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Main !

LE MARCHÉ XLIV

Toujours saluer le talent. Ce ballon – oublions un instant ce qui l’a stoppé, contrôlé, redirigé – qu’un mouvement délicat dépose sur le cou-de-pied droit où il profite, accueilli et comme absorbé par cette forme courbe, de l’effet tournoyant qu’elle lui imprime pour s’engager tranquillement et ironiquement sur une lente et presque molle trajectoire qui le conduit là où la tête du coéquipier va pouvoir le frapper le plus commodément, tout cela conçu et réalisé en une fraction de seconde parmi les hurlements des adversaires, si ce n’est pas là du grand art, je n’y connais rien. Et je suis bien loin de n’y connaître rien puisque vous lisez ici la prose de l’ancien demi centre des minimes du GSPM, le célébrissime Groupe sportif des patronages de Montrouge. Carrément. C’est donc en ex-futur-fan, mais également en collègue de Thierry Henry que j’ai l’honneur de m’exprimer ici, certain que les différences qu’on relèverait lourdement entre nous lui sembleraient, comme à moi, bien dérisoires. Qu’importe si lui et moi ne jouons pas tout à fait dans la même division, si les patins de la salle à manger me tenaient lieu de protège-tibias, si toute ma stratégie consistait à renvoyer le ballon le plus loin possible dès qu’il passait à portée de mon pied droit, si victoires et défaites nous valaient les trois mêmes tranches de pain d’épices et un verre de la même boisson à la réglisse que nous appelions le coco ? Détails, tout cela. N’est-ce pas, Thierry ?
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C’était bien, le foot, c’était vachement bien. Même les bleus que nous laissaient pour la semaine les croche-pattes et autres mauvais coups, c’était bien. J’ai été savaté et j’ai savaté. J’ai tatané et j’ai été tatané. Quand il nous arrivait de marquer un but pas trop net à l’insu de l’arbitre, généralement un retraité qui trottinait pendant quelques minutes, puis jugeait meilleur pour son cœur de surveiller l’action d’un peu loin, l’idée ne nous venait pas d’aller nous confesser à lui. Aux cris de nos adversaires, nous répondions par des cris plus véhéments encore. Je les ai encore dans l’oreille, ces braillements, nous gueulions comme des ânes, nous faisions un cinéma d’enfer, nous menacions les joueurs adverses, viens t’battre si t’as pas les foies, nous prenions des voix qui n’étaient pas les nôtres, et tout ça ne voulait dire qu’une chose : que nous voulions l’avoir marqué, notre but, mais que nous nous doutions que nous avions mal agi. Quant à l’autre retraité, qui, en plus sympathique, nous servait de Domenech, et à qui l’abbé offrait l’apéro après le match tantôt pour le féliciter, tantôt pour le consoler, je ne mets pas ma main au feu qu’il n’aurait pas regardé ailleurs si celle d’un de ses « p’tits gars » avait un peu arrangé le destin. Sur l’éthique, donc, aucune leçon à donner à personne. Balle au centre.
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Dans les vestiaires, nous faisions comme si de rien n’était. Faire main au foot, après tout, n’est ni un délit ni le huitième péché capital. Le lendemain, chacun se débrouillait avec son imagination, sa capacité d’oubli, sa conscience. Cette petite tricherie était un piment dans le ragoût de la vie, elle nous enseignait l’ambiguïté, chacun de nous la cuisinait à sa façon sans que personne ne demande à personne d’exhiber sa fierté ni d’étaler sa honte. L’affaire tombait dans le for intérieur, là où personne ne va, là où tout se construit. Elle nourrissait le rêve. Il y a deux écoles, à Pékin, pour la cuisson du canard : à four ouvert ou à four fermé. À Montrouge, nous grandissions à four ouvert, sans que personne ne songe à visser un couvercle sur nos rêves. En cela, nous avions plus de chance que Thierry Henry. Ou que le petit Antoine, fils d’un de mes amis, qui, ce soir-là, s’est installé devant la télévision, tel Napoléon devant Moscou, en déclarant que ça allait être géant et trop excitant. Qui a suivi le match dans un silence recueilli. Qui a soudain hurlé : « Y a main ! ». Qui est retourné à son silence. Qui, quelques minutes après, s’est promené dans l’appartement en scandant cinq ou six fois : « On-a-ga-gné, on-a-ga-gné ! » Puis s’est interrompu. Est allé fouiller dans le réfrigérateur. Et, sans autres commentaires, est parti se coucher.
