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Être ou savoir-être : la nouvelle question ?

LE MARCHÉ LXXII

Autant que les hommes affirment qu’il y a autre chose qui compte que ce qui compte, la tyrannie est morte.
Alain, Propos sur l’Éducation
 

M. Jacques Séguéla est probablement un homme heureux. Point seulement parce que Mme Jacques Séguéla lui a offert pour son quatre-vingtième anniversaire la Rolex gracieuse qui exauce ses désirs et fait tinter son espérance. Les riches sont infiniment moins attachés à l’argent que ne l’imaginent les pauvres. Sans doute ne professent-ils pas tous avec Esprit Fléchier, illustre prédicateur du XVIIe siècle, que « les richesses sont le fruit des péchés qu’on a déjà faits et les moyens de ceux qu’on veut faire. » Mais il leur plaît de rappeler à leurs proches, les soirs de vague à l’âme, que le caviar, après tout, c’est des œufs, et la Rolex une mécanique. Les pauvres, qui manquent d’expérience, comprennent mal que les riches vivent surtout de symboles, de signes, en un mot de valeurs. Ainsi, quelque satisfaction que prenne M. Séguéla à exhiber la noble patraque qui orne son poignet, son vrai bonheur vient de plus profond, d’une grâce qui ne s’achète pas : le Ciel a envoyé un disciple au penseur roléxien, Séguéla a désormais son Séguélito.

Et quel disciple ! La culture et l’argent. Le pouvoir et la jeunesse. Les diplômes et la grâce. Un in tout ce qu’il y a de off, un off tout ce qu’il y a de in. Expert et touche-à-tout. Plus moderne tu meurs, plus classique tu ne vis pas. Entre Jacques Séguéla et Emmanuel Macron, un enchaînement de pensées presque aussi fluide que les délicats ajustements de la montre bien-aimée. Et peut-être comparable au passage de relais entre Augustin et Thomas d’Aquin, l’expérience existentielle et mystique d’abord, l’élaboration de la doctrine ensuite. « On a le droit de rêver, nom de Dieu ! » s’est récemment écrié notre pieux communicant pour justifier son intuition fondatrice de 2009 : « Si, à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » La tocante de Séguéla, en effet, c’est la pomme d’Augustin, celle qu’il vola, enfant, sans autre appétit que celui de la perfidie, et dont la douce acidité l’obligea à méditer sur sa peccamineuse nature. À la différence près, naturellement, que loin de le plonger, comme le naïf Augustin, dans la douloureuse contemplation de son néant, la Rolex fait de Jacques Séguéla l’enfant chéri de cette déesse Réussite que nous implorions, une fois par an, dans la seule circonstance qui nous semblait à sa mesure : la confection des crêpes de la Chandeleur. En tout cas, même si c’est avec la prudence qui convient à la science, il n’est pas déraisonnable de penser que les intuitions fécondes de Jacques Séguéla sont à la source du déjà fameux précepte du ministre de l’Économie : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Propos indicatif, assertif, normatif et, de surcroît, intrépide, qui, en soumettant la puissante émotivité séguélienne à l’ascèse intellectuelle et au devoir de largeur du responsable politique, puise en elle le suc qui nourrira l’action. Bien sûr, quand Emmanuel Macron s’indigne de voir sa pensée grossièrement assimilée à une défense et illustration du grisbi, nous partageons affectueusement sa douleur. Il a, c’est certain, appris et fort bien compris beaucoup de choses bien plus belles, et qui l’ont conduit au poste qu’il occupe. Mais Hector lui-même a son talon d’Achille. À quoi bon, n’oserez-vous peut-être pas dire mais oserez-vous sans doute penser, à quoi bon ces choses bien plus belles si elles font parler Macron comme Séguéla, à quoi bon je vous le demande ?

Si, d’aventure, la question ne leur semblait pas subalterne, Emmanuel Macron et Jacques Séguéla seraient bien inspirés d’aller revoir le fameux Quai des Orfèvres de Clouzot que j’ai récemment redécouvert alors que l’actualité était précisément aux milliards et aux milliardaires. Le revoir au cinéma, j’entends, non pas dans leur appartement ni dans leur bureau. Le cinéma, c’est vrai comme la vie : les autres sont là, on les devine sans trop les voir, on les remarque quand ils s’en vont. Et, à mon avis, pour bien comprendre ce film, il est mieux de les savoir tout près, les autres, même silencieux, même noyés dans l’obscurité.

Quai des Orfèvres n’est pas le polar qu’on croit, c’est une merveilleuse aventure d’innocence, une histoire de douce pitié, comme disait Georges Bernanos, dans laquelle chacun des protagonistes, qui ne sont ni des petits saints ni de mauvais diables, est prêt à se sacrifier pour un autre. La scène que je préfère, c’est celle où l’explosive et tendre Jenny Lamour (Suzy Delair) confie à l’inspecteur Antoine (Louis Jouvet), un homme qui sait ce qu’être seul veut dire, ce qui l’attache à son mari Maurice (Bernard Blier), aussi jaloux que falot. Pour évoquer ses relations avec Maurice, Jenny dit précisément ceci : « C’est pas une question de peau, c’est une question d’être. »

Curieux comme cette réplique m’a ramené au propos d’Emmanuel Macron. À celui de Jacques Séguéla aussi, mais pas de la même manière. Elle garde un peu de fraîcheur, quand même, la Rolex, son aspect joujou de vieux monsieur donne envie de rire. En cherchant bien, on peut encore trouver en elle une toute petite trace d’être, un résidu d’enfance gâtée, une dragée de vanité gamine, une grosse bulle de rêve idiot sur le point d’éclater. Indulgence du jury. Sans compter que je serais bien content de vérifier si elle est aussi lumineuse que l’était ma montre de première communion, une Lip naturellement, bonjour Maurice Clavel.

La proposition de Macron, par contre… « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » Ah bon ? Il le faut pourquoi ? À qui ? À Macron ? À vous, lecteur ? Il vous faut des jeunes Français qui aient envie, etc. ? Pas à moi, en tout cas, pas à moi, je me passe parfaitement de jeunes Français qui, etc. Naturellement je ne comprends rien aux raisons supérieures, et c’est évidemment pour des raisons de ce genre, le progrès, l’économie, l’emploi, la puissance, l’Europe, les élections, la croissance qu’il faut des jeunes Français qui aient envie de voilà. Mais, attendez, quelque chose me chiffonne. C’est un ami d’Esprit qui pense des choses comme ça ? Enfin, si je suis marxiste, je ne peux pas envoyer l’aliénation à l’incinérateur, quand même ! Ni les lettres de saint Paul au tri sélectif si je suis chrétien ! Et un collaborateur d’Esprit peut se mettre au service de ce qu’Emmanuel Mounier haïssait par-dessus tout ? « Un homme abstrait, écrivait-il dans Le personnalisme, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de la civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connus. » On ne me montrera pas une ligne, une proposition, un mot, une syllabe, une lettre, un silence de ce texte qui ne soit la condamnation totale, définitive, radicale, absolue de l’absurde et vil désir de fabriquer des milliardaires, du projet lourdingue et élégamment pataud de produire du milliardaire, de sortir du milliardaire, de faire du milliardaire. Aucune indulgence du jury.

« Une question d’être ». Vraiment, j’y insiste, je souhaite à Emmanuel Macron et à Jacques Séguéla de ne pas être seuls quand ils entendront ou réentendront cette réplique. Je ne crois pas fâcher la mémoire de Mounier en suggérant qu’une salle de ciné, à sa manière, a quelque chose de personnaliste et de communautaire. Le silence, la presque obscurité, les émotions partagées créent le dépaysement et le repaysement. Une salle de cinéma, c’est un sauna de simplicité, on y prend un bain d’autres. Ces inconnus comme autant d’énigmes irréfutables, leurs raclements de gorge discrets, tout ce remuement dans le noir, le frisson léger qui parcourt l’échine des fauteuils, on le sent se transmettre de rang en rang, le vrai, dans la tendresse ou la colère, comme jadis, de main en main, l’esquimau que les enfants réclamaient à grands cris quand ils étaient assis trop loin de l’ouvreuse.

