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Charles

LE MARCHÉ LI

Il s’appelait Charles, avec un nom dont la consonance un peu rude m’intimidait. Il venait rarement au patronage et ne prenait guère part à nos jeux. Sa capacité d’ironie était très au-dessus de nos douze ans ; il était pourtant le plus enfantin de nous tous. Il commentait notre partie de foot, se moquait de nos maladresses, puis, soudain, entrait dans le match, y semait le désordre et s’en allait trois minutes plus tard dans un éclat de rire qui ne sonnait pas naturel, comme s’il voulait nous montrer qu’il était là sans y être vraiment. Il ne jouait pas ; il jouait à jouer. C’est sans plaisir que je le vis s’asseoir près de moi, un jeudi matin où je révisais un passage de La Guerre des Gaules sur un banc du square, avenue de la République. Ce fut notre seule rencontre, elle a resurgi ces jours-ci. On se prescrit un personnage puis, l’âge venu, il se fissure peu à peu ; le mannequin se défait, la cravate se desserre, les poches s’entrebâillent, on croit de moins en moins ce qu’on pensait de soi et toutes sortes de petites figurines, dont on avait décidé qu’elles n’étaient que des seconds rôles, viennent provoquer les têtes d’affiche qu’on s’était choisies pour partenaires.
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Charles en était vite venu à me faire des compliments surprenants. Il m’avait expliqué qu’il me croyait sincère. Sincère dans les jeux, sincère à la chapelle, un vrai petit catho pur sucre. Probablement en avais-je été flatté, mais je me rappelle surtout mon embarras : une sincérité désignée comme telle est déjà râpée ; à peine est-elle nommée que le doute s’installe. Mais Charles ne me laissa pas réfléchir longtemps. Avec une froide assurance d’expert, ce petit bonhomme en culottes courtes me confirma qu’il me trouvait sincère. Puis, me jetant un coup d’œil glacé qui m’interdisait de contester la logique de son propos, il ajouta : « Sincère, donc dangereux. »
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Dangereux, moi ? Pour quoi, pour qui ? Dangereux, donc en danger ? Charles m’avait jeté dans une curiosité inquiète que j’éprouvais pour la première fois ; replonger dans mon latin ne m’en aurait pas débarrassé, ni même quitter les lieux. Il parla beaucoup. S’il ne venait que rarement au patronage paroissial, c’était qu’il y était en service commandé. Il fréquentait, lui, l’autre patronage de Montrouge, le municipal, où il appartenait à une cellule ou, en tout cas, à un groupe de jeunes communistes. Il était donc clair à ses yeux que nous étions des ennemis. Il n’avait aucun reproche particulier à me faire, mais il saisissait cette occasion de me mettre en garde : le parti communiste entendait éliminer ses adversaires, et disposait pour cela de moyens dont je n’avais aucune idée ; le patronage catholique lui-même était bourré d’agents doubles et je prendrais un grand risque en y faisant allusion à cette conversation.
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Il me fit peur. Un peu moins quand il s’engagea dans une discussion sur la religion qui donna à notre débat un tour de plus en plus filandreux. Je me vois lui désigner les nuages : pouvait-on, en considérant l’infini au-dessus de nos têtes, douter de l’existence de Dieu ? Et la mort, comment pourrait-elle être la fin de tout, comment ? J’entassais les poncifs du catéchisme. Il m’écoutait en ricanant et répondait par ceux de son parti auxquels je ne comprenais goutte et lui, vraisemblablement, pas beaucoup plus que moi. Cette joute intellectuelle de haut vol ne lui faisait pas oublier de me menacer. « Méfie-toi, me répétait-il en agitant son doigt sous mon nez, méfie-toi bien. »
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Je n’ai jamais revu Charles. Pourquoi me prenait-il pour le symbole de ce qu’il haïssait ? Quelles raisons avait-il de chercher à se venger ? La fureur d’après la Libération lui avait-elle tourné la tête ? Il y en avait tant, des fanatismes, à l’époque : lui, il avait été chauffé à rouge, voilà tout ! Je le sentais plus malheureux, mais aussi plus courageux, que la plupart de ceux que je fréquentais ; pour désagréable qu’il soit, son souvenir fait pâlir le leur. Et puis, en même temps qu’elle me faisait peur, son agressivité chatouillait agréablement ma vanité. C’était la première fois que je débattais ainsi, que j’avais à défendre mes idées, que je courais un risque, que mes mots, mes actes, pouvaient être retenus contre moi. Cela me donnait quelque importance à mes yeux et je mettais un peu de solennité à défendre mes arguments. Les débats politiques ne m’étaient pas étrangers mais, d’habitude, il s’agissait d’un sport familial qui se pratiquait toutes fenêtres fermées. Mon grand-père Léon avait agité son doigt de la même manière sous le nez de mon grand-père Francesco quand le retour de la paix leur avait permis de se revoir : « Le coup de poignard dans le dos, M. Pesci, rappelez-vous toujours le coup de poignard dans le dos ! » Il m’avait fallu me renseigner sur ce poignard italien bien inquiétant. Avec Charles, c’était différent, c’était pour de vrai. Le théâtre, ou plutôt le cinéma, aliment principal de mon imagination d’adolescent, s’invitait dans la réalité. Cette fois, j’avais un vrai rôle.
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La controverse du square n’avait pas duré plus d’une demi-heure. La crainte et la satisfaction vaniteuse une fois dissipées, elle me laissa une déception amère que la vie réanima régulièrement. J’avais eu, en écoutant Charles, le sentiment pénible d’un quiproquo, d’une boiterie, d’un porte-à-faux. Le méchant, c’est le mé-chéant, celui qui tombe mal, ou à côté ; en ce sens, certes, Charles était méchant. Au téléphone de la vie, il avait composé un numéro au hasard. Il s’en était pris à un pantin qu’il avait fabriqué de toutes pièces. Mais le plus grave n’était pas là. Ce pantin, je m’étais stupidement obligé à le prendre au sérieux, je m’étais forcé à l’habiter, je l’avais nourri d’idées et de mots ratissés dans mes souvenirs ou inventés à mesure. Un peu comme Pecqueux, le chauffeur de La Bête humaine, enfourne le charbon dans la chaudière de sa locomotive tout en philosophant avec Gabin. Seulement la Lison, elle, elle fume et elle roule, et l’amitié aussi : moi, je faisais du surplace. Pourquoi m’étais-je intéressé au film de Charles, pourquoi y avais-je accepté un rôle, pourquoi en avais-je été idiotement fier ?
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Pour réviser dignement mon latin, je n’avais pas choisi par hasard le square de l’avenue de la République. Plus petit que celui qui s’étendait aux pieds de l’établissement des Bains Douches, non loin de l’avenue Léon Gambetta, mais infiniment plus distingué, nanti d’un mémorial de je ne sais plus quoi et dessiné avec recherche, il s’accordait mieux à la méditation d’un élève du Lycée Montaigne sur le génie militaire de César. Dont, entre nous, je n’avais qu’assez peu à cirer, ce qui expliquait l’urgence, pour échapper à l’ennui, de me mettre en scène moi-même. J’étais en quelque sorte mon propre communicant, je créais en moi et pour moi un événement, je me racontais qu’avec un peu de bluff et un décor, rien deviendrait quelque chose. Je jouais donc ma partition de lycéen distingué lisant du latin dans un cadre champêtre élégant, sans toutefois, à la différence des immenses communicants modernes, me faire trop d’illusions sur la crédibilité de mon spectacle. Le square des Bains Douches favorisait cette relative lucidité. J’y allais de temps en temps avec un livre trouvé dans le rayon unique d’une table de nuit que je veux bien appeler la bibliothèque familiale. Je ne me suis jamais plaint de la sobriété culturelle à laquelle m’a contraint cette pénurie initiale de lectures. Je crois même avoir tout fait pour en garder l’esprit ; quelques volumes qu’on lit et qu’on relit, qu’on annote, qu’on souligne, qu’on maltraite et qu’on cesse d’ouvrir quand trop de pages s’en sont perdues, voilà mon bonheur ; comme un portier de boîte de nuit, je regarde les nouveaux arrivants par le judas de la méfiance.
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Nadine, la fille du responsable – entendez du manager – des Bains Douches, ressemblait à une Arletty enfant. Je guettais l’instant où elle sortirait de l’entreprise paternelle et traverserait le square ; le plus souvent, la double porte vitrée s’ouvrait sur des types aux cheveux humides et gominés ou sur des matrones dont la propreté retrouvée aggravait la vulgarité, m’enseignant sans pitié la rareté de l’émotion, bien plus redoutable que celle des livres. N’enjolivons pas : celui que j’avais emporté me consolait, presque toujours le même, un gros recueil de textes choisis d’Alfred de Vigny. Je passais comme un chien fou de Cinq-Mars à Chatterton, de Servitude et grandeur militaires à La maison du berger, tandis que les baignés et les douchés défilaient devant moi en m’abandonnant de longues traînées d’une eau de Cologne low cost. Instants de bonheur parfait. La vie, irrécusable. La poésie, irrécusable. La pesanteur et la grâce, la base et le sommet Une fragilité inexpugnable. L’assurance absolue et pagailleuse que confèrent le provisoire, le relatif, l’insatisfaisant, le vrai. Tout était là, je crois, ou presque, déjà. Même Nadine parfois, que je n’attendais plus, et qui passait non loin de moi, sa tartine à la main, pour me confirmer d’un sourire que tout allait bien, parfaitement bien.
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La louve, lisais-je dans La mort du loup, apprend à ses louveteaux « à ne jamais entrer dans le pacte des villes ». Dans ce square-là, il n’avait pas trop bonne allure, le pacte des villes. Tels les girls et les boys sur le plateau de la revue, les habitués des Bains Douches descendaient les quelques marches de l’établissement et venaient promener dans le square leur rayonnante propreté. Cela ne me déplaisait pas. La laideur n’est pas une malédiction. Il arrive qu’elle soit moins ennuyeuse, moins anesthésiante que la joliesse universelle. Tous n’étaient pas laids, d’ailleurs, et presque tous étaient touchants, comme sortis d’un film de Carné ou de René Clair. Je les voyais s’interpeller pour ne rien se dire, heureux d’aborder la journée aussi frais et pomponnés. Vigny l’aristo n’est pas précisément dans ce ton, mais sa façon de ne pas discuter avec le destin le rapproche du peuple. « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » Les Bains Douches, c’était le square du silence, jamais je n’y aurais engagé la conversation avec Charles. Mais un silence plein de rencontres : Nadine, les baignés-douchés, Alfred, avec ceux-là je n’étais pas seul du tout. Pas comme dans l’autre square, où Charles et Jules César, deux braves emmerdeurs, n’avaient qu’une idée en tête : me prouver, chacun à sa façon, qu’ils étaient les meilleurs.
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Non pas le square du bien contre le square du mal : deux manières de placer mon cœur, ma tête, mon existence, deux manières de m’accorder. Je ne sais si le square Charles-Jules vaut moins que le square Nadine-Alfred, mais, dans le premier, je ne suis pas content de moi. Je me comporte avec la confusion qui m’habite comme un voyageur qui cherche à se débarrasser de ses bagages, mais ne trouve pas la consigne. Je me sens encombré : comme tous les encombrés, je fais le léger. Je me hausse du col, des mots, des sentiments ; je suis une autruche dont on a scellé les pattes dans des blocs de ciment. Je suis plombé par des choses qui pèsent trop lourd ; je ne veux pas leur céder, je ne peux pas leur échapper : tout ce qu’il me reste, c’est de couiner mon originalité, de couiner ma liberté, de couiner ma science de petit latiniste ; plus tard, beaucoup plus tard, il me restera, si je ne change pas de boutique, à couiner mon dévouement à la première cause qui m’attendra sur le trottoir, ou à faire la promo d’une joie de vivre faisandée, ou encore – moins grave, mais plus bête – à fabriquer, comme disait Sartre, « de grandes circonstances avec de petits événements ». Et ainsi, demain comme aujourd’hui, je pourrai assurer que je suis moi, moi, moi, moi ; comme on ne me croira pas davantage qu’on ne me croit à douze ans et que, de toute façon, tout le monde s’en foutra, il me faudra crier de plus en plus fort, mieux que tout le monde, mieux que lui, mieux que toi, tu comprends, tu comprends, tu comprends ou je te bute ?
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Je n’y peux rien : la poésie et l’eau de Cologne low cost, pour moi, ça marche, ça gaze, ça biche. Tout est là, pas la peine d’inventer des explications, des musées, des projets. Vous savez pourquoi Dieu a créé le monde ? Parce que le transcendant a besoin de ce qu’il transcende. Ce n’est pas l’homme qui a d’abord besoin de Dieu, c’est Dieu qui a besoin de l’homme. Pas seulement de la collaboration de l’homme : de l’homme lui-même, de l’existence de l’homme. La transcendance produit du transcendé d’une façon aussi incontrôlable que le marché produit du fric pour les banquiers. L’être produit de l’appel d’être, au sens où l’on parle d’appel d’air. Alors qu’évidemment l’argent, dans quelque poche qu’on l’accumule ou qu’on le récupère, ne produit jamais rien d’autre que du déchet. En ce sens, le monde moderne est sans doute une image inversée du vrai : rien de ce qui prend appui sur lui, pour l’améliorer, ou pour le vaincre et le détruire, n’a la moindre chance de le transformer.
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Laissons cela, qui me dépasse trop ; et puis je n’avais pas, à l’époque, des soucis de ce genre. Tout était là, au square Nadine-Alfred, les deux électrodes bien en place, la vie ordinaire et la poésie, les enfants qui braillent, le loup qu’on poignarde, et ces gens assis sur d’autres bancs avec, entre nous, le Far West. Rien à chercher, à attendre, à craindre, à désirer, à penser. Rien à comparer, à approuver, à combattre. Partout de l’irréfutable, partout de l’incompréhensible. Un départ qui serait aussi une arrivée, un peu comme sur le manège, celui des grands, quand l’employé m’a attaché à mon siège, rien ne bouge encore mais je suis déjà parti, presque revenu. J’ai confiance, formidablement confiance.
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Quand j’eus épuisé les charmes glacés des débats généraux dont elle me fournissait l’occasion à peu de frais, la formation m’a vite reconduit au square Nadine-Alfred, à l’enfance que j’avais aimée. En trois jours, les stagiaires et moi avions assez de temps pour bien nous connaître sans nous encombrer de ces informations qui entravent souvent nos relations avec les autres, même, et parfois surtout, avec les plus proches, les plus chers ; Bernanos a écrit de belles pages là-dessus. « On n’aime pas parce que, me répétait Jacques Berque, on aime malgré… » Ce que nous savons les uns des autres n’éclaire rien du présent, rien de l’avenir, presque rien du passé. Savoir, quand il s’agit des êtres, empêche le plus souvent de comprendre ; la vie et la liberté ne se déduisent de rien. Je feuillette au grand galop les albums de famille, pressé d’en arriver à la page blanche : la complaisance de ces légendes-là me démoralise. La cellule familiale m’a toujours semblé étouffante, inutilement étouffante ; tout ce que m’a soufflé l’âge adulte pour me faire revenir sur ce sentiment premier ne m’a que très superficiellement convaincu. Sur ce point, je ne crois pas que les choses aient énormément changé, l’angoisse où s’étiole le monde a tout aggravé. J’ai rêvé, l’autre nuit, que je participais à un grand jeu de piste dans la forêt, je courais, je criais, je chantais. Soudain, mes parents m’appelaient sur mon portable, ou plutôt sur mes portables, j’en avais un dans chaque poche. Ma mère me téléphonait pour me faire des reproches, mon père pour me faire savoir que ma mère avait des reproches à me faire. Et l’affaire se terminait aux Assises. Ce me fut une grande délivrance de trouver dans les œuvres de Jean Sulivan, prêtre catholique, l’idée que l’insistance excessive sur la famille est un morceau un peu gras, un peu écœurant, de la doctrine catholique : de la théologie aux hormones, en quelque sorte. Je suis peu doué pour les cérémonies et ne cherche pas à faire des progrès ; par contre, aux grands moments sauvages et silencieux des sessions, quelques visages familiers étaient en moi, parties prenantes de la musique que les stagiaires et moi tâchions d’écrire, parties prenantes d’un détachement heureux, d’une gigantesque poussée d’indifférence rieuse ; les quelques-uns auxquels je pensais à ces instants, je savais ou je devinais, sans donner une forme précise à mon imagination, qu’ils étaient devant de semblables départs. Où, comment, et si, à cet instant, c’était l’ivresse qui l’emportait en eux, ou l’inquiétude, je ne m’en souciais pas trop ; cette ignorance elle-même faisait partie du jeu, du grand jeu ordonné dont personne ne connaît la règle.
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Mais je fais comme dans les sessions, j’emmêle tout… Qu’elle était touchante, la tête du préposé aux ressources humaines quand, dans la dernière demi-heure de la session, il venait s’enquérir de nos travaux et nous administrait, le malheureux, sa petite potion de réalisme et de réalité ! Ces mots-là, nous venions de les déshabiller des frusques dont l’entreprise les attifait. Il posait gentiment ses questions aux stagiaires mais, avant les réponses, il y avait toujours un temps mort, comme quand on téléphone de très loin ; cet instant de silence figeait son sourire. Le plus petit abîme, dit-on en Inde. Rions un peu avec les mots. Abîmer, c’est peut-être mettre en abîme, sinon en abyme, comme on écrit quand on est savant ? Eh bien ! J’y suis. Voilà pourquoi, gamin, je cassais tout, je salissais tout, je tachais tout. Un vrai brise-fer, disait ma grand-mère. Mais c’est bien sûr ! Je n’en voulais nullement aux choses : j’avais besoin de les remettre à leur place, à leur bonne place, à leur juste place, besoin de leur rendre l’abîme de mystère dont la « vie quotidienne » les privait. Je viens d’apprendre, à ce propos, qu’Aragon se demandait, lui qui défendait l’infini, quelle « brute avinée » avait bien pu inventer une expression aussi radicalement privée de signification que vie quotidienne. Les choses sont comme nous : sans leur environnement d’infini, elles se rabougrissent, elles étouffent ! Comme j’étouffais. Un gamin brise-fer, c’est un Marcel Duchamp en puissance ! Évidemment, comment on rend aux choses leur espace, comment on se réanime soi-même, je n’en avais pas idée ; en martyrisant les objets innocents qui me tombaient sous la main, je signifiais au moins qu’eux et moi méritions mieux que le statut qu’on nous imposait. En les démontant impitoyablement, je cherchais sans doute dans leurs entrailles le sens qu’on leur refusait et qu’on me refusait, la vérité dont on entendait nous priver : l’échec de l’entreprise était assuré, mais la protestation demeurerait.
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Sauf si l’on est un terroriste, c’est-à-dire un enfant effrayant, on apprend très vite qu’il est inutile de casser le monde : le malheur est qu’on décide alors le plus souvent de s’en contenter, ce qui est une autre forme de terrorisme, bien moins cruelle apparemment, mais nettement plus contagieuse. Le résigné, comme le violent, a besoin du regard d’autrui. Celui-ci veut y lire la peur, celui-là y cherche une complicité ; l’un et l’autre vivent dans un univers clos qui rend la rencontre impossible. L’agressivité et la résignation sont l’avers et le revers de la même violence, ici subie, là exercée. Entre les deux, la voie sans issue de l’idéologie, où l’on prétend réconcilier réalité et protestation contre la réalité ; à douze ans, Charles avait déjà été poussé dans cette impasse. Tous ceux qui lui ressemblent, quelque thèse qu’ils défendent, souffrent d’une contradiction douloureuse puisque l’autre leur est à la fois besoin absolu et menace absolue, puisqu’ils lui demandent en même temps d’être là et de ne pas y être, d’y être comme principe, comme valeur, comme idée, comme symbole, comme essence, comme tout ce qu’on voudra, et surtout comme reflet et comme écho : mais pas comme existence, pas comme subjectivité, c’est-à-dire, finalement, pas comme lui-même. Charles et ceux qui lui ressemblent, qu’ils croient ou non au ciel, demandent à leurs interlocuteurs d’être les colocataires de l’univers de vérités indiscutables et, de surcroît, prétendument salvatrices où ils se sont réfugiés. Négation de la subjectivité, négation de la contingence et, par conséquent, trucage vulgaire de la transcendance ; le jeu, avec eux, n’est jamais ouvert, la parole jamais droite.
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Dans l’entreprise, univers de la résignation – même et surtout si elle est barbouillée d’enthousiasme consensuel -, je ne sentais pas le jeu plus ouvert ni la parole plus droite. J’y entendais beaucoup de critiques, et des plus virulentes, mais j’observais que les fleurets étaient toujours mouchetés, que les contestations ne mordaient jamais vraiment ce qu’elles contestaient, que les flèches se fichaient toujours au-dessus ou au-dessous de la cible. Au-dessus, c’était, en boucle, la ritournelle antilibérale, la condamnation du pouvoir de l’argent, l’une et l’autre agrémentées, dans les entreprises publiques, de la classique déploration du bon vieux temps. Au-dessous, c’était l’incrimination, souvent véhémente, de dirigeants, de cadres, voire de syndicalistes qu’on rendait responsables de tous les maux. Des offensives aussi mal ciblées ne gênaient en rien les directions ; ces exutoires bruyamment bénins favorisaient leurs desseins ; la vapeur une fois échappée, la marmite de l’entreprise n’en ronronnait que mieux. Récuré de son romantisme technico-syndical, le thème fameux du respect de l’outil de travail est l’expression la plus achevée de cette résignation mal déguisée. Outil de travail auquel il faut d’ailleurs donner une acception très large : je n’ai jamais vu les salariés s’en prendre – ce qui n’eût pas fait de dégâts scandaleux – à l’immatériel de l’entreprise, à son organisation, à son discours, aux impulsions qu’elle transmet. On doit d’ailleurs constater, quand l’imbécillité de la logique managériale prend les dimensions meurtrières qu’on sait, que les salariés se montrent toujours aussi timides et empotés : désigner clairement  cette pathologique absurdité leur semble une incroyable transgression. Plus même : une faute de goût, un signe de mauvaise éducation.
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Ces femmes et ces hommes assis autour de la table étaient-ils vraiment là ? J’avais certes entendu parler de l’aliénation, mais les cas qui m’étaient soumis me faisaient douter de ce que j’avais trouvé dans les livres, qui me paraissait à la fois trop compliqué et trop simple. Le mal que j’avais sous les yeux ne relevait d’aucune pharmacopée historique. Était-ce d’ailleurs un mal, d’abord un mal, seulement un mal, surtout un mal ? Autre chose, assurément autre chose, que je ne savais pas nommer, que personne ne pouvait prétendre nommer. C’est pourquoi j’ai fait comme un autre, comme beaucoup d’autres à l’époque, avant de m’apercevoir que j’avais tort. L’angoisse de ne pas savoir m’a rendu artificiellement affirmatif. J’ai fait le Jacques, ou plutôt le Charles. Devant des auditeurs étrangement calmes, bizarrement souriants, je me suis lancé dans toutes sortes de dissertations fumeuses et emportées. Une chatte y aurait retrouvé son chaton rougeoyant, son chaton théologique, d’autres encore, nés du hasard des rencontres et des lectures, tous assez bâtards, je le crains.
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Il vaut mieux ne pas trop regarder dans les yeux les gens auxquels on ment, même quand c’est malgré soi. Mes philippiques n’étaient pas si insincères, mes démonstrations pas si absurdes, mais nous nagions dans le mensonge, et c’était ma faute, et c’était insupportable. Ces regards ! La gentillesse terrible de ces regards ! Ils ne me reprochaient rien. Ils étaient bien d’accord : je faisais ce que pouvais. Ils souriaient à mes bons mots. Ils étaient de mon côté, entièrement de mon côté. Ils comprenaient mon embarras. Ils auraient voulu m’aider, vraiment. Ils semblaient me dire : que de voies tu nous ouvres ! Mais ils disaient : ne t’en fais pas, nous sommes comme toi, condamnés à faire semblant. Et là, à leur tour, ils trichaient. J’en étais navré, presque honteux.
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L’impatience des limites, c’est un livre de Stanislas Fumet, écrit en pleine Occupation. Limites historiques et limites spirituelles s’additionnent et s’éclairent réciproquement, en même temps que grandit l’impatience de les repousser ou de les abolir. En poète, Fumet était extrêmement sensible à la circulation des signes entre les registres divers de la vie ; il savait que toutes les libertés ne se valent pas, mais que la liberté ne se divise pas. Son désir et l’expression de son désir s’étaient unifiés dans le feu de la guerre, dans l’horreur du désastre. Quelque chose de semblable a dû s’imposer à nous dans les sessions de formation des années soixante-dix. Si j’écris à nous et non pas à moi, ce n’est pas que je sois saisi de quelque délicatesse rétrospective : à nous est juste, à moi serait faux. Ma première manière de formateur, démonstrative et militante, c’est à moi que je la devais, nullement aux stagiaires : j’avais décidé de procéder ainsi, je procédais ainsi. Même s’il était moins clairement identifié que Charles, je répondais à un adversaire ; appelons-le capitalisme, pouvoir de l’entreprise, aliénation, tout ce qu’on voudra. Les stagiaires avaient leur place dans ce scénario, ils y jouaient un rôle, celui que je leur avais attribué. Il ne laissait qu’une marge étroite à leur inspiration, mais ils ne songeaient pas à s’en plaindre : de la maternelle à la retraite, personne n’a jamais fait autrement.
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Peu à peu, les limites sont devenues insupportables. Insupportable, la répétition constante du même propos. Insupportable, cette indignation de plus en plus artificielle qu’il fallait, pour la renouveler, outrer jusqu’à l’absurde. Insupportable, l’indifférence polie des stagiaires. Insupportable, la complaisance avec laquelle ils entraient dans mes vues. Insupportable, à l’instant où nous nous quittions, le sentiment qu’en dépit de ces chevauchées rhétoriques et de ces altercations pathétiques, nous ne nous étions rien dit, rien de rien. Parfois, à la fin de la journée, un stagiaire s’approchait de moi et me faisait un instant imaginer que le dialogue allait se poursuivre. Hélas ! Un renseignement administratif, une précision horaire. Un jour, la question porta sur ma cravate. Elle avait eu l’heur de plaire à une stagiaire qui souhaitait en offrir une semblable à son mari : où donc l’avais-je achetée ?
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Comment j’ai senti que je désirais passer, dans mon métier de formateur et peut-être un peu au-delà, du square Charles-Jules au square Nadine-Alfred, rien ne peut mieux en donner idée qu’un film, celui que j’emporterai sur l’île déserte où le management international m’aura cruellement exilé : toutes les îles désertes, on le sait, sont désormais équipées d’écrans XXL. Je l’ai revu l’autre soir avec autant d’émotion qu’il y a vingt-sept ans, quand j’y ai trouvé la parfaite formulation de ce à quoi je rêvais confusément. Ce film, c’est Un dimanche à la campagne, de Bertrand Tavernier, d’après un roman de Pierre Bost. En 1984, il m’avait immédiatement évoqué les sessions de formation, les stagiaires, les nous provisoires que nous formions. Je pense toujours qu’il touche à l’essentiel, miraculeusement, même si ce que je lis sur lui est d’une désolante platitude : mais pourquoi y aurait-il des prophètes, si tout le monde comprenait ce qu’ils annoncent ?
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Dans une belle maison de campagne, l’atelier d’un vieux peintre honorable et honoré dont la petite musique n’a jamais voulu s’écarter des leçons de ses maîtres. Tout le film est pour la dernière scène, lumineusement brève : M. Ladmiral fait pivoter son chevalet. Il était tourné vers l’atelier, il fait maintenant face à la fenêtre ouverte dans laquelle s’encadre une foisonnante nature d’été. Instant de la dépossession, du déploiement, d’un autre rapport avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Non pas passage de l’égoïsme à la générosité, encore moins du mal au bien. Abandon de la ceinture d’insécurité du formalisme, du rôle, de la répétition. Acceptation du porte-à-faux, de la boiterie, d’une solitude habitée. Réconciliation avec l’inconnu. Retournement des racines. Exigence et abandon. Pour ce geste imprévisible, il a fallu une vie et un jour, ce dimanche que ses enfants sont venus passer à la campagne, Gonzague, son fils, Irène, sa fille, l’un lesté des soucis ordinaires d’une famille, l’autre indépendante, excessive, généreuse, fragile. Lui, raisonnable et attentif, ne songe qu’à simplifier la vie de son vieux père ; elle, brouillonne et imprévisible, la complique comme à plaisir. Pourtant, Gonzague en souffre, c’est Irène que M. Ladmiral aime par-dessus tout. Peut-être un écho de l’épisode de l’Évangile où Jésus semble préférer Marie l’imprévoyante à Marthe l’avisée.
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Ce qui s’est passé ce dimanche de l’été 1912 ? Tout, rien. Des rires, de l’agacement, des petites disputes. L’évocation de feu l’épouse du peintre, honneur au souvenir. Un enfant qui ne sait plus redescendre d’un arbre, papa maman s’affolent comme au théâtre. M. Ladmiral est ailleurs, il attend sa fille. À peine arrivée, Irène a trouvé dans le grenier des malles de vieux vêtements qui l’enthousiasment, la femme de Gonzague n’a pas apprécié qu’elle les emporte. Irène a confirmé à son père qu’elle trouve sa peinture trop académique. Elle l’a installé dans sa petite voiture de femme libre, ils se sont attablés dans une guinguette, elle lui a demandé de danser avec elle : « Fais-moi ce plaisir, Papa. » Au retour, Irène a téléphoné à son amant, elle a crié, elle a pleuré, puis elle est partie plus tôt que prévu. M. Ladmiral n’entend plus rien de ce que lui dit Gonzague. Dans l’amour nécessaire, il n’y a plus ni égoïsme ni altruisme. Les enfants le fatiguent. Mais tout le monde finit par rentrer chez soi. Rendu à sa solitude, M. Ladmiral remonte lentement l’allée de son parc. Mercédès, la vieille gouvernante, est en train de fermer les volets. Il la gronde : pas avant la nuit, combien de fois ne le lui a-t-il pas dit ! Et il entre dans son atelier.
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J’ai lu quelque part que Bertrand Tavernier était le cinéaste du passé français. La fonction essentielle de la culture étant désormais de détourner le public de tout ce qui peut ressembler à la vie, ce propos mérite assurément le César de l’efficacité. Que l’heureux lauréat l’avale, et s’en étouffe.
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Retourner le chevalet. Céder à la nécessité intérieure. Se laisser jouer, ne pas chercher à inventer son jeu. Exister, c’est osciller entre la félicité d’un abandon fugitivement entrevu et l’espérance de le retrouver, d’y retomber : rien d’autre, jamais, même si certaines séquences sont paradoxales et périlleuses, surtout – les pauvres ! – pour les riches en esprit, en idées, en intentions, en serrures et en blindages. Se laisser être. Agir ? Non, si c’est tension intérieure, supputation des moyens et des fins, vérification maniaque des motivations, impossible répression de la vanité, froncement de sourcils, exaltation et douche froide, comparaison qui n’est pas raison. Réagir ? Non, si c’est se déguiser en juge, en surveillant, en mètre-étalon, si c’est rêver de perfection pour conjurer la peur. Agir, réagir, sans doute, comment faire autrement, mais plutôt, mais surtout, se laisser être. L’heure venue, sans souci des suites ni des conséquences, retourner le chevalet pour voir plus large. Refuser d’être esclave de son personnage, surtout généreux, surtout sublime. Être fidèle à soi-même, c’est être fidèle à une construction arbitraire ; les vraies fidélités palpitent à une autre profondeur. Pas non plus d’exaltation du changement, personne ne change jamais vraiment, heureusement ! Vous dites : « J’étais ceci, j’étais cela. Je pensais ci, je combattais ça. » Mais vous n’avez pas changé, et vous n’avez rien changé. Pourtant, tandis que vous dissertiez, une petite souris est venue grignoter un coin de votre image, vous ne savez pas d’où elle est sortie, vous ne savez pas où elle va, vous ignorez ses fréquentations ; mais elle est si mignonne, vous n’allez quand même pas la flinguer ! Et puis, de grignotage en grignotement, elle se tape votre identité, la vache ! C’est bien. Vous avez du pot. Vous êtes dans les langes de la liberté.
Ξ
Et pourtant, s’il n’est aucun d’eux qui ne rêve de l’accueillir en son fromage, les clients de la boutique humaine sont tous ligués contre la petite souris grignotante et grignoteuse. Ils flairent qu’elle est la seule menace sérieuse dont ils aient à se défendre. Comment penseraient-ils autrement ? Élevés à la matraque de la menace, comment comprendraient-ils qu’elle est entièrement amicale ? Alors, alerte maximale, tout le monde sur le pont. Pour mieux s’accrocher à soi-même, que chacun fasse semblant de s’accrocher à tous les autres : tous ensemble contre l’intolérable bouffeuse de limites, tous ensemble, tous ! Raté. Elle a le dernier mot, toujours, la dernière dent. Elle vous ouvre toujours une porte de plus que vous n’en pouvez fermer. Elle vous arrache toujours un soupir de plus que vous n’en pouvez étouffer.
Ξ
Un chagrin d’amour est-ce que quelqu’un, dans l’assistance, sait ce que c’est ? Allons, ne soyez pas timides. Vous, Monsieur ? C’est bien de parler le premier, les hommes n’ont plus grand-chose à perdre, ils peuvent se montrer coopératifs. Donc, vous savez ce qu’est un chagrin d’amour. Très bien. Vous aussi, Madame ? Parfait ! Mais pourquoi aviez-vous cet air irrité quand vous avez levé la main ? Mais oui, vous avez le droit de vous exprimer, mais oui ! Bon. On ne va pas vous demander de raconter vos vies, mais enfin un chagrin d’amour, un grin chagrin d’amouour, comme disait Monsieur Pointu dans la chanson de Gilbert Bécaud, vous êtes d’accord que ça ravage, que ça dépasse, que ça fait toucher les limites, qu’on ne sait plus trop qui l’on est ni ce qu’on fout sur terre ? Vous êtes d’accord, je vois. Superbe. Eh bien, vous êtes deux nullards, deux ringards, et peut-être même deux mauvais éléments, comme on disait autrefois. Un chagrin d’amour, c’est une souffrance qu’il faut contrôler, et la meilleure manière de la contrôler, c’est de l’identifier. Une fois les raisons du chagrin d’amour identifiées, et donc la nature de votre souffrance étiquetée, les carottes sont cuites pour lui, vous pouvez reprendre le chemin de votre épanouissement. À moins que vous ne persistiez dans la douleur, hypocritement. Vous savez ce que vous faites dans ce cas-là ? Non ? Asseyez-vous avant que je ne vous l’enseigne. Si vous prenez trop au tragique un chagrin d’amour, vous ne vous respectez pas. Vous m’entendez : vous ne vous respectez pas. Et il y a des flics pour ça, à la télé, et des fliquettes.
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Voilà ce qu’on racontait sur France 2, il y a quelques semaines, vers 15 heures, dans une émission dont j’ai oublié le titre. Quelque chose, je crois, comme Voyez comme je suis bonne avec mes semblables. Une animatrice officiait. Autour d’elle, quelques diaconesses et sous-diaconesses. Le précédent pasteur, l’as des as de ce job, est actuellement occupé, dit-on, à prêcher la bonne parole à des gens dépendants, je veux dire souffrant d’une addiction, les choses sérieuses ne pouvant se jacter qu’en anglais. Pauvre dame, pauvre monsieur, pourvu qu’ils soient bien assurés. S’intéresser au cœur humain de cette manière, c’est aussi dangereux, peut-être davantage, que vérifier celui d’une centrale ; on s’irradie de paralysante importance sous les yeux des retraités ébahis. Ma question s’adresse à Madame le ministre de la Santé. Jean Sur s’interroge sur les difficultés psychologiques susceptibles d’affecter les animateurs d’émissions comme Voyez comme je suis bon(ne) avec mes semblables et s’inquiète de savoir si elles sont considérées comme des accidents du travail. Si tel n’est pas le cas, il demande au gouvernement de désigner d’urgence une commission ad hoc qui devra remédier à cette injustice flagrante.
Ξ
Que m’ont-ils donc raconté mes professeurs de lettres ? Pourquoi ne m’ont-ils pas dit que Camille ne se respecte pas (note pour la commission : c’est dans Horace de Corneille) ? Que Rodrigue ne se respectait ni chez Corneille (note pour la commission : dans Le Cid) ni chez Claudel (note pour la commission : dans Le Soulier de satin, mais il faut changer d’agenda) ? Et pourquoi m’ont-ils caché que Lamartine (note pour la commission : écrire en un seul mot) ne se respectait pas ? Sacrée émission, quand même, dommage que je n’en retrouve pas le titre exact. Ce n’est pas Voyez comme je suis… Autre chose. Le club des sectateurs ? Le club des sécateurs ? En tout cas, la seule personne vivante, ce jour-là, noyée dans la commisération oiseuse de cet aréopage dégoulinant d’humanité de synthèse, c’était la malheureuse venue consulter ces pros de l’amitié exhibée, une femme qui souffrait d’amour, qui souffrait simplement d’amour, terriblement, tandis que les admirables dévouements qui l’entouraient apaisaient ses douleurs avec le même entrain professionnel que mettaient les employés, dans les maisons de retraite d’antan, à éponger l’urine des pensionnaires.
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Je venais de quitter Derrick quand j’ai zappé sur France 2. Le public de mon inspecteur préféré, bien d’accord, n’est pas plus jeune. En témoignent les publicités qui l’escortent : remèdes pour fixer un dentier volage, prévenir des douleurs plantaires, déboucher des oreilles paresseuses, ne pas avoir à éponger une fuite urinaire, hélas ! Je ne crois pas qu’une solidarité générationnelle m’aveugle. J’écoute souvent les jeunes chanteurs et chanteuses dont on parle peu ; il y a des promesses de sens chez plusieurs d’entre eux, des germes, de jeunes pousses d’authenticité ; mais elles sont fragiles, mieux vaut attendre encore un peu. Derrick s’occupait ce jour-là d’un homme passionnément épris de sa femme, et que rien ne décourage, surtout pas les frasques dont elle est coutumière, frasques que tous les gens bien intentionnés lui conseillent de ne pas supporter davantage : il y va, tout un vol de corbeaux frustrés l’en assure, de son honneur ; sans doute aussi de la survie de leurs névroses. Ces bonnes âmes touillent des sentiments si délicats que l’adjoint de Derrick lui-même, le sympathique inspecteur Klein, hésite à leur donner tort. La dame, il est vrai, est assez chaude : un certain morceau de jazz, dès qu’il frappe son tympan, la propulse dans une boîte de nuit où, comme disent les partis politiques quand l’approche des élections les excite, tout est possible. Voyous et champions de la morale accablent donc le pauvre mari d’un mépris consensuel auquel personne ne s’oppose, personne sauf Derrick, la seule conscience libre du scénario, Derrick qui n’aurait pas sa place au Club des sécateurs, Derrick qui ne flaire si bien les crimes que parce qu’il flaire encore mieux les sentiments véritables, Derrick qui saisit, sous la complaisance de cet homme et la débauche de cette femme, un amour véritable, magnifique, terrible. La fin de l’intrigue est prévisible : la pécheresse est mise à mort par les vertueux assassins. Mais un éclair de vérité s’est payé cette époque d’infirmes satisfaits. J’en suis tout heureux. Quant à l’esthétique, à l’emballage de l’éclair, je m’en arrange.
Ξ
Deux squares, deux émissions, deux univers. Non pas le bien et le mal, je le répète. Deux âges de la conscience. Un propos de l’inspecteur, une autre fois, m’avait ahuri. Klein et lui viennent de quitter un abominable couple de bourgeois dont l’égoïsme, la pusillanimité, l’épaisse sottise sont autant de boulets aux pieds de leurs enfants. Excédé, Derrick lâche à Klein : « Qui donc a dit : je hais les familles ? » L’apostrophe gidienne, je l’ai découverte à treize ans, à peu près à l’époque où la voix de Léon-Paul Fargue à la radio – à la TSF -, s’est fixée pour toujours dans mon firmament. Tout ce que j’ai lu de ce poète par la suite n’a été que la monnaie de cet éblouissement sonore. Aniouta Fumet croyait aux anges. Cette étrange créature, dont parle Fargue, « que nous reconnaîtrons à sa pureté clandestine », que « nous devinerons à sa fraîcheur de paroles », et qui nous « dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité », sans doute est-elle un de ces anges. Mais voilà. Le mot de Gide, loin de la contredire, multiplie pour moi sa force, sa jeunesse, sa violence magnifique. Oui, je crois que tout notre amour ne sera plus que notre éternité : seulement, à la table de cet amour, ce sont des êtres qui sont conviés, uniquement des êtres, des êtres vibrants de leur inaliénable singularité. Et comme on vient nu à l’amour des corps, on vient nu à l’amour des âmes, et on se dévêt – si utiles, si nécessaires qu’elles aient pu être – des constructions provisoires de la famille et de la société : il n’y a rien, au vrai, entre elles et nous.
Ξ
L’homme d’espérance n’a pas peur de la violence de l’amour. Sans illusions sur lui-même, il est, pour parler comme Renoir, un bouchon dans ce courant, un bouchon confiant, bondissant, tourbillonnant ; s’il coulait, ce serait dans un dernier saut d’allégresse. J’ai senti cela sur la 3, l’autre jour ; et j’ai senti le contraire sur la 2. Une chaîne me reconduisait au square Nadine-Alfred, l’autre me ramenait par l’oreille au conformisme du square Charles-Jules. Et je me demandais pourquoi je vais si souvent à ce qui ne me rend pas heureux, pourquoi je vais si peu à ce qui me rend heureux, pourquoi ces animatrices voulaient à tout prix, plutôt que de l’y accompagner, barrer à cette femme éplorée le chemin de sa douleur ? Avaient-elles peur d’avoir peur ? Avaient-elles peur que les téléspectateurs aient peur, que ce soit mauvais pour leur job, pour leur audience, pour leurs pieds ? La souffrance de cette femme, ce n’était pas la nuit, c’était la traversée de la nuit : pourquoi la lui interdire, pourquoi fermer trop tôt ses volets ?
Ξ
Mon impression d’enfant, c’était que mon silence au square Nadine-Alfred valait mieux que mes bavardages du square Charles-Jules. Je vois bien qu’exposer si longuement la supériorité du silence, cela prête à rire, et j’en ris le premier. Mais on n’écrit guère que pour tâcher de produire du silence, un silence qui ne serait pas mutisme ; si l’on n’y réussit pas cette fois, on se dit que ce sera pour la prochaine, il ne faut pas craindre de rester un enfant têtu.