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Un match décisif, ses enjeux financiers, ses dividendes politiques, voilà le couvercle vissé et le four fermé. Il y a eu tricherie, il faudra le nier, en tout cas le faire oublier. Plus de débat intérieur, plus d’hésitation, plus rien à penser, à méditer, à sentir. Plus rien à prolonger, plus rien à soupeser, plus rien à questionner. Ici Radio Communication, les brutes parlent aux brutes. Tout le monde à la manœuvre, vite, et d’abord les joueurs : on ne les paye pas seulement pour leur talent, mais aussi, mais surtout, pour leur docilité. La partie finie, le plus dur leur reste à faire : le petit pont de la pub, le dribble managérial. Capitaine sur le terrain, Thierry Henry n’est plus, après le match, qu’un cadre d’exécution. Alors que la télévision a déjà établi la vérité et que cet aveu est strictement sans effet, on lui souffle d’avouer franchement qu’il y a eu main. Puis d’opiner, quelque temps après, qu’il serait assez convenable de rejouer le match : pas de problème, la fédération internationale en a déjà écarté l’éventualité. Séparation radicale des intentions réelles et des intentions proclamées : rien de nouveau. Une vilaine photo montre le joueur, après le match, s’entretenant avec son entraîneur, une main sur la bouche pour protéger les secrets d’importance qui leur valent à tous deux ces mines funèbres, ce faux sérieux, ces airs de garnements conspirateurs. Le secret, le silence, le mensonge. Antoine, mon garçon, ces gens-là ne te veulent pas de bien.
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Les élections à venir, Copenhague, les grèves, la crise : tout cela pèse son poids de sérieux, mais infiniment moins, à mes yeux, que le débat sur le cynisme dans la vie publique que la main de Thierry Henry vient, involontairement cette fois, d’ouvrir. Le diable, on le sait, nous attend dans les détails, mais il n’est peut-être pas le seul. Une société aussi blindée que la nôtre ne se révèle qu’au défaut de sa cuirasse, elle n’avoue sa vérité que lorsque ses défenses sont déjouées par un incident apparemment mineur, et cette vérité lui arrive sur des pattes de colombe, pas sur des godillots de consultant. Ce soir-là Antoine a filé au lit plus vite qu’il ne l’aurait dû, plombé par une inquiétude vague à laquelle il ne comprenait rien. L’actualité aura beau monter d’un ton sa pétarade de vélomoteur trafiqué, ce qui se sera fiché dans son esprit et planté dans son cœur lui parlera infiniment mieux de notre présent et de son avenir que les racontars chiffrés des spécialistes. Allons, dites-vous, ce n’est pas l’affaire Dreyfus ! Non. Ni l’affaire Thierry Henry, d’ailleurs. C’est l’affaire Antoine, et c’est l’affaire vous. Une toute petite blessure, sans doute, et qui ne tue qu’à feu lent, en toute convivialité hypocrite. Car si la triche n’existe pas, la loyauté n’existe pas. Si le mensonge n’existe pas, la vérité n’existe pas, vous voilà collé à vous-même par vous-même, par votre bonheur comme par votre malheur, par vos orgasmes comme par vos rages de dents, par vos investissements comme par vos crédits. Etonnez-vous, après ça, que la jeunesse vous fasse un bras d’honneur ! Elle n’a pas le temps d’écouter vos jérémiades, trop occupée, sous son air libéré grave, à se tirer de l’inavouable pétrin où vous l’avez jetée. Et vous, pendant ce temps, à quoi occupez-vous vos loisirs ? Vous bavardez sur l’identité nationale avec M. Besson ? Vous observez, avec Mme Aubry, que les prochaines élections se joueront sur les valeurs ? Vous augmentez votre potentiel, peut-être ?
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Les règles sont les règles. Il faut bien les appliquer, même quand elles déraillent. La question n’est pas celle du résultat du match. C’est celle du gouffre qui s’est ouvert, ou qui s’est révélé, entre une sensibilité populaire que beaucoup de commentateurs ont d’ailleurs parfaitement saisie et reflétée, et les réactions des milieux politiques et sportifs. Résultat heureux, résultat volé, légalement volé, mais résultat. Soit. Il aurait suffi de le dire et de raser les murs. En se promettant de faire mieux la prochaine fois et, si l’on y tenait, en remerciant sainte Rita, patronne des causes désespérées. Ni salauds ni héros, les gens ont pensé : tant mieux, mais pas beau. De droite ou de gauche, la presse a largement fait écho à ce point de vue, notamment en province. Parmi les politiques, au contraire, à quelques exceptions près, féminines surtout, les commentaires ont été lamentables.
