée tant de manifestations culturelles. La dernière note envolée, chacun repartit dans la nuit.

Nous étions déjà venus visiter la maison, guidés par son actuel occupant, François Sornay. L’étrange symbiose entre cet homme et cette demeure nous avait frappés. Ce n’était pas la relation d’un propriétaire avec sa propriété, mais celle d’un être avec lui-même et le monde par la médiation d’un souvenir vivant. Le soir où chantait Alain Belassène, un parfum d’irrésistible fidélité montait dans l’air.

Ce n’est pas un château, Milly, seulement une forte et simple maison, à un étage, avec ses cinq fenêtres sur la façade, à l’arrière d’une cour élégamment fleurie. Est-ce parce que je sais qu’elle fut si souvent menacée ? Je lui trouve quelque chose de puissant et de fragile à la fois qui la fait infiniment touchante. “Ayez pitié des forts”, semble-t-elle dire avec Nietzsche. En décembre 1860, Lamartine, à bout de forces, écrasé par les dettes, est contraint de la vendre pour 500 000 francs à un certain M. Mazoyer, de Cluny. Il a soixante-dix ans. ” J’ai été obligé, écrit-il le 18 décembre, de signer la vente de la moelle de mes os, ma terre et ma maison natale de Milly, à un prix de détresse qui ne représente ni la valeur morale ni la valeur matérielle. J’ai emporté avec des larmes, en quittant le seuil, les vestiges de ma mère et les reliques de ma jeunesse.” Maison natale? Non. Il est né à Mâcon. Il a sept ans quand ses parents s’installent dans le village. Mais à peine a-t-il vu Milly que le visiteur, lui aussi, en fait, au fond de soi, sa maison natale.

Lamartine ! On sourira peut-être de cette résurgence romantique ! En 1860, l’heure n’est pourtant pas aux effusions sentimentales. Un homme presque seul dans un champ de ruines. Ses deux enfants sont morts. En dix mois, la gloire de février 48 s’est transformée en une durable déroute politique. Le neveu de l’Usurpateur détesté est au pouvoir. Depuis quinze ans, les embarras d’argent ne cessent de s’aggraver. Le poète porte le fardeau de ces propriétés, bien trop lourdes pour lui, que, seul garçon de la famille, il s’est fait une obligation de reprendre ou de garder : Montculot, Monceau, Saint-Point. Ses dettes sont énormes : près de deux millions en 1859. Il est malade. Les huissiers ne le lâchent plus. Il est devenu un forçat de la littérature. Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, ne suffisent plus à recopier les pages qu’il accumule. Il vend des textes qu’il n’a pas encore commencés, en mange par avance le produit, échafaude déjà de nouveaux projets. Peu de gens ont été à ce point tourmentés par l’argent. François Sornay parle très bien de cet esprit novateur en tout qui, dans ses maigres loisirs, gère pourtant son patrimoine à l’antique, en paterfamilias, sans laisser personne, pas même sa femme, prendre la moindre initiative.

Une réserve de sentiments, plutôt qu’un patrimoine ! Un riche comme on n’en fait plus, Lamartine : un riche pauvre ! Le contraire d’un homme d’argent. Il n’a pas été élevé dans la mollesse. On lui a appris à se lever tôt. Il est habillé comme les petits paysans du village, joue avec eux, garde les bêtes en leur compagnie, parle leur patois. Sa richesse, c’est le sentiment, la piété “imbibée d’amour ” dans laquelle ses parents, sa mère surtout, l’ont élevé. Dans sa belle biographie de Lamartine (Lamartine ou l’amour de la vie, Albin Michel, 1983), à laquelle se reporteront ceux qu’attire cette sensibilité, Maurice Toesca cite quelques lignes du journal intime de cette mère aimée : “Milly est bien petit ; mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés et de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur.”

Lamartine est second secrétaire à la Légation de France à Florence, en 1826, quand il apprend que son père veut vendre la maison. C’est pour le supplier de n’en rien faire qu’il écrit, d’un seul mouvement du cœur, Milly ou la Terre natale, qui figure dans les Harmonies poétiques et religieuses. La portée de ce plaidoyer passionné dépasse, et de beaucoup, le sort de la vieille maison. On sait aujourd’hui qu’il fut deux fois entendu, d’abord parce que les parents de Lamartine renoncèrent à leur projet, ensuite parce que le destin que l’avenir réserva à la propriété, quand il fallut enfin s’en séparer, fut en tout point contraire à ce que le poète redoutait pour elle :

Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage !
Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritage
Passe de main en main troqué contre un vil prix,
Comme le toit du vice ou le champ des proscrits !
Qu’un avide étranger vienne d’un pied superbe
Fouler l’humble sillon de nos berceaux sur l’herbe,
Dépouiller l’orphelin, grossir, compter son or
Aux lieux où l’indigence avait seule un trésor,
Et blasphémer ton nom sous les mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait les cantiques !
Ah ! que plutôt cent fois aux vents abandonné,
Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné ;
Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,
Sur les parvis brisés germent dans les ruines !