(19 mai 2011)

Au nom des anonymes

Ce dialogue a été écrit durant l’été 2001. Les deux personnages se sont croisés chez le marchand de journaux, exactement dans le couloir aménagé pour l’entrée dans le magasin, couloir que l’un des deux a emprunté à tort pour sortir. J’imagine que l’entrant a déclaré  au sortant : « La voie qui est la voie n’est pas la voie » Et que celui-ci lui a répondu : « C’est par le chemin que tu ne connais pas que tu vas au but que tu ne connais pas. ».
Situation, on le voit, hautement réaliste. J’ai hésité à maintenir ce texte, écrit très vite. On le lira, si on le lit, comme un brouillon, on le visitera comme une brocante. Peut-être, en soufflant sur la poussière rhétorique, trouvera-t-on quelque bibelot d’idée… Tout est parti d’une colère non apaisée à ce jour. Il y a quatorze ans, je me demandais comment des journalistes pouvaient être assez mufles pour traiter d’
anonymes leurs lecteurs ou leurs auditeurs. Je n’ai toujours pas la réponse mais, en revanche, j’ai une question nouvelle : comment ces lecteurs et ces auditeurs peuvent-ils accepter de se reconnaître dans cette humiliante appellation ?

I.

Deux anonymes : à entendre les journalistes, voilà ce que nous sommes…

Pas d’argent, pas de pouvoir : pourquoi voudriez-vous que nous ayons un nom ? Auriez- vous à redire aux mœurs de notre démocratie? Mais ne geignons pas. L’anonymat ne nous réduit pas à l’impuissance. Rappelez-vous Le Nom de la rose : Adso, le héros, et cette servante dont il avait à peine aperçu le visage, une nuit, dans les cuisines du couvent. Ce fut la première et la dernière fois qu’il connut l’amour charnel et, de cette femme, il ne sut jamais rien, pas même le nom. Toute sa vie de savant rigoureux a tourné autour d’un être impossible à nommer…

Il ignorait le nom de la servante mais il ne se prenait pas pour un anonyme, lui…

Vous non plus, j’espère ! Mais qui sait si les gens importants qui voient en nous des anonymes ne nourrissent pas à notre égard les mêmes inquiétudes que celles que valait à Adso le mystère de cette femme ? À l’amour près, sans doute… On se trouve dans une situation très embarrassante quand l’autre n’a pas de nom. Il arrive qu’on lui en procure un, vite fait, n’importe lequel ; ou qu’on l’affuble de quelque chose qui en tienne lieu, un matricule par exemple. Au temps de l’esclavage, certains maîtres se contentaient de retourner leur nom ou leur prénom pour désigner leurs esclaves : Caroline devenait Enilorac. Un nom appelle un nom… Si moi, j’ai un nom et si, vous, vous n’en avez pas, comment voulez-vous que je prenne le mien au sérieux ? Il devient un appendice inutile, une caricature, une imposture…

Mais alors, pourquoi ces gens nous traitent-ils d’anonymes, nous qui avons un nom ?

Ils doutent peut-être du leur, ou de l’identité qu’ils ont fabriquée autour de lui. À moins qu’ils ne soient pas contents d’eux, pas très sûrs d’être ce qu’ils paraissent être ? Qu’ils jouent aux importants par ressentiment, par agressivité ? Allez, ne les accablons pas ! Ils ont tellement de colis sur le dos ! Nous, les anonymes, nous nous bricolons assez facilement un moi. Mais eux, les pauvres, imaginez quels soins exige un moi d’important !

C’est vrai. Nous ne sommes chargés de rien. Nous n’avons rien à défendre et nous ne plaidons pour rien…

Des irresponsables, voyez-vous !

C’est peut-être trop facile ?

Pas vrai. N’avoir rien à porter, rien derrière quoi se cacher confère une responsabilité qui n’est pas mince : dire ce qu’on pense, et faire ce qu’on dit. D’ailleurs, n’exagérons pas. Les puissants ne sont pas constamment écrasés sous le poids des responsabilités ; ils disposent, pour alléger la charge, d’une arme décisive : les fameuses contraintes objectives. Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit chez le marchand de journaux quand j’ai voulu sortir par l’entrée du magasin ?

Je vous ai dit : « La voie qui est la voie n’est pas la voie. » C’est le Tao… Et vous m’avez répondu…

… par Jean de la Croix : « C’est par le chemin que tu ne connais pas que tu vas au but que tu ne connais pas. » Pas mal pour des anonymes, non ? Notez bien que ces références-là disent tout juste le contraire de ce que racontent nos précautionneux de poche !

Grâce à nous, voici, en ordre de bataille et du même côté, l’Orient et l’Occident, les athées et les croyants !

Terrible coalition. Si nos adversaires savaient ! En attendant, notre vraie chance, ce n’est pas d’être des anonymes, c’est que nous soyons deux.

Pour confronter nos opinions ?

Non. S’il s’agissait d’opinions, pourquoi pas trois cents interlocuteurs, ou dix mille ? Il s’agit de vous, de moi, du monde où nous sommes ensemble, au moins pour l’instant. Or, entre vous et moi, d’une part, entre nous deux et le monde, de l’autre, il y a le barrage terrifiant des opinions manipulées, de l’actualité truquée, de l’obligation injustifiée de se passionner pour ceci ou pour cela. Ce barrage-là, tous les anonymes doivent apprendre à le franchir. Nous les premiers.

Contestataire ? D’emblée ?

Pas d’emblée. Mais rien ne devra venir se surajouter, encore moins se substituer, à ce double affrontement : vous et moi, d’une part ; nous et le monde, d’autre part.

Pas de passe-droit pour quelque raison supérieure ?

Politiques, morales, religieuses, les raisons supérieures ne masquent que des passions inférieures.

C’est de l’orgueil, ça !

De l’humilité. Avant de commencer, il nous faut nous résigner à hésiter, à douter et, chemin faisant, à commettre des erreurs, peut-être des injustices. Ou alors, laissons tomber Jean de la Croix et le Tao et lisons plutôt…

Pas de méchancetés ! Pourquoi choisir une voie aussi ingrate ?

C’est le seul service sérieux que nous puissions rendre à nos concitoyens.

Pourquoi nous ? Personne ne nous attend !

Pourquoi pas nous ? Nous ne sommes ni les meilleurs ni les pires… Et pas assez stupides pour imaginer que nous allons délivrer des vérités définitives. Mais, entre vous et moi, puisque nous nous parlons, il y a un nous, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas le laisser vivre sa vie ? Pourquoi ne pas aller voir où il nous conduit ? Nous vivons dans un monde si triste, si disgracieux : pourquoi négliger ce chemin ?

Je vous suis donc à ce point indispensable ?

Non. Et vous pouvez, vous aussi, vous passer de moi. Mais puisque nous sommes là…

Nous sommes un nous, comme ça, de but en blanc ?

On ne choisit pas… Et puis, si nous allions aider un seul cerveau à fonctionner de ses propres neurones, ça justifierait une vie, non ? Et même deux ! Pour une fois, ne pas faire semblant de mettre son grain de sel dans les dernières nouveautés de l’actualité, comme si les agences de presse de tous les continents étaient suspendues à nos révélations ! Pour une fois, une aventure !

On peut parler de l’actualité, et même de son nombril, avec loyauté, avec tolérance…

La tolérance dont on nous bassine est l’envers d’une intolérance rationnellement organisée. Que diriez-vous d’un match de tennis où le même joueur aurait constamment l’avantage du service ? C’est exactement ce qui se passe. Ce qu’on appelle tolérance, c’est la liberté qu’on nous accorde de donner notre avis sur les sujets qu’on a choisis pour nous. À condition que nous le fassions selon des problématiques elles-mêmes imposées. Et sans dépasser les limites du court : sinon, pénalité ! Dans ces limites, par contre, carte blanche : là, tout n’est que représentation, répétition, aimables commentaires, simulacre de contestation, fausses confidences, etc. Vos dernières vacances, vos relations avec votre percepteur, vos exercices de piété, vos perversions sexuelles : toutes les balles dans le court sont bonnes.

Direction : la révolte ?

Ça, oui. Mais, s’il vous plaît, pas n’importe laquelle. Pas une réaction épidermique de nerveux ; pas la norme simplement inversée.

Mais, quand même, la révolte ?

Absolument. Forcément. Inévitablement. Larvée ou manifeste. Immédiate ou différée. Relativement pacifique ou hélas! violente. À moins de renoncer à tout, pour soi-même et ses enfants. Révolte des grands fonds, pas des surfaces ; née des entrailles du peuple, de l’inconnu du désir, pas des proclamations négociées entre caciques. Surtout, ne voyez pas là quelque propos partisan : c’est seulement prévoir la pluie quand gronde le tonnerre ! On ne peut échapper à l’urgence de changer le jeu ! Peu importe votre vision des choses, ou la mienne : ce qui ne va pas, c’est ce qu’on nous apprend à faire de la vie, de notre vie personnelle, de la vie collective ; ce qui ne va pas, c’est ce sur quoi l’on prétend nous rassembler. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas de sursaut ? Il viendra.  Il est si attendu et  si nécessaire ! Il sera si radical, si nouveau dans son expression, si imprévisible ! Il va nous engager d’une façon si personnelle, si intime ! Pas étonnant que nous tergiversions ! Ce qui tient debout un système condamné depuis longtemps, ce n’est pas l’astuce des dirigeants : ce sont nos hésitations à nous, quidams, pékins, anonymes. Si nous n’étions que lâches ou peureux, la question ne se poserait pas ; mais peut-être sommes-nous un peu moins stupides que ne l’imaginent les benêts de la communication.

Vous croyez que nous pressentons que quelque chose est en train de tourner en notre faveur, et que nous en sommes épouvantés ?

L’alternative est d’une simplicité biblique : changer le jeu, ou tout céder à la mécanique. Ne pas renoncer à penser, ou se laisser penser. Accepter qu’on étouffe chaque jour un peu plus nos intelligences et nos sensibilités, ou commencer à desserrer l’étau. C’est ce choix trop clair qui nous embarrasse et nous plonge dans le silence : il nous fait entrevoir, en effet, un retournement complet. Cette part visible de nous-mêmes, celle par laquelle on nous repère, on nous classe, on nous identifie, celle dont nous chouchoutons l’image, nous devinons peu à peu, si nous refusons d’abdiquer, qu’il va falloir en laisser la dépouille entre les mains de ceux qui prétendent nous contrôler. Et que nous allons avoir à nous tourner vers ce que nous tenions enfoui, vers ce que nous gardions secret, même si nous craignons de ne pas y trouver seulement du solide et du vivifiant, mais aussi de l’incertain, du louche, du douteux.

Un repli ?

… stratégique, puisque vous en êtes au vocabulaire militaire. Ou un rassemblement. Un recours, plutôt ; un appel à une ressource vitale. Un encouragement à continuer l’aventure.