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Voilà à quoi l’on aboutit quand la vie politique, où doit vibrer ce que la conscience collective a de plus tonique, en ignore les meilleures intuitions. Quand elle parie sur les aspects grossiers de la sensibilité populaire en en sous-estimant le bon sens et la sagesse, quand elle oublie de quel œil narquois le peuple considère le cynisme des milieux d’argent et la grotesque frénésie de pouvoir de ses représentants. La gagne : dans l’affaire de la main, les politiques, tous les politiques ou presque, ont misé sur ce canasson-là. Ils le méconnaissent assez, ce peuple, pour confondre ses gueulements dans les stades avec les cris de son cœur. Une qualification pour la Coupe lui fera tout oublier : les gros malins ont compté là-dessus pour empocher des voix ou ne pas en perdre. Nier le sentiment populaire, truquer le sentiment populaire, humilier le sentiment populaire, voilà les trois degrés de ce pauvre cursus. Sur chacun d’eux, on trouve des politiques juchés.
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Échelon I, élémentaire, ignorer le sentiment populaire. Le pouvoir, pour cela, avait une bonne pioche : il lui suffisait de bétonner. Pas la faute de Ponce Pilate si sa vertu le paralyse. « Le gouvernement ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement de la Fédération internationale », déclare le Premier ministre. C’est le copié collé du propos du Président de la République aux journalistes : « Ne me demandez pas de me substituer à l’arbitre, aux instances du football français, aux instances du football international. » Enfin presque, puisque Nicolas Sarkozy, dont le subconscient titille facilement la conscience, leur avouait aussi que cette situation « l’arrangeait », laissant ainsi entendre qu’il mesurait la portée de l’incident. Semi lucidité, eût peut-être dit Pascal, qui n’aimait guère les semi habiles. L’opposition, elle, était contrainte d’en faire plus. Besancenot, l’air toujours dégoûté, et Mélenchon, prophète en CDI, bottent en touche avec de gros croquenots : qu’est-ce qu’un match de foot, camarades, au regard d’une grève ou, plus comiquement, de l’élection du président de l’Europe ? Voyez comme les grosses vieilles baraques ont encore de quoi noyer le bébé de la vérité dans leurs baignoires idéologiques : l’arrière décoction de sous-marxisme qui suinte tristement du site du PCF nous apprend que le fond de l’affaire, c’est l’insuffisance du budget du sport ; ça, vraiment, il fallait le trouver ! Les cathédrales, d’ailleurs, ne le cèdent en rien à la Révolution. La spiritualité de La Croix oscille lugubrement, pour ne pas décourager le lecteur, entre le jésuitisme caricatural et le moralisme gagneur : « Ces questions n’auraient pas la même portée si les Bleus avaient bien joué mercredi soir, si ce but litigieux, au moins, avait bénéficié à l’équipe la plus méritante. »
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Échelon II, truquer le sentiment populaire. Après l’élusion, la leçon de morale, ou de philosophie, ou d’humanité, ou de foutaise. « Je me dis que, dans un monde idéal, il faudrait rejouer le match, mais le monde n’est pas idéal », déclare François Bayrou. Daniel Cohn-Bendit, lui, voit dans la main de Thierry Henry « le summum de la chance ». « Le foot, c’est comme ça ! », ajoute-t-il dans le style méchamment rigolard qu’il affectionne. Ces deux catcheurs ont raison de se réconcilier : ils tiennent le même langage. Ou plutôt, de la même manière, ils tiennent le langage prisonnier. Pas un gamin de quatorze ans, aujourd’hui comme hier, qui ne sache que le monde n’est pas idéal. Mais quand il entend proclamer cette évidence avec une telle satisfaction, avec cette jubilation si peu, si mal dissimulée, c’est comme si la clé, dans la serrure, tournait du mauvais côté : elle n’ouvre rien. Non, le monde n’est pas idéal. Oui, le foot, très souvent, c’est comme ça, et le reste n’est pas mieux. Mais cela doit se dire, Messieurs, sur un certain ton. Quand le peuple fait le même constat, il y met de l’humour, lui, ou de la vachardise, ou du dépit, ou de la tristesse, toutes choses qui décollent le constat de lui-même, toutes choses qui empêchent la croûte du cynisme de se former, qui interdisent à la glace de la démission de prendre. Et puis, si le dernier mot de tout est de considérer que le monde n’est pas idéal, en quoi ce que vous voulez tellement nous vendre le serait-il davantage ? Faudrait-il que nous fissions les sceptiques sur tout, hormis sur vos programmes ? Le foot serait comme ça, et la pollution ne serait pas comme ça ? L’écologie se propose de transformer la planète, de lessiver la terre, de curer la mer : envoyer quelques gros pardessus au détachage est au-dessus de ses forces ? Qui ne peut pas le moins peut le plus ? Et le centrisme, alors, c’est le catalogue de l’impossible ? Le confluent des eaux usées ?