Ce M. Mazoyer ne garda pas longtemps Milly. Il l’échangea, quelques mois après l’avoir acquise, contre une demeure que les ancêtres de la famille Sornay, actuelle propriétaire de Milly, possédaient près de Mâcon. François Sornay, l’aîné, habite aujourd’hui la maison en compagnie de sa mère. Enfant, il retrouvait Milly aux grandes vacances d’été quand, avec ses parents, son frère, sa sœur, il revenait d’Afrique du Nord. La propriété avait été vendue avec une partie du mobilier de Lamartine, la moitié environ. C’est donc dans un cadre très proche de celui du poète qu’on y vivait, celui-là même dans lequel, en janvier, François Sornay nous a reçus. Sur le piano, sur les guéridons, s’empilent les exemplaires brochés de ce Cours familier de littérature que dictèrent ensemble le besoin et le génie.

L’extraordinaire, c’est qu’à quinze ans, dans un mouvement de sensibilité lamartinien, François Sornay savait déjà que, bien avant la vieillesse, il reviendrait habiter définitivement à Milly. Ce qu’il fit en effet à quarante-cinq ans, sans retraite et sans rentes mais après avoir préparé ce retour, durant près de vingt-cinq ans, par une activité soutenue qui le conduisit aux quatre coins du monde. Fascination par Lamartine ? Nullement. Réponse de l’adulte à une invitation reçue par l’enfant. “Ce fut une ouverture”, répond François Sornay à qui lui demande si la solitude de Milly ne lui fut pas trop sévère après des décennies de voyages et d’action. C’est qu’à quarante-cinq ans, comme eût dit Gaston Miron, il est arrivé à ce qui commence. À quarante-cinq ans, il est parvenu à son enfance, il est reparti de son enfance. Il y a, dans cet homme, quelque chose de ces financiers qui traversent l’œuvre de Paul Claudel, ces forts dont l’âme vraiment désirante ne borne pas la logique de l’échange et de la valeur à l’accumulation des dividendes mais, trop noble pour ruser avec le désir, l’étend à l’invisible. Gagner de l’argent ? Oui, mais pour pouvoir revenir à Milly. Parcourir la terre pendant un quart de siècle ? Oui, mais pour avoir le droit, à quarante-cinq ans, de ne plus faire que de rares apparitions à Mâcon, et d’à peine moins rares au village. Être riche ? Oui, mais pour accepter de devenir, sinon pauvre, en tout cas moins riche. Milly vaut plus.

C’est si rare une aventure intérieure qui, sans afféterie, sans prétention, sans même peut-être se rendre entièrement compte d’elle-même, se dit avec cette toute simple fermeté. C’est rare, mais cela raconte si bien l’avenir ! Une histoire à en rêver. Le grand-père, lui-même très bon connaisseur de Lamartine, reçoit chez lui les plus grands spécialistes du poète, Charles Fournet, Henri Guillemin ! Qu’importe si on ne lit pas les Harmonies à dix ans ! Entendre les déboulés de Guillemin à Milly ! Au lycée de Mâcon – Lycée Lamartine, bien sûr – le professeur de lettres, Maurice Chervet, autre ami du grand-père et grand lamartinien lui aussi, rit sous cape de voir le jeune François puis, après lui, son frère et sa sœur, s’appliquer, comme on le leur a demandé, à ne pas raconter où ils habitent.

Imaginer un instant le paysage mental de ces enfants. D’un côté, Lamartine vu du dehors : connaissance au for externe ; de l’autre, vu du dedans : au for interne. Chacun des deux modes s’affermit en approfondissant son lien avec l’autre. Fil après fil, se tisse ainsi, en une inusable étoffe et dans le sillage d’un grand homme, la rencontre avec le monde. Tout est là, tout est donné. Un lit a beau n’être qu’un lit, dormir, adolescent, dans celui de Lamartine ! De proche en proche, tout vient à portée de main, ou de songe. ” Nous vivions, dit François Sornay, dans une maison qui était, bien sûr, la nôtre, qui l’était devenue, mais qui, comme on nous l’a toujours dit, était aussi celle de l’autre : et, par voie de conséquence, un peu celle des autres. À ce titre, justement, nous ne pouvions pas y faire tout ce que nous voulions.” Il faudrait brûler (est-ce que l’Internet brûle ?) quelques gigaoctets pour commenter ce propos. La vie dans le désir de l’autre s’élargit à tous les autres ; la loi, la morale dérivent de cette évidence – ou ne sont rien.