La pensée comme aventure… Ce n’est pas démodé, ça ? Pas sans risques, en tout cas, dans le climat actuel…

Toutes les clandestinités ont leur danger. Mais ne pas choisir, contre les certitudes agressives du nouveau cirque, la part de soi qui n’a pas encore perdu toute sa fraîcheur, tout son élan, et qui ne s’est pas encore interdit tout accès au rêve, c’est courir un risque bien plus grand. À celui-là, personne n’échappe. Ou bien l’on est dépourvu de repères et de possibilités critiques : on est alors comme un caillou charrié par l’absurde, et peu importe si ce caillou gémit. Ou bien l’on est muni de ces repères et de ces possibilités : on se condamne dans ce cas, si on les méprise, à l’inauthenticité à perpétuité ; la variété de ce châtiment la plus appréciée des importants est une sorte de cynisme esthétisant qui ne supporte pas le grand air, et les oblige, tels des marquis de Molière, à se confiner dans des complots oiseux, ou à mariner dans l’aigreur du ressentiment. D’où la curieuse intelligence qui les caractérise, une intelligence sotte. Si nous ne souhaitons ressembler ni à ces cailloux plaintifs ni à ces écervelés, nous voici obligés d’avouer un peu ce que nous avons sur le cœur, et de persuader nos concitoyens d’en faire autant. C’est là que notre anonymat prend tout son sens. Il ne nous protégera de rien, mais l’extrême perversité de l’époque aurait vite fait, si nous n’y prenions garde, de faire de nous des cas ; d’autant que l’aveugle lucidité des experts ne manquerait pas de porter plus d’attention au doigt qui désigne la lune qu’à la lune elle-même. Il est vrai que choisir cette part secrète ne va pas de soi. La vanité menace, et l’affectation, et la satisfaction imbécile, et le sentiment d’importance… On ne peut pas faire ce chemin tout seul, camarade. Ou compagnon. Ou citoyen. Ou ami.

Vous recommandez l’attention, la lucidité, le courage. Soit, mais quoi de neuf ?

Bien d’autres se sont trouvés avant nous dans la même situation. À cela près, peut-être, que le couvercle n’a jamais été aussi hermétiquement vissé puisque c’est aujourd’hui de la vertu, de la tolérance, du dialogue que se recommandent la dénégation de la liberté et la contagion de la nécrose. Au fond, à quoi aspirons-nous, vous, moi, tous les autres, quand un peu de simplicité nous saisit ? À une vie moins étriquée, moins encombrée, un peu plus plénière. Nous sommes fatigués d’être traînés de sens obligatoire en sens interdit. Tolérance et intolérance, permissivité et esprit de contrainte, ces deux couples maudits nous écartent l’un et l’autre d’un constat infiniment plus simple : nous sommes des vivants et des existants, et notre affaire est de nous montrer cohérents avec la logique de la vie et de l’existence. Personne n’est ni mieux ni moins bien placé que personne pour se lancer dans cette entreprise, ni pour y réussir. Mais, pour ne pas mourir vivant, personne ne peut s’en dispenser. Juste après son élection, Jean XXIII disait : « Moi qui ne suis pas un théologien, moi qui ne suis pas un philosophe, moi qui ne suis pas un savant, je mets un pas devant l’autre dans la nuit. » Et, poursuivait-il, citant un mystique : « One step is enough for me. » Peu m’importe, vraiment, si vous croyez ou non ce que croyait ce pape. Mais, dans un monde où tout n’est plus qu’écho, il est vrai que j’ai besoin d’entendre votre voix véritable, et de vous sentir lutter contre votre nuit. Et de vous faire comprendre que, moi aussi, j’avance dans l’obscurité. On pourra rire de notre naïveté, et lui opposer d’élégantes minauderies. Qui veut échapper au formalisme qui l’étrangle devra bien pourtant faire comme nous, et s’appuyer sur ce qu’il a de commun avec tous : l’improbable, le mystérieux, l’inexpliqué, le béant, l’injustifiable…

Vous prêchez un convaincu, mais peut-être serait-il préférable de moins prêcher…

Vous voulez de l’actuel ? Patientez un peu : vous en aurez. Prêche, dites-vous ? Peu importe. Si ce que nous disons a du sens, malhonnête qui le niera. Et puis prêcher quoi ? Nous n’avons, ni vous ni moi, aucune camelote à refiler à personne : ni culturelle, ni politique, ni idéologique, ni religieuse. En ce sens, rien à prêcher. Mais si prêcher, c’est dire ce qu’on voit et ce qu’on sent avec la passion de gens qui ont la faiblesse de vouloir à tout prix échapper au marécage, alors, prêchons ! Et tant pis pour ceux qui, pour avoir renoncé depuis trop longtemps à cette gymnastique, souffrent d’arthrose dans les articulations de l’âme. Ne faisons aucun cas de cette dégoûtante délicatesse que la moindre véhémence verbale effarouche, mais qui ne voit aucun inconvénient à laisser piloter et peloter son imaginaire, à longueur de journée, par les femmes nues qui lui vendent leur lessive et les communicateurs officiels, bien plus obscènes, qui lui fourguent leur vulgarité constamment recyclée.

Prêchons donc ! À condition que la prédication ne perde pas trop son sujet de vue. N’y a-t-il pas un peu d’embarras, malgré tout, dans cette véhémence ?

Il y en a. Il y en a même beaucoup.

Commencerons-nous par ce qui nous concerne en propre ? Ou par le monde ?

Nous ne le saurons qu’après coup. Je vois très bien ce que cette conversation ne sera pas : je vois beaucoup moins bien ce qu’elle sera. Il m’est seulement évident qu’il y aura un lien étroit entre ce que nous nous dirons et la façon dont nous nous parlerons.

Nous cherchons ce que nous ne pouvons trouver qu’ensemble ?

Ensemble, oui. Même si, aujourd’hui, je parle plus que vous. Situation étrange : d’un côté, nous ne savons à peu près rien de ce que nous cherchons ; de l’autre, tout se passe comme si nous avions déjà trouvé… L’anonymat change beaucoup de choses. Pas besoin de se confesser, ni de faire des révélations sur les autres. Des anonymes : quand les gens à la mode nous désignent ainsi, leur apparent mépris cache beaucoup de regrets et de nostalgie. À force de patauger dans le rôle, de barboter dans l’apparence, de naviguer dans les surfaces, on se sent vite glisser dans le rien, on se sent vite devenir rien. Être célèbre et rien. Être riche et rien. Horrible. Et la nécessité de compenser de plus en plus… Sans compter qu’avouer cette souffrance, au cas où on en aurait envie, ne ferait que l’aggraver. Pour nous, les liens sont moins serrés, les barrières moins élevées. Les apparences nous lâchent plus souvent les baskets. Mais rien n’est jamais joué ; les petites images peuvent devenir aussi collantes que les grandes.

L’apologie des petites baskets… Misérabiliste ?

Pas du tout. Et pas davantage résigné. Derrière tout misérabilisme, il y a une illusion de ferveur très suspecte, une intériorité de compensation. Je n’ai de leçons de ferveur à donner à personne. Soyons plus simples. Tout le monde sent que la vie est en passe de se dévitaliser, qu’elle se vide d’elle-même, qu’elle se déserte. Les gens le disent tous, dans le métro, au supermarché, partout. Il arrive même qu’ils le glissent à la télé au beau milieu d’un micro-trottoir : on ne peut pas tout contrôler, et toute recette de mensonge comporte son grain de vérité. Chacun de nous, à sa façon, passe son temps à expliquer son trouble à ses voisins sans oser comprendre que la vie, précisément, c’est ce nous qu’il forme avec ceux à qui il explique qu’elle n’est plus ce qu’elle était, qu’elle n’a plus de sens. L’avenir tient en un mot : la vie n’a jamais été rien d’autre que ce nous ! Elle est d’abord ce nous, ensuite ce nous, enfin ce nous : rien d’autre, jamais, nulle part. Tout le reste, tout ce qu’on essaie d’installer au-dessus, au-dessous, à côté de ce nous, est une farce, un attrape-couillon… À partir de chaque existence singulière, de chaque relation, notre seul travail est de rouvrir le chemin de la vie… Tous les nous nous attendent dans le plus petit d’entre eux.

Il y a tant de nous

Bien sûr. Nés du hasard, de mille occasions de la vie. Tous exigent notre attention et, si possible, un peu d’amitié ; mais la plupart laissent forcément autrui à une certaine distance. Parfois, pourtant, un de ces nous nous fonde, nous crée, nous recrée. Ne me faites pas décrire ce que vous connaissez aussi bien que moi.

C’est vous qui insistez sur ces nous.

Parce que je les sens parfois menacés par cette logorrhée relationnelle, tous ces moments forts qu’on exhibe, cet arasement des sensibilités. Parce que les discours généraux qui nous envahissent, et qui sont en étroite complicité avec nos égoïsmes, font ce bruit infernal qui nous empêche, sinon de reconnaître ces nous, du moins de les laisser poursuivre en nous leur chemin. Toute expérience véritable du nous porte en elle un renouvellement : elle nous transforme en nous confirmant dans notre existence. Elle nous indique une direction, ou l’infléchit, ou propose un départ… Elle nous conforte dans notre liberté. Elle nous prémunit contre toute servitude.

Donc, faire de notre dialogue un départ ?

Oui. Et peu importe le reste. Et peu importe dans quelle relation nous sommes, si nous nous connaissons depuis longtemps ou non, ce que nous pensons l’un de l’autre. Partir du basique le plus basique : nous sommes deux et, comme pour tous les êtres humains, dès que nous sommes deux, de larges ondes concentriques s’étendent à partir de ce nous, et vont se perdre jusqu’aux extrémités du monde connu et inconnu, nous donnant ainsi accès à un entrecroisement formidable de relations…

Curieux programme politique…

Ce qu’on croit avec le plus de force est souvent proche du ridicule… Vous savez ce que les importants diront de nous ?

…que nous sommes sympathiques !

Eh bien ! Pas eux ! Mais il est plus avantageux de risquer ce ridicule-là que de ne pas le faire. On le croit ou on ne le croit pas : fugaces ou durables, heureux ou malheureux, tous les nous, pourvu qu’ils soient libres, sont de vrais nous, lourds de vérité, prêts à être accouchés. Aucun nous n’est un point d’arrivée mais tous les nous sont d’excellents points de départ. Quant aux caricatures de nous auxquelles on voudrait nous contraindre à ressembler, laissons-les au bétail ! Renoncer aux nous de pub, de congrès, de secte, de club et inventer partout, comme une heureuse fermentation, des nous de désir, d’amitié, d’élan : si ce n’est pas d’abord ça avoir souci de la vie publique, qu’est-ce que c’est ? Vérifier les comptes des partis politiques ? Gérer les moto-crottes ?

Souvenirs d’un enthousiasme juvénile ? Propos évangéliques ?

Évangile ou pas, à vous de voir… De toute façon, l’Évangile non plus n’est pas un point d’arrivée. Et moi, je me sens comme tout le monde…

Tous les dirigeants passent leur temps à faire savoir qu’ils sont comme tout le monde…

Suffisance et simplicité. Très tendance. Peut-être ne sont-ils pas absolument sûrs, après tout, de ne pas être d’une essence supérieure ; c’est pourquoi ils en font trop. Être comme tout le monde, ce n’est pas se faire voir en train de casser la croûte avec ses copains, ou de faire son marché, ou de rêvasser dans son jardin. Être comme tout le monde, c’est avouer qu’on étouffe, et qu’on voudrait bien que ça s’arrête. Qu’on a besoin d’aérer sa vie, et qu’on ne peut pas le faire tout seul, ni avec quelques amis. Qu’on a besoin que le monde soit vivable. Ni parfait ni toujours délicieux : vivable, constamment vivable. Qu’on a besoin qu’il ne soit pas bête : et qu’il est bête. Être comme tout le monde, c’est ne pas parler au nom de la vertu, ni de l’altruisme, mais poussé par une urgence respiratoire. À moins qu’on ne prétende se dispenser de respirer, et qu’on ne finisse, dans ce cas, comme la vache que son maître avait habituée à consommer chaque jour un peu moins de fourrage que la veille, et qui, à l’instant où elle semblait disposée à ne plus rien manger du tout, avait eu la malchance de mourir. Les mots ne suffisent pas à cette respiration-là, ni les statistiques, ni les loisirs, ni la lutte contre la pollution. Tout le monde a besoin de plus : tout le monde a besoin d’un nous pour son moi. Peut-être, naguère, pouvait-on se contenter d’un nous limité, celui de la famille, des amis, des gens de la même classe, du même parti, de la même confession. Il est vrai que nous devenons exigeants. Mais quoi ! Le monde moderne a envoyé tout ça au musée. Pour le pire, mais peut-être aussi pour le meilleur.

Jamais ces nous que vous dites limités n’ont été aussi florissants. Voyez les associations : elles prospèrent !

Elles prospèrent, mais elles ont du mal à résister au mimétisme des organisations ; elles font leur promotion, développent des procédures complexes et toujours plus contraignantes, inventent ce qu’elles appellent leur culture… Est-elle si différente, leur culture, de celle qui triomphe dans toute la société ?

Je ne comprends pas. Défendez-vous les particularismes et la proximité ? Ou, au contraire, la mondialisation ?

Si une association de pêcheurs à la ligne se croit obligée de ressembler à IBM, c’est un grave malentendu. Ses membres n’ont pas tort de deviner que, de quelque manière, des frontières ont à s’abolir, des verrous à sauter. Mais s’ouvrir au monde, ce n’est pas céder à la logique du mécanique, de l’inerte prétentieux. Particularismes, demandez-vous, ou mondialisation ? Ni peste ni choléra. Il faut être démagogue pour faire croire que rien n’est changé, qu’en dépit des contraintes économiques, des modes culturelles, du tintamarre médiatique qui s’abattent chaque jour plus dru, et nonobstant le décervelage systématique auquel sont soumises leurs populations, les villages, les régions, les nations ont gardé, gardent et garderont éternellement leur virginale identité. On ne sauve pas une identité, comme on le fait d’une espèce menacée, en l’enfermant dans une réserve, mais en la laissant déployer ses ailes. Quant à ce qu’on appelle mondialisation, c’est l’illusion symétrique et désastreuse, fabriquée au gré des intérêts minables de richissimes schizophrènes, au hasard de leur inculture, de leur insensibilité de rhinocéros, de leur défaut total d’imagination qui est l’envers obligé de leur rationalité hypertrophiée, pathologique. Dites-moi si nous nous égarons.

Non, puisque le chemin n’est pas tracé ! Cette proximité dont on parle tant n’est-elle pas favorable à la prise de conscience de ces nous qui vous importent tant ?

Proximité ? De qui ? Des décideurs ? En démocratie, ce n’est plus le peuple qui décide ? Comment le peuple pourrait-il ne pas être proche du peuple ? À moins qu’il ne s’agisse d’autre chose… De se rapprocher des châteaux des nouveaux seigneurs ? De la proximité qui permet d’admirer de ses propres yeux leur simplicité, de se sentir, par procuration, nimbé de leur gloire ? Ainsi, il y aurait deux peuples ? Le peuple virtuel, qui vote de temps en temps, et le peuple réel, qu’on ne cesse de chasser de lui-même ?

Vous disiez que vous ne vouliez pas parler de vous…

La vraie difficulté, c’est de bien saisir de quoi nous avons vraiment besoin de parler. Il ne s’agit pas de se faire des confidences, mais de s’exprimer avec simplicité, de trouver le ton juste. La sexualité, par exemple. Je suppose que, pas plus que moi, vous ne regrettez le temps des apôtres du refoulement. Qui le pourrait sans déchaîner un éclat de rire ? Mais, franchement, les chantres de la libération vous inspirent vraiment ? Toutes les inquisitions sont cousines. Contrainte ou libération, seul le prétexte change : le but, c’est toujours de voler les gens d’eux-mêmes. C’est pourquoi il y a tant de silences trop lourds, et tant de déclarations oiseuses. Les experts en libération célèbrent le bonheur à portée de sexe : bobards ! D’autres continuent à exalter avec intrépidité les immenses perspectives de la chasteté : bobards ! Qu’est-ce que nous cherchons donc en nous occupant tellement du sexe ? Le plaisir ? Allons ! Ça ne demande pas tant d’explications ! Le freudisme du pauvre, c’était d’imaginer que tout renvoyait à la sexualité. Pauvre Sigmund ! On le comprend ! À force de prendre le thé avec toutes ces hystériques ! Mais aujourd’hui, ne faudrait-il pas poser la question à l’envers : à quoi renvoie la sexualité ?

À la religion ?

Réponse toute faite.

À l’angoisse ?

Confus. Soyons plus simples. Et si le sexe était la seule manière possible de parler d’un nous que nous ne faisons que pressentir ? Si la plus grande transgression suggérée par la sexualité était à chercher dans sa réalité de sexualité bien plus que dans l’originalité de l’usage qu’on en fait ? Les transgressions dont on rêve – ou qu’on redoute – ne sont que de minuscules accidents : en parler suppose toujours qu’on force un peu sa voix. Ce qui compte, c’est que le sexe nous conduit au nous malgré nous ; il anéantit notre individualisme sans nous en demander l’autorisation. Et sans, pour autant – nous en faisons l’amère expérience – nous assurer de rencontrer les autres. Tout se passe comme s’il nous reconduisait constamment à nos limites, comme s’il nous rappelait sans relâche l’inconfort de notre condition : normal qu’on veuille à tout prix le banaliser…

Le sujet vous intéresse ! Si je vous comprends bien, il s’agit moins de parler du sexe que de parler en être sexué…

… et, par conséquent, capable d’un nous. Mais ne rêvons pas. C’est effroyablement difficile de parler loyalement du sexe, et d’échapper à toutes les attitudes d’évitement ou de contournement qui menacent. On a peur. On est contradictoire. On sent que, sur ce sujet, les informations ne disent à peu près rien. Qu’on se débat avec des ombres. Il faudrait être au paradis pour en parler sans trop de bêtises. Le sexe ignoré, c’était facile. Le sexe fonctionnel, c’est facile. Trop facile. Pourtant, je me sens franchement du côté du corps. Là, à mon avis, est la lutte finale. Regardez bien : tout le monde veut faire la peau au corps, ceux qui veulent nous en détourner, ceux qui s’en font les démarcheurs. Mais voilà… À ne rien dire, on ment. À trop raconter, on ment. À prendre le sujet de trop haut, on ment. À faire le cynique, on ment. À feindre d’être en accord avec soi-même, on ment. À feindre d’être une victime du destin, on ment. On voit bien pourquoi l’argent tente de mettre la sexualité dans sa poche : c’est la base de la seule résistance sérieuse qui puisse lui être opposée. Par nature, l’argent crée des barrières ; par nature, le sexe les renverse. D’où cette tentative constante d’OPA. En fin de compte, elle ne réussira pas. Le sexe, c’est encore plus fort que Wall Street ! Irrépressible et irrécupérable. Mieux vaut le garder dans notre camp pour ce qu’il est : l’empêcheur de vivre en rond numéro un. De ce point de vue, il est plutôt notre allié : il nous réunit sans nous confondre.

Vous souhaitez que nous parlions en êtres sexués. Comment parler autrement ?

Il suffirait que nous cédions à un conformisme ou à un autre. Mais alors, parler de soi n’aurait plus grand intérêt : parler d’autre chose, non plus. Ne pas parler de soi comme d’un être sexué, c’est faire comme si l’on était une île, la dernière île sans nom, comme si l’on faisait la visite guidée des installations de son être. À quoi bon ? Et à quoi bon parler du monde comme s’il s’agissait d’un dossier sur une table, autonome et sanglé ? Quand nous parlons, il s’agit de moi et il ne s’agit pas de moi ; de vous, et pas de vous. Il s’agit d’un lieu entre nous, à quoi nous donnons forme en parlant, et qui est suggéré par notre réalité sexuée. D’un lieu unique, et pourtant consonant avec le monde. Quand nous parlons du monde, c’est de la rencontre du monde et de ce lieu-là que nous parlons en réalité. Sinon : paperasserie, technocratie, glouglou. Si on s’occupe tant de la sexualité, c’est parce qu’on a besoin d’être sûr que, quoi qu’il arrive, au-delà de tout ce que nous pourrons inventer, quelque chose continuera à nous unir. Ce n’est pas malsain, mais cela reste insatisfaisant. Il nous faut trouver le moyen de parler de nous tout en parlant du monde ; et de parler du monde tout en parlant de nous. Je vous le dis : il y a un nous à inventer.

L’engagement ?

Merci de mettre un classique ; ça repose. L’engagement ? Ouais… En tout cas, pas les pétitions, les colloques, les congrès. Tout ça n’a jamais existé que pour la gloire des initiateurs et des organisateurs. Rien de plus comique, d’ailleurs, que cette idée d’engagement : hier, j’étais dehors ; aujourd’hui, je suis dedans. En dehors de quoi ? Dans quoi ? Dans le parti, le club, la mafia, l’élite ? C’est ça le monde ? C’est ça la vie ? Avant de signer l’engagement, je n’étais pas dans le monde, dans la nature, dans l’histoire ? Je ne vivais pas parmi les humains ? Dans quels limbes, alors ?

Vous jouez sur les mots. Il y a cet engagement que vous dites, antérieur à la conscience qu’on en prend. Et il y a l’instant de conscience, et ce qu’il comporte de clarification, d’adhésion, de projet possible.

Mais non ! Entre cet engagement premier, involontaire, nécessaire, et ce à quoi conduit la conscience qu’on en prend, il n’y a pas seulement décalage, déperdition de sens ou d’énergie, mais trahison radicale. Avant, vous êtes un vivant parmi les vivants. Après, vous êtes un apparatchik ou une chaisière. Avant, vous avez des désirs ; après, vous avez des objectifs. Vous savez ce que ça coûte aux gens d’accepter de troquer leurs désirs contre des objectifs ? Ça leur coûte d’être stupides, violents et malheureux. Ça leur coûte de se coincer une fois pour toutes en s’interdisant de sortir jamais de la situation d’apparente supériorité dans laquelle ils moisissent, et où leur propos est de faire moisir les autres avec eux. Ça leur coûte de se raconter qu’ils ont trouvé une solution, de ne pas le croire, et d’en mourir. Toutes les violences sont les mêmes. Riches ou prolos, sommaires ou sophistiquées, immédiates ou à retardement, passionnelles ou politiques, elles ont toutes la même origine : la honte d’être passé, avec armes et bagages, de la splendeur du désir à l’imbécillité de l’objectif, d’avoir été transformé en chose et d’avoir été assez nul pour l’accepter et en rendre grâces au destin.

Il y a pourtant de très honorables objectifs…

Il ne s’agit pas de savoir s’ils sont honorables ou non, mais s’ils se situent, ou non, dans la foulée d’un désir. La question ne se pose jamais de distinguer un bon objectif d’un objectif idiot. Un bon objectif nous arrive comme l’accompagnement, ou la révélation, ou la manifestation d’un désir : c’est la chaleur du désir qui nous saisit, pas la frigidité de l’objectif. Si nous sentons l’objectif, c’est qu’aucun désir n’est en jeu : une blague, donc. En ce sens, aucun objectif ne peut être dit honorable. Honorable, il est la monnaie d’un désir : on l’oublie comme objectif. Ainsi, avant votre arrivée, j’ai rangé de mon mieux la pièce où nous parlons pour que cette conversation, que je désirais depuis longtemps, ne soit pas rendue désagréable par trop de désordre. Je ne vois pas pourquoi, sinon, je me serais donné cette peine. Pour le principe ? Pour entrer en compétition avec la propreté de votre appartement quand, la prochaine fois, vous me recevrez chez vous ?

Autant dire qu’à peu près tout ce qui fonde l’ordre dans lequel nous vivons…

…est potentiellement périmé… déjà en fin de soins palliatifs… ne survit que parce que quelques banquiers ont une confiance sans bornes dans les possibilités d’expansion infinie de notre bêtise… C’est le b a ba, non? Ordre économico-politico-culturo-socio-médiatico-universitaro… et tout ce que vous voudrez. Évidemment, c’est cette nullité des représentations de l’époque (moderne, postmoderne ou pré-moderne, à votre gré), nullité douloureusement ressentie non seulement par ceux qui en subissent la morsure mais aussi par ceux qui l’infligent, qui explique les torrents de propagande foireuse que chacun sent dévaler dans les caniveaux de son esprit. Vous savez ce qu’on disait autrefois? Bonum diffusivum sui : le bien se diffuse de lui-même. Tout seul, comme un grand. Juste le contraire de la pub. Il ne faut pas dire que la pub est dégueulasse. Il faut dire : s’il faut la pub, ou la propagande, ou la communication, c’est que, d’un point de vue ou d’un autre, ce qu’on nous vend est dégueulasse.

Tout est dégueulasse et s’engager n’a aucun sens… Combien d’actions détenez-vous dans les Pompes Funèbres ?

Les Pompes Funèbres seraient plutôt du côté de l’objectif que du côté du désir… Revenons à notre clandestinité. Nous n’avons ni le même âge, ni la même formation, ni les mêmes ambitions. Mais, vous comme moi, nous sommes immergés dans un monde qui nous séduit moins qu’il ne nous inquiète…

…mais dont nous n’avons pas vu, d’emblée, les mêmes paysages…

… et je ne crois pas que nous ayons grande envie de nous envoyer nos différences à la tête, et que nous prendrions grand plaisir à les piailler de concert comme des moineaux sur une branche. Nous sommes plutôt dans le même bateau, ne croyez-vous pas ? C’est peu dire que notre conversation ne fait pas de moi votre clone, ni de vous le mien. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Le monde, en nous et entre nous, nous sépare en même temps qu’il nous unit. Il est notre teinture de tournesol, notre révélateur. Grâce à lui, nous virons à nous-mêmes. Sans lui, chacun de nous devient à soi-même son propre objectif, c’est-à-dire que les Pompes Funèbres, pour le coup, ne sont pas loin ou, avec de la chance, l’hôpital psychiatrique.

Il va falloir mettre un peu d’ordre dans tout ça.

Pas d’ordre possible avant d’avoir exploré le désordre, surtout s’il est travesti en ordre.

II.

Vous souhaitez que nous ne nous laissions pas impressionner par les faux-semblants de l’ordre. Soit. Mais des propos trop vagues peuvent laisser planer un doute. Attention à ne pas fuir !

Qu’attendez-vous de moi ? Des solutions toutes faites ?

Des raisons. Et comme je suppose qu’elle n’est pas pure négativité, il faut que vous me disiez quelle est l’origine de votre colère.

Qu’avez-vous contre la négativité ?

Il n’en est pas de sérieuse qui ne s’appuie sur un désir, même difficilement formulable…

… et vous voulez que je le formule ?

Au moins que vous essayiez. Je vous répète ma question : de quoi procède votre colère, de quelle affirmation est-elle l’envers ? De quelle déception le reflet ? De quelle adhésion impossible la cicatrice ? De quel bonheur traduit-elle la nostalgie ? Passez-moi cette petitesse : je partage avec beaucoup de gens le besoin de réponses précises.

Ma colère vient du sentiment intense d’une immense tricherie collective. Je serais le premier à me traiter de rêveur, et à me reprocher de prendre pour une tricherie la nature des choses, si parfois, de plus en plus souvent, l’évidence ne me saisissait d’une possibilité presque immédiate de sens, d’espoir, de chaleur…

Les instants privilégiés qu’ont évoqués les poètes et les philosophes ?