Dans une salle de spectacle, si la musique est belle, si le propos est puissant, on sent très bien comment la vie se régénère, s’anime, se diversifie. Double mouvement, double propagation. Verticalement, par forage et creusement dans les abîmes inviolables et, quelque cochonnerie qu’on puisse inventer, toujours inviolés de la conscience personnelle. Horizontalement, d’intelligence à intelligence, de sensibilité à sensibilité, de cœur à cœur, en une irrésistible traînée de poudre. Avec, entre ces deux mouvements, d’imprévisibles correspondances, des échanges constants, une alimentation réciproque. Le tout dans un climat d’entière liberté et d’absolue gratuité, radicalement et sauvagement opposé – un lecteur de Mounier ne me contredira pas – à ce que le premier nigaud venu, à peine sorti de son école de journalisme, appelle aujourd’hui, avec un air de supériorité navrant, la pédagogie, bavardage insignifiant et intéressé qui fait de lui en quelques semaines un décrypteur appointé du rien du tout, un professionnel du décodage de l’inerte apte à nous dire, sans rougir, ce qu’il faut penser de la poisse qui nous encolle.

Et donc, ce soir-là, je me laissais envahir, comme à quinze ans, par la vérité de cette admirable scène, par la vérité douloureuse d’Antoine, par la vérité confiante de Jenny, par la vérité souffrante de ce bourgeois de Maurice qui aura tout bravé pour vivre avec elle. Bien sûr, s’il fallait justifier tout ce temps englouti, je pourrais essayer d’expliquer, un peu plus précisément que je ne l’aurais fait autrefois, ce que le film de Clouzot me dit sur le désir, sur la solitude, sur l’amour. À quoi bon ? La vérité, c’est que le temps n’a pas passé, que mes mots n’ont rien appris, que je retrouve mon rêve, un peu plus net peut-être mais d’autant plus mystérieux, comme ma grand-mère retrouvait son tricot, près de la fenêtre, sur la chaise d’où elle surveillait la rue de la Solidarité par-dessus ses lunettes. Je songe à Maurice qui ne regarde pas le clavier de son piano quand Jenny parle à un homme, mais ne le regarde pas non plus quand elle chante. Je songe à l’inspecteur Antoine qui s’enfonce dans la nuit avec ce petit garçon qu’il a ramené des colonies sans qu’on sache lequel des deux protège l’autre. Je songe à Jenny qui parle si bien d’être sans comprendre au juste ce que lui veut ce gros mot. À quoi se reconnaissent ces trois-là, je ne le sais pas plus qu’autrefois mais, eux et moi, nous sommes de la revoyure, c’est certain, et si ce n’est ni maintenant ni ici, comme dit Erri de Luca, j’espère, certains jours, que ce sera pour ailleurs et pour un temps d’une autre façon.

Mais voici que le monde, qui n’est jamais loin, ce pignouf de monde si intelligemment stupide, pointe son groin dans mes songes, cherchant quelque beauté à acheter, quelque vérité à mutiler, quelque élan à décourager. Regardez-le bien, ce monde ! Voyez comme il est toujours un demi-ton en dessous, une question en dessous, une pointure en dessous, une liberté en dessous, un amour en dessous, voyez comme, par tous ses pores, il transpire le semblant ! Parole, il vient leur fourguer son vivre ensemble, ce crétin ! Joie, pleurs de joie ! Un regard d’Antoine le perfore. Maurice lui ferme son piano sur les doigts. Le rire de Jenny l’engloutit. Et, sur le calicot de fin qui défile, on lit : « Enfoncez-vous bien ça une fois pour toutes dans la caboche, chers citoyens consommateurs, et, par sécurité, collez-vous le aussi dans le ciboulot : vivre, ce n’est pas la petite bière qu’on vous pisse. »

Enfin. « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » C’est ça le vivre ensemble ? Le plus affamé des chiens errants ne trouvera pas sur cette phrase un gramme de chair à se mettre sous la canine, ni la trace d’une goutte de sang à lécher, ni le souffle, même lointain, d’une quelconque humanité, de quelque espèce vivante. On aura beau passer sur elle le petit plumeau dont les gendarmes époussettent les objets que le voleur a manipulés, nulle empreinte ne sortira – je ne dirai pas de ce squelette car, pour qu’il y ait squelette, il faut bien qu’il y ait eu corps vivant, mais de cette forme éternellement morte, de ce continuum de non-vie, de cette effrayante abstraction de rien, de cette pétrification pétrifiante. Et vraiment, comme je ne suis pas très maniaque pour ranger mes livres et mes idées, mes auteurs préférés doivent, dans ma tête comme dans ma bibliothèque, s’accommoder de voisinages qui sont loin de leur plaire toujours. Mais ça à côté de Mounier, ah ça, non ! Jamais de la vie, jamais ! Non recyclable. Poubelle marron.

« Où est le problème ? se demande ce grand talent industriel qui vaut son pesant de chômeurs, quelle difficulté ces personnages de cinéma ont-ils avec la réalité contemporaine dans ce qu’elle a d’objectivement irréversible et avec un ministre somme toute remarquable ? » Je vous explique, señor Grand-Talent. Le problème, ce n’est pas la Rolex. Pas sûr que si Maurice, en piquant un brin dans la caisse de papa, l’offrait à Jenny, elle ne mettrait pas tout son cœur à lui dédier, en secret, un bon mois de fidélité. Et Antoine, qui a vu tant de loufoqueries, est loin de trouver bizarre que des gamins mal élevés soient assez fêlés pour vouloir devenir milliardaires. Tout ça pourrait passer. Ce qui ne passe pas, voyez-vous, grand homme, ce sont les deux petits mots il faut. Ils n’entrent pas davantage dans les oreilles de Jenny, Antoine et Maurice que le museau du renard dans le vase de la cigogne. Et vous aurez beau trépigner, vous n’y pourrez rien.

Placer ses il faut, ça s’apprend, señor Grand-Talent ! Comme placer sa voix, comme placer ses doigts sur l’archet… Mais non, pas comme placer son argent, vous dites des sottises, Grand-Talent ! Moi aussi, d’ailleurs. Les il faut, en réalité, se placent tout seuls. Tenez, on va faire un graphique, pour ça vous êtes un as. Vous savez à quoi on reconnaît la plus ou moins grande humanité de quelqu’un ? Voici mon idée là-dessus, ma Borne de Froissart à moi, en quelque sorte, pour saluer au passage le départ en grandes vacances de mon petit camarade de quatrième au Lycée Montaigne devenu un si grand savant, un inoubliable petit bonhomme tout rond, le plus jeune d’entre nous et le seul en culotte courte, rieur, taquin, sa tête arrivait à la solution des problèmes avant que toute la question n’ait été posée, vous voyez que je ne déteste pas les scientifiques, et parfois quelque chose de grave, proche et fier à la fois, comme s’il venait de sauter un ruisseau d’être, traversait son sourire, son visage, son air… N’allez pas me demander ce qu’est la Borne de Froissart, vous m’embarrasseriez. Ma découverte est plus simple et, entre nous, ce n’en est pas une : le degré d’humanité d’un être est proportionnel au degré d’universalité des il faut qu’il considère. De vous à moi, Grand-Talent, le il faut des il faut étant que nous n’éviterons pas de rejoindre Marcel Froissart en ses vacances éternelles, voilà notre égalité plus sûrement établie que lorsque des gens au sourire pincé nous en jettent des volées, comme aux poulets leur graine, pour acheter notre silence et vérifier que nous sommes toujours aussi bêtes. Et pas seulement notre égalité, me semble-t-il : notre capacité à distinguer ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Les il faut véridiques et les il faut truqués.

Dans le cœur de Jenny, d’Antoine, de Maurice, les il faut se sont placés comme ont surgi les montagnes, comme sont apparues les vallées, comme sont venus les fleuves et les rivières, dans d’indescriptibles bouleversements, d’improbables ajustements, de hasardeuses circonstances. Et les gens, dans la salle, figurez-vous, se reconnaissent en Jenny, Antoine et Maurice. Vous, vous avez perdu le contact avec ces gens-là, Maxi-Talent, vous l’avez perdu une fois pour toutes, c’est une chose effroyable, et il est inutile que vous dépensiez vos sous pour engraisser des zigotos qui vous promettent de le rétablir. Vous ne savez plus, ou vous n’avez jamais su, qu’ils se préparent à coups d’hésitations, les il faut, à coups d’erreurs, de remords, de contradictions, à coups de désirs discutables et de générosités discutées, mais aussi de désirs discutés et de générosités discutables. Vous ne savez plus comment ils se bricolent tout au long d’une vie, dans le coin le plus secret de soi-même, vous ne savez plus quelle dose de doute ça suppose, et que le meilleur cuisinier est toujours persuadé que son il faut ne tient pas la route, qu’il ne gagnera pas la moindre branche d’étoile avec lui, qu’il est trop cuit ou pas assez, trop dur ou trop mou, tandis que ses voisins, c’est évident, s’en fabriquent, eux, des solides, des durables, des impeccables. Puis, un jour, l’accident de bagnole, une coqueluche particulièrement opiniâtre, la montagne qui dégueule et les il faut sortent de leur planque ; pour tout le monde, c’est un soulagement en même temps qu’un vertige de constater qu’ils sont tous aussi fragiles les uns que les autres, aussi incertains, aussi bidons, aussi tordus, aussi amoureux.