François Sornay ne pense aucun mal de son ancienne activité. Bien au contraire. La logique des affaires lui a été une très bonne école de méthode, d’efficacité, de rigueur, toutes choses qui lui servent encore. Mais voilà : à quarante-cinq ans, il a changé de moteur de recherche ! Il est passé de la logique de la rationalité à la logique du sentiment, qui englobe la première en la dépassant, qui lui confère la polarité dont elle est dépourvue. C’est ce qu’il appelle la gestion affective de la vie. ” Ah ! la gestion affective, lui a dit un de ses anciens confrères, comme c’est passionnant ! Venez donc faire une conférence à Paris là-dessus ! ” Organiser la gestion affective ! Il s’en amuse encore.

La logique du sentiment n’est pas oublieuse. Tout ce qui mérite d’échapper au temps, elle le recueille et s’en fait responsable. Cette maison est aussi celle de l’autre et, par voie de conséquence, un peu celle des autres ? Il faut donc qu’ils y viennent, les autres ! Ils y viennent. Il a été décidé d’ouvrir Milly au public. Ce ne fut pas chose aisée. Accueillir des visiteurs dans une maison constamment habitée, grande mais pas immense, ne va pas de soi. Naturellement, il fallait l’accord de toute la famille. On a procédé comme à l’habitude. Le projet de François Sornay a été présenté, approuvé, discuté.

J’ai vu les groupes se promener dans Milly. Rien ici pour animer les dîners en ville, rien d’exceptionnel, ni d’étrange, ni de curieux. Il suffit pourtant d’avoir en mémoire deux ou trois poèmes de l’ancien maître des lieux pour que quelques images d’une simplicité absolue, plus simples encore que les simples de Cocteau, donnent à ce qu’on voit une légèreté presque enivrante. Milly, ce n’est pas le passé comme souvenir glorieux. Ce n’est pas la vénération d’un grand écrivain, d’un grand ancêtre, d’un grand mort. Rien de tout cela. Un vent frais. Un frisson. Une émotion transverse. C’est par le chemin de soi-même qu’on y va vers ce qu’on voit :

Voilà le banc rustique où s’asseyait mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère (…)
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure (…)
Voilà le seuil à l’ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait(…)

Une maison toujours natale. De si loin qu’on y vienne, dès la première fois, on peut dire :

Là mon cœur en tout lieu se retrouve lui-même !
Tout s’y souvient de moi, tout m’y connaît, tout m’aime !
Mon œil trouve un ami dans tout cet horizon,
Chaque arbre a son histoire et chaque pierre un nom.

L’art de François Sornay, qui a lu tout Lamartine, c’est, quand il fait visiter Milly, de ne fournir, en fait d’informations historiques et littéraires, que le minimum nécessaire à l’épanouissement du songe. Ici, en effet, on ne songe pas comme ailleurs. On ne s’évade pas. On ne s’abîme pas dans la rêverie. Les choses y sont ce qu’elles sont. C’est cela qui fait rêver, qu’elles soient ce qu’elles sont. Rien à chercher à côté, au-dessus, au-dessous. En même temps, à force de n’être qu’elles-mêmes, elles deviennent autres. Ce qui fait rêver, c’est de percevoir… disons-le : leur surréalité. Les surréalistes ! À Milly ? Et pourquoi pas ? S’il leur a fallu, pour retrouver la simplicité du monde, cette violence, ces détours confus, ces partis pris, cette haine quelquefois, n’est-ce pas parce qu’entre-temps tout avait conspiré à en interdire l’accès ? L’avons-nous retrouvé, cet accès, nous les si compliqués, les si collectivement solitaires acteurs de la modernité ?

Des questions de ce genre habitent les visiteurs, même s’ils ignorent tout des surréalistes, même s’ils n’ont jamais lu Le Lac. Avec une impitoyable tendresse, la maison de Milly les oblige à jeter sur eux-mêmes le regard naïf qu’ils redoutent tant. Entre l’univers qu’ils découvrent ici et celui d’où ils sortent, un gouffre, un gouffre effrayant. Impossible de nier ce grand écart : François Sornay, avec sa manière souple et aisée de passer du siècle de Lamartine au nôtre, en est le témoin irréfutable. C’est en cela qu’il est un vrai formateur, un des meilleurs que je connaisse. Il sait qu’il travaille une matière unique, l’esprit et les sentiments. Ces visiteurs, qu’il tient d’emblée pour des amis, même s’il leur faut s’acquitter d’un droit d’entrée, et dont il sent quel besoin ils ont d’être réconfortés, il les aide, à sa manière, à retrouver le chemin d’eux-mêmes. Ce n’est possible, évidemment, que parce qu’il leur parle de ce qui le touche ; c’est par son histoire, par les souterrains de son histoire qu’il va à la rencontre de leurs histoires particulières, de leur histoire commune. Y aura-t-il jamais une autre manière de s’adresser aux gens ?