Pas tout à fait. Ceux auxquels je songe ne sont pas seulement des îlots de beauté, des miracles d’amitié, des havres de sérénité. Je devine en eux quelque chose de solide et de fiable, de secrètement durable, comme s’ils nous invitaient à nous appuyer sur eux. Mon petit doigt me dit qu’il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour que cette promesse se réalise ; et je suis presque certain que tous ceux qui ont connu de tels instants le pensent aussi. D’où une certaine rage, en effet, impatience plus que ressentiment, réaction violente née de l’insupportable tension entre ces flamboiements de beauté et de simplicité, éclatants de vérité, et l’horreur, la morne et ennuyeuse horreur à laquelle, comme des fourmis, nous apportons religieusement son aliment.

Vous m’avez promis des raisons…

Peut-être est-ce la tension constante à laquelle nous sommes soumis qui nous rend capables de vivre ces instants privilégiés ? Nous les devinons fondateurs parce qu’ils nous font échapper à l’emprise du quotidien non pas en nous incitant à la fuite, mais en nous redonnant confiance dans notre existence. Le monde moderne nous conduit à une telle négation de nous-mêmes ! Il nous contraint à tant d’efforts inutiles pour apprendre à nous voir avec le regard d’autrui, à entrer aussi docilement que possible dans les apparences des autres tout en évitant de nous y noyer trop vite ! Vous n’allez pas, n’est-ce pas, me pousser la chansonnette de l’optimisme économique et statistique ? C’est la plus sinistre qu’on ait jamais inventée. Avez-vous observé les grands, les très grands patrons quand, à la télé, ils discutent avec les grands, les très grands journalistes ?

Leurs efforts naïfs pour paraître tout simples ?

Normal, ça ; c’est leur job. Autre chose plutôt : leur manière nouvelle de faire dans le sentiment. Je les crois, là-dessus, bien plus sincères qu’ils ne veulent eux-mêmes le penser. Ils sont malins, mais leur inconscient est plus malin encore. Comme s’ils comprenaient, sans se l’avouer, qu’ils sont arrivés à la fin de la partie, qu’il n’y a plus de jeu à jouer, plus de masques derrière lesquels se dissimuler ; qu’ils ont dit mille et une fois tout ce qu’ils avaient à dire, et qu’il ne leur reste plus qu’à tâcher de s’émouvoir, à faire les sensibles, à pleurnicher, à revenir à l’enfance. C’est un truc, évidemment, et qui ne trompe personne : mais ce truc, sans qu’ils s’en doutent, dit leur vérité. Ils jouent à régresser : ils régressent pour de bon. Bien sûr, au coin d’une phrase, on les surprend encore à réclamer, par habitude, qu’on diminue leurs charges, etc. Mais l’essentiel n’est plus là, et ils le sentent. Alors que leur pouvoir ne cesse de grandir, leurs raisons d’agir, leurs raisons d’être se dérobent sous leurs pieds, les laissant déconcertés. Et là, rien ne les distingue plus de leurs salariés : ils sont ahuris comme eux, ravagés comme eux par un cataclysme qui ne leur rappelle rien.

… à l’appartement de New York près…

Allons, ne rêvez pas, le quartier n’est pas si mal ! Ils ressemblent à leurs salariés en ce sens qu’à peine sortis de leur bureau, une subite amnésie chasse de leur esprit tout ce qu’ils y ont fabriqué, comme si aucune relation n’avait jamais existé entre cette agitation et la vie, leur vie, la vie des autres… Si bien que, plus ils apparaissent à la télé pour y manipuler l’opinion, plus ils se montrent dans leur vérité toute nue : ils sont paumés, les pauvres, paumés comme tout le monde ! Riches et vides. Alors, comme tout le monde, en avant pour toutes les fuites ! En avant pour l’idéalisation loufoque de la vie privée, du foyer si chaleureux, des enfants si confiants… Regardez-les bien. Dès qu’ils enlèvent leur cravate, l’être les déserte.

Vous rêvez de Léon Bloy, l’entrepreneur de démolitions ?

Je ne parle pas au hasard. Savez-vous que les directeurs des relations humaines se fient désormais moins, quand ils recrutent, aux diplômes ou aux compétences des candidats qu’à leurs attitudes et à leur allure ? Voilà une nouvelle qui traversera sans laisser de traces les conduits auditifs les moins tolérants. Tous les salariés le savent, même si la honte les empêche d’en parler, tous, ceux du public, ceux du privé et, mieux que les autres encore, les cadres, les techniciens, les agents de maîtrise : dans les entreprises, les administrations, les ministères, on n’enseigne pas seulement les techniques ou l’économie : on y dispense des leçons de savoir être. Depuis trente ans. Comprenez : il existe parmi nous des professeurs de savoir être, des gens à qui des études de psychologie ou de gestion ont permis d’être plus que les autres, d’être mieux que vous ou moi. On leur doit toutes sortes de conseils secondaires : comment bien se comporter, faire bonne impression, se présenter avec jovialité, choisir les vêtements qui vous vont, donner de bonnes poignées de main. Mais ils enseignent aussi des choses beaucoup plus sérieuses : comment véhiculer de la sérénité, comment gérer ses relations de façon efficace, comment accepter sans faiblir les changements, comment respecter la hiérarchie et les valeurs qu’elle transmet. Aurions-nous tort de nous rappeler un instant nos cours de philosophie ? L’être, c’est de la métaphysique, non ? Une société laïque vous semble-t-elle fondée à définir une vision officielle du savoir être, donc de l’être ? À l’imposer à qui elle le veut, sous peine de licenciement ? Cela n’étonne personne ? Et les syndicats ? Et ces sourcilleux croisés de la démocratie et des droits de l’homme ? Trop occupés au-delà des frontières ?

Tout cela fait-il une idéologie ou seulement un pot-pourri d’à-peu-près et de contrevérités ?

Excellente définition de tous les totalitarismes : “un pot-pourri d’à-peu-près et de contrevérités”. Ce qui nous occupe est un cynisme pratique, à base de violence financière et de truquages psychologiques vulgaires. Une bouillie sectaire appuyée sur une formidable infrastructure, et servie par la possibilité infinie de chantage qui est à la disposition des entreprises. Si ça vous tente, c’est votre affaire. De là à me l’imposer, à l’imposer à un peuple tout entier… De quoi douter de la citoyenneté, non ? Je me suis étonné qu’on n’ait pas relevé le terrifiant lapsus commis par un cadre interrogé dans une émission d’Arte. Il voulait tout ce qu’on voulait, ce pauvre homme ; il souhaitait même devancer les désirs de son patron, brûlait d’être mis à l’épreuve, acceptait d’avance les tourments qu’on jugerait bon de lui infliger. Il demandait, pour lui et ses collègues, “un maximum de choses à faire pour nous mettre au pied du mur.” Telle était du moins son intention. Car il n’a pas dit : “… pour nous mettre au pied du mur”. Il a dit : “… pour nous mettre dos au mur”.

Vous faites vraiment cas de ce lapsus ?

La désespérance active de celui à qui il échappe décrit exactement ce qu’on peut constater dans le monde du travail quand on a eu assez de chance, et assez de patience, pour y dépasser les inepties de la propagande, et se glisser sous les barbelés des peurs et des conformismes qui interdisent aux travailleurs l’accès à la parole.

Mais les progrès sociaux, l’amélioration de la conjoncture…

Rien à voir. Bonne ou mauvaise conjoncture, ce sont les mêmes thèmes qui reviennent chez les ouvriers, les employés, les cadres. Images d’écrasement, de répétition. Ils disent qu’ils sont des esclaves modernes. Ou des hamsters tournant éternellement dans leur roue. Que toute parole est biaisée. Qu’il faut retourner les mots pour en saisir le sens ; que confiance, dialogue, communication signifient en réalité soupçon, autoritarisme, enfermement. Vous doutez, n’est-ce pas ? Je comprends. Les gens partent en vacances, ne meurent pas de faim, changent de voiture, vont au cinéma, au stade… Savez-vous ce qu’est la bombe à positivons ? Le contraire de la bombe à neutrons, naturellement. Cette dernière, paraît-il, détruit tout, sauf les êtres humains. La bombe à positivons, elle, épargne tout, sauf les êtres humains.

Ces travailleurs vivent, aiment, fondent des familles, élèvent des enfants, fréquentent leurs amis…

Difficile de les en empêcher. Et, du point de vue de la production, peu souhaitable. Mais répondez-moi. Ça vous suffit, à vous, une addition de satisfactions dégustées à l’ombre de la télésurveillance, et dont la somme est un monstrueux sentiment de solitude qu’un moralisme d’inspiration masochiste vous fait obligation de transmettre à la génération suivante ? À qui cela peut-il suffire sinon, peut-être, à ceux qui, sous prétexte d’en être les observateurs, tirent de l’accablement général leur fortune et leur pouvoir ? Et se donnent les gants, avec l’obséquiosité hypocrite que les tyrans ont coutume de manifester à leurs victimes, de vous accuser à grands cris, si vous protestez, de mépriser le bonheur des humbles.

Nous voici loin des instants privilégiés…

Infiniment près, et c’est cela qui est surprenant. Rappelez-vous ce que dit le poète : “Là où grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve.” Quand vous parlez avec des travailleurs, et qu’entre eux et vous la confiance s’installe, ce propos prend une réalité stupéfiante. Fantasmes de prestidigitation, résurrection des fées de notre enfance. Dès que leur parole, stimulée ou non par la vôtre, effleure, comme une baguette magique, la vérité de leur situation, tout, en un instant, se métamorphose. Et, d’abord, cette parole elle-même, qui en finit avec la quincaillerie rouillée des objectifs, des valeurs, des procédures ; on dirait qu’elle rompt les rangs ; elle se déploie souplement, ironiquement, tranquillement, largement. Ces hommes, ces femmes, c’est comme s’ils renouaient avec des sentiments très anciens, toujours neufs, ou avec une réserve de printemps.

Pour un instant, précisément…

One step is enough for me ! Pour un instant, oui, comme tout ce qui compte. Quoi d’autre ? Attendre le salut d’un entassement de siècles ? D’un empilement de managers, de présidents américains, de banquiers, de théoriciens de la croissance, d’experts du développement ? “Pour un instant” dites-vous ? Mais cet instant-là suffirait à redistribuer toutes les cartes, à peser souverainement toute réalité ! L’instant où tout pivote. On sait qu’on n’en peut rien attendre de spectaculaire, ni même de visible. Mais quoi… Mon parrain, en qui l’expérience de prisonnier de guerre semblait l’avoir emporté en intérêt sur tout le reste de sa vie, enchantait mon adolescence en me racontant toujours la même histoire, cette sorte d’affaissement de terrain dans un coin du camp, pas très loin des barbelés… Comme par hasard, on se promenait beaucoup de ce côté-là, grattant un peu le sol du bout du godillot.

Vous constatez que le monde moderne crée de grandes difficultés à ceux qui y vivent. Vous n’êtes pas le seul à en être persuadé. Reconnaissez qu’on tente parfois de les résoudre.

Vous manquez un peu de conviction, non ? Tandis que vous tâtez le sol du bout du godillot, vous vous faites une tête de prisonnier modèle ! Voyons. Qui cherche aujourd’hui l’affaissement de terrain ? Qui en parle ? Qui en rêve à haute voix ? On aménage le camp. On nettoie les latrines, on assure la sécurité des occupants, on entreprend les travaux urgents… Si tout cela est utile, je ne sais plus. Parfois, je penche plutôt pour oui, parfois pour non… Peu importe. Il faut bien que les prisonniers s’occupent, jusqu’au jour où leur pied, bizarrement, s’enfonce… Alors, plus rien n’a d’importance : ils ne pensent plus qu’à faire la belle (et non pas, comme on dit à la radio, à se faire la belle, ce qui, dans ces circonstances, reste sans doute une préoccupation capitale, mais pas forcément prioritaire).

À propos, la lutte contre le harcèlement, sexuel ou autre…

Vous voulez que je vous dise que c’est un cautère sur une jambe de bois ? Je vous déçois. L’image adéquate est plus forte : c’est le verre d’eau, ou le café, ou la cigarette qu’on consent à ceux qu’on torture en sorte de pouvoir, après cette pause, reprendre tranquillement l’affaire là où on l’avait laissée. Ne dites pas que mon image est excessive. En tout cas, pas avant d’avoir médité sur la violence froide, argumentée, souple, mobile, imprévisible que subissent les travailleurs. Qu’est-ce que cette histoire de harcèlement moral ? Comment l’émotion sympathique, mais irréfléchie, d’une praticienne aurait-elle pu susciter un phénomène aussi massif si les faits de harcèlement repérés n’avaient pas été l’émergence d’un désordre d’une tout autre gravité ? De nouveaux démons, en ce début de millénaire, se seraient soudain abattus sur le monde du travail ? Pourquoi ? Les gens seraient plus mauvais qu’autrefois ? Les victimes moins capables de se défendre, fût-ce par l’excellente et décisive paire de claques ? Depuis trente ans, les consultants s’évertuent à cacher la réalité sous leurs bavardages cauteleux : le harcèlement va leur fournir de nouvelles et juteuses occasions de mensonge. Pourquoi, au travail, la vie est devenue insupportable, ils ne le savent pourtant que trop. Parce que la logique économique en cours, les représentations intellectuelles qui la sous-tendent, la hargne, l’âpreté au gain, la lâcheté de la plupart des responsables, la pusillanimité des opposants – guère plus que des faire-valoir – installent ou laissent s’installer un climat de haine, d’injustice, de mensonge qui, non seulement ne tempère pas les violences individuelles, sexuelles ou non, mais encore les aggrave. Quand les psychologues d’entreprise, se prenant un peu vite pour des professeurs de morale, copinent comme cul et chemise avec les patrons au nom de leurs intérêts réciproques bien compris, le mécanisme diabolique de la double contrainte tourne à plein régime : les victimes de la modernité s’entre-culpabilisent et s’entre-déchirent ; toute résistance devient impossible ; l’ordre des choses règne en maître sur le malheur des gens.

Vous ne cessez d’osciller entre la fureur qui vous saisit devant toute réalité institutionnelle et le ravissement où vous jette le moindre échange entre les subjectivités. Est-ce quelque équation personnelle qui se traduit ainsi ? Je n’éprouve pas les mêmes sentiments : moins de fureur et moins de ravissement.

Notre époque s’est fait une spécialité de la banalisation des deux profondeurs – ou des deux altitudes -, celle des sens et celle, de quelque nom qu’on la nomme, du sommet de nous-mêmes, de la fine pointe de notre être. Dans ce double débordement, j’allais dire dans ce double échappement, il y a pourtant à la fois l’essence de notre singularité personnelle et l’essence de notre appartenance à l’humanité. Qu’est-ce qu’un réalisme qui ne tient pas compte de ces dimensions, qui plaque l’humain sur sa réalisation pratique et matérielle, qui renonce à assumer les puissances de l’imaginaire ou ne sait y voir que des décorations, des adjuvants ? À coup sûr, c’est un réalisme d’aveugles, ou d’ignorants, aussi rationnel que le serait un programme d’études destiné à élever des sardines ou des goujons sur les pentes de l’Himalaya.

Même au temps de Brejnev, il y avait des gens, en U.R.S.S. et ailleurs, pour contester l’idée bornée que le socialisme officiel se faisait du réalisme.

Dommage que, pour combattre ces hérétiques, Brejnev n’ait pas pu bénéficier du secours de quelques-uns de nos énarques diserts : c’est à la même conception absurde du réalisme qu’ils s’acharnent à donner consistance. Communication et consommation : il paraît qu’il faut imaginer le Sisyphe moderne heureux. Je penche plutôt pour l’imaginer idiot, vraiment idiot. Convaincu de l’inutilité de penser par lui-même, ballotté par des pulsions aussi prévisibles que les cases du jeu de l’oie, il pousse avec fierté son caddie d’insignifiance. Comment peut-on imaginer un être humain mutilé des deux dimensions qui le relient le plus fortement aux autres et qui s’évertue, en outre, à justifier ces mutilations, et à en célébrer les bienfaits ? Ce Sisyphe comptable qui gère sa vie comme un magasin de stocks, et dont l’ambition est de devenir l’otage parfait des choses, vous voulez le voir heureux, optimiste, enthousiaste, généreux, créatif ? Vous voulez que ses enfants, à qui il mégote l’essentiel de leur humanité, nourrissent d’autres projets que destructeurs ou suicidaires ? Et n’allez pas croire que les plus désavantagés d’entre eux seraient les seuls menacés : les jeunes bourgeois éprouvent beaucoup de volupté à sacrifier à la tradition qui les fait s’immoler aux choses.

Encore prêcheur…

Voulez-vous dire que toute contestation de l’homme positif inventé par les marchands a un relent de fade spiritualisme, de cléricalisme ? Qu’on ne pourrait pas échapper à Charybde sans se heurter à Scylla ? Ce n’est pas vrai. Sur quoi ouvre notre humanité, c’est une question à discuter. L’urgent, c’est de comprendre que l’ouverture est partie intégrante de cette humanité, qu’elle exige d’être reconnue comme telle. Sur ce point, Claudel, Aragon, Deleuze, même combat. Ce n’est pas parce que le mystère de l’homme a été longtemps confisqué par la violence ecclésiastique que l’homme est devenu un insecte ! Les Lumières ont eu mille fois raison de nous débarrasser de miasmes qui n’avaient, de toute façon, qu’un rapport très lointain avec l’essence de la religion. Mais les Lumières deviennent des lumignons qui épaississent l’obscurité quand elles s’enferment religieusement dans une nouvelle dogmatique : vénérée, la rationalité tourne à son contraire. Il est vrai que ce serait faire injure aux Lumières que de les comparer aux chandelles fumeuses qu’agitent nos réalistes d’aujourd’hui pour éclairer leur turbin !

Mais cette fraternité qu’on célèbre…

Jamais de fraternité officielle. Rimbaud : “Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.” Une fraternité, oui, mais, s’il le fallait, contre tout. Allons-y : “En frères, et contre tout !” En tout cas, pas la fraternité théorique qui suppose la communion dans quelque connivence approximative : pas un regard pour les sectes, pas un regard pour le management, pas un regard pour les agents secrets de la pensée et de la vie sociale, pas un regard pour les fabricants de solutions ! Pas non plus la fraternité des crânes confédérés pour mieux défendre leurs idées ! Pas la fraternité avant la rencontre, pas la fraternité de principe ! Pas la fraternité comme hypothèse de travail ! Pas la fraternité comme signe distinctif d’une humanité supérieure ! Être fraternel à tout le monde, c’est ne l’être à personne. Vous, moi, le hasard, cette rencontre, un autre, une autre, un étonnement toujours renouvelé, une question chaque fois plus brûlante, et peut-être un peu de joie qu’on recueille dans ce qui s’est évidé pour elle ! Le harcèlement ! Voyez donc ! Ils les invitent à venir rapporter ! Quel mépris !

Ce harcèlement vous harcèle. Est-ce votre seul grief à l’égard du gouvernement socialiste, ou bien…

Ne me tentez pas. Ils ont fait beaucoup. Et ils n’ont rien fait. Le camp a été aménagé. Il l’a été dans la logique du camp, avec le doigté parfait du geôlier humaniste. Mais laissons les socialistes enterrer les socialistes : voilà trente ans qu’ils ne font rien d’autre, et ça leur réussit !

Vous résistez à la tentation ?

Vous n’aimeriez pas que je sois injuste. L’attitude des socialistes n’est que l’incarnation politique d’un effroyable drame de civilisation. Alourdir la polémique aggraverait inutilement la confusion. Essayons plutôt de tirer quelques fils. Cette histoire de harcèlement…

…encore !

…n’ayez pas peur ! … est un excellent exemple. Le harcèlement, ou la hantise du harcèlement, renvoie à des questions premières. Qu’est-ce qu’une société où des gens qui travaillent ensemble ont à se méfier, voire à se protéger, les uns des autres ? Où la hiérarchie, pour un peu, penserait avoir affaire non pas à des subordonnés à encadrer mais à des adversaires à contenir ? Comment y est donc organisée l’activité ? Quelle idée les travailleurs ont-ils de leur place dans l’entreprise ? Que pensent-ils de leurs supérieurs, de leurs collègues, des relations qu’ils entretiennent avec eux ? D’où vient cette contradiction flagrante entre les proclamations constantes de communication, de respect, de tolérance et cette mêlée confuse qu’est devenue la vie professionnelle ? Pourquoi les intéressés se sentent-ils à ce point dépourvus ? Autant de questions jamais posées mais dont tout le monde connaît la réponse, et d’abord les travailleurs, payés pour ne rien ignorer des objectifs et des méthodes des managers.

Les mesures destinées à lutter contre le harcèlement vous semblent ignorer les raisons profondes du mal ?

Nous touchons là à l’essentiel, aux relations, à l’angoisse : aucune place pour les propos dilatoires et les solutions moyennes. Les conflits de cette nature ne peuvent que s’exacerber. Notez que c’est ici la mauvaise foi qui véhicule l’angoisse. Le travailleur qui cherche dans le caractère impossible de son collègue, ou dans la perversité de son supérieur, la cause première, ou unique, de son malheur, s’abuse lui-même. Il sait parfaitement qu’une vie collective plus loyale, plus courageuse, plus vigoureuse lui permettrait de trouver l’aide dont il a besoin, et épongerait, dans bien des cas, la plus grosse partie du dégât. Une fois engagé sur le toboggan de la mauvaise foi, il n’a plus qu’une idée : trouver la justification de son anxiété dans une mauvaise foi plus autorisée et plus crédible. C’est cette confirmation frauduleuse, cette validation de sa duplicité qu’il demande au psychologue. Porté par sa formation – qui rejoint parfois son intérêt -, à trouver l’origine des troubles dans les itinéraires individuels, comment celui-ci résisterait-il à cette demande ? Il le faudrait capable non seulement de critiquer sa propre discipline, mais encore de prendre une position de rebelle solitaire à l’égard des institutions qui lui fournissent ses clients. Héroïsme et lucidité fort improbables ! Sur la mauvaise foi primaire de son client, il va donc greffer celle de la science. Sans doute allégera-t-il, autant qu’il le pourra, les souffrances de ce patient. Et, même, regrettera-t-il que le monde de l’entreprise ne lui soit pas aussi familier qu’aux travailleurs. Quoi qu’il en soit d’un procès dans lequel je ne tiens pas à jouer le rôle du procureur, constatons qu’au fur et à mesure que l’affaire avance elle s’éloigne de plus en plus de la réalité première, c’est-à-dire de la vie de l’entreprise telle que la fabrique le management libéral, pour inventer un univers d’explications abstraites sur lequel peuvent proliférer à loisir les démonstrations scientifiques, les protestations de moralité et les déclarations d’éthique.

Vous éliminez donc toute responsabilité individuelle ?

Il vous faut vraiment un réquisitoire ? Soit, vous l’aurez. Mais attendez au moins la fin de l’exposé. Car il y a un troisième degré de mauvaise foi. C’est celui du pouvoir qui, dans un ultime mouvement d’abstraction, se saisit de l’angoisse conjointe de l’intéressé et du psychologue et la déconnecte, cette fois définitivement, de la situation qui l’a fait naître. Et le voici qui légifère, au nom du peuple, sur une notion approximative à laquelle il confère, contre tout bon sens, une existence autonome.

Mais celui ou celle qui a harcelé ?

Ah ! Oui ! Le réquisitoire ! Disons… Contre le psychologue, une peine de principe : on ne peut pas lui reprocher les œillères propres à sa discipline, mais il doit quand même bien se douter de quelque chose. Sévérité, par contre, à l’égard des pouvoirs qui ont légiféré et décrété. Il s’agit ou bien d’une ignorance crasse de la vie sociale, ou bien d’une volonté manipulatrice d’aggraver la mauvaise foi publique. Dans les deux cas, c’est très préoccupant.

Je le disais bien. Pour vous, ceux qui harcèlent sont innocents…

Nous vivons dans un pays où les crimes et les délits sont sanctionnés… Mais s’il s’agit d’un de ces harceleurs à la petite semaine qui constituent l’immense majorité de cette population, qu’on n’oublie pas qu’un persécuteur, le plus souvent, est d’abord un persécuté. Quant à l’idée imbécile propagée par les Zorros subventionnés de l’audimat selon laquelle la possibilité de dépasser une souffrance serait directement proportionnelle à la sévérité de la sanction, envoyez-la aux hommes des cavernes, qui vous la réexpédieront.

Et la victime ?

Vous ne voulez pas que je condamne la victime ? Allons ! Puisque nous en sommes à sourire, je la condamne à méditer sur nos entretiens afin qu’elle comprenne mieux ce qui lui est arrivé. Voyez comme je suis archaïque : la meilleure vengeance que nous puissions tirer du mal qu’on nous fait, c’est le progrès auquel il nous conduit. J’ajoute que je me méfie beaucoup de ceux qui, sous couleur de défendre les salariés, sont trop contents de verser de l’huile sur le feu en sorte de les infantiliser et de les diviser : ces gens-là ne se recrutent pas tous dans le même camp.

Donc cette affaire de harcèlement vous paraît emblématique ?

Comme vingt autres. Elle met en évidence notre impossibilité, ou notre refus, ou notre crainte de regarder en face notre vie collective. Elle révèle que les mesures que nous prenons pour résoudre ce que nous appelons nos problèmes sont en connivence parfaite avec cet évitement et, le plus souvent, le pourvoient de justifications illusoires. Elle montre que ces problèmes eux-mêmes, tels que nous les formulons, sont le fruit d’une élaboration perverse : l’exposé des problèmes doit être d’avance conforme aux solutions préconçues que nous leur donnerons. Enfin, et surtout, elle témoigne des ravages que la confusion collective provoque dans les consciences, et du caractère universel de l’angoisse qu’elle suscite.

Une malédiction ? Une chance que nous ne saurions pas saisir ?

Pas besoin de grands mots. Un nœud. Un passage obligé. Un obstacle devant lequel nous bronchons. Ni malédiction ni bénédiction. Chance ou danger, comme toute circonstance décisive. En prenant les mots dans leur sens faible : révélation, petite apocalypse. Mais suffisamment sérieuse pour jeter le monde dans le trouble où vous le voyez.

Qu’est-ce que c’est ?

Si je le savais… À deux, nous aurons de meilleures chances de trouver.

S’il y avait une hypothèse à formuler ?

Pour ma part, je n’ai que quelques intuitions, nées elles-mêmes de rencontres. Cette curieuse conversation, il y a quelques années, avec ce représentant quasi officiel de la pensée de gauche…

Encore un mystère !

Cet homme et moi ne nous connaissions pas, mais nous venions de perdre un ami commun qui nous était, à l’un et à l’autre, très cher. Une fois évoqué le souvenir du disparu, nous n’avions plus grand-chose à nous raconter. Plus inventif que moi, mon interlocuteur lança alors deux sujets de conversation. Nous parlâmes d’abord de la mort, et de la peur de mourir : c’était en situation. Puis, soudain, je le vis s’animer et se lancer, à mon extrême surprise, dans une apologie enthousiaste de Nicole Notat. Ce qu’il admirait en elle, c’était que, selon lui, elle était capable de retourner contre le patronat ses propres armes : si c’est vrai ou non, je n’en ai aucune idée. Mais, en descendant l’escalier, je sentis s’établir en moi une étrange connexion. L’idée de retourner contre le patronat ses propres armes s’était emboîtée dans notre conversation sur la mort. Greffée. Soudée. D’abord, elle ne m’avait pas autrement ému ; soudain, elle me semblait morbide. Une autre anecdote va, je crois, compléter cette première intuition.