Les il faut ne sont pas votre fort, señor Hyper-Talent, mais n’attendez pas que, là-dessus, je me moque de vous. On ne se moque pas de la souffrance. Les gens comme vous, on ne leur a laissé ni le temps ni le droit de fabriquer eux-mêmes leurs il faut. On a installé dans leur vie la chasse la plus cruelle qui soit, la plus infâme, la plus inhumaine : la chasse au vide, à la faille, au jeu, à l’élan, à l’imprévu, à l’injustifiable, à l’inédit, au risqué, c’est-à-dire, pour parler français, à l’amour et à la vie. Un vrai il faut, voyez-vous, ne prend pas ses marques dans la stabilité, dans la normalité, dans la comptabilité, dans la respectabilité, toutes charmantes oiselles dont on lira le nom sur le faire-part de Culpabilité, leur Mémé commune. Et si je vous dis qu’un vrai il faut ne prend corps, ne prend sens, ne prend âme que dans le vide, n’allez pas sourire trop vite, je vous prie, et laissez là votre yoga, vos séances de méditation et les week-ends campagnards où vous vous gavez de joie simple et de carottes râpées en vous ressourçant d’œuvres classiques quand je vous parle d’un mouvement obscur qui vous chasserait, si vous y cédiez, de toutes vos positions et, sans rien changer à votre apparence, à votre emploi du temps, à vos manies, ferait de vous instantanément un pauvre, un ignorant, un chemineau, un mendiant d’être, une flamme et une brûlure, un danger et un recours, une liberté, une contradiction, un signe incompréhensible, un vivant et donc, évidemment, dans ce monde de simulacres, un révolté. Et ne me parlez pas de la sérénité nécrosée des managers quand je vous parle, moi, d’affronter cette vie tumultueuse et grondeuse qu’on vous a interdite, dont on vous a pieusement châtré, bourgeoisement châtré, élégamment châtré, scientifiquement châtré, culturellement châtré, et qui, désormais, dans la prison d’affaires où vous faites semblant de survivre, ne peut, elle qui ne sait qu’éveiller des sources et faire surgir des forêts ignorées, que dégoutter en eau sale dans la variété monotone de vos projets.

Les lourds-légers, ainsi désigne-t-on une catégorie de boxeurs professionnels. Quel mot magnifique ! On est lourd et on est léger. On pèse du plomb, on pèse une plume. On se croit lourd ? On s’envole. On se croit léger ? Le cul poise, dit Villon. Je n’ai jamais fréquenté les rings mais, dans la vie, j’ai appris à connaître, à comprendre, à aimer les lourds-légers. Victor Hugo, Léon-Paul Fargue, Jacques Berque, Bach, Colette, Georges Braque, Edith Piaf sont des lourds-légers. Sur les balances de l’être, Jenny, Antoine et Maurice sont eux aussi, à leur manière, des lourds-légers. Ces choses qui pèsent sur nous tous, les gens de cette sorte les supportent sans les maudire ni s’en vanter, sans les haïr ni les célébrer, ils les écoutent, les entendent, les auscultent, et passent à la suite. Et ce qui, comme vous et moi, les traverse parfois de léger, ils ne tentent pas de l’attraper, de le piquer comme un papillon sur leur curriculum vitæ, de s’en faire leur marque de fabrique, leur garantie de distinction, leur attestation d’élégance. La beauté n’est pas leur copine, l’âme n’est pas leur spécialité. Les lourds-légers sont les vivants comme je les aime, les autres sont des morts qui font semblant. Les lourds-légers savent qu’au fond de toute responsabilité, palpite une irresponsabilité supérieure en quoi consiste, pour le grincement des dents avares, l’amitié véritable, naturelle et surnaturelle, bio et surbio. Des passants, ils sont des passants qui aiment passer, d’imprévisibles passants.

Lourds, légers, lourds, légers, ils entrent dans le monde et, au même instant, en sortent. Chaque seconde, mille allers et retours, ils ne sont plus que ce voyage. Maintenir cette tension, cette instabilité féconde, cela nous épouvante, n’est-ce pas ? Nous avons été si mal élevés ! Comme des volailles ! Oh ! Que ce monde est laid ! Et ces gens bien intentionnés qui veulent le rendre stable ! Comme c’est mignon, comme c’est à côté ! Mounier a bien vu : « un des plus pauvres que l’histoire ait connus ». Depuis, il ne s’est pas enrichi. Merci, M’sieurs Dames, de ne pas nourrir sa folie, merci pour nous, merci pour lui.

Allons donc ! Qui, au fond de soi, pense avoir jamais été léger, même un instant ? Jenny Lamour ne s’y trompe pas, elle. Elle ne parle pas de légèreté. Le léger, c’est le lourd qui se met à l’aise ; le lourd, c’est le léger qui s’installe. Elle parle d’être, un grand mot pas du tout de son monde, comme si, un soir, un de ses pigeons l’avait conduite, un peu soûle, à un belvédère vertigineux et qu’elle y avait entrevu je ne sais quoi, une fin, un commencement, un espace où filer. Une question d’être, ce mot d’Henri-Georges Clouzot est génial, renversant. Il ne dit rien, il dit tout. Allez savoir d’où Jenny l’aura tiré ! De son enfance, de son vert paradis ? Pourquoi pas ? Mais peut-être est-ce le pigeon qui le lui a soufflé ou, à son insu, le cher Maurice, et si c’est dans le plaisir, ou dans la lassitude, ou dans l’absurde, ou dans la tendresse, ou dans l’ennui, ne me le demandez pas, vraiment.

Peu importe comment la réplique est arrivée dans sa bouche. Quand elle la prononce, quelque chose se produit. Un peu comme sur la rambarde du belvédère. Elle s’est penchée, un peu trop peut-être, un bras a entouré sa taille, merci pigeon tu m’as sauvée, c’est bon de retrouver l’équilibre et le monde, c’est bon de dire que c’est bon, mais ta ta ta ta, comme disait mon grand-père, le monde, l’équilibre et tout le cher bazar, tout cela vient d’en prendre un coup terrible dans les gencives. Pas un coup mortel ! Ni Jenny ni Lamour ne veulent faire du mal au monde, pas le moindre mal. Un coup sympa comme tout, mais robuste. Voilà. Le monde est remis à sa place. À ta place, Monde ! Et ta place, c’est d’être légèrement à distance, là où tu signifies, là où tu témoignes, là où tu es comme un phare déconcertant, immobile et toujours changeant. Quand Jenny a cru basculer, son esprit a déboîté comme au tango, et l’âme a suivi, ceux qui dansent le tango comprennent.

Le point d’application, je ne sais plus qui m’a parlé de cela, ou si je l’ai lu quelque part. Que nos rêves, pour qu’ils soient vraiment des rêves, pour qu’ils déploient leur être de rêves, pour qu’ils aient leur fabuleuse efficacité de rêves, il faut qu’ils tiennent, comme la montgolfière par son câble, à quelque chose de la terre, à quelque chose du présent, simple et incontestable. Et qu’alors…

Deux ou trois semaines après ma redécouverte de Quai des Orfèvres, il y eut un déjeuner à la campagne dont j’étais très largement le doyen. Quelques adultes étaient là, et une grosse dizaine de jeunes qui parlèrent de leurs études, ou de leur métier, ou de Pôle emploi en me laissant un sentiment étrange : en dépit des difficultés très inégales qu’ils avaient à affronter, le même destin semblait planer sur ceux d’entre eux qui appartenaient déjà au mythique Monde du Travail et sur ceux qui n’y avaient pas encore accès ou qui en avaient été chassés. Et tous se souciaient davantage du Monde que du Travail, de la manière dont ils devaient se tenir et se comporter dans ce Monde plutôt que de l’activité qui leur y était confiée, ou qui l’avait été, ou qui le serait. Je ne sentais en eux ni enthousiasme ni colère : ils énonçaient des informations. C’est alors que ce savoir-être qu’on enseigne désormais partout est sorti de toutes les bouches, de toutes, d’absolument toutes, de bouches d’infirmières, d’étudiants en gestion, de techniciens, de secrétaires. Ils en parlèrent comme du reste, avec une neutralité tranquille, sans rien approuver, sans rien refuser.