“Pas assez haut, écrivait Lamartine parlant de sa famille, pour être enviée, pas assez bas pour être dédaignée ; point juste et précis où se rencontrent et se résument dans les conditions humaines l’élévation des idées que produit l’élévation du point de vue, le naturel des sentiments que conserve la fréquentation de la nature.” Cette fierté tranquille, cette indépendance sans arrogance, dont l’écho est ici immédiatement perceptible, voilà qui provoque, dans l’âme des visiteurs, une blessure et un désir. Impossible de ne pas sentir, à Milly, qu’il existe, pour reprendre le mot ironique par lequel un parti politique italien se désignait lui-même, un extrême centre. Impossible de ne pas sentir qu’il n’est besoin d’aucune médiation arbitraire pour y être relié. Impossible de ne pas sentir que l’existence est en elle-même luxueuse. Impossible de ne pas sentir que, de cet extrême centre, on est, parmi ses semblables, la joyeuse, la dansante, la libre, la fervente périphérie.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

J’imagine qu’au lycée de Mâcon, le professeur Chervet invitait ses élèves à ne pas passer à côté du mot le plus important de ces deux vers, et qu’il le soulignait de la voix :  “… et la force d’aimer”. Des montagnes, des saules, des vieilles tours, des murs noircis par les ans, des fontaines, des chaumières – de tout ce que la conscience stupidement centrale que nous avons désormais de l’homme dans l’univers nous ferait appeler, à contresens, l’environnement lamartinien – sourd un appel insistant : non pas, à proprement parler un sens, mais la promesse de l’existence d’un sens, un encouragement à vivre, une mise en perspective des tourments et des efforts, l’assurance d’un chemin, d’une appartenance. On dira que cet imaginaire rural est daté. Il l’est. Et rien n’empêche de trouver un autre rapport avec la nature que celui que suggère Milly, même si l’aménagement des parcs et jardins, l’organisation de randonnées pédestres et la visite de la forêt amazonienne en “forfait tout compris” ne paraissent pas constituer des alternatives décisives. Mais, de toute façon, c’est une rhétorique inutile que la déploration du temps passé. Entre les hommes et le monde, tous les termes de la relation peuvent changer.

Mais si c’est la relation elle-même qui sombre ? Si rien ne touche plus le cœur ? Si les choses incitent à la haine, à la fuite, à la solitude féroce de l’égoïsme, à la détresse de la violence ? Si l’usure rapide des objets est la condition de leur fabrication ? Si les œuvres de l’esprit n’invitent guère qu’à la curiosité et à la gymnastique des méninges, et si rarement à l’admiration, et presque jamais à l’amour ? Si tout est si hostile qu’il est décourageant d’ouvrir les yeux ? Si la volonté, privée de toute correspondance avec la vie, n’est plus qu’un pauvre petit soldat nerveux et angoissé, perdu sur un champ de bataille désert ?

Et pourtant… Comme Lamartine accablé par le fardeau insupportable de ses propriétés, les visiteurs arrivent à Milly en portant sur leur dos ce monde qui ne veut plus les porter. Souvent, c’est par une belle journée d’été. La région n’est pas avare de restaurants chaleureux. Après déjeuner, pourquoi pas Milly, et ce grand amoureux d’Alphonse ? La route est agréable. L’église du village n’ouvre guère qu’à la Fête du patrimoine mais elle est charmante sur cette petite place qui l’enchâsse. A-t-on replacé sur la pierre la plaque où se prolonge le souvenir maternel ? Elle n’y était plus cet hiver.

Voici l’étroit sentier où, quand l’airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l’aurore,
Nous montions sur sa trace à l’autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur !
C’est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle.

Trop tard. On est pris. La maison est à deux pas. Personne ne lui échappera. Les rarissimes provocateurs, il suffira d’un mot pour les apaiser. Et c’est en vain que, pour se protéger de l’émotion, les visiteurs feront mine de rassembler leurs souvenirs d’école, et Elvire et Graziella, comme si on allait les interroger. Mais chacun peut s’inventer son Milly : Lamartine l’inventait bien, lui ! Dans ce poème écrit à Florence, il parle d’un lierre qui n’existe que dans son imagination : ironique et tendre, sa mère s’empresse d’en faire pousser un. Rien de plus naturel. Dans le “non espace-temps”, le miraculeux, c’est l’ordinaire. Pas besoin de hausser le ton. L’ordre du cœur. Pas de symboles, surtout pas de symboles ! Et pas de sens caché ! Nous sommes ce que nous sommes. Le monde est ce qu’il est. Espoirs frauduleux, désespoirs vaseux s’abstenir. Il suffit de ne se résigner qu’au meilleur.

(7 mars 2003)