Méthode pointilliste.

La révolution sera pointilliste, ou ne sera pas ! La nouveauté, c’est que les choses sérieuses se passent désormais dans l’esprit et le cœur des anonymes. Cette idée ne fait pas plaisir aux bavards officiels. Ils la trouvent sommaire, sentimentale, creuse. Paraissait donc, il y a quelques décennies, un long article au titre un peu ambigu : Civilisation du néant. L’auteur en était un homme d’une exquise et profonde culture qui se déclara plus que peiné par ce qu’on avait compris de son propos. Ce titre avait suggéré aux critiques un personnage grincheux et ronchonneur, prêt à assommer toute innovation et à l’enterrer sous un monceau de citations latines. Telle n’était pas, disait-il, son intention. Il avait seulement cru observer que ce néant, naguère rejeté dans les ténèbres extérieures, avait pénétré – mais quand ? – dans la cité elle-même : il s’était donc fait civil, il s’était civilisé et, cela, en prenant les plus séduisantes apparences, en se vêtant des meilleures intentions, en formant les projets les plus judicieux.

Ce n’était quand même pas très aimable pour ses contemporains…

À mon avis, il ne pensait pas à eux ; sa mesure était plus large. Mais, si je laisse les deux anecdotes se compléter, nous voyons peut-être se dessiner quelque chose. Non… Ajoutons encore un souvenir du métro. Une inscription très troublante, tracée d’une main rageuse : “Il est plus honorable d’être chômeur que contrôleur.” Prise au pied de la lettre, elle est d’une flagrante injustice, et c’est ainsi que nous la ressentirions si nous étions des employés de la RATP. Mais imaginons le contrôleur qui découvre l’inscription, sa fureur, sa perplexité, le doute qui s’insinue en lui, l’entrechoquement de ses pensées, le télescopage de ses émotions…

On ne vous accusera pas de tomber dans un optimisme exagéré. Si je résume vos propos, le néant est cousu dans toutes nos coutures, et il n’y a rien à faire pour l’en déloger.

Des anecdotes. Mais qui ne s’enchaînent sans doute pas par hasard dans ma mémoire. Revenons à ce contrôleur. À qui ira-t-il faire croire, sauf peut-être à son chef, que son travail a le moindre intérêt ? Mais pourquoi ce chômeur, qui met si bien le doigt sur sa souffrance, lui en inflige-t-il immédiatement une seconde avec ce plus honorable, un mot qui juge, qui humilie ? Pour défendre leur cause, les pauvres n’ont-ils plus d’autre solution que d’emprunter aux puissants leurs armes et leurs mots ? N’est-ce pas ça la victoire du néant, sa façon de s’infiltrer partout, sa civilisation ? Quelle bouillie ! Finie la lutte si rassurante du bien et du mal. Maintenant, c’est le mauvais contre le mauvais, le faux contre le faux, l’injuste contre l’injuste. C’est pourquoi, aujourd’hui, les deux choses les mieux partagées du monde sont le sentiment de ne comprendre rien et le dégoût.

Et ce n’est pas pessimiste, ça ?

Non. Même si la cruauté a l’air de l’avoir emporté. Ce soir-là, comme d’habitude, notre contrôleur, à peine rentré chez lui, va nettoyer un bout de son jardin. En remuant la terre, il revoit sa journée. Ce boulot sinistre, toute cette bande de faux copains qui rient trop fort dans les wagons, ce western bon marché, une trouille à couper au couteau. L’œil réprobateur des voyageurs. Et ce chômeur qui y va de sa méchanceté… Cerné de jugements, notre contrôleur. Et seul contre tous. Mais c’est là qu’il ne peut pas me rendre entièrement pessimiste. En soignant ses salades, il réfléchit plus profond que les gens de la télé dont il ira vaguement contempler la tronche quand il aura trop mal aux reins. Mon idée, c’est qu’il pressent, par flashes, de quoi il retourne dans notre monde. Comme dans le métro, quand, derrière leurs regards absents, les voyageurs qui lui présentent leur billet ont l’air de laisser décanter quelque chose.

C’est parce qu’il sent que son malheur n’est pas localisable que ce pauvre homme vous rend optimiste ?

Oui. Il sait qu’après l’inondation toute la maison est à reconstruire. Il ne se raconte pas qu’en refaisant les peintures du living, ou en revoyant l’électricité de la cave… Savez-vous que vous parlez comme Aragon ? Le malheur où te voilà pris/Ne se règle pas au détail. Mon contrôleur n’est peut-être pas un grand esprit, mais ce n’est pas un esprit faux. Il ne croit pas que l’existence soit une course au trésor où chacun aurait à relever trois ou quatre défis programmés, avec même motif et même punition pour la génération qui suit. Vous connaissez le Beaujolais ?

Le vin ?

Le pays, surtout. Admirable. Si j’étais si désespéré, pourquoi vous aurais-je proposé la fatigue de nos bavardages ? Je serais allé marcher dans les Pierres dorées !

III.

Vous aussi, c’est dans votre petit jardin que vous apprenez à vivre ?

Mon jardin, c’est mon quartier… Assez violent, ces temps-ci…

Vous avez une recette ?

Non ! Quand je fais le généreux, je me sens égoïste. Quand je fais l’égoïste, je suffoque. Alors, ni l’un ni l’autre. Vivre sa vie, sans trop fermer les fenêtres… S’habituer aux courants d’air…

Ne jamais fermer aucune fenêtre ?

Il le faudrait, si. Tous les vents ne sont pas favorables. C’est long d’apprendre les vents.

Énigmatique…

Vous disiez que vous trouviez mes histoires décourageantes. Pas moi, vraiment. La tristesse, c’est quand on se met d’accord avec le malheur, quand on passe un compromis avec lui ; pas quand on le regarde dans les yeux. Voyez ce pauvre roman bourgeois ! Depuis quatre générations d’écrivains, les héros y expérimentent la difficulté de communiquer. Et ça continue. Dans un élan de puissante originalité, les auteurs de moins de quarante ans ont décidé de reprendre l’exploitation du produit. Pour faciliter le marketing, il faut le rendre immédiatement identifiable : des gens qui ont couché ensemble par hasard, par ennui, par découragement, s’aperçoivent au terme d’une puissante introspection que leurs dispositions n’étaient pas exactement les mêmes que celles de leur partenaire. Troublant, n’est-ce pas ! Bouleversant ! Et, pour qu’on ne s’y trompe pas, toujours le même final : un gars ou une fille, au petit matin, les épaules basses, qui s’enfonce dans le brouillard…

Pour aller où ?

Au Crédit Lyonnais ! Il faut bien que la réalité reprenne le dessus ! Après la division du travail, la division de la vie ; puis la division du sentiment, puis la division du désir ! Ça en fait des best-sellers, tout ça, dites donc ! En voilà des béquilles pour la mondialisation ! Ce qui m’étonne, c’est de voir les gens s’étonner du monde dans lequel ils vivent…

Huxley et Orwell ont déjà pensé à tout.

Oui, mais en restant, si l’on peut dire, côté catastrophe. Leur prose a le sourire satisfait qui épanouit le visage de certains guichetiers quand ils vous expliquent, avec force détails, qu’ils ne peuvent rien pour vous, et pourquoi il en est ainsi et pas autrement, et ce qu’il aurait fallu pour qu’il en fût autrement. Huxley et Orwell sont les comptables de l’impossible, les greffiers du désastre. Ils ont extrapolé très vite, c’est vrai, mais ils laissent l’impression bizarre, un peu désagréable, que leur pessimisme les met du bon côté, comme si ne rien ignorer de la godasse sur le point d’écrabouiller la fourmilière vous faisait fourmi de première classe honoris causa. D’autres, avant eux, nous avaient mis au pied du mur, nous avaient dit : “Voici ce qui va se passer si…”

Pour reprendre le lapsus que vous rapportiez, Le Meilleur des mondes et 1984 nous collent dos au mur…

Oui. Nous font savoir, sans contestation possible, que nous sommes déjà dans cette position-là. C’est toute la différence avec Rimbaud, par exemple. Le siècle dont nous venons de prendre congé a refusé, à plusieurs reprises, de comprendre qu’il était au pied du mur, et s’est retrouvé le dos au mur. Nous sommes une nouvelle fois dans cette situation-là.

Personne n’a oublié Rimbaud.

Non, non ! Très utile dans la conversation ! Indispensable pour faire le zozo dans les émissions littéraires ! Passionnant aussi de s’interroger sur la nature des marchandises qu’il vendait à la fin de sa vie. Et quelques citations d’Arthur peuvent encore assurer aux élèves des écoles de commerce une réputation de culture générale qu’ils pourront mettre en avant quand ils négocieront leur premier salaire.

Jaloux !

Lire Rimbaud pour le plaisir ? Pour se cultiver ? Pour se consoler ? Pour se faire croire qu’on n’est pas du côté de la bêtise ? Jamais ! On lit Rimbaud une fois. Puis on va faire le tour de son quartier en se demandant si on n’a pas rêvé. On rentre chez soi, on rouvre le livre. Et fini : pas besoin d’en savoir davantage.

Pourquoi donc ?

On est devenu Rimbaud !

Vous ne m’aviez pas habitué à tant de dévotion.

Il devance notre désir. Il nous fait traverser la tristesse à une vitesse supersonique. Il nous dépose épuisés, éblouis, baptisés de rosée, à la frontière du temps, sur une grève où on dort “d’un sommeil bien ivre”… C’est la fin, et c’est le commencement ; on se sait minable, et on se sent glorieux ; on n’attend personne, et on espère tout le monde. Rimbaud, ce n’est pas de la culture, c’est-à-dire de la réparation ou de l’embellissement. C’est un concentré de vie. Celui qui lit Rimbaud sans en être laminé, qu’il choisisse plutôt Orwell, ou Huxley. C’est intelligent, sérieux, plein d’imagination, très utilisable. Si vous êtes membre du conseil d’administration d’une grosse boîte, rien ne s’oppose à ce que vous racontiez 1984 à vos collègues avant de vous lever pour l’arrivée du président. Ça stimulera leur matière grise, et les fera accoucher d’un plan social bien plus musclé. Rimbaud, c’est autre chose. Ça se passe en direct, pas en différé. Il est grotesque de s’imaginer spécialiste de Rimbaud : ou alors, les théologiens sont des spécialistes de Dieu ! Si le mot n’avait pas déjà été employé d’une façon aussi tragique, je dirais que Rimbaud, c’est de l’action directe : je lis, je me lève, je m’en vais.

Est-il si éloigné de nos débats actuels ? C’est lui qui, le premier, parle d’horreur économique.

Il parle de nos horreurs économiques. Je ne lis pas cela comme une condamnation, avant la lettre, de la mondialisation. Rimbaud me semble plutôt expliquer que l’horreur, c’est le sens de l’économie, la logique d’épargne, la sagesse précautionneuse et, finalement, l’avarice de l’âme, sa cupidité programmée. Le contexte me paraît confirmer cette interprétation ; elle n’est pas plus tendre que l’autre pour la mondialisation, mais elle ne l’envoie pas toute seule à l’échafaud. Je veux bien qu’on emprunte à Rimbaud le terme d’horreur économique pour en faire le titre d’un pamphlet contre le fric. Mais toute la perspective en est faussée. Car Rimbaud ne polémique pas contre l’horreur économique. La tentation ne l’en a jamais atteint. Il l’a balayée sans même y penser. Il lui a fait sa fête, comme à tout ce qui organise le malheur moderne : une Ferrari qui laisse sur place un camion. Il était bien trop pressé de passer, et de nous faire savoir que nous pouvions passer aussi. Le monde naissant, il en parle comme d’un cauchemar dont il viendrait de se réveiller, d’une angoisse à peine dissipée : mais, quand même, toujours sous l’angle de l’épreuve dépassée, de la blessure en voie de cicatrisation. Reste une douleur, une seule, dont il ne se remettra pas parce qu’aucun homme ne s’en remet : le sentiment de ne pas savoir dire, de ne pas pouvoir dire, d’être incapable de rendre compte de son aventure, de raconter son passage. Il n’a pour cela que son balbutiement génial, avant le silence.

Revenons au monde où nous vivons. Je ne me sens pas les qualités d’une Ferrari. Un itinéraire moins téméraire me déstabiliserait moins.

Je suis atterré d’avoir affublé Rimbaud de cette image lamentable. Mais n’en tirez pas prétexte pour céder à une vilaine fausse modestie. Pour justifier son néant, chacun en appelle, aujourd’hui, au néant de son voisin. Dans ces conditions, je persiste et signe : nous sommes tous des Ferrari, tous des moteurs qui vrombissent pour nous arracher les uns les autres à l’engluement dans le pratico-inerte ! Le monde n’est pas une tâche, un établi, un programme, un chantier, un bureau, un objectif : c’est un miroir constellé de signes que nous avons à traverser. Et peu importe ce que l’on est, et peu importe quel aspect de lui le monde choisit de nous présenter.

Rien à objecter à votre passion. À condition qu’à votre tour vous n’en tiriez pas alibi pour éluder la réalité présente. Libre à vous de la détester, mais n’allez pas filer sur les chevaux de la poésie en plantant là, au beau milieu de ses difficultés quotidiennes, notre pauvre humanité déconcertée !

Savez-vous pourquoi je préfère, et de beaucoup, les mendiants du monde arabe à nos mendiants occidentaux ? Le mendiant arabe, s’il n’a pas pris nos usages, reste immobile, et comme indifférent. Il ne demande rien et, si vous donnez, ne vous remercie pas. Faire l’aumône n’est pas une faveur que vous lui accordez, mais une chance qu’il vous offre. Ne saisissant pas cette grâce imméritée, vous êtes un idiot ou un barbare. Chez nous, les mendiants, qu’on dirait recyclés dans les entreprises, ont appris à faire dans la séduction, dans la culpabilisation et, le cas échéant, dans le reproche, l’injure, voire l’agression : ce sont des mendiants managers. Il s’établit entre eux et nous un rapport de force semblable à celui qui s’établira, dans la même journée, entre nous et, par exemple, notre patron. Faire l’aumône devient donc plus qu’ambigu. Il ne s’agit plus seulement d’aider un pauvre, mais de montrer qu’on adhère à l’ordre social dont les miséreux, comme les riches, deviennent, à leur manière, les représentants.

Voilà qui étonnerait bien des clochards !

Je ne souhaite nullement qu’on fasse la grève de la pièce de cinq francs, ou d’un euro. Mais notre société n’est pas composée uniquement de clochards. L’urgence de la misère fait oublier les contradictions qu’elle cache ? Soit. Mais je ne vois aucune raison, je vous l’avoue, de charger notre conversation de la lourdeur assommante des préoccupations contemporaines, ou plutôt de l’idée que les gens importants veulent que nous nous en fassions.

Quoi ? Gagner sa vie ? Tâcher de progresser un peu ? Pourquoi faites-vous semblant d’habiter dans les nuages ? Êtes-vous tellement au-dessus de ces soucis quotidiens ? Ou trop délicat pour risquer de mettre vos mains dans ce cambouis ?

La preuve par le cambouis… Ils sont nombreux, les gens manucurés qui, dans leur bureau climatisé, aiment à jeter ce reproche à la tête du visiteur que leur cynisme fait sourire : “Vous ne voulez pas vous plonger les mains dans le cambouis, hein ?” Et ils frottent leurs menottes blanches et potelées sous un filet d’eau imaginaire… Jamais vous n’entendrez le marchand Rimbaud roucouler comme ces bureaucrates : il le traverse comme un pauvre, son cambouis, en tâchant d’en faire disparaître les traces, et en regardant au-delà.

Alors, à quoi jouent-ils, vos manucurés ?

Ils sont conditionnés à tricher avec leur désir. C’est probablement définitif. Le seul cambouis qui les intéresse, c’est celui qui arrive sur leur compte à la fin du mois. Comment pourraient-ils l’avouer ? Ce serait l’effet dominos : fini le mensonge, donc finie la propagande, donc fini l’ordre social.

Ils ne sont pas les seuls à tricher avec leur désir.

Sûrement pas. C’est là un jeu qui se joue le plus souvent à trois : vous, votre désir, une institution. Je me rappelle ce sermon prononcé par un personnage confus, mi-laïque, mi-curé, qui se disait chargé de mission auprès des prostituées du quartier. Il accumulait les fadaises, rappelant avec solennité que les filles étaient des êtres humains comme les autres, que Dieu ne les jugeait pas, etc. Sa tâche – il le confessait d’une voix un peu sourde et vibrante -, c’était de les aider à connaître le véritable amour. Elles sont très jeunes, vous savez, les prostituées de ce quartier, et superbes, la nuit, sur le boulevard, quand le froid les fait encore plus fragiles, plus inquiétantes, plus nues. Ce bonhomme, frustré comme un comité central, qui va leur enseigner le véritable amour, et entretient de son intention, avec quel feu ! une trentaine de vieilles dames sourdingues ! À pleurer ? À rire ?

Qu’avez-vous fait ?

Rien. C’était fascinant. À vous rendre furieux ! J’avais envie de mettre mes mains en porte-voix et de crier : ” Fais la quête pour t’en payer une !”

La mauvaise foi de cet homme est-elle la même que celle des amateurs de cambouis ?

Bien moins grave. Que vous soyez curé ou souteneur, homo ou hétéro, le sexe, de quelque mensonge que vous l’entortilliez, arrivera toujours, même par des chemins tordus, à de la vérité. Cioran a très bien vu ça : le sexe est inclassable, inapprivoisable, donc tragique. Il n’est pas vrai qu’il soit un désir comme un autre, un appétit comme un autre. Pensez ce que vous voulez de mon pauvre bonhomme : si vous allez l’écouter, vous n’échapperez pas au malaise. Vous rigolerez, ou vous l’insulterez, ou, pour vous protéger, vous jouerez au psychanalyste. Mais, en secret, vous vous sentirez aussi péteux que les gamins du quartier, le soir, quand ils vont mater les fesses et les seins de ses futures paroissiennes.

Dans les deux cas, c’est mettre en avant de nobles objectifs pour masquer des envies plus immédiates.

L’argent, c’est autre chose. Il peut créer des drames, et on sait qu’il ne s’en prive pas. Mais, en soi, il n’est rien. Il faut qu’il soit gagé sur quelque chose. Sur l’or ? Les diamants ? Les œuvres d’art ? La production industrielle ? Pour les raisons qu’on sait, tout ça a fait son temps. L’argent est désormais gagé, pour tous et pour chacun, sur l’opinion qu’on en a. Ce n’est pas la première fois, depuis Crésus, qu’il est au centre du monde : mais c’est la première fois qu’il a réussi à fabriquer une pensée-argent devant laquelle les riches s’inclinent pour rester riches, les pauvres pour tenter de devenir riches, les miséreux pour se consoler de leur malchance en se persuadant qu’ils sont quand même dans le coup de l’Histoire. Là est l’immense différence. Le plus cinglé des obsédés du sexe ou la plus névrosée des bigotes en vient forcément à un point où c’est de son destin à lui, à elle qu’il s’agit ; de son malheur à lui, à elle ; de son désir à lui, à elle. Voie ingrate, pénible, toujours un peu plus fertile en déceptions qu’en jouissances, et qu’on ne saurait souhaiter ni à ses amis ni à ses ennemis : mais voie à coup sûr humaine parce que constamment sous-tendue – enfer ou ciel, qu’importe ! – par la nécessité de se regarder en face.

L’argent, lui…

A tout gagné. A tout retourné. S’est établi comme base universelle, comme terreau des intelligences et des émotions, comme pas de tir des projets et des élans. A tout ployé devant lui, les nuques et les rêves. Est devenu le critère de la réussite, la visée du savoir, la clef de voûte de l’existence. Et non seulement a réussi tout cela, mais l’a fait raisonnablement, avec l’adhésion réfléchie de ses victimes, en bon père de famille, en employé fidèle soucieux de ses livres de comptes, de sa moralité, de l’ordre public.

Ils sont nombreux, même parmi les gens de pouvoir, ceux qui voudraient néanmoins limiter son influence.

Ils sont surtout nombreux ceux qui, par paresse ou par peur, cultivent des souvenirs anciens et pieux qu’ils savent parfaitement incapables de changer le cours des choses mais qui permettent à leur main droite d’ignorer ce que fait leur main gauche. Ou l’inverse, puisque tous les serviteurs du pouvoir sont maintenant ambidextres.

Tous dominés par la pensée-argent ?

Ils ne peuvent y échapper. La pensée-argent, c’est la troisième étape. Comme dans la colonisation. Première étape : la mainmise sur le territoire. Deuxième étape : la mainmise sur la société. Troisième étape : la mainmise sur les esprits. Ce résultat acquis, et sauf imprévu, l’affaire tourne toute seule. Les banquiers, les financiers, les deux cents familles, tout ce folklore qu’on agitait sous le nez des faibles, tout ça est devenu à peu près aussi inoffensif que les Templiers. Voyez comme elles sont élégantes, comme elles sont délicates, les noces de l’argent et de la pensée : notre avenir est servi. Ne sont-ils pas charmants nos banquiers ? Ils se cultivent comme des potagers ! Si l’idée vous venait de détruire la tour Eiffel, iriez-vous plastiquer les usines où ses éléments furent fabriqués ? Peu importe l’argent. C’est la pensée-argent qui fait le monde : paritaire, elle porte ses deux noms, celui de Maman, celui de Papa. Le fric n’est plus dans le fric : c’est ça, la pensée-argent. Sa salle de négociation, c’est vous, c’est moi, c’est chacun de ces anonymes qui, inondés des bénédictions progressistes, aiment tant à se déguiser en eunuques. Pas un gloussement d’indignation humaniste sortie d’un gosier socio-démocrate qui ne fasse avancer d’une case les affaires de la pensée-argent. Aucun besoin d’elle, évidemment, quand il s’agit d’imposer une injustice, d’anéantir une rébellion, d’écraser un peuple : on a des spécialistes pour cela. La pensée-argent a une mission d’une autre importance : elle repère les espaces mentaux à conquérir. Responsabilité immense, où le grand art est d’avancer en donnant l’impression qu’on recule. La pensée-argent ne peut y réussir qu’en ruisselant de chafouines protestations de respect. C’est en souriant qu’il lui faut conquérir les intimités que nous lui refusons encore. C’est en souriant qu’il lui faut les familiariser avec le massacre qui leur est promis.

Il n’est pas vrai que tout le monde désire ce massacre !

Personne ne le désire. Pas même, au fond, ceux qui l’organisent. Personne. Mais c’est cela, la pensée-argent : le triomphe de personne acclamé par tout le monde.

Il y a des gens qui se battent.…

Oh ! oui ! Mais pas pour se sauver : pour ne pas enterrer leurs principes. Pour garder leurs illusions. Pour se persuader que l’univers qu’ils ont connu est toujours là. Pour ne pas devenir fous. Les malheureux… Ils gesticulent, les pieds dans les sables mouvants. Ils pleurnichent qu’il faut concilier la technique et l’humain, l’économique et le social, l’intérêt et la liberté. Et le sable se referme doucement sur leurs bonnes intentions.

Je ne peux m’empêcher de penser que vous dramatisez un peu trop. Pourtant, sur un point essentiel, je vous rejoins : nous sommes dans une fuite collective, et l’angoisse l’accélère. C’est parce que nous fuyons que nous sommes lâches…

Exactement. Et pas le contraire. Nos concitoyens ne sont ni plus ni moins courageux que d’autres. S’ils sont trop passifs, trop résignés, trop conformistes, c’est que la fuite constante à laquelle ils se croient condamnés et la débâcle intérieure qui les jette hors d’eux-mêmes les contraignent à ces vilaines attitudes. C’est pourquoi ils s’inventent, au petit bonheur la chance, ce qu’ils appellent des repères, pauvres refuges d’un instant bien vite remplacés par d’autres : incapables d’affronter la trop dure réalité, ils se contentent de l’ersatz que leur en fabrique la boutique médiatique.

Je suis heureux que vous ne les accabliez pas.

Il faudrait être bien injuste. Tous ces gens que vous voyez se bourrer de cachets eussent été, à d’autres périodes, de paisibles hussards noirs de la République, des pères et mères de famille rassurés et rassurants… Nous vivons à une époque plus que difficile, voilà tout. Le diable, c’est que ces périodes-là sont toujours extrêmement lucratives pour les menteurs… La prétendue pensée unique n’est qu’un sous-produit des affaires. Le prurit de classement et la névrose de compétition, salement propagés par des cabinets de consultants gavés d’argent privé et public, n’épargnent rien, vous le savez, pas même l’enseignement, pas même l’école primaire, pas même la maternelle, où la machine à comparer commence son décervelage. On y impose désormais aux enfants, aux bébés, des objectifs : ainsi les lévriers sont-ils dressés à courir derrière des leurres. Laissez-moi donc vous lire quelques-unes des recommandations qui figuraient sur la couverture des cahiers de devoirs mensuels distribués, en 1912, aux enfants des cours élémentaires des écoles communales parisiennes : “Enfant ! faites en sorte de pouvoir un jour regarder cet abrégé de votre vie scolaire sans avoir à en rougir ! Il n’est pas indispensable pour cela que vous soyez un des premiers élèves de votre classe : l’avantage de ce cahier, c’est précisément qu’il n’a pas pour but de vous comparer avec vos camarades, mais de vous comparer successivement vous-même avec vous-même. Il ne s’agit pas de montrer si vous êtes plus intelligent, plus habile, plus instruit que tel ou tel autre élève, mais bien de montrer chaque année, chaque mois, si vous êtes plus habile et plus instruit que vous ne l’étiez quelque temps auparavant, si vous avez tâché de valoir mieux aujourd’hui qu’hier, si vous tâcherez de valoir mieux encore demain qu’aujourd’hui. […] Enfant ! songez encore à ceci : On ne travaille pas pour soi seul dans ce monde, on travaille aussi pour les autres. […] Si vous traversez quelque moment de faiblesse et de découragement, enfant, ne vous laissez pas abattre, et pour reprendre courage, dites-vous tout bas à vous-même : […] Je veux travailler, je veux devenir meilleur, non pas seulement parce que c’est mon intérêt, mais parce que c’est mon devoir.”

Difficile de ne pas céder à la nostalgie !

Il faut y renoncer. Mais aucun scepticisme désenchanté ne doit nous empêcher de reconnaître qu’en faisant appel à l’amitié, à l’attention, à la volonté de bien faire plutôt qu’à l’esprit de compétition, en mettant le devoir au-dessus de l’intérêt, nos arrière-grands-parents touchaient juste quand nous, nous touchons faux.

Pourquoi cette débâcle, s’ils touchaient si juste ?