J’en avais entendu parler, bien sûr. Ce n’est rien, le savoir-être, un rien où se trouve résumée la signification du travail qu’on propose ou qu’on refuse aux jeunes et aux adultes. Son objectif tient en une phrase : tenter de contraindre les travailleurs à intérioriser la logique et les intérêts de l’organisation et de ceux qui la possèdent ou la dirigent pour en faire les critères de leur jugement et de leur comportement. Pure propagande. Pure manipulation. Un vilain rien monté en épingle par des faussaires. Savoir et être : quelqu’un dit que l’accouplement de ces deux mots est obscène. C’est vrai. Décourageant, aussi. Car si bête, si formidablement bête ! Si prodigieusement, si invraisemblablement bête ! Et si bas ! À Montrouge, on n’aurait pas fait le détail, la réfutation eût été du genre implicite : ça, mon pote, c’est la pensée trou-du-cul !

Les jeunes parlaient, gentiment, raisonnablement. J’étais tout à fait là, là où le câble retient la montgolfière qui se balançait doucement en faisant signe que non, comme Jenny Lamour, avant de dire oui au ciel. L’idée m’est venue d’expliquer, puis je n’ai pas trouvé que ça en valait tellement la peine, je me suis vite tu. Assez de prendre au sérieux ces histoires de commerçants ! Le savoir-être, c’est du délibertisant, ça se vend au même rayon que le désherbant ou le démoustiquant, vu ? Que voulez-vous raconter à ces mecs-là ! Ils font le job, point final, ils fabriquent leur délibertisant et ils le vendent, quoi de plus ? Pourtant, convaincre ces jeunes qui m’écoutaient un peu, l’envie ne m’en manquait pas.

Inutile. Ils ont compris l’essentiel, ça se lit dans le blanc de leur voix, dans le neutre de leur parole. Ils n’osent pas se l’avouer tout à fait, mais ils ont compris. Ils savent que tout cela n’est rien, c’est pourquoi ils jouent les indifférents, rien qu’un maquillage qui fond sur la gueule des vendeurs. Il y aurait bien des choses à leur expliquer si on commençait à leur parler. Leur dire que beaucoup d’indocilité libère mais qu’un peu d’indocilité asservit. Que le pied-de-nez aux parents abrutis de savoir-être et de valeurs et la main tendue pour les prier de s’abrutir davantage, c’est la voie royale de la nullité. Que la vérité, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes, peur de leur révolte. Qu’au fond, ils ne se font pas confiance, et qu’en cela ils ont tort. Qu’il n’est pas vrai que leur indocilité soit seulement leur truc, leur manière de prendre leur pied en cassant la baraque et en emmerdant les adultes. C’est là qu’il faudrait les accrocher, si l’on n’est pas soi-même un vendeur. Il faudrait leur dire que la vérité est beaucoup plus dure. Qu’ils ont raison d’être indociles et que ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes qu’ils le sont, mais parce qu’ils comprennent que l’argent, la réussite et le savoir-être ne justifient aucune docilité, ne méritent aucune considération, aucun respect, aucune attention. Oui, ils sentent qu’ils valent mieux que cela et oui, ils ont raison de le sentir. Mais surtout, ne pas leur faire de cadeaux. Les prévenir tout de suite : ils ne s’en tireront pas par le bas, ils ne s’en tireront pas par des ricanements, pas plus que par des astuces et des arrangements, pas plus qu’en signant pour le parti machin : dans tous ces cas-de figure, une sale bestiole les attendra au tournant et les récupérera en rigolant.

Alors, leur dire de faire comme Jenny Lamour ? Leur conseiller de chercher ce qui est pour eux une question d’être, vraiment une question d’être ? Oui, mais ça, ça ne passera pas dans leurs oreilles parce que ça ne passera pas dans ma gorge, personne ne peut dire des choses de ce genre à personne, personne n’est à ce point le copain de l’être. Mais j’y pense. Jenny Lamour, si c’était eux ? S’ils n’arrêtaient pas de me parler de l’être, en mineur, en douce, en off, et si je ne voulais rien entendre ? Névrose de responsabilité, peut-être, c’est tellement agréable de jouer au mentor, tellement gratifiant ! Ceux-là pourtant n’ont pas besoin de mentors, mais de consciences compagnonnes. Non pas de pédagogues fabriqués à la chaîne comme des flans et faits pour enchaîner, mais de gens qui leur ressemblent, habités autant qu’eux par le doute, l’inconstance, la lâcheté, mais en qui, quoi qu’il puisse arriver, il y a, comme le dit magnifiquement Alain dans l’épigraphe donnée à ce texte « autre chose qui compte que ce qui compte ». Le savoir-être, si élégamment fringués que soient ceux qui le vendent, c’est sale, sale comme la soumission à ce qui compte, au fric qui compte, à l’image qui compte, au pouvoir qui compte, au slogan qui compte. C’est sale, c’est bête, c’est plat comme le bureau des grands patrons. Oui, je crois fermement qu’au fond de la responsabilité, au cœur de la responsabilité, si des curés vicieux ou des militants vicieux ou des vendeurs vicieux ne l’ont pas trop salopée, réside une irresponsabilité supérieure, sorte d’indifférence rieuse qui est un hommage à la vie, celle-là qu’allait taquiner Jenny quand elle s’est un peu trop penchée sur la rambarde parce qu’elle savait que le pigeon allait la rattraper par la taille. Confiance un peu folle, abandon, les houles qui déferlent n’auront pas le dernier mot. C’est la fête en semaine, viens ! Salut, Guy Béart ! Mais voyez, pour leur dire ça, je n’ai pas de mots, pas de mots, Heureusement, notez ! Si j’en avais, les amis devraient m’apporter des oranges à la maison de repos où je jouerais à la manille coinchée avec les forts en être du CAC 40 !

(8 novembre 2015)

M. Pluche

LE MARCHÉ XXXII

Il n’y avait qu’un homme riche dans mon enfance, M. Pluche, le père de ma marraine, qui devait son surnom à Musset. Il vivait en argent comme d’autres en religion. Quand nous allions déjeuner chez ma marraine, nous le croisions au rez-de-chaussée de la maison, où il avait établi ses bureaux. Il se plantait dans le couloir en grommelant, boudiné dans une robe de chambre crasseuse, mal rasé ; en se grattant la tête, il considérait longuement ces endimanchés naïfs avant de leur adresser la parole. Il ne nous méprisait pas : il méditait comme un prêtre sur la distance infinie qui séparait notre monde du sien, et semblait s’en attrister. « Alors, nous disait-il enfin, on vient casser la croûte ? Amusez-vous bien, mes enfants, moi je ne mange plus, je ne mange plus ! Je vais travailler. C’est ça la vie ! Retiens bien ça, petit. C’est ça, la vie : travailler ! » Je ne le détestais pas. À peine rentrés chez nous, ma mère s’étranglait de colère parce qu’il avait réussi à faire attribuer une bourse scolaire à sa petite fille alors que cette aide m’avait été refusée. Je lui donnais raison, pour avoir la paix. Je m’en foutais. L’injuste M. Pluche m’intéressait. Il habitait le monde autrement. Il y était posé comme un presse-papier. Les autres hommes en paraissaient fragiles. Il savait rire, se moquait du chapeau de ma mère, traitait mon père comme son secrétaire puis, soudain, se lançait dans des considérations d’actions et d’obligations auxquelles je ne comprenais goutte et où je retrouvais un parfum de catéchisme. Il décrivait minutieusement les manœuvres boursières de ses adversaires et en concluait invariablement : « Il ne faut s’étonner de rien. » Je me souviens que je ne me suis pas beaucoup étonné de sa mort.

La valeur argent, la valeur travail, rien de bien neuf. La victoire des choses, l’installation officielle des choses, mes douze ans en avaient fait le tour. La cérémonie bourgeoise est de retour. Évidemment ! Les partisans du nouveau pouvoir la désiraient. Leurs soi-disant opposants ne l’ont jamais refusée ; nonobstant leurs cris, ils voient en elle leur irrécusable destin. C’est sans doute pourquoi l’inconscient socialiste, dans sa perspicacité, lui a opposé une si faible résistance. Triomphe du langage des choses, de l’esprit des choses, de la raison des choses : comme disait M. Pluche, c’est la vie ! J’aimais bien l’ennui rassurant où ce bonhomme me jetait. Le soir, ma mère rangeait mes beaux habits de prolétaire qui n’avaient épaté personne, je me mettais au lit, on venait m’embrasser et enfin, avec le rêve, la vie, la vraie, commençait.

Je m’étonnerais de retrouver M. Pluche ? Pourquoi ? Voici, comme prévu, que tout devient rien. Normal. À moins que vous n’ayez vu qu’une manière de dire dans l’intuition du cher Léon-Paul Fargue, une agacerie littéraire, une aimable boutade pour vous donner du cœur au ventre sur le chantier de la modernisation de la démocratie, de l’exaltation de la valeur travail, de la culture du résultat, du rapprochement de l’école et de l’entreprise ? Ou que vous n’ayez attendu d’elle de nouvelles occasions de vous dorer la pilule avec les causes des uns et les identités des autres ? Erreur, erreur, comme eût dit M. Pluche, qui répétait toujours ses phrases. Tout, c’est tout. Rien, c’est rien. Et tout, qui est tout, devient rien, qui est rien. L’appel du siphon au fond de l’évier. La grande lessive. Vos mains sont-elles si délicates que vous hésitiez à les y plonger ? Vos bagues, peut-être…

Vous me direz qu’après Fargue, il y a Miron, et que nous sommes arrivés à ce qui commence ? Mille fois oui. Mais attention. Entre les deux, il y a un gouffre à franchir, un sas de désinfection obligatoire. Aucun passage dialectique, cette fumisterie demi-mondaine. Chacun devant le grand saut. Tout le monde, mais chacun. Ainsi chantait la délicieuse Petula Clark : « Tout le monde veut aller au Ciel, oui, mais personne ne veut mourir. » Mourir à M. Pluche. Mourir aux adversaires de M. Pluche. Mourir à la théologie financière et activiste de M. Pluche. Mourir aux termites qui s’engraissent de la critiquer. Il est vrai que la petite Éliane, riche, bénéficiait d’une bourse à laquelle elle n’aurait pas dû prétendre et qu’à moi, pauvre, on n’accordait pas. Scandale, scandale, M. Pluche ! J’entends d’ici les énarques socialistes faméliques interpeller les énarques UMP ventripotents ! Et je songe à Baudelaire : Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau !

Le gouffre entre Fargue et Miron me fascine. La considération placide de ce qui disparaît et l’espérance plus que fragile que quelque chose peut naître. Pour ceux qui sont nés – ou re-nés – de 68, c’est une obsession, ce passage. Tant de choses à désapprendre, à réapprendre ! Comme il aurait fallu être attentif ! Il y eut trop de fausses libérations auxquelles on refusait le beau nom de détresse qui les aurait rendues presque aimables. Mais lier détresse et désir, qui y songeait ? Pas possible, m’a dit un jour Maurice Bellet, de combattre la volonté de puissance dans la politique ou l’entreprise et de la sauver dans l’érotisme. Je me suis longtemps défendu, et ici même, contre ce propos. Pourtant, Bellet ne prêchait pas le retour à l’avant-68. C’est ici, précisément, à ce sommet, que s’ouvre le gouffre. Et, en son cœur, l’espérance. Le sentier est très rude, un peu rude pour moi. Je m’assois dans l’herbe avec un Lamartine et, à ceux qui passent devant moi, je dis : « Oui, oui, c’est par là, bonne chance ! »

Nous sommes entrés dans une période qui annulera, quelle que soit la véhémence avec laquelle les meilleures causes seront défendues, tout ce qui n’aura pas de résonance intérieure, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne référera pas à nos réserves secrètes, à nos remous, à notre trouble. Seules atteindront leur but les fusées parties de plus profond que nous, presque malgré nous, de bases de défense ignorées de nous. L’enseignement qu’on dispense aux journalistes, politiciens, patrons et autres penseurs de l’actu, et contre lequel si peu d’entre eux se rebellent, les condamne à n’être que des techniciens de surface, honorables souvent, insignifiants presque toujours. Plus que leurs agitations neuronales, il nous faut « posséder la vérité dans une âme et un corps ».

J’ai rêvé d’Ernst Ludwig. Un colosse, une armoire, visage brique sur costume de clergyman. C’était il y a cinquante-deux ans, à bord du Maréchal-Foch qui emmenait en pèlerinage, sur une Méditerranée probablement secouée par Satan en personne, des étudiants catholiques de Sorbonne et quelques autres. Les controverses théologiques finissaient par-dessus bord. Ernst Ludwig, séminariste allemand, n’entendait, lui, se laisser troubler par les éléments ni dans son travail, ni dans ses prières, ni dans son appétit, qu’il avait solide. Il m’avait convaincu de venir m’installer avec lui au centre d’une salle à manger déserte, devant une table qu’il faisait garnir des nourritures terrestres les plus substantielles, sans prêter la moindre attention au dégoût du personnel. Je le regardais avec effroi et admiration, cherchant d’avance le chemin d’une retraite obligée. Les plats lui arrivaient au rythme des vagues, il les engloutissait comme la mer les marins. Soudain, il me considéra avec attention et me dit doucement, avec son fort accent, quelques mots dont je n’ai jamais cessé de sentir l’amitié puissante ni à quel point ils consonaient, au fond, avec un pèlerinage dont la portée spirituelle me passait très au-dessus de l’âme : « Jean, mon ami Jean, il faut manger, tout est payé ! »

La Question humaine : encore un film sur l’entreprise et le management. Mes méchancetés sur les techniciens de surface ne doivent pas faire oublier la très belle page que Le Monde lui a consacrée. Mais précisément. Faut-il un film pour que la presse s’empare d’un sujet aussi central, qui concerne tant de gens, qui a une telle influence sur la vie sociale ? Soit : ces techniciens de surface sont capables, quand ils le veulent, d’aborder des sujets de fond. Mais ils ne le font pas, là est la question, à moins qu’un créateur ne passe d’abord. Eux, c’est la surface, point final. Ils s’occupent du building de la modernité, le font visiter, le commentent, le bricolent, l’astiquent, le font briller. Comme ces cortèges d’Africaines en boubou qu’on croise, au petit matin, dans les quartiers d’affaires. Avec, probablement, la même fascination qu’elles, le même respect appliqué et, peut-être, la même complicité. S’intéresser à l’intérieur du building, se mettre à écouter son cœur, ses mots, ses soupirs, sans doute voient-ils là une activité respectable, éminente même, mais subjective. Or un technicien de surface a fait vœu d’objectivité, notion qu’on l’incite très vite à confondre avec son contraire, l’objectivisme.

Tous ces films sur le management ! Et tous si forts ! Pour un peu, j’en concevrais une joie mauvaise. Personne ne voulait me croire quand j’expliquais, il y a trente ans, que nous nous trouvions en face d’un phénomène majeur et terrifiant. On m’imaginait obsédé du confort psychologique des salariés, on m’expliquait qu’il y avait, en France et ailleurs, de plus graves détresses. Je n’étais pourtant atteint d’aucune fièvre compassionnelle. J’étais de ceux qui avaient repéré un virus, voilà tout, un virus auquel je ne comprenais pas grand-chose, qui ne se confondait ni avec l’industrie, ni avec la technique, ni avec la production, mais dont je sentais qu’il irait porter dans le monde entier, pas seulement dans les entreprises, la maladie occidentale. Depuis, comme on le sait, la saleté a bien cheminé. Elle s’acclimate partout et trouve un ami dans chacune de ses victimes. La paresse, la lâcheté, l’orgueil, la vanité lui sont de bons terreaux, mais non moins la générosité, le courage, et même la religion. J’ai applaudi à la critique de l’idéologie managériale que constituait le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le Mythe de l’entreprise, même s’il me semble que le mal vient de plus profond que l’organisation du travail et la vie économique. Il est global, hors de nous et en nous. Je me reproche souvent de n’avoir pas fait assez d’efforts pour me faire entendre. Ce n’était pas facile. Les gens de droite se gaussaient de ce qu’ils prenaient pour une protestation morale. Ceux de gauche en revenaient obstinément à leur terrain habituel : salaires et conditions de travail. La difficulté, c’est que ce virus est omnivore, puissamment récupérateur, qu’il fait son miel de toute critique. La propagande qu’on déverse sur les managers consone terriblement avec leurs angoisses secrètes, avec le legs le plus archaïque de leur éducation. En moi aussi ce maudit caillou fait des ronds ; c’est un formidable analyseur de mes grands fonds, de mes bas-fonds. Parler du management, c’est parler de soi, de son fondamental, des chemins de sa liberté. Pas commode d’écrire là-dessus. Rien de mieux jusqu’ici que le superbe livre de Max Pagès, L’Emprise de l’organisation. Le management, c’est la fascination par la mauvaise mère, séductrice et tyrannique. Tout est dit. Mais ces choses-là ne se soignent pas si aisément.