Pour l’instant, c’est l’Austerlitz de la pensée-argent. Provisoirement imparable : inutile de glousser sur l’éthique et les valeurs. Cela changera sans doute, à moins que nous ne devenions fous. Aujourd’hui, nous voyons s’écrouler tous nos châteaux de cartes…

Le socialisme, le communisme, le christianisme social, le patriotisme, la République, Jaurès, Péguy, les luttes ouvrières, le Front populaire, la Résistance, Charles de Gaulle, des châteaux de cartes ?

Immense, tout cela. Mais, quelles que soient nos paroisses respectives, ayons le courage de reconnaître qu’elles n’ont pas résisté, même si elles n’ont rien perdu de leur signification historique, ni de leur valeur morale ou métaphysique. Si désagréable qu’il soit de le constater, elles ont été incapables, largement incapables, de résister à la pensée-argent. Elles avaient en commun une faiblesse qu’elles ne pouvaient même pas soupçonner tant elle leur semblait une force, un gage de durée : elles étaient, les unes et les autres, bâties sur des structures d’autorité, articulées sur des logiques d’autorité. C’est ce socle d’autorité qui a commencé à s’effriter, non pas les valeurs qui s’appuyaient sur lui. Mais, en réalité, à ces valeurs elles-mêmes, presque personne n’avait directement accès : la plupart ne les percevaient qu’à travers la protection qu’elles leur assuraient.

Vous pensez qu’elles n’étaient pas assez solidement fondées dans la conscience des gens ?

Elles l’étaient rarement. Faiblement. Peut-être est-il inévitable qu’il en soit ainsi. En tout cas, quand l’Histoire a tiré la nappe de l’autorité, tout s’est brisé. Il y eut d’abord un doute terrible : comment, appuyé sur d’aussi solides fondements, le siècle avait-il pu permettre tant de monstruosités ? Il y eut aussi l’ahurissant développement des techniques et de la communication, générateur de relativisme. Il y eut, après les premières critiques de la société de consommation, la course à l’individualisme hédoniste. Pour qu’ils puissent résister, il aurait fallu les courants que vous dites bien plus fortement ancrés dans les esprits, bien plus largement repensés par chaque liberté. Presque toujours, ils étaient perçus comme des catéchismes, vécus comme des pièces rapportées, admis comme des principes qui valaient bien plus par la sécurité morale qu’ils offraient que par le contenu de leur message. La confiance qu’on mettait en eux a décliné quand leur puissance a décliné.

Et maintenant, s’ouvrirait le temps de l’intelligence partagée, de la liberté spontanée, du progrès de la conscience universelle ?

Traitez-moi de soixante-huitard, et n’en parlons plus. Ou observez que je n’en suis nullement aux préconisations. La pensée-argent a apparemment balayé d’un même coup les logiques d’autorité et les différents courants qu’elles supportaient : mais seulement pour installer une nouvelle logique d’autorité infiniment plus intransigeante. Aucune idéologie n’a jamais exercé un pouvoir comparable à celui de la pensée-argent, puisqu’elle se présente non pas comme le résultat de la volonté de quelques-uns ou d’un groupe particulier, mais comme la simple et raisonnable traduction de la nature des choses. Les divers courants que vous citiez, eux, sont comme en révision dans le secret des consciences. Certains d’entre eux peuvent-ils faire reculer la pensée-argent ? Lesquels ? Mon pari est qu’il y aura des convergences. On n’imagine plus, par exemple, un marxisme rivé à un économisme primaire, entièrement fermé à la subjectivité. On ne voit pas non plus resurgir un christianisme indifférent à toute perspective anthropologique.

Tiens, les années 60 reviennent, et celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas…

Votre vilaine manie de me classer ! Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas, et bien d’autres, et tous les autres… Désolé de ne pas annuler devant vous toute la pensée antérieure. On retrouvera forcément, après tant d’artifices et de faux-semblants, des préoccupations plus consistantes : à moins que les réformes scolaires n’en aient fait passer le goût à la jeunesse. On dit que les idéologies sont mortes. Peut-être. Mais pas l’intérêt pour les idées, ni le désir de synthèses cohérentes.

La lecture des journaux et la chronique des événements politiques vous incitent vraiment à l’optimisme ?

Les journaux ne sont que des reflets, notre vie politique aussi, hélas ! Mais les recherches désintéressées ne disparaissent pas aussi facilement. Elles sont là, derrière les brumes de la modernité, comme des étoiles cachées par un nuage.

Quel nuage ?

L’immense désarroi consécutif à la dévalorisation radicale des logiques d’autorité.

Dévalorisation définitive ?

Définitive, en tout cas pour nous. Même si, par un mouvement trop compréhensible, l’angoisse, l’ignorance et la rage, associées à quelque violence aveugle, peuvent faire semblant de ressusciter très provisoirement le passé, ou sa caricature.

L’extrême droite ?

L’extrême droite, naturellement. Et, sans du tout les confondre avec elle, l’extrême management, l’extrême marketing, l’extrême communication, etc.

Sur le même plan ?

Je viens de vous dire que non. Mais je devine votre question : vous me demandez ce qui est le plus dangereux. Si l’on se rapporte au pedigree, c’est évidemment l’extrême droite. Si l’on raisonne en fonction des dangers potentiels, la réponse s’inverse. Une chose est sûre : la logique d’autorité, dans nos pays, ne pourra plus voyager que dans les bagages du désespoir, ou de l’obsession de l’échec.

L’anarchie, alors ?

Ne perdons pas notre sang-froid. Entre l’anarchie et l’autorité, la démocratie n’aurait rien à proposer ? Pourquoi alors en parlerions-nous tant ?

Les gens ont perdu leurs repères et ont besoin de les retrouver.

Vous connaissez leurs besoins mieux qu’eux, Docteur ! Quant à ces fameux repères, les psychanalystes, toujours un peu farceurs, n’ont pas loupé le jeu de mots : repère, c’est re-père, réapparition du père, c’est-à-dire de l’autorité.

Vous voyez bien !

Je ne vois rien du tout. Que vos pères jupitériens aillent au diable ! C’est l’amour des enfants, l’amitié qu’on a pour eux qui peuvent éventuellement permettre de ne pas être un père catastrophique, pas l’autorité. L’autorité n’est le fondement de rien. Elle a beau se déguiser de toutes sortes de beaux affûtiaux, c’est une servante : une servante utile, mais une servante. Et ce n’est pas vrai seulement dans la paternité ! L’autorité a longtemps été le seul fondement réel de toutes les relations, même matrimoniales. D’accord d’avance pour l’indispensable antienne anti-machiste ! Mais, dans les couples, le véritable pouvoir n’était ni à l’homme, ni à la femme. Il était à l’institution. Et je ne crois pas que, sur ce point, grand-chose ait changé, même si les sondages et les médias ont remplacé la religion et le devoir civique, et sont désormais reconnus comme les nouveaux gardiens de l’ordre. À cela près que ce changement témoigne de la dévaluation constante qu’a subie l’autorité.

Mais les travaux de Pierre Legendre, la généalogie, etc. ?

Je ne dispose que de pauvres intuitions. Serait-il sacrilège d’établir un lien entre le thème que vous dites et la manie si répandue de se chercher des ancêtres aux Archives départementales où l’on en trouve, le plus souvent, de fort distingués… De combien de princesses descendez-vous, vous ?

Et vous ?

Moi, j’en suis resté, là encore, à Rimbaud : “Je suis de race inférieure de toute éternité.”

Nous nous égarons.

Mais non. Ne coupons pas les gens en quatre. La dictature de la logique d’autorité s’est exercée de façon transverse ; on la retrouve dans tous les aspects de la vie, publics et intimes. On chante que la politique est en crise. C’est ce qui la fonde qui fait problème, l’idée que nous avons de notre place dans le monde, de notre présence dans la société humaine. Je crois pourtant que les perspectives fécondes, unificatrices, salvatrices, ne sont pas loin : là, tout près, juste derrière le nuage, juste derrière l’angoisse. Pour l’instant, nous ne les avons pas encore rejointes. Entre elles et nous, la courroie de transmission traditionnelle a sauté : c’était l’autorité. Pour continuer à être en relation avec nous-mêmes, avec les autres, avec le monde, il nous faut donc inventer autre chose. C’est une affaire affolante, ahurissante, d’autant que toute marche arrière est impossible. Un chambardement total, à l’extérieur comme à l’intérieur, qui exige une attention extrême, un courage sans faille, une simplicité d’enfant, une ironie implacable, un amour débordant de la vie, un sens démesuré de l’inutile ! Et pas mèche de soumettre ça à référendum ! Étonnez-vous de nous voir inventer des parades idiotes ! Étonnez-vous si nous nous recroquevillons dans le mitard crasseux de notre individualisme ! Étonnez-vous de ces guérisseurs de conflits, de ces rebouteux sociaux qui poussent comme du chiendent ! Si nous avons tiré le bon ou le mauvais numéro en vivant à cette époque, je me le demande souvent. Finalement, c’est plutôt oui.

Goût du paradoxe ? Ou du sport ?

Ni l’un ni l’autre. Tout cela était inscrit depuis si longtemps dans notre héritage. Mieux vaut vivre la scène centrale que la présentation des personnages.

La fatalité de la tragédie ?

Je ne sais pas. Je ne suis pas l’auteur de la pièce. Et s’il y avait des coups de théâtre ? Et si les anonymes s’en mêlaient ?

Pour l’instant, le scénario est plutôt confus.

Nous cherchions de quoi les gens ont peur. C’est simple : d’une situation qui les met, sans échappatoire possible, devant leur liberté. Qui les oblige à trouver en eux, par eux-mêmes, le moyen de rejoindre le beau, le vrai, le bien. Ils ne sont pas du tout équipés pour ça. Ils voudraient tellement modifier la règle du jeu ! Regardez la pensée unique. Nos concitoyens ne sont pas assez stupides pour perdre tout sens critique devant les équations de deux banquiers et de trois économistes. Ce qui les intéresse, dans la pensée unique, ce n’est pas son contenu : c’est qu’elle a l’air de ménager, pour un peu de temps encore, une zone où l’obligatoire continue à leur tenir la main. Changez le contenu de la pensée unique : vous obtiendrez la même adhésion. Pourquoi le mur de Berlin serait-il, sinon, resté debout si longtemps ? Cependant, il y a progrès, si l’on peut dire, dans la lente glissade de l’autorité. Le communisme avait des prétentions globalisantes, universelles. Il disait, après Marx, je crois, qu’il résolvait le mystère – ou le problème – de l’homme, et qu’il savait qu’il le résolvait. Bravo ! Notre libéralisme graisseux, dernier repreneur connu de la logique d’autorité, se cherche des prises bien plus modestes. Foin de l’universel ! Il globalise la bouffe, et le confort ! Mais, là encore, ne pas se tromper. Les temples se sont changés en grandes surfaces, mais ils continuent à effrayer, à rassurer, à dominer.

La peur, alors ? C’est le dernier mot de tout ?

Non. Le premier ! Voyez les discours qu’on vous tient pour vous amener à baisser les bras, pour vous atterrer, c’est-à-dire pour vous plaquer contre terre. Voyez la réalité en pâte à modeler qui se fabrique dans les colonies de vacances des puissants, et devant laquelle on exige que vous vous prosterniez. Ces discours, cette réalité, il importe à l’âme du monde que le doigt d’honneur qui les salue ait la majesté d’une flèche de cathédrale ! Et croyez que ce n’est pas par hasard que je vois du religieux dans ce refus intraitable ! Mais si quelqu’un, fût-il votre adversaire patenté, fût-il l’ami des tyrans, fût-il tout embarbouillé de calembredaines managériales, vient simplement à vous et, dans un souffle, vous murmure qu’il a peur, alors, vive la vie, et respirez le matin avec ce nouvel ami !

Une espérance impitoyable ?

Avez-vous déjà rencontré une espérance pitoyable ?

IV.

Arrive-t-il qu’un grand manager dise : « J’ai peur. » ?

C’est rare, très rare. Ces gens-là n’ont plus de raison d’avoir peur. Ils ont traversé le miroir dans le mauvais sens : la réalité et l’image se sont inversées. Plus ils s’enfoncent dans l’image, plus ils croient arpenter la réalité. Exaltant ! Terrifiant ! Des possibilités illimitées de transformation du néant et de démultiplication du vide s’offrent à eux. Ils ne doutent plus de rien, et surtout pas d’eux-mêmes. Ils peuvent se montrer cruels ; c’est bref, mais brutal. Le reste du temps, on leur voit cette sorte de douceur satisfaite qu’arborent les représentants des sectes quand ils viennent vous assommer de leurs élucubrations, et que vous les faites décamper.

La malédiction de l’argent ?

La malédiction du rôle. Ils sont à plaindre. Il faudrait parler d’eux comme des accidentés de la route : ce sont des victimes inutiles. Ajoutons que leur formation initiale n’est guère faite pour leur ouvrir les yeux.

Et les autres ?

Ils avouent parfois leur peur.

Peur de quoi ?

De tout. De ce qui va leur arriver s’ils disent ce qu’ils pensent. De ce qu’ils vont devenir s’ils ne le disent pas. Et, surtout, du gouffre qui se creuse en eux, du grand écart auquel ils sont soumis. Il y a un cursus de la peur. Première étape : la peur ignorée, l’intoxication par la propagande et les promesses de succès, l’exaltation, le gonflement du moi. Deuxième étape : la peur affrontée, l’épreuve de la servitude, les contradictions morales, les compromis vaseux, l’illusion du confort, les insomnies, les tranquillisants. Troisième étape, quand on y parvient : la peur dépassée, le fric sublimé, les fantasmes de toute-puissance, le nirvana économique, la folie douce – ou moins douce.

Et les opposants ?

Sur quel terrain s’opposent-ils ? Sur la répartition des rôles. Sur les cachets des comédiens. Sur la durée des répétitions. Sur la pénibilité du travail. Sur le mauvais caractère du metteur en scène. Jamais sur le texte : personne n’oserait. Les verrous tiennent bon. Des gens lucides, pourtant, vous en trouvez partout. Et courageux, capables de faire la grève, ou le coup de poing, ou d’intervenir à contretemps. Mais tout le monde se tait. Pas à cause des menaces, ni des risques à courir, ni des coups à prendre. Ce qui fait peur est plus secret.

Vous brossez un tableau navrant de notre société et, en même temps, vous croyez à je ne sais quel renouvellement. Attendez-vous un miracle ?

Un mot d’abord. Je suis frappé de voir comment la propagande détourne systématiquement notre intérêt de l’universel. On nous parle de mondialisation, mais on se garde bien de nous dire ce que font, ce que pensent les autres peuples, les autres sociétés. Les médias focalisent notre attention, sans le moindre profit pour les intéressés, sur des victimes de toutes sortes, des gens blessés, naufragés, volés, agressés. Le fait divers est élevé à la dignité d’événement. Et il véhicule toujours le même message : nos malheurs sont individuels et susceptibles de vengeance. Tout se passe comme si l’on voulait faire oublier qu’entre les destins personnels et le drame collectif la relation se fait chaque jour plus précise.

Le refus de responsabilité auquel aboutit la société du spectacle ?

Société dont les pourfendeurs s’installent eux-mêmes dans une posture de spectateurs. Société qui est devenue une gigantesque troisième personne grammaticale : celle dont on parle. On la considère, on la dissèque, on la ridiculise de bon cœur, on se désole de la voir ainsi. C’est entendu une fois pour toutes : la critiquer vaut absolution ; en parler, c’est s’en libérer. Dans les entreprises, tous les jours, à tous les étages, on récrit le même scénario, on récite les mêmes formules de conjuration. Le talent et l’énergie que les travailleurs dépensent pour ne pas reconnaître la réalité sont stupéfiants. À première vue, ils sont d’une lâcheté monstrueuse…

Difficile pour eux de reconnaître qu’ils sont les principaux agents de ce qu’ils refusent !

Il faut qu’ils gagnent leur vie, naturellement. Ils passent leur temps à se le répéter. La famille, les enfants… Et ils ont beau jeu de se dire que, de toute façon, ils sont impuissants à changer le monde. Mais ces diagnostics trop simples cachent une autre réalité. La gentille petite éducation qu’ils ont reçue est vraiment trop légère pour ce gros temps. On leur a enseigné beaucoup de bonnes choses, mais on ne leur a laissé d’eux-mêmes qu’une idée triste et étroite : leur vie n’est pas un désir qui se déploie, c’est un acquis qu’ils protègent. Ils sont généreux, mais toujours de façon plus ou moins sacrificielle : donner, c’est se priver. Ils le font de grand cœur quand c’est nécessaire, et même, le business de la charité le sait bien, quand ce l’est moins. Pourtant leur générosité les laisse aussi seuls que leur égoïsme. Ils ont le sens de leurs devoirs à l’égard des autres, mais ils n’ont pas le sens des autres. Ils voudraient sincèrement qu’il en fût autrement : ils se disent que la vraie vie, si jamais elle existe, n’est pas pour eux. Ils se consolent en songeant que telle est la condition du plus grand nombre, et s’appliquent à prendre leur méfiance pour de la lucidité. Le moteur de leur être est bridé ; leurs élans sont freinés. Leur audace s’arrête toujours un peu avant la frontière. La liberté est une permission qu’on leur accorde. L’inconnu leur en veut. Ils ne prennent pas plaisir à la dépense. Leurs principes sont conçus pour s’emboîter exactement dans leurs inquiétudes.

De bonnes proies pour la modernité ?

Pourquoi, sinon, se porterait-elle aussi bien ? Ils sont de bonnes proies pour tout le monde. Pour les patrons, qui jouent à fond sur leur individualisme maladif et leur insufflent une petite volonté de puissance bien tempérée. Pour les syndicats, qui leur font croire qu’ils sortent enfin d’eux-mêmes quand ils revendiquent avec d’autres, le temps d’un défilé, quelques menus avantages matériels dont on a calculé pour eux le montant. Pour les médias et la publicité, qui n’ont plus qu’à décorer leur servitude de tous les prestiges et de tous les charmes, le plus séduisant de ces charmes étant l’illusion d’être la conscience la plus lucidement contestataire de tout ce Barnum.

… illusion à laquelle nous ne cédons pas moins qu’eux…

C’est vrai. La pression est trop forte. Tout le monde rêve d’un petit mirador pour regarder les autres d’un peu haut. Pourtant…

Serions-nous quand même un tout petit peu différents ?

Non. Mais attention aux pleurnicheries sur le comptoir du Crédit Lyonnais. Ne nous promenons pas bras dessus bras dessous avec le malheur des gens. Pas de cette commisération qui n’a d’autre but que de mettre en évidence la délicatesse d’âme de l’apitoyé. Puisque nous sommes comme eux, apparemment ils doivent être comme nous, non ? Vous et moi, nous sentons l’urgence de débrider le moteur de notre vie. Pourquoi pas eux ? Les condamnerions-nous au surplace ? Seraient-ils moins capables que nous de comprendre que c’est par ce moteur qu’ils existent, et non par tous ces accessoires qu’on vend au garage de la consommation ? Par ce moteur qu’ils ressemblent à tous les autres, si haut perchés qu’ils soient sur leur mirador ? Ce service-là, aucun de ces accessoires ne peut le leur rendre, même pas, hélas! – les romanciers bourgeois ne le savent que trop – les feux de détresse érotiques.

Si nos ressemblances l’emportent, la modernité est à jeter aux orties.

Nous le disions : elle est en coma dépassé. La meilleure amie de la différence, c’est l’indifférence.

Au fond, les différences ne servent à rien…

Si. À nous faire mieux apprécier notre ressemblance première. À nous permettre de regarder le même soleil à partir d’une infinité de points de vue. Mais n’omettons pas le plus important. Si ce qui nous fait nous ressembler, c’est le moteur qui est en chacun de nous, comment pouvons-nous accepter que nos vies personnelles et notre vie collective soient téléguidées par des mécanismes extérieurs qui mettent ces moteurs en panne pour se substituer à eux ? Tout en est ruiné. Puis-je vous faire part d’une lecture ? Pierre Bourdieu parle, après Marx, de notre propension à confondre les choses de la logique avec la logique des choses.

Soit. La logique des choses, c’est l’engloutissement, la capitulation ; les choses de la logique, la confiance dans la pensée. Juste le contraire.

Bon. Et maintenant, une devinette. Qui a écrit : “Pour ce qui est de la logique des choses, je ne sais ce que c’est. Je ne suis pas un imbécile et un lâche.” ?

Un disciple de Marx ?

Pas tout à fait. Paul Claudel. C’est dans La Ville, une pièce qu’il a écrite à vingt-cinq ans. Curieuse rencontre, n’est-ce pas ?

Vu. Vous récidivez. Encore les années 60, les débats entre chrétiens et communistes… Jetez votre masque.

Gentillesses entre gens de bonne compagnie… Fini, tout ça… Qu’est-ce qu’ils disent tous, aujourd’hui ? Qu’il faut renoncer à changer le monde ?

Sans que cela ne nous dispense de chercher à comprendre de quoi il retourne, ni de tâcher de maîtriser les transformations.

Transformations voulues par qui ? Par vous ? Par moi ? Par décision unanime des êtres humains réunis en congrès ? Par un esprit si fulgurant et si sage que ses conclusions s’imposent spontanément à tous ? Par un décret de la Providence ? Alors, par qui ? Par quoi ? Dites-le vous-même !

Par la force des choses. Vous voilà content. Il vous faudra attendre la prochaine Internationale…

… pour qu’on nous octroie un nouveau numéro d’écrou, et qu’on change la casquette de notre geôlier… Laissez ces fraîches vieilleries là où elles sont. Et attaquons-nous plutôt à cette prétendue logique des choses, sans imputer aux choses, d’ailleurs, mais à nous-mêmes, les dégâts qu’elle provoque.

Une fois encore, refaire le monde…

Le continuer. Reconnaissez que c’est plus facile. Le gros du ménage est fait. Plus rien à attendre du communisme. Le libéralisme, nous le voyons à l’œuvre. Restent pour alimenter nos espoirs : l’anarchie, la monarchie, le bonapartisme, le pouvoir des corporations, la technocratie, le règne temporel du pape, ou celui du dalaï-lama. J’espère que vous ne m’obligerez pas à poursuivre l’énumération en fouillant dans les abondantes ordures du siècle dernier.

La démocratie, alors ? La République ?

Bien sûr, la démocratie. Bien sûr, la République. C’est-à-dire le pouvoir des citoyens, n’est-ce pas ? Mais lequel ? Le pouvoir d’accommoder les restes ? Le pouvoir de faire semblant ? De comparer les diverses façons d’obéir à la normalisation financière pour choisir la plus favorable à la bonne santé de sa carrière ? Pensez ce que vous voulez de l’évolution du monde, du possible et de l’impossible, mais ne vous détournez pas de l’évidence. S’il est établi que les citoyens ne doivent plus prétendre à la moindre prise sur le fond des choses, il leur faudra alors se résigner, une fois pour toutes, à des existences de zombies, et s’habituer à appeler liberté le jeu de rôle dégradant qu’on leur impose. Est-ce sur cette débâcle que vous prétendez construire l’avenir ?

N’absolvons pas trop vite les citoyens. Ils ne sont pas entièrement innocents. Ils ne font pas grand-chose pour grandir dans la liberté.

Certes, et toute l’affaire est de les y aider, de nous y entraider. Mais, Kant nous l’a montré, on ne peut pas mûrir dans la liberté hors de la liberté. Déplorons, autant que nous le voulons, les dispositions de nos concitoyens. Toutefois, charité bien ordonnée, commençons par nous-mêmes. De deux choses l’une : ou nous voulons aider les autres à mûrir dans la liberté, et nous voilà contraints d’en finir avec la logique des choses ; ou nous ne le voulons pas, et c’est par abus de langage, voire par traîtrise, que nous nous prétendons démocrates ou républicains.

Ce n’est pas de gaieté de cœur que tant d’analystes sérieux nous invitent à une certaine résignation.

Je ne sais rien de leur cœur. Mais je ne crois pas beaucoup à l’objectivité des spécialistes. Leur verdict n’est pas sans renvoyer à leur propre attitude devant l’existence.

Vous les soupçonnez ?

Au-delà d’un certain seuil, l’accumulation des informations peut avoir un effet négatif. On est installé dans un rôle d’expert, reconnu comme tel, encensé. Il devient impossible de tout peser sur ses balances intérieures. On finit par mettre ses raisons de vivre entre parenthèses, son désir hors circuit. Alors, de la résignation à laquelle on se condamne à celle qu’on préconise, il n’y a pas loin. Que les intellectuels me pardonnent : ils fonctionnent en cela exactement comme les autres salariés. Dans les deux cas, il s’agit d’un affaiblissement, ou d’un effondrement, de la résistance intérieure.…

… qui n’exclut pas, toutefois, qu’on cherche à contrôler les changements, à les humaniser.

Ça, c’est hypocrite et insupportable. Hypocrite, parce que cette prétendue maîtrise renforce presque toujours ce qu’elle prétend corriger. Voyez, dans la gestion des crises ou des conflits sociaux, cet art du recul stratégique, ce déferlement de bonnes intentions. Intolérable, cette bienveillance d’arrière-garde ! C’est l’image inversée de la dictature. L’humain est à la racine de nos pensées et de nos actes, ou nulle part. Ce n’est ni une pommade, ni une guirlande. Notez que ce pathos peu ragoûtant s’étend à nos existences. Quoi ? Un deuil, un chagrin d’amour, et en avant pour SOS cellule psychiatrique ? Pour qui nous prend-on ? Pour qui nous laissons-nous prendre ? Trop d’infirmiers dans la vie sociale. Si l’on veut exercer ce ministère-là, qu’on propose ses services aux urgences des hôpitaux publics : on y manque cruellement de personnel. Ailleurs, cette feinte sollicitude est d’une grande perversité. Il y a beaucoup d’agressivité dans cette mutualisation de l’impuissance.

N’est-ce pas vous qui faites le théoricien et, d’une certaine façon, le terroriste…

… le terroricien, pendant que vous y êtes !

… que vous le vouliez ou non, et si contestables que soient ces brigades volantes psychiatriques, les souffrances qu’elles soignent ne sont pas imaginaires. Vous direz, bien sûr, qu’en agissant ainsi, on prend l’effet pour la cause. Mais faut-il laisser ces blessures s’aggraver ?

Nullement. Si l’on m’en juge capable, je m’engage volontiers à vos côtés dans l’une de ces brigades. À condition que nous disions la vérité à ceux qui souffrent.

La vérité ?

À certaines souffrances, il n’est d’autre remède qu’une chaleureuse et fervente compassion, qui n’est en rien une affaire de spécialistes. Mais, si psychiatres il y a, plutôt que d’appliquer des onguents de type comportementaliste destinés à déplacer les symptômes pour mieux escamoter les causes de la souffrance, leur tâche serait plutôt d’aider les patients à chercher les raisons de leur singulière fragilité. À mon avis, il faudrait remonter assez loin, et dépasser de beaucoup le champ de la pathologie.