La Question humaine met en parallèle management et extermination nazie. Cette relation a déjà été suggérée. Un rapprochement hâtif et spectaculaire ne convient pas, mais une levée de boucliers contre cette comparaison n’est pas légitime non plus. Dans la maison du diable aussi, il y a plusieurs demeures ; comme tout ce qui monte, tout ce qui descend aussi peut converger. Ce lien, bien sûr, n’est pas de filiation. Le management n’est pas l’enfant du nazisme, ni son avatar. Ils sont plutôt l’un et l’autre les conséquences d’une même cause, les enfants différents d’une même aberration. Comme l’a bien vu Isabelle Régnier, le jeune psychologue qui est au centre du film perçoit « l’effarante proximité (…) entre la langue administrative nazie et celle qu’il emploie dans son travail. » Cette proximité, ce lien, je l’appelle logique du tri. Ne lit-on pas actuellement sur les panneaux d’affichage de nos villes que « préserver, c’est trier » ? Formule innocente, bien sûr, et utile prescription. N’empêche. Une oreille un peu attentive a le sentiment d’avoir déjà entendu des choses comme ça, elle en est vaguement troublée, et se le reproche.

Pas de tri sans logique de tri, sans choix entre des possibles. Tout n’est pas toujours aussi simple que pour les ordures. Le plus souvent, la logique de tri est violente parce qu’appuyée sur un principe partiel et partial : choisir une dimension de l’humain pour exclure ou déclasser les autres. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » La logique de tri est violente parce qu’elle est violante, parce qu’elle s’impose à une réalité dont elle sait – au moins au début, ensuite elle veut l’oublier – qu’elle va trahir la nature, le sens, le désir plus ou moins exprimé. Elle est violente dans les faits parce que violante dans l’intention. Qui l’exerce ne peut se défendre d’un fort sentiment de culpabilité qui alourdit encore la violence. Très vite, révélant sa nature véritable, la logique de tri disparaît au profit de la brutalité qu’elle engendre : l’instrument prend le pouvoir et se réclame du sens, le moyen s’exalte de sa puissance et rejette orgueilleusement toute finalité. Folie, enfer : devenir toujours plus violent pour tenter de prouver qu’on a raison, qu’on a des raisons. Vrai pour le nazisme. Vrai pour le management. Toutefois, prendre garde aux comparaisons. Parce que l’histoire n’est pas finie. Et parce que des horreurs de cette sorte, en ce qu’elles ont perdu toute mesure, ne peuvent être comparées à d’autres, ni à quoi que ce soit.

Le principe de tri du management, c’est la rationalité. Ce principe est lui-même une violence faite à la raison, il en est une distorsion, une réduction, une pétrification. Un élève de terminale sait que la rationalité n’est pas la raison. Quand, il y a une quinzaine d’années, je rappelais cette évidence aux techniciens de surface d’EDF – je veux dire aux gens de la Direction générale – ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Par là, ces aimables polytechniciens m’ouvraient d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Cet amalgame de formalismes divers s’arc-boute soudain sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Que la vie est simple quand elle perpétue, récompense, sacralise l’immaturité, quand il y a toujours, pour en ranimer l’élan, quelque grande raison d’intérêt général mûrie dans le crâne d’un financier ! Non que ces gens aient forcément la grosse tête. Ce qu’ils aiment par-dessus tout, c’est se rafraîchir avec les sentiments ordinaires ; ils nomment cet exercice relations humaines, ils y trouvent une occasion enthousiasmante de témoigner de leur simplicité, voire de leur fantaisie. Mais hélas ! la mer appelle le marin ! Que la chose économique les siffle, les voici à parler une langue qu’ils ne semblent pas eux-mêmes très bien comprendre, à manier des signes qui ne renvoient à rien, à s’étonner de la perplexité de leurs troupes, à les abrutir de slogans grandiloquents et creux, à s’enfermer entre eux, désappointés, dans un ghetto doré d’incompris. Ces gens sont des victimes. Estimer que leurs gros salaires et leurs satisfactions de vanité leur interdisent d’être ainsi considérés, c’est être soi-même fasciné par les gros salaires et les satisfactions de vanité. Je veux bien qu’on leur prenne un peu d’argent, je ne veux pas qu’on leur dénie leur qualité de victimes. Comment ferais-je confiance à des justiciers qui auraient la vue si basse ? Ce qui les blesse n’est pas ce qui me blesse. Que puis-je attendre d’eux si la grenouille de leurs valeurs grimpe sur la même échelle que celle de mes techniciens de surface ?

Que demande-t-on à ces élites? Non pas, caporalisme primaire générateur de révolte, de penser et d’agir selon les ordres. À eux d’inventer, on ne leur fera pas grâce de leur créativité. On exige bien plus. Non seulement qu’ils reconnaissent le bien-fondé de la logique de tri en réduisant l’exercice de la raison au maniement de la rationalité fonctionnelle, mais encore qu’ils appliquent à leur propre personne cette mutilation, cette ascèse castratrice, ce choix, cette hérésie. On ne les invite pas à entrer dans un moule, mais dans un broyeur. On leur demande de s’éradiquer eux-mêmes de leur pensée. Une pensée sans penseur, voilà ce qu’ils doivent produire. Non pas une pensée conforme : une pensée, au contraire, qu’alimentent leurs idées personnelles et leur tempérament propre, à condition que, de ces idées et de ce tempérament, ils renoncent à être les sujets, qu’ils soient si profondément à la disposition de la rationalité utilitariste qu’elle puisse se nourrir de leurs spécificités, se repaître de leurs différences. Tous les aspects d’eux-mêmes sont utilisables pourvu qu’à cet eux-mêmes ils aient renoncé. Des kits, il faut qu’ils deviennent des kits.

Le management n’est pas l’invention de quelque penseur génial, il n’a pas été distillé dans l’athanor d’on ne sait quelle idéologie. De même qu’il n’a jamais fourni à l’humanité le moindre apport sérieux. Je ris encore en pensant à la considération dont on entourait, au beau temps des illusions bushiennes, les intellectuels néo-conservateurs américains, ces illuminés maniaques. S’établir conseiller en communication demande beaucoup moins de connaissances et de génie que se faire plombier. Il n’y faut que de la perversité. Il suffit d’être capable de sentir par où l’époque dépérit et d’avoir assez de cynisme pour l’enfoncer un peu plus encore en protestant partout qu’on veut la sauver.

Sans doute peut-on contredire M. Pluche. Mais c’est dangereux : ce virus se transmet par le dialogue et la contestation. La maladie, c’est de se fixer sur le terrain de M. Pluche, d’entrer dans la logique qui fait à la fois sa force, son malheur, sa vertigineuse insignifiance. Tant que l’absurde rationalité technique, financière, économique, avec ses innombrables prolongements politiques, culturels, éducatifs, médiatiques, sera au centre de notre société, rien, absolument rien, jamais, ne pourra tourner en bien ; tout, absolument tout, toujours, finira dans les pleurs ou la colère. Et ce n’est pas le déploiement des attitudes soignantes, avec ce qu’elles charrient de résignation secrète et de volonté de puissance compensatoire, qui rendra l’air respirable. Quand soixante-cinq millions de Français, au hasard de leurs marottes, de leurs soucis, de leurs passions plus ou moins cohérentes, seront autant d’intervenants pressés d’oublier leur douleur en courant soigner celle de leurs voisins, ils ne formeront pas l’admirable société mi-technique mi-humaniste que les patrons célébreront à la fin des banquets sous le regard taquin et complice des syndicalistes invités, mais le plus formidable hospice d’aliénés que la terre ait jamais porté.

Il ne m’a pas échappé qu’il existe des souffrances et je raccompagne à ma porte les jocrisses qui prétendraient me le rappeler. Mais elles demandent plus de retenue, plus de gravité. Merci à qui me soigne : je lui promets de ne pas en parler. Et merci à qui je soigne de garder même silence ; sinon, qu’il se débrouille tout seul. L’exhibition universelle de l’aide, cette transpiration de trouille, m’écœure davantage que le cortège de tous les vices rassemblés. Qu’on s’éclate comme on veut, il y a toujours des morceaux à ramasser, il y a toujours dans l’air du désir et du pardon, il y a toujours le saint accablement de la créature, il y a toujours un être face à soi-même, et la main qui se tend vers lui sait qui elle cherche. La compassion n’est pas généralisable.

Objectif larmes à sécher ! Il va faire le clown dans les hôpitaux pour dérider les malades et les vieux. Quand ce sera mon tour, je ne suis pas certain d’apprécier. Bah ! Ça ou regarder les murs… Peut-être une grimace me rappellera-t-elle quelque chose ? Un instant suffira. Au revoir, Monsieur, et merci beaucoup. Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il entend sa mission, le bienfaiteur hospitalier ! Il ne fait pas le clown, il prodigue des soins relationnels ! Et, par-dessus le marché, il sait lesquels. Sa prestation, c’est la présence à l’autre, le contact-regard et le toucher. Il dit « qu’il ne vient pas faire le clown, mais établir un contact ». Le monsieur de la radio émet des grognements d’approbation. Moi, je prends date. Essaie donc de venir l’établir, ton contact, mon coco ! Mais, j’y pense, tu as peut-être raison, tu vas peut-être me faire beaucoup de bien ! Ton bla-bla va me faire circuler le sang des pieds à la tête. Une rage délicieuse va mijoter en moi jusqu’à ce que, parvenue à ma bouche, elle explose dans la plus retentissante amabilité que j’aurai jamais signée. Ma parole, coco, t’es un as, tu m’as guéri ! Un bifteck, et vite, et saignant ! Et un Morgon ! Et vive l’infirmière et son joli corsage !

Au cas où je ne me serais pas fait comprendre, je ne suis pas contre l’intérêt qu’on porte à son prochain quand il souffre. Dans un déchirant effort de bonne foi, je peux même reconnaître que certaines associations ne sont pas entièrement inutiles. Je demande seulement qu’on étale ça le moins possible. Essayer d’être utile aux autres, ce n’est pas une fonction, un rôle, un genre. Le strip-tease ne va pas à la bonté. Quand elle pose, elle a l’air d’une cruche. Un statut de bénévole bienveillant, c’est ridicule. Il se cache de vilains secrets là-dessous, un défaitisme peu ragoûtant. On fait sa BA, on la marquera dans le bilan. C’est comme un hold-up rapide de sens, un vol à l’étalage : toujours ça de pris. Horreur des horreurs, l’amour du prochain devient un alibi pour se faire une raison, pour fermer son couvercle, sa fenêtre, ses bouches d’aération, pour essayer de se suffire, de se contenter, de se résigner. L’amour du prochain vous casse l’infini ! Pas possible, il y a une embrouille là-dedans !

Elle est partout, la logique de tri, partout où l’emportent l’objet et la compétition pour l’objet. Je ne vois pas une énorme différence entre le numéro un du string fantaisie et le numéro un de la philanthropie sélective. M. Pluche, c’était dans les ascenseurs qu’il était numéro quelque chose. Mais le plaisir d’être riche ne le faisait jamais monter si haut qu’il en oublie le malheur de ne pas être pauvre. Il ne triait pas, M. Pluche, ça le rendait grinçant et désagréable, mais ça lui donnait du poids. Après l’avoir salué, nous montions l’escalier qui nous conduisait à l’appartement de sa fille, ma marraine : j’ai encore dans l’oreille le ricanement par lequel il prenait congé de nous et enterrait à l’avance les gentillesses qui allaient se débiter au premier étage.

Sur M. Pluche, mon regard pouvait s’appuyer. Le soir, il nous attendait au bas de l’escalier ; je me sentais alors ce que j’étais, un petit garçon qui, toute la journée, avait fait le malin devant des gens qui avaient besoin qu’il le fasse. M. Pluche avait une famille et il était seul. Comme moi. Il aimait vivre et ça le faisait souffrir. Comme moi. Il était riche. Comme j’étais pauvre. Au bas de son escalier, il était un mendiant ; je lui apportais avec fierté un peu de mon enfance.

Les M. Pluche d’aujourd’hui ne paient plus en solitude le poids de leur argent. Ils ont socialisé leur angoisse, ils font la fête sur leur banquise ; parce qu’ils parlent pauvre avec les pauvres, ils s’indignent de ne pas être exempts de malheur. Ces riches-là n’attendent personne au pied d’aucun escalier. Souffrir leur semble une injustice : pour la conjurer, ils vous fourguent leur désastre dans des sachets de morale.

Le rôle, la saleté du rôle. Immense sur le théâtre, crasseux partout ailleurs. Choisir ce que l’on va être, se faire la gueule de l’emploi, devenir à soi-même sa propre communication : rien de bon ne peut venir de ça, nulle part, jamais. Inutile de le tartiner de culture, d’altruisme, de respect, de religion : sur cette mauvaise pâte, toutes les tartes sont infâmes. « On ne choisit pas ses signes », dit Kierkegaard. Je ne sais pas de propos plus doux, plus violent.

Montaigne a raison, « toutes nos vacations sont farcesques. » Mais les rôles où nous sommes pris ne sont pas des farces. De pauvres copies, de tristes imitations où n’entre aucune fantaisie, aucune rouerie, aucun talent propre. Le langage des puissants a quelque chose de schématique, d’ankylosé ; ces gens parlent comme des infirmes. Peu à peu leur paralysie descend dans le corps de la société, dans ses bras, dans ses jambes, dans ses pieds : la modernisation est en marche. Voilà ce que produisent les moyens classiques de la politique dont parle Lionel Jospin. Je ne peux imaginer sans terreur que cela ne change jamais. En un sens, Ségolène Royal a eu raison de chercher autre chose. Le problème, c’est qu’elle a fait semblant, qu’elle a truqué, qu’elle a voulu arrimer l’expression populaire, à son profit, aux vieilleries qu’elle prétendait remettre en cause. Mauvais calcul, vilaine stratégie, double échec. Pour elle : tant pis. Pour une certaine idée de la parole : gravissime.

Vers la cinquantaine, cette amie avec qui je déjeune peut se dire non seulement qu’elle a eu de la chance, mais qu’elle l’a bien aidée. Famille, métier, générosité sociale, “développement personnel”, sans compter le charme, le courage, la sérénité, un certain goût du risque, une plus que rassurante sécurité matérielle : elle a choisi tous les bons plans. Mais un plat qui tarde un peu fait un trou dans la conversation et voici qu’elle m’avoue une crainte qui me stupéfie : elle a parfois peur de devenir folle. Aucun risque vraiment, rassurez-vous ! Il me semble pourtant vaguement comprendre. Le retour en force des signes, non ?

Tant de gens les choisissent, leurs signes ! Se plaquer à soi-même, faiblesse majeure de la modernité, à quelque sauce que vous prétendiez la déguster. Le tri sélectif de soi, universel et laborieux. Se fermer à triple tour pour mieux brailler à l’ouverture. Curieux échanges ces temps-ci. Cet intellectuel catholique multiplie les lapsus où un enfant reconnaîtrait une affolante frustration de désordre. Ce militant polyvalent barricade son cœur, qu’il a généreux, derrière des cérébralités de plus en plus abstruses, de plus en plus enfantines. Personne ne semble plus se donner le droit d’être la contradiction de soi-même. Personne ne veut plus mettre un pied devant l’autre dans la nuit. Ô Ernst Ludwig, sait-on encore que tout est payé ? Qu’il est inutile de se produire soi-même comme une marchandise repérable, comme un numéro de cabaret ? Mai 68 déjà, qui portait pourtant en soi toute la largeur du monde, n’a pas échappé à la tentation : il s’est abominablement trié. Choisir ses signes, c’est choisir la mort. Parler trop favorise peut-être cette maladie. Je me suis sérieusement demandé, ces temps-ci, si je n’allais pas mettre un point final à ce site. Le jour où j’en sentirais la nécessité, je n’hésiterais pas.