Cette fragilité est organisée ?

À l’évidence. Voulue et organisée depuis l’école. Dans bien des cas, par exemple dans les réactions aux catastrophes naturelles, elle réduit les possibilités de résistance et, par-là, alourdit les tourments et renforce la dépendance.

D’où vient-elle ?

De la dénégation systématique de la dimension tragique de la vie. De la banalisation des crises existentielles. De la démagogie de la séduction. Au service de cette tactique, les fantassins psychiatres sont un régiment parmi d’autres, à faire donner à bon escient. Car on ne fait pas impunément de l’être humain un animal technico-économique sans circonscrire en lui de larges zones d’effroi. Installer en chacun cette réserve personnelle de terreur, tel est l’effet de la modernité ; tel est peut-être aussi son dessein le plus obscur. Ne jamais aller voir en soi, pratiquer systématiquement le « divertissement » dont parle Pascal, faire semblant : tout cela a un coût, un coute comme disent les ministres. Notez d’ailleurs…

… le sujet vous tient à cœur…

… notez que, si je vous ai répondu un peu longuement sur ce point, c’était pour laisser s’éteindre en moi un début de colère que votre question avait allumé. Aucune méchante intention de votre part. Mais, une seconde, j’ai perçu dans vos propos, et surtout dans le ton de votre voix, l’écho d’une abominable vilenie à laquelle nous sommes souvent exposés. Ne protestez pas : nous sommes tous effleurés, à un moment ou à un autre, par cette tentation. Oui, je répugne au néo-paternalisme de cette indiscrétion infirmière. Et non, je ne suis pas insensible aux maux auxquels elle est censée remédier. Et non, cette condamnation ne fait pas de moi un terroriste, ni un indifférent. Et oui, je suis las d’éponger les vomissements d’âcre sensiblerie qui dégoulinent régulièrement sur l’écran de ma télévision. Que dire d’ailleurs de ces autres psys qui, s’associant sans vergogne à de grotesques histrions, monnayent leur science dans la fange de programmes dont le seul objectif est de préparer la société à l’humiliation généralisée ? Ne détournez pas les yeux, belles dames et gentils seigneurs de la culture : c’est ici que le forfait s’accomplit.

Vous avez eu raison de ne pas vous sentir injurié. Mais ce que vous dites là aggrave plutôt l’affaire. Votre opinion sur la modernité…

Il ne s’agit pas de mon opinion. Je sens que je ne suis pas l’être humain dont il est parlé en ce début de siècle. Et quelque chose me dit qu’aucun de mes semblables ne l’est non plus. Je sens que nous avons tous honte de l’humanité dont on veut nous revêtir, et que, tels des enfants trop dociles, nous ne savons ni n’osons refuser. Cette humanité-là n’est pas la nôtre. On nous l’a jetée à la tête. Elle est sale. Elle a déjà été portée. En même temps, elle rutile comme un costume de jongleur. Elle brille, et elle est sale.

Et vous demandiez un surcroît de tragique ? Vous n’en avez pas assez ?

Nous n’avons pas terminé l’énumération, tout à l’heure. Les poubelles du siècle… On nous demande de nous souvenir. Oui, il faut que nous nous souvenions. Pas seulement de ce qui s’est passé, ni de ce qui l’a permis, mais surtout de l’immense vulnérabilité de l’homme qui nous a été révélée. L’Histoire passe, les tyrans changent de visage. Elle, elle demeure.

Vous croyez l’humanité si menacée ?

Notre société, en tout cas. Et celles qui lui ressemblent. Et celles qui, bon gré mal gré, prennent toutes celles-là pour modèles. L’apparent aveuglement de nos responsables a de quoi stupéfier. On a vu récemment deux très hauts personnages de la République, qu’opposait un point de droit constitutionnel, affirmer d’une même voix qu’il n’y avait pas actuellement, dans notre pays, de crise morale sérieuse.

Les deux responsables en question sont de ceux qui n’ignorent rien des maux dont nous souffrons.

Beaucoup de responsables sont consciencieux, et n’ignorent pas dans quel drame ils se débattent. Mais toutes ces contraintes internationales qu’ils invoquent, que sont-elles sinon la plus belle illustration possible de la logique des choses ? Ils le savent. Certains en souffrent, sans doute ; d’autres tentent de donner le change en tartinant ce vilain pain noir de bonnes confitures d’humanisme. La vérité est toute simple : leur talent, leur compétence, leur éventuel dévouement ne les protègent de rien ; ce qui nous écrase les écrase. Un peu plus même : évaluant mieux que nous la puissance de la mécanique, ils espèrent moins lui échapper. Et ainsi, ils choisissent de devenir aveugles, au moins pour ce qui concerne l’avenir. Car la logique des choses, c’est un rétroviseur. Elle permet de voir derrière, jamais devant. Et elle comporte forcément un angle mort, où s’engloutit ce qui fait l’essence de l’homme et de l’humanité.

Et leur conscience, leur sensibilité, leurs conflits intérieurs ?

Ils ont tout cela. Ni plus ni moins que n’importe qui. Pourquoi le leur refuserions-nous ? Pas plus qu’à d’autres, pas plus qu’au premier petit cadre commercial venu. Est-ce une folie d’imaginer qu’il aime sa femme et ses enfants, ce petit cadre, qu’il souffre de voir ses parents vieillir, qu’il aide ses voisins autant qu’il le peut, qu’il prend plaisir à se rendre utile ? Il demande à ses enfants de faire la paix entre eux, et avec leurs camarades ; il s’efforce de toujours prendre leur avis et, s’il lui faut décider seul, de leur expliquer pourquoi ; il n’exige rien d’eux qu’il ne s’impose à lui-même. Voyez-le entrer, un matin, dans son bureau. Ce ne sont pas seulement ses préoccupations qui changent, c’est son être. À ses jeunes collaborateurs, dans lesquels il voit forcément l’image future de ses enfants, il impose de se battre entre eux, et contre tous les autres ; il feint de les consulter, et tranche comme s’ils n’avaient jamais existé ; à coups de confidences et de privilèges, son supérieur achète son silence et sa complicité : il apprend à faire de même avec ses subordonnés. La seule fracture sérieuse de notre société, c’est cette schizophrénie qui passe par tous et par chacun. Et que pressentait le jeune Marx : pourquoi, se demandait-il, ce qui vaut pour un être humain ne vaudrait-il pas pour la société humaine ?

Les politiques connaissent les mêmes embarras que votre cadre commercial.

Et de bien plus lourds !

Soyez donc indulgent.

Il ne s’agit pas d’indulgence. Ne faisons pas constamment appel à la morale : c’est un produit bien avarié, et dont tout le stock doit être d’urgence retiré du marché ; ce n’est même plus un produit, c’est une étiquette de complaisance. Peu importe le jugement qu’on porte sur les politiques, sur les cadres, sur les détenus ; seul compte le regard qu’ils osent, ou non, jeter sur eux-mêmes.

Que pourraient donc faire ces politiques pour vous satisfaire ?

Rien, peut-être. Ne pas se fuir eux-mêmes. Se laisser libre accès à leurs contradictions. Ouvrir aux autres les coulisses de leur pensée. C’est facile : il suffit de se les ouvrir à soi-même. Quant au reste, la carrière, l’élection…

Cette intervention de la conscience intime dans la vie publique est une folie.

Et quand l’argent écrase cette conscience intime sous le poids non pas de l’intérêt public, mais de l’esclavage public, il n’y a pas folie ? Voulez-vous un exemple ? Cette expérience à laquelle une chaîne de télévision a soumis quelques malheureux jeunes gens…

Le loft ?

N’en parlons même pas. Étonnons-nous seulement qu’une lumière du CNRS ait feint de prendre pour argent comptant ce truquage, et y ait doctement décelé le besoin que nous aurions d’exhiber nos subjectivités à la face du monde ! L’argent truque, et le produit du truquage par l’argent devient la matière première de la réflexion du sociologue. Pas gênant, ça ? Pas inédit ?

Fascination par l’agitation médiatique ? Irrépressible besoin de mettre son grain de sel dans l’actualité du jour ?

Peur de ne pas être du voyage, de ne pas monter à temps dans le wagon… Montrer qu’on intervient pour oublier qu’on appartient. Aller au monde comme au supermarché, pour y faire ses provisions d’existence, pour en ramener de quoi combler un manque qui fait peur. Logique de camés.

Quel manque ?

L’absence d’un certain sentiment de gravité, peut-être. D’une conscience de soi qui tienne debout.

Toute seule ?

Provisoirement. En attente, comme disent les standardistes : “Je vous mets en attente.” Terrible de ne pas être capable de se mettre soi-même en attente, même si ça va mal. Rien à voir avec une confiance béate. Un simple constat : chacun de nous est placé à un certain poste, à un certain point d’observation qu’il ne peut quitter sans dommages. Si on s’accroche, un jour, le paysage s’ouvre. Sinon, gare aux mésaventures !

Vous voyez ce qu’on peut dire : que tout cela est une rêverie vaguement mystique…

Alors Bertrand Tavernier est un mystique. Il y a eu deux films intéressants ces dernières décennies. L’un d’eux est de lui, Un dimanche à la campagne. L’autre, c’est Le Festin de Babette.

… et terroriste ! Je l’avais bien dit !

En esthétique, personne n’a le droit d’être équitable. Écoutez voir l’idée de Tavernier. Un vieux peintre, un dimanche d’été, qui va recevoir ses enfants chez lui, à la campagne. L’idée centrale est géniale. Au début, le chevalet est tourné vers l’atelier. C’est la mode à l’époque : peindre l’atelier du peintre. Ça ne date pas d’hier. C’est l’effet La vache qui rit : le théâtre dans le théâtre, le roman dans le roman, la mise en abyme, etc. Sous des airs puissamment intellos, ça traduit un doute phénoménal. Et qu’on ne repère pas seulement dans l’art : le chevalet à l’envers, c’est nous. Vous savez : toutes ces pétarades de liberté sur place ! Plus on se sent coincé dans son ego, plus on agite, comme autant de mouchoirs, principes et théories. On se raconte qu’on indique aux autres la direction du salut ; en réalité, on leur envoie des signaux de détresse. On est un pauvre bougre de peintre qui fait le compte de ses déceptions en se racontant qu’il est toujours dans le coup. Mais, à la fin de la journée, et du film, miracle : les visiteurs à peine repartis, le vieil homme retourne son chevalet vers la nature, vers le monde. Tout le film est là, dans le mouvement de ce chevalet. Dans l’instant où la vie de cet homme cesse d’être un objectif qu’il poursuit, et se fait soudain point de départ, embarcadère…

Que s’est-il passé ?

Mes souvenirs sont un peu flous. Les enfants sont venus. Le fils, sa femme, leurs gosses chiants comme des mouches, un vrai ménage de beaufs. La fille, dans sa petite voiture libérée, son charme et sa fragilité qui surnagent comme ils peuvent sur le désastre de ses amours. Tous ces personnages enfermés dans leur prison, mais qui cognent à la porte, qui cognent, qui cognent… Et, dans le cœur doux-amer du vieux peintre, sur fond de tendresse lucide, les progrès d’une indifférence amicale, d’un certain abandon. L’allégement, comme dans Le Festin de Babette : tout l’héritage claqué dans un dîner impérial, et à nous la vraie vie !

Mais ce qui arrive à ce peintre arrive tous les jours à des milliers de gens !

Vous voyez beaucoup de chevalets retournés ? Bien sûr, quand vous avez la famille correcte, la maison correcte, les loisirs corrects, le boulot correct avec les rentrées correctes, le sexe correct, mi-conforme mi-libéré, vous pouvez vous demander s’il ne vous manque pas encore un confort, l’idée d’être un contestataire, par exemple, avec la grande âme un peu dégoûtée qu’on prête aux révolutionnaires, avec la proximité excitante du danger. Entre vos heures de bureau, ou sous les étoiles d’août, vous vous faites ce cinéma-là.

Vous dites que ce peintre s’allège du monde. Il est mauvais, le monde ?

Le bonhomme de Tavernier n’a rien décidé du tout. Il n’est pas trop mal dans sa peau, d’ailleurs. Son atelier est superbe ; on devine qu’il s’est bien débrouillé.

Le fin mot de l’histoire ?

Ne m’en demandez pas trop. D’abord, peut-être, une longue préparation involontaire. La chance d’être bancal, d’une façon ou d’une autre ; de ne pas trouver trop vite sa place de parking. La grâce d’être un bas de courbe, comme disent les statisticiens. Avoir fait, dans des domaines décisifs, quelques choix déraisonnables. Garder un peu de méchanceté en soi. Avoir eu le pot insensé de n’être pas devenu ce que le monde moderne veut que les gens deviennent. Et puis, peu à peu, les autres…

Le souci des autres ?

Pas le souci des autres. Assez de faux jetons s’occupent de ce rayon-là. Les autres. Le hasard des autres. Celui-ci, celle-là. Des gens qui vous plaisent, ou non ; qui sont de votre paroisse, ou non ; que vous désirez, ou non. Qui finissent par laisser en vous comme un dépôt. Peu importe qui ils sont, ce qu’ils vous ont dit. Il reste d’eux une évidence, un poids qui vous allège. La révélation d’un lieu commun. Les retrouvailles avec une parenté oubliée.

Un refuge contre la férocité du temps ?

Pas un refuge. Le contraire : une tête de pont. Aucun refuge n’est sûr. Une invitation au départ. Le début d’une bagarre.

Le combat intérieur…

Reprendre pied chez soi…

Les autres, c’est chez soi ?

Il faut choisir : le pays des autres ou la villa Ça m’suffit. Pauvre avec ou gavé tout seul. Inévitable.

Récupérer son terrain

Tout le monde a droit au monde entier. Ah ! leur terrain… À peine ont-ils mis le nez dans trois bouquins de sociologie, à peine se sont-ils assuré un fifrelin d’influence qu’ils ont déjà transformé les autres en archives… Qu’il fasse comme la marine française, le terrain : qu’il leur dise merde !

Ça soulage !

Méfions-nous du terrorisme du dialogue. Il n’est ni nécessaire ni convenable d’échanger des arguments avec des gens pour qui ne comptent ni les idées ni les mots, et qui n’ont en tête que de vous détruire ou de vous acheter. La démocratie n’est pas une plaisanterie. La liberté n’est pas une gueule qu’on se fait.

Comment les reconnaître, ces gens-là ?

Regardez leur chevalet.

Le terrain, c’est quand on ne veut pas retourner son chevalet…

… et qu’on veut faire croire qu’on l’a fait.

Méfiez-vous de votre volonté de libérer les autres…

Aucune volonté de rien. C’est beaucoup plus simple. Des gens vous révèlent un monde, une terre inconnue, un univers vivable qui, soudain, comme une couleur jure avec une autre, se met à jurer avec l’univers que bricole la modernité. Sauf à être masochiste, vous ne pouvez pas ne pas vous interroger : alors, vous vous mettez à vous intéresser à ces gens-là, et à vous-même. Ce n’est pas le vrai contre le faux : c’est plutôt ce qui élargit contre ce qui rétrécit.

Un beau mot élargir : libérer par la largeur.

Je ne me sens chargé d’aucune mission spéciale, d’aucun devoir particulier. Ni créditeur ni débiteur, ni doctrinaire ni endoctriné, ni sauveur ni sauvé. Ni plus exigeant, ni plus indulgent qu’un autre. Je ne demande rien. Je ne rejette rien a priori. Mais je suis capable de savoir quand ma vie sort du cinéma, et quand elle s’y vautre. Je sais, au fond de moi, si les autres m’importent, ou non. Et, contre le monde entier s’il le faut, je proclame que je suis le seul à le savoir. Et non seulement je récuse toutes les leçons qu’on prétend me donner, mais je sais par expérience que les donneurs de leçons et les professeurs de morale qui ne cessent d’encombrer ma boîte crânienne de leurs prospectus sont des esprits faux et des âmes vulgaires. Vous avez vu Amélie Poulain ?

Que vient faire la malheureuse dans cette galère ?

L’accueil délirant qui a été réservé à ce film est très troublant. Tout ce que le cinéma a charrié, depuis vingt ans, de révolte et de violence, paraît, en comparaison, presque rassurant. Amélie Poulain, c’est le comble de la résignation : une résignation qui n’a même plus conscience d’elle-même, qui, depuis longtemps, a oublié qu’elle se résigne, et pourquoi, et à quoi ; qui flotte sur le monde comme le sourire sans chat de Lewis Carroll. Après l’aliénation distraite, après l’aliénation souffrante, voici l’aliénation désirable. Les spectateurs qui ont fait fête à cette Amélie ont-ils compris que ce qui les séduisait en elle, c’était la perfection de son dédoublement ? Ont-ils senti à quel point l’apparent altruisme de cette Emma Bovary de la tolérance se complaît en soi-même et se nourrit de sa propre frustration ? Ou se sont-ils contentés de conclure que la société de consommation recelait finalement beaucoup de possibilités poétiques ? Qui le dira ?

Vous passez quand même assez vite de la rage à la sérénité, et de la sérénité à l’inquiétude !

Je ne crois pas à la tranquillité souriante et raisonnable qu’affectent beaucoup de nos concitoyens. Ceux qui s’amusent de nous voir si soucieux devraient se demander sur quoi ils sont assis, et ce qui les fait si aimables, si ironiques, si conviviaux, si contents d’eux.

V.

Il y a une contradiction de fond dans votre position. D’un côté, vous ne croyez pas que notre époque nous oblige à faire table rase de ce qui l’a précédée ; de l’autre, vous semblez suggérer que, de tout cet édifice, il ne reste plus pierre sur pierre.

Je ne vois pas comment, en tant que principes, et même si on en parlait moins qu’on ne le fait, l’idéal républicain, la démocratie, les droits de l’homme, la solidarité pourraient disparaître. Mais là est le paradoxe : plus on invoque ces notions, plus elles deviennent inopérantes. Tout se passe comme si elles avaient été déposées, au sens où l’on dit déposer une vitre. Elles sont là, elles gardent leur réalité et leur valeur, elles conservent même leur efficacité potentielle ; mais elles sont, pour changer d’image, hors circuit, débranchées. On pourrait encore les comparer à une forte, une solide construction qu’un tremblement de terre attentif aurait délicatement couchée sur le côté.

Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

Ces valeurs trouvent de moins en moins souvent leur point d’application. Ce ne sont plus des moteurs, ni des aiguillons, mais des références formelles qu’on vénère dans les grandes circonstances, ou des alibis qu’on brandit pour se protéger du désarroi. On le voit bien dans les secteurs les plus exposés aux menaces, notamment dans les entreprises. L’idéologie du management y a bouleversé, en toute tranquillité, non seulement les relations professionnelles, mais encore, par voie de conséquence, les relations personnelles. Beaucoup s’en aperçoivent. Dans de très rares cas, il arrive qu’on proteste. De belles âmes se réunissent pour dénoncer, dans des manifestes vengeurs, le caractère inhumain de ce qui leur est imposé. Certains se réclament de Marx, de Proudhon. Au nom de la morale sociale de l’Église, d’autres rappellent l’éminente dignité des travailleurs. D’autres encore sollicitent d’autres traditions, d’autres textes. Croyez-vous que les managers en soient émus ? Ils trouvent ces initiatives excellentes, et n’hésitent pas à en faire mention dans le rapport moral. Mais, pour autant, rien ne change, ni leurs décisions, ni l’empressement que mettent à leur obéir ces indignés de toutes obédiences. Cette célébration des valeurs fournit même à tous une énergie nouvelle pour continuer, avec plus d’entrain, dans la voie condamnée. Je vous laisse appliquer ce que nous disons des entreprises à d’autres secteurs, l’enseignement, la santé, la culture, par exemple.

Vos managers sont vraiment la réincarnation du diable !

Ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils savent que la hantise générale d’un séisme social et culturel transforme en aimables pépiements ce qui, il y a cent ans, aurait fait trembler les vitres des palais nationaux. Parmi les sociologues, certains malins tout-terrain exploitent très gentiment la situation : le lundi, colloque avec les patrons ; le mardi, meeting avec la CGT ; le mercredi, conférence à l’Université, etc. Et changez de cavalière ! Et vive la communication !

Si votre analyse est exacte, vous devez admettre que, dans ces conditions, s’opposer relève du génie et de l’héroïsme…

Dites-le : de l’inconscience. À moins que ce ne soit d’une lucide ingénuité, d’un certain goût de vivre. Nous parlions de la peur qu’éprouvent les salariés. Où en est la racine? Ils craignent de s’opposer, mais ils craignent plus encore ce qu’ils devraient affronter en eux-mêmes s’ils le faisaient.

En eux-mêmes ?

De quoi ont peur les travailleurs ? De la prise de conscience possible que masque précisément cette peur. Du bouleversement radical qu’un peu de clairvoyance et de courage exigerait d’eux. Le management leur révèle un néant qui déborde largement le cadre de la vie professionnelle : ce qui est en jeu, c’est l’idée qu’ils ont de leur vie ; famille, éducation des enfants, sexualité, culture, ils devinent que, de proche en proche, tout est à reconsidérer. Et, plus profondément encore…

Vous m’inquiétez !

… la révélation que toute cette vie, toute leur vie, toute notre vie s’enracine dans une vision du monde étroite et délétère : un matérialisme pratique sordide dont ils veulent vainement, telle lady Macbeth, effacer les traces ; une crainte enfantine de l’avenir ; un besoin morbide de sécurité. Tout cela témoigne avec férocité de l’insupportable frilosité dans laquelle ils ont été éduqués, et de l’urgence qu’il y a pour eux à commencer à ouvrir les fenêtres.

L’absence de sécurité, le risque ! Mais vous parlez comme le Medef !

Mystique, soixante-huitard, ami des patrons ! Il reste bobo, lili, et gaga ! Le risque selon le Medef, c’est le risque pour gagner plus, et faire gagner plus au Medef.

Je le sais bien. Mais sommes-nous capables d’affronter quelque chose d’aussi difficile que ce que vous décrivez ?

Si nous ne le faisons pas, il nous faudra être capables de nous mentir à nous-mêmes jour après jour. On ne donne pas impunément à un peuple, comme seule perspective, de patauger dans le concret et le quotidien.

Et les jeunes, que diriez-vous aux jeunes ?

Halte-là ! Vous allez encore me reprocher de prêcher !

Ne vous défilez pas.

Il faut d’abord leur promettre qu’on ne va pas les lâcher, qu’on va les accompagner autant qu’on le pourra, tout le temps qu’on le pourra. Les problèmes de la jeunesse sont les conséquences directes de l’insuffisance des adultes. Nous devons traiter les jeunes comme nous devrions nous traiter nous-mêmes : avec une amitié vigilante, généreuse, exigeante. C’est parce que nous n’avons rien à leur dire que nous leur tendons tous ces micros. Les jeunes ont surtout besoin de se taire, et d’écouter. De “se faire parler”, comme disait un poète québécois. Et d’absorber quelques fortifiants : pour le cœur, pour l’esprit, pour le sens de l’amitié. Mais cette question est la plus terrible de toutes. Je n’en sais pas plus. Je me demande parfois s’il est encore temps, si c’est encore possible. Pourtant, comme on dit au foot, il y a un coup superbe à jouer, superbe…

Si je vous parle de l’attitude actuelle du pouvoir à l’égard de la jeunesse, est-ce mauvais pour votre rythme cardiaque ?

L’idée d’une attitude particulière à l’égard de la jeunesse est un cache-misère destiné à faire oublier qu’elle est le révélateur naturel de la politique tout court, et des principes qui y sont mis en application. Au Jeu des mille francs, il y a un “spécial jeunes” : en politique, le spécial jeunes est un aveu d’impuissance, ou de perversité. Je devine qu’on m’accusera, parlant ainsi, d’être indifférent au sort de la jeunesse. Demandez aux jocrisses qui s’indigneront s’ils envoient souvent leurs enfants dans ces raves parties dont l’encadrement minimal déchaînerait chez eux une si affreuse crise de conscience.

Démagogie ?

Même pas ! Les jeunes en question votent si peu… Mais, sans le savoir, ils jettent les dirigeants dans un grand embarras.

… à la place de ces dirigeants, vous ou moi, que ferions-nous ? Et puis, il y a toutes sortes de jeunes…

Personne n’est obligé de faire des miracles ; de mentir non plus. La jeunesse actuelle est le produit de la politique des apparences, la preuve irréfutable du vide absolu de la modernité.

Vous parlez comme si les jeunes ne disposaient d’aucune liberté ?

Leur marge de mouvement est plus qu’étroite. Quoi qu’il en soit, l’occasion pourrait être belle, faute de solutions décisives, du moins de ne pas tricher : d’appeler paumé un paumé, drogué un drogué, victime une victime. Voyez comme on continue à faire semblant, comme on redouble de semblant, quelle insupportable injure on feint de voir dans cet affectueux “sauvageons”. Voyez se tisser ces guirlandes de délicatesse verbale, rouler ces torrents de respect. Voyez, sous l’expression de tant de beaux sentiments, les grandes âmes de ceux qui nous font la leçon : la vérité est sous leurs yeux, et ils la nient !

Vous pensez aux banlieues…

Toutes les catégories de la jeunesse payent. Toutes. C’est la Genèse de la consommation : chacune selon son espèce. On se demande parfois si les privilégiés ne trinquent pas un peu plus que les autres…

Ils ne s’en doutent guère.

Ils ne font pas le test, ni la biopsie. Vous avez déjà mis les pieds dans une grande école de commerce ? L’amabilité des étudiants cache une grande brutalité. À vingt ans, ils ont déjà des exigences de patrons. Gare aux intervenants dont l’enseignement ne leur paraît pas immédiatement de nature à leur faire gagner de l’argent ! Ces charmants enfants de la réussite sont déjà programmés pour la guerre. Mais, curieusement, si vous les prenez à rebrousse-poil, si vous leur montrez l’inanité de leur formation, un silence de cathédrale envahit l’amphi.

C’est bon signe…

On ne comprend pas tout de suite. Ce n’est pas ce qu’ils entendent qui les touche : c’est votre audace. En connaisseurs, ils l’apprécient comme une forme supérieure d’autorité, et vous témoignent donc, avant d’avoir à vous refroidir un jour ou l’autre, la considération qu’un caïd doit porter à un autre caïd. Après la séance, il se trouve toujours quelqu’un pour vous proposer de vous raccompagner en voiture. Le temps de mettre en marche, il vous avoue qu’il vous trouve sympa, et que tout ça change bien du business. Puis, comme si de rien n’était, il vous entretient de son plan de carrière, et des avantages de ceci, et des inconvénients de cela. Tout en protestant hautement, comme de juste, de la nécessité de protéger sa vie personnelle…

Vous les revoyez ?

Jamais ! Les apparatchiks veillent ! Une goutte de contestation, c’est une détente : deux gouttes, un danger. Pauvres gosses ! Pauvres gentilles têtes à claques ! Pauvres petites graines de planqués !

Et les banlieues ?