Les bons d’un côté, les méchants de l’autre : les trois religions du Livre nous transmettent cette vision. Mais, dans leurs différentes traditions, c’est toujours Dieu qui trie. L’homme, lui, est du côté du non-jugement, de l’attente respectueuse et confiante du seul Jugement qui vaille, ce qu’exprime la parabole évangélique du bon grain et de l’ivraie. S’il se trompe de rôle, si, par un sot orgueil, il se donne le droit de trier, il entre dans la logique où barbote salement, parmi les autres fanatismes, la rationalité managériale. Nietzsche avait bien vu cela qui préférait à cette répartition latérale du bien et du mal leur répartition verticale, scalaire. Chacun de nous – et, en nous, chacun de nos aspects – est certes susceptible d’ascension ou de chute ; mais tout, ou presque, peut être soit exaucé, soit exhaussé. Non que tout se vaille. Dans ce mouvement ascendant, dans cette reprise perpétuelle, ces aspects se précisent en s’exprimant, se modifient, entrent en dialogue, en hiérarchie, s’affirment ou s’effacent selon la mystérieuse liberté de notre cœur. C’est là que résonnent le bien et le mal. À peine si nous devinons comment ils se combattent en nous : d’autrui, nous ne savons rien, si ce n’est que le combat est aussi en lui. La société définit à bon droit le licite et l’illicite, le permis et l’interdit, elle ne saurait faire davantage. Un bon flic, c’est un bon fonctionnaire ; ni un shérif, ni un professeur de morale. Comme le clown est un clown, pas un soignant. Il y a un rapport étroit entre la majoration des rôles sociaux et l’inflation de sens dont on les accable, d’une part, le fanatisme d’une société qui nous abrutit de ses prétendues valeurs, d’autre part. La volonté se crispe en volontarisme – du vide, dans le vide, pour le vide – parce qu’elle a perdu le goût et le bonheur délicieux de s’abandonner à ce qui la fonde. Une existence, c’est ce dépouillement heureux, difficile mais heureux, douloureux mais heureux, ce cadeau d’être qui ne s’adresse qu’à celui qui le déballe, qui se pique à ses épingles.

D’accord avec ce commentateur, cent fois, mille fois d’accord : la réconciliation des Français avec l’argent prônée par le nouveau président est la suite logique de la réconciliation avec l’entreprise prêchée par François Mitterrand. Voilà pourquoi il semble si heureux et pourquoi je suis un opposant d’hier, d’aujourd’hui et, inch’Allah, de demain. Mais ce n’est pas rien d’être d’accord sur une thématique, même si on la lit de manière diamétralement opposée : au moins, on sait de quoi l’on parle. Quelque chose me dit que les dernières élections ont balayé l’arène : le vrai combat va commencer. S’il reste des gladiateurs !

Une amie me téléphone au sortir d’une réunion de féministes. Une dame fort distinguée y a parlé des “sans-papières”.

Nicolas Hulot à la radio. Ce prosélytisme nuit gravement à ma santé, me suffoque, m’asphyxie. Il n’a pas tort. Mais.

À la sortie d’une réunion politique, un journaliste interroge une militante. Elle s’embrouille un peu, puis lâche : « C’est de la com. » On le savait, mais le ton indique que le fond du désenchantement est atteint. Si je dis le nom du parti, militants et adversaires trouveront des raisons. Ce sera de la com au carré. Et mes commentaires, de la com au cube. Entendre, ne faire qu’entendre, isoler une vibration. Fermer le robinet des réactions, la vanne des mesures à prendre. Le langage est en rupture de sens, ça fait peur.

Plus j’ai le sentiment de vieillir, moins je me sens au soir de ma vie.

On peut essayer de se raconter pourquoi l’on aime, même si c’est tout faux. Aucune chance, en revanche, de savoir pourquoi l’on est aimé. L’amour nage dans le mystère, qui nage dans l’amour. L’essentiel du christianisme, non ? Cet été, j’ai lu deux beaux livres de théologie. Lecture passionnante, convaincante. Mais, les deux fois, j’ai buté sur la dernière phrase, sur le ne… que de la dernière phrase. Du genre : c’est pourquoi il n’y a que le christianisme qui… etc. Peut-être est-ce vrai. En attendant, ça m’horripile. Voyons. Vous vendez un produit, n’importe quoi, une savonnette, des épingles, un rasoir à tête nucléaire. Vous montrez qu’il est parfait, qu’il correspond aux besoins de la clientèle, qu’il est économique et écologique. Cela ne suffit pas ? Vous faut-il proclamer qu’il n’y a que cette savonnette, ces épingles qui vaillent ? Pourquoi ne laissez-vous pas au client le plaisir de le découvrir ? Parce que vous n’en êtes pas sûr ? Parce que vous aimez moins votre produit que vous ne haïssez sa concurrence ? « Il n’y a que toi » n’est pas un beau cadeau à ce qu’on aime. À l’autre de s’en apercevoir, et aux autres. Sa copine ou Jésus, la question est de savoir que l’on aime, et en vivre. L’apologétique en faveur d’une femme ou d’une religion, c’est de la propagande, du marketing. On aime malgré, disait Jacques Berque. Mais alors, Aragon, dont je vous rebats les oreilles, sa célébration d’Elsa ? Précisément. Je l’aime malgré ce cinéma génial qui, selon son humeur, amusait ou agaçait Elsa, mais l’enchantait rarement.

Comme Simone de Beauvoir, Lacan et bien d’autres, Jean d’Ormesson trouve bon que les hommes soient mortels. Immortels, à l’abri des risques, privés de vrais projets, dévorés d’ennui, nous supplierions le destin, disent-ils d’une même voix, de nous accorder la faveur de mourir. C’est peut-être vrai, même si l’angoisse qui perce dans la voix de l’écrivain me semble démentir une aussi raisonnable résignation. Toutefois, avant de le condamner, peut-être serait-il intéressant de tester le statut d’immortel, même provisoire?  Allons, généreux comme je suis, s’il fallait qu’un cœur altruiste se dévoue pour pique-niquer quelques siècles de plus sur cette terre, je n’hésiterais pas à me proposer : le respect que j’ai pour la science ferait de moi, je demande au jury de le comprendre, un excellent candidat.

Si la mort est quelque chose, c’est une saleté. On peut ne pas la craindre, voire, quand trop c’est trop, faire semblant de l’espérer. La justifier est pervers. Je ne comprends pas qu’on puisse en examiner l’opportunité avec le sérieux du contrôleur des poids et mesures, de l’observateur de l’indice des prix, du commissaire à la limitation de l’angoisse humaine. Juge de touche de la mort, quelle blague : c’est vous qui allez prendre le but, mondains naïfs ! Il y a plus de science et plus de vérité dans le rite le plus obscur de la peuplade la plus éloignée que dans vos vaticinations comptables, dans la polka funèbre de vos méninges ! Même devant la mort, prendre le point de vue de la généralité, se demander sérieusement si elle convient ! Et, de plus, être d’accord avec elle ! Elles sont bien fatiguées, les petites têtes occidentales.

M. Forget s’était bien amusé ce jour-là. Clément Marot, nous avait-il dit, les manuels prétendent que c’est un poète de cour. Écoutez-le donc, jeunes gens, le poète de cour. C’est dans l’Églogue sur le trespas de Ma Dame Loyse de Savoye, mere du Roy Françoys, premier de ce nom :

Que faictes vous en ceste forest verte
Faunes, Silvains ? je croy que dormez là :
Veillez, veillez, pour plorer ceste perte :
Ou si dormez, en dormant songez la.
Songez la Mort, songez le tort qu’elle a :
Ne dormez point sans songer la meschante :
Puis au resveil comptez moy tout cela
Qu’avez songé, affin que je le chante.
D’où vient cela qu’on veoit l’herbe sechante
Retourner vive, alors que l’Esté vient ?
Et la personne au Tombeau trebuchante,
Tant grande soit, jamais plus ne revient ?

Michel Thompson aussi vient de mourir. C’était un très grand peintre, c’était mon ami. J’ai montré une toile de lui dans le Marché VII, on en trouve beaucoup sur Internet. Je publierai bientôt sur Résurgences un long entretien avec lui. Il y dit ceci : « J’ai toujours eu confiance en la vie, en ce que j’appelle la Providence : peut-être un reste de foi ancienne en Dieu. Je crois vraiment que les choses s’arrangent. J’ai quatre-vingt-cinq ans. Si je dois mourir demain, je n’ai pas peur. Aurais-je dit cela à trente ans ? Je ne sais pas. En tout cas, je ne pensais pas plus à la mort que maintenant. La mort n’existe pas : si elle existait, elle ne serait pas la mort. »

(5 octobre 2007)