Difficile de rejeter toute la responsabilité sur les architectes des années 60. Ils ont manqué d’inspiration mais, de façon plus sommaire, ou plus carrée, ils défendaient dans les banlieues les intérêts que nous voyons triompher partout aujourd’hui d’une façon aussi glorieuse. Vous me pardonnerez d’être discret sur ce sujet. L’expérimentation sur les déshérités des sous-produits des sciences humaines et de la culture me donne la nausée.

Pourquoi n’y aurait-il pas une vraie culture des banlieues ?

Tous les enfants ont du génie. Où qu’ils se trouvent. Sauf Minou Drouet, disait Cocteau. Et après ? La bourgeoisie se contente-t-elle, pour sa progéniture, de ces dispositions natives ? Admirer les arts primitifs des pauvres du haut de sa culture élaborée, c’est répugnant.

Le rap…

Il y a le rap… et ceux qui en font un produit… Les rapaces, je crois ? Mais occupons-nous plutôt de la situation des femmes. Dans certains quartiers, nous voyons la conjonction de deux horreurs symétriques. D’un côté, une violence sexuelle phénoménale ; de l’autre, la domination pudibonde des jeunes filles par des garçons que manipule un archaïsme désolant. Il est souhaitable que les combats féministes, ou simplement féminins, considèrent comme l’urgence des urgences de venir au secours de ces jeunes filles deux fois menacées.

C’est plus urgent que la parité ?

Il me semble… Même si je n’ai aucune objection à la parité. La féminisation du monde est un thème très ancien, souvent laissé, il est vrai, à l’utopie des poètes. Nos petits intégristes de banlieue ignorent que, sur ce point, la tradition mystique de l’islam est d’une particulière saveur : pourquoi ne pas le leur faire savoir ? On a bien eu tort de ne voir dans le fameux La femme est l’avenir de l’homme qu’un soupir de poète et d’amoureux. L’argumentation du Fou d’Elsa, où l’on trouve ce vers, est d’une extrême rigueur. Elle laisse apparaître que cette féminisation du monde, plus nécessaire que jamais, est désormais presque à notre portée. Qui ne la désirerait, même d’un point de vue égoïstement masculin ? Je ne suis pas sûr, pourtant, que le mouvement en faveur de la parité aille exactement dans ce sens. S’agit-il vraiment de féminisation du monde ?

De quoi, sinon ?

De mondialisation de la femme ? Ce serait juste le contraire. Alors, dans la participation plus massive des femmes au pouvoir, le vrai vainqueur serait…

… le pouvoir ?

Vous l’avez dit.

Un monde sans pouvoir ?

Pas plus que François Perroux n’imaginait un monde sans argent quand il lançait son fameux défi : “Il faut déshonorer l’argent.” Ajoutons : “… et le pouvoir.” Sans en appeler pour autant à une société où le troc et les petits pois remplaceraient la monnaie, et où seraient abolis gouvernement et justice, fisc et gendarmerie. Déshonorer l’argent et le pouvoir, ce n’est pas en nier l’utilité pratique. C’est leur refuser un prestige trop longtemps usurpé, une valeur symbolique gagée sur la démission. C’est leur dénier tout caractère fondateur.

On aurait pu y penser plus tôt !

Riez ! Comment l’aurait-on pu ? Ils régnaient en maîtres.

Et ce n’est plus le cas ? Vraiment ?

Rappelez-vous ce que nous disions : sous l’horreur qui les accable, nos concitoyens ne sont pas sans deviner obscurément quelque chose de bizarrement désirable. D’où, probablement, leur comportement hésitant, incertain. Comme si, du comble de cette perversion, pouvait surgir une liberté inattendue. Nous l’avons constaté : la pression du pouvoir s’exerce désormais non seulement de l’extérieur, mais aussi, via une propagande qui trouve son aliment dans ce que nous avons d’archaïque, à partir de notre for intérieur lui-même. La séparation que nous nous obstinons à proclamer entre notre vie personnelle et notre vie publique, ou professionnelle, devient donc chaque jour un peu plus dérisoire. Bien sûr, c’est le pouvoir qui empoche actuellement tout le bénéfice de cette confusion : notre vie privée est colonisée jusque dans notre intimité. Mais supposons un instant que vous et moi et, avec nous, un nombre croissant de citoyens, prenions une claire conscience du lien qui s’est noué entre la vie personnelle et la vie publique. Nous nous découvririons alors une toute neuve liberté de manœuvre, puisque nos choix personnels retentiraient forcément sur la vie collective. Pour le pire ou le meilleur, sans doute : mais pourquoi, contraints au choix, préférerions-nous le pire ? Pensant et agissant selon notre liberté, nous ferions à la fois acte d’affirmation personnelle, et acte d’affirmation politique. Ainsi serait renversée la signification du lien que nous voyons s’établir entre les différents aspects de notre existence. Ainsi une révolution toute pacifique, née de chacun d’entre nous et non du matraquage de quelque vérité supérieure, une révolution pointilliste donc, et se propageant par capillarité, subvertirait-elle en douceur le monde imbécile que Wall Street nous construit avec la complicité de notre besoin de culpabilité, voire avec celle de nos repentirs, bien moins limpides qu’il n’y paraît.

Perspectives illusoires, non ? Lointaines en tout cas ?

Pas sûr…. Ce qui est juste, dans l’intuition de la modernité, c’est l’entremêlement irréversible de la vie publique et de la vie privée. Ce qui est mauvais, dangereux, odieux, c’est que la relation entre vie privée et vie publique soit actuellement organisée, selon la logique régressive de l’argent et du pouvoir, par des hommes et des femmes d’argent et de pouvoir – ou de contre-pouvoir. Peut-être commençons-nous à comprendre un peu que, régressives, la passion de l’argent et celle du pouvoir le sont en tant que telles, et non pas à l’aune des idéologies qu’elles camouflent. Peu importe qui a tissé ce lien entre vie publique et vie privée, si c’est le diable ou le bon Dieu : tissé, il l’est. Aussi ne pourrons-nous pas éternellement proclamer notre impuissance à changer le monde ; cette certitude négative, qui nous rassure tellement, pourrait bien être rapidement à réviser. Cesser d’honorer, dans sa vie personnelle, et l’argent et le pouvoir ne serait pas sans entraîner des conséquences insoupçonnables. Chacun se trouverait placé devant un choix radical qui modifierait entièrement l’idée qu’il se fait de sa place dans le monde. Quant à la mondialisation financière, elle serait enfin contrainte à la défensive ; sa mauvaise foi serait mise en évidence sans ambiguïté.

Vous chargez les citoyens d’une responsabilité qui risque de ne guère les réjouir. Si je vous entends bien, ils pourraient bientôt avoir à jouer un rôle décisif dans l’évolution du monde ?

Oui, et je crois qu’ils s’en doutent. Mais il me faut vous épargner une trop lourde ironie. Loin de moi de charger les citoyens de quoi que ce soit. Serait-il pourtant si ahurissant que, dans une démocratie, ils aient effectivement à se comporter en citoyens ? Rassurez-vous. Ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont censés les représenter retarderont autant qu’ils le pourront une évolution de ce genre : au nom de cette démocratie, bien sûr ! Mais laissons cela. Le point décisif, c’est qu’après avoir étendu son règne à la planète entière, et en avoir organisé toutes les structures au mieux des intérêts qu’elle défend, la mondialisation, pour ne pas reculer, devra conquérir les esprits eux-mêmes, et tenter de se transformer en vision du monde. Elle a déjà maladroitement commencé. Elle perfectionnera sa stratégie et, sur toutes les questions décisives de l’existence, tentera d’imposer ses points de vue et de recueillir l’adhésion personnelle de chacun et de chacune. C’est là que ce colosse pourrait se révéler bien plus fragile qu’on ne l’avait imaginé, et que ses projets pourraient être menacés, voire mis en échec, par le refus lucide des citoyens. À une condition : que la vision de l’homme que défend la mondialisation, vision petitement matérialiste, étroite, bornée, se heurte à une vision plus large, plus forte, capable de libérer ce qui aura été enchaîné. Cela suppose que quelques esprits un peu inventifs préparent les citoyens à cette responsabilité, les tirent de leur somnolence et les persuadent de ne plus se laisser traiter en enfants dominés, tantôt méprisés, tantôt surprotégés.

Vous y croyez ?

Pas besoin de croire pour espérer. Pour l’instant, nos beaux esprits en sont à tout céder, sur le fond, à la logique des choses, et à dissimuler cette capitulation sous une avalanche de proclamations moralisatrices, régulièrement assorties du hallali de quelque chasse à l’homme : ce en quoi ils sont, deux fois en une, les meilleurs alliés de la mondialisation honnie. Faut-il préciser que l’inspiration de la social-démocratie est tout entière fondée sur cet aveuglement qu’il est de plus en plus difficile de croire involontaire ? Je vous le répète donc sous les huées : c’est dans l’esprit, le cœur et l’âme des citoyens et des citoyennes que la partie est en train de se jouer. Partout ailleurs, absolument partout, on a déjà choisi : contre eux.

Je vous le demande encore une fois : y croyez-vous vraiment ?

Je ne crois pas impossible que nos libertés commencent à s’interroger, à s’apprécier, à s’affronter, à découvrir par elles-mêmes ce qu’elles cherchent ensemble. Je ne vois pas ce qui nous empêcherait, en tout cas, de piquer cette étoile-là dans notre ciel, et de rêver en la contemplant. De quoi pourrions-nous nous occuper de plus sérieux ? Du retour de Bernard Tapie ? Du rachat d’une firme de téléphones portables par une autre firme de téléphones portables ? Du “pot belge” ? Du prix comparé de la pub sur les chaînes de télévision ? Ne me croyez pas victime d’une illumination. Le spectacle que j’ai sous les yeux me confirme, par l’absurde, la pertinence de ce rêve infiniment réaliste.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que votre intuition n’est pas en accord parfait avec ce qui inspire l’Éducation nationale et, de façon plus générale, nos politiques de formation.

En opposition absolue. En guerre ouverte. La racine des passions que nous voyons s’agiter dans le monde de l’enseignement est à chercher dans une insatisfaction fondamentale dont les conflits d’intérêt et les querelles de personnes ne sont que les retombées subalternes. Je ne crois pas qu’il existe un seul enseignant qui ne mesure le drame où est plongée la jeunesse. Qui ne s’afflige du pauvre cynisme où il la voit contrainte de se débattre. Qui ne soit effrayé non seulement par la violence visible, mais encore par l’indifférence, le blindage du cœur, la dureté auxquels sont acculés des adolescents désarçonnés. Qui ne sache les réponses de l’Éducation nationale ou bien dérisoires, ou bien en complicité parfaite avec cette logique des choses qui vide l’enseignement de tout contenu possible. Je ne pense pas qu’il existe un seul maître qui ne souffre secrètement de l’écart grandissant entre ce qu’il est contraint de faire et ce qu’il faudrait qu’il fasse pour commencer à relever le défi que lancent les jeunes.

En avant pour votre réforme de l’enseignement !

L’enseignement n’a pas pour fonction de fournir des alibis à la sauvagerie de la logique financière. L’enseignement n’est pas l’infirmerie sociale chargée de récupérer les victimes de la férocité des nantis. L’enseignement forme des esprits et des sensibilités. Il nourrit des libertés. Il crée entre les élèves des liens de sens, de raison, d’amitié. S’il n’est pas cela, non seulement il n’est rien, ne sert à rien, ne vaut rien, ne mérite rien, mais encore il constitue un inépuisable réservoir de déceptions et de ressentiment.

Vous poussez les enseignants à la démission ? À la révolte ?

Depuis le début de cette conversation, nous n’avons pas prononcé une phrase qui ne proclame ou ne sous-entende l’extrême difficulté de vivre à notre époque. Voulez-vous que ceux qui forment la jeunesse en soient épargnés ? La question de l’enseignement tient tout entière dans cet instant où un maître regarde avec amitié et lucidité ces jeunes assis devant lui, trouve dans son esprit et dans son cœur ce qu’il peut faire de mieux pour leur donner le goût de vivre et, sans délai, sans hésitation, indifférent à toute contingence, se lance dans l’aventure.

Il y a la hiérarchie, les programmes, les syndicats…

Que la hiérarchie hiérarchise, les programmes programment, les syndicats syndicalisent ! Secondaire, tout ça ! L’important, c’est que les maîtres prodiguent, même s’il leur faut pour cela résister à bien des pressions, même s’il leur faut se comporter en francs-tireurs, même s’il leur faut payer le prix de leur liberté, cette amitié intellectuelle qui est le secret de leur bonheur et de celui de leurs élèves, et qui est aussi la pierre de touche de l’efficacité de leur enseignement. La lente, la difficile, la patiente, la dangereuse maturation de la liberté créatrice est notre seule chance de salut. Le reste ne vaut rien. Le reste est mensonge ou fumisterie.

Je crains que vous ne rêviez encore d’un enseignement élitiste, et que vous n’ayez mal mesuré les conséquences de sa démocratisation.

Démocratisation, c’est de la même famille que démocratie, n’est-ce pas ? Curieux comme ces deux mots ont toujours tendance à divorcer ! C’est au nom de la démocratie que l’enseignement serait transformé en une sorte de machine à ventiler les connaissances, ou à dispatcher les compétences, en vue du confort maximum de la production ? Avec, bien sûr, diverses voies de garage prévues pour les pièces défectueuses, ou inutilisables, ou trop atypiques ? Le tout arrosé de sauce tolérance, et parfumé au dialogue ? Si telle est la démocratie, alors je ne suis pas démocrate. Pour le reste, n’ayez crainte. Je n’imagine pas du tout faire de chaque classe de nos collèges une antichambre de l’École normale supérieure de jadis. Mais il est faux que, d’un point de vue global, le nombre plus grand des élèves et la plus grande diversité de leurs origines soient des obstacles à la qualité de l’enseignement : ce sont seulement de puissants amplificateurs de ses contradictions et de ses insuffisances. Ceux qui cuisinent les ragoûts pédagogiques modernes feraient bien de se demander s’ils auraient apprécié, en leur temps, d’avoir à les consommer. Quant aux maîtres, on ne leur a probablement pas dit, quand ils sont entrés dans la carrière, que le métier qu’ils choisissaient était une activité dangereuse qui pouvait un jour exiger d’eux plus d’esprit de résistance que de docilité, et encore plus de courage solitaire que de solidarité revendicatrice.

Tout cela est un travail de longue haleine, et qui porte en soi son avenir. “Que comptez-vous mettre à la place de ce que vous rejetez ?” demandait-on aux soixante-huitards. Cette question n’aurait donc plus de portée ?

Plus aucune. Il fallait voir quelle tristesse baignait les yeux de ceux qui présentaient cette objection. Je ne suis pas un nostalgique de 68. Qui a compris, une seule seconde, ce que signifiaient ces événements, ne l’est pas plus que moi. Mai 68 était un commencement – on dirait, en grammaire, une forme inchoative : comment serait-on nostalgique d’un commencement ? Les anciens amis de 68 partagent sûrement mon sentiment, même s’ils regardent maintenant Mai du haut de leur fortune ou de leur réputation médiatique.

Pourquoi ont-ils choisi contre eux-mêmes, parlé contre leur cœur ?

Il était moins difficile et plus rentable de faire mousser quelques intuitions indolores de Mai sur le sexe, le tutoiement et la culture que de laisser croître en soi la signification paradoxale des événements.

Malhonnêteté intellectuelle ?

Infirmité métaphysique. Ces révolutionnaires étaient de braves enfants bourgeois, vous savez, sérieux comme tout avec les sous, fiers de montrer à Papa et à Maman qu’ils pouvaient se faire de bonnes situations. Et pas bêtes avec ça, connaissant bien leur monde, sachant jusqu’où on peut déranger les gens. De bonnes petites intelligences bien calibrées, des cerveaux parfaitement irrigués, structurellement incapables de remises en cause fondamentales. Mai les a séduits un moment, puis inquiétés, puis gênés, puis exaspérés. Ils ont vite compris qu’ils ne devaient pas continuer à prendre leurs désirs pour la réalité : et en ont conclu que leurs désirs n’étaient pas des réalités. Sauf, bien sûr, réalisme oblige, s’ils imitaient ceux des princes du business, des maniaques de l’antenne, des boulimiques de la place à prendre : les désirs de ces gens-là sont bons et raisonnables, démocratiques et communicationnels. Les désirs des autres, par contre, sont insensés, dangereux, désastreux, meurtriers. Voilà plus de trente ans qu’ils vivent de ça, plutôt bien. Voilà comment Mai 68 a balancé toute cette fine équipe dans le fossé de la logique des choses…

Au moins, c’est simple : en être, ou ne pas en être.

Oui. Le terrain est débroussaillé. Tous les papotages mijotent fraternellement dans la même marmite. Les politiques parlent comme les professeurs, qui parlent comme les flics, qui parlent comme les hommes d’affaires, qui parlent comme les curés, qui parlent comme les politiques. On ne vient plus entendre quelqu’un s’expliquer ; on vient à la station-service recharger ses batteries d’indifférence citoyenne.

D’où, peut-être, pour faire oublier la carence du contenu, cette insistance sur la transparence ?

Très utile, ça. On voit mieux le vide à travers une vitre bien propre.

On laisse tomber ?

Oui… Quand même, c’est fascinant ! Tout ce laïus économico-socio-culturo-politico-technico-moralo-humaniste qui s’enroule en tourbillon au-dessus de la bouche d’égout. Qui entraîne tout avec lui, comme une purge : le vrai et le faux, le bon et le mauvais.

Et toute cette jeunesse coagulée qui glisse en silence sur ses rollers…

Ou les gros cubes qui se fâchent… Caresser le silence ensemble, le fracasser : deux manières de ne pas se parler. Pour beaucoup, quand cesse le brouhaha de la communication, c’est l’enfer. Tous ces espaces de conscience qui s’ouvrent, tout ce désert… On comprend qu’ils veuillent faire la fête.

Une fête, hélas ! ça se récupère si vite…

De tous les côtés. Une fête qui dure trop, c’est une promesse de flics. Alors ? Si ce n’est pas la fête ? Faire comme si de rien n’était ? Beaucoup en sont là. Rien de suspect dans la vie qu’on leur fabrique, rien. Pour bien montrer que tout est OK, ils en redemandent : des figurants qui jouent aux figurants.

Toutes les vies pourraient pourtant être des romans.

Des opéras ! Dans les entreprises, les grands cadres sont priés de ne pas manquer Don Juan ou Pelléas. Le lendemain matin, on leur pose des questions.

Parce que c’est classe ? Parce qu’ils peuvent y trouver des idées utiles à l’entreprise ?

Pour que leurs vies ne soient pas des opéras. Pour qu’ils aillent à l’école de six à soixante ans. Pour qu’ils ne descendent jamais du manège.

Si c’était nous, les fous ? Si tout était plus simple ?

Tout le monde se croit fou, tout le monde veut jouer au simple. Se persuader qu’il n’y a rien d’étonnant dans ce qui se passe, qu’il en a toujours été ainsi. Bien ambigu ce goût pour l’Histoire ! Rassurant de se dire que, pour les voisins du temps et de l’espace, c’est ou c’était pareil ! Et pourtant… Nous ne sommes pas les seuls, vous savez, à nous reprocher de ne pas comprendre le film.

Embêtant de s’apercevoir que quelque chose ne marche plus. Un pas de vis grippé. Ce qu’on pense n’embraye plus sur la vie. Il faut tricher ; ça fait honte, ça rend méchant.

On n’en croit pas ses yeux ; on se dit qu’on ne sait pas s’y prendre, qu’il faut faire des efforts : bernique !

Tout ce qui file à l’égout était loin d’être mauvais. Quel gâchis !

De très bonnes choses, même. Si bonnes que les gens ont cru qu’elles allaient les dispenser d’exister, qu’il leur suffirait toujours de se laisser traîner. Maintenant, la réclame pour ces produits-là, c’est du temps perdu, de l’argent pour rien. Voir toutes ces démolitions, ça ne fait aucun plaisir, mais il faut bien enlever les gravats. C’est drôle : quand on se croise avec un seau de gravats à la main, on se comprend mieux.

Entre les gens aussi, tout s’est détérioré. Ça fait des tas de chantiers : en nous, en dehors de nous. Mais vous avez raison : ce travail nous rapproche. Sinon, il ne nous resterait que l’horreur : faire semblant, jouer à qui fera le mieux semblant.

Rappelez-vous le vieil aventurier qui, à quatre-vingt-dix ans, reçoit une lettre d’une jeune fille qui lui demande comment faire pour avoir une vie aussi passionnante que la sienne, et qui lui répond : “Faites comme moi, Mademoiselle : j’ai toujours détesté les aventures.” Juste. C’est l’aventure qui vient à nous, pas le contraire. C’est le cas, par exemple, quand il n’y a plus moyen de ne pas inventer. Nous y sommes, non ? Rien de triste là-dedans !

Nous nous sommes habitués à mettre notre confiance dans des choses mortes, dans des formes figées. Là était le devoir, là le bon sens, là la liberté, là la religion. Comme s’en doutait La Palice, ces choses mortes avaient été, autrefois, vivantes, bien vivantes, même…

… mais, à force d’être regardées, elles s’étaient pétrifiées. En face d’elles, aussi raides et prévisibles qu’elles, étaient les choses mauvaises, dûment étiquetées. Occupés à contempler toute cette fixité, les gens se voyaient à peine les uns les autres. Les vies étaient comme les atomes d’Épicure : parallèles, elles glissaient. Elles se rencontraient pour les cérémonies, qui sont les fêtes du fixe.

C’est pourquoi l’expression des sentiments était si spectaculaire : tout était grande circonstance, et exigeait des airs d’importance.

Changement de décor. Tout cela s’est décomposé. Nous commençons à nous habituer les uns aux autres. Même si prendre les autres vivants comme points fixes est un exercice fort difficile ; le vivant est rarement fixe. Il faut trouver le simple dans le compliqué, le certain dans le douteux, le durable dans l’éphémère. Comment voulez-vous que nous ne nous raccrochions pas aux branches ? Nous perdons la tête. « Vite, chef, vite, un objectif ! » Nous tuerions père et mère pour un objectif ! Nous sommes prêts à crier n’importe quoi pour un objectif ! Vive la bêtise ! Vive la vieillerie ! Vive la violence, qui fait de nous de si bons petits cailloux ! Vive le progrès du confort ! Vive le confort du progrès ! Sûr que, par une mutation dont les savants n’ignorent rien, il se métamorphosera forcément en bonheur dans quelques centaines de générations ! Vive la patience de ceux qui militent pour un monde meilleur, ou pour un autre monde : ils nous protègent efficacement de ce présent si hasardeux !

Prenons garde. Vous et moi, nous sommes en confiance. Tout le monde n’a pas cette chance.

L’égalité des chances, c’est là, surtout, qu’il la faudrait. À quoi sert de discuter si c’est pour parler comme des annuaires, des dictionnaires, des guichetiers, des commis-voyageurs de ceci ou de cela ? Si les vies ne s’attrapent pas en marche pour des aventures un peu inquiétantes, très désirables ? Mais, pour cela, il faut transporter son seau de gravats ; il faut qu’il y ait dans l’air autre chose que de la gestion, c’est-à-dire de l’animalité cérébrale rationalisée. On peut gérer presque tout : le plaisir, le sentiment, l’âme, la politique, la science, l’art. Pas la mort, heureusement, pas la mort. Et tout repart de là. Tous nos gravats s’appellent peur de la mort. Quand on les déblaye, normal qu’on se sourie.

Tout repart de la mort ?

Non. De notre condition mortelle.

Si ce genre d’égalité existait, il faudrait quand même que chacun saisisse sa chance !

Et comment ! À la casse, les distributeurs automatiques d’existence ! Est-ce que les gens vont commencer à comprendre que le jeu de mots du vieux Claudel, ressassé depuis plus de cinquante ans, cette connaissance qui serait une co-naissance, c’est pour eux, où qu’ils soient, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils fassent, la chance la plus palpable, la plus savoureuse, la plus charnelle, la plus immédiate ? Ici, maintenant, sans préalable, sans avoir à prendre aucun ticket à aucun guichet, sans besoin d’être recommandé par personne, sans présenter ses pièces d’identité ni son inscription à la fac…

…interdit de se dire qu’il est trop tard !

Il suffit d’un petit pas de côté pour mettre dans le vent l’hippopotame prétentieux de la modernité, une grosse bête qui ne voit pas plus loin que sa bave… Un petit pas de côté, et hop ! vous la voyez filer comme un TGV qui aurait oublié d’être en retard…

… le miracle… On ne peut pas y arriver tout seul.

Tout seul, jamais !

Il suffit de mettre dans le vent ce monde qu’on déteste, de le laisser filer vers sa catastrophe chérie ; et ceux qui ne peuvent se passer de lui, qu’ils disparaissent avec lui… Les malheureux ! On ne peut rien pour eux.

Rien. Quelqu’un qui ne regarde pas le monde moderne en face, il est plus difficile de l’aider à vivre que de distribuer du caviar à toute l’Afrique. Celui qui ne veut pas se passer de l’univers des domestiques et des récompenses, des satisfactions épaisses et des efforts dociles, des libertés obligatoires et des servitudes distinguées ; celui qui l’aime, sa peur, qui veut l’engraisser, celui-là, personne ne peut rien pour lui : c’est lui qui choisit de se couper de tout le monde…

… et ce ne sont pas les embrassades de télévision ni les conspirations d’initiés qui le guériront…

… regarder filer la grosse bête, sentir le vent qu’elle déplace ; être si seul, si près des autres…

Pourquoi ne comprennent-ils pas que l’aventure est à eux ?

Quelques-uns rêvent encore des moutons du Larzac…

Vite, un méchoui, et n’en parlons plus !

Il est vrai que c’est autrement difficile… Revenir sur tout ce qui vous a façonné… Prendre le temps de faire le tri…

Si on sait pourquoi on le fait, s’il reste encore un iota de fraîcheur d’âme, facile !

Le monde ancien a fait ce qu’il a pu. Le quitter sans l’accabler…

Si on a gardé une vraie tendresse pour lui, facile !

Les autres sont comme nous : ils veulent débrouiller, et ils embrouillent…

Comme ça, on se sent près d’eux ! Facile !

Personne ne sait vivre. Toutes les solutions sont bonnes. Toutes les solutions sont mauvaises. On peut être tenté. La vanité. L’argent. Le pouvoir. La sécurité.

Tenté ? Vraiment ? Il suffit d’ouvrir la télé pour comprendre à quoi on est en train d’échapper ! Pédagogie par la négative ! Facile !

C’est toujours la même bataille. La logique des choses, contre…

… contre quoi ?

Contre vous ! Contre moi ! Contre nous !

Il suffit de patienter. La standardiste… Je vous mets en attente…

La vie contre la loi des corporations, des clubs, des mafias. La parole contre la machine à ne pas vivre.

Il suffit de toujours se mettre dans le camp du plus faible.

Il suffit de s’être laissé filer un instant. Et de revenir tout le temps à cet instant ; de le creuser, à chaque fois, de quelques millimètres de plus. L’immensité du monde dans un tout petit refus.

Facile !

(13 juillet 2003)