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Échelon III, humilier le sentiment populaire. Le peuple est maso, il ne comprend rien à la gagne. En clair, il est con. C’est M. Valls qui le dit : « Si la France n’avait pas été qualifiée, le pays aurait eu la gueule de bois. Nous sommes un drôle de pays où, même quand on est qualifiés, on débat et on est tristes. » Ce que M. Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, proclame encore plus fort : « Il y a en France une tendance à la repentance et à l’autoflagellation qui a remplacé la fierté nationale : on la retrouve dans le football. »
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Je ne doute pas que M. Thiriez ne soit, comme le montre sa notice Wikipédia, un homme instruit, diplômé, cultivé, artiste, mélomane et, de surcroît, influent. Le ballon rond n’absorbe pas toutes ses compétences ; il dispose d’une expérience administrative, politique, culturelle. Comment donc a-t-il pu se fendre d’un tel propos ? En médiocre aide-comptable des choses de l’esprit, je me demande ce que sont devenus les trésors intellectuels et esthétiques où M. Thiriez a eu la bonne fortune de pouvoir puiser. Ont-ils décoré le jardin privé de sa sensibilité ? A-t-il parfois tiré ces pierreries intellectuelles du coffre de son esprit pour que leurs feux éblouissent ses amis ? Tout cela est bien touchant, sans doute, mais un aide-comptable ne se laisse pas toucher si facilement. L’investissement en valait-il la chandelle, ou l’éteignoir ? Tant de science pour une pensée de bistrot ? À moins – on n’ose pas y penser – que la bonne volonté de M. Thiriez n’ait réinvesti dans cette sublime sentence la totale totalité de ce que lui ont enseigné ses immenses études et que, pour rendre l’héritage présentable, il n’ait même dû plonger dans son imagination. Je penche, je l’avoue, pour cette hypothèse, non seulement parce que j’ai quelquefois rencontré d’autres M. Thiriez, mais parce qu’il m’est arrivé d’intervenir dans les écoles chargées de leur remplir l’esprit, ou de le leur vidanger. En sorte que c’est à elles, plutôt qu’à lui, que s’est adressée jusqu’ici mon ironie.
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Je me tourne maintenant vers M. Thiriez lui-même, dont Wikipédia m’apprend encore qu’il a quatre enfants. Je lui propose de se rappeler leurs petites années, quand il lui arrivait, comme à tous les pères, de jouer avec eux. À cache-tampon, par exemple, où ils devaient fermer les yeux pendant que Papa cachait un objet familier – pas forcément une carte bleue, je veux dire une carte Magnificence, une carte Extravagant Prestige, une carte Grandiose. Je supplie M. Thiriez de se rappeler l’instant où les doigts de la petite main qui cachait leur gentille binette s’écartaient naïvement. Je parie que M. Thiriez, comme un autre, grondait gentiment. « On ne triche pas, disait M. Thiriez, on ne triche pas ! » En riant, bien sûr, et la grosse voix qu’il prenait était elle-même une manière de rire. En riant, oui. Mais pas comme une gourde qui pouffe sans savoir pourquoi. En riant d’un vrai rire parce que ses enfants, comme dit la Bible, étaient « sa joie en lui hors de lui ». En riant comme un papa qui voulait, tout en jouant avec eux, leur apprendre quelque chose, ne serait-ce que le goût de réfléchir en silence, la patience d’attendre un peu, le bonheur de tenir parole. « On ne triche pas, répétait M. Thiriez en riant, on ne triche pas ! »
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Pourquoi, l’autre jour, n’avez-vous pas dit « on ne triche pas », M. Thiriez ? Vous aimez vos enfants, sans doute ne détestez-vous pas ceux des autres. Vous voulez les vôtres attentifs, sérieux, capables de bonnes relations avec autrui ? Mais les autres ? Vous pensez que n’importe quoi leur suffira, la triche, les « on-a-gagné » que les foules cocues gueulent aux abords des stades tandis que des nababs tout ce qu’il y a de cool, installés au premier étage des bistrots chics, leur crachent leur mépris comme un noyau d’olive ? Mais, M. Thiriez, ces gosses-là, leur papa aussi a joué avec eux quand ils étaient mouflets ! Ces gosses-là aussi, leur papa leur a appris qu’il ne fallait pas tricher ! Vous prenez le risque de les voir balancer tous ces souvenirs au tri sélectif ? Et vous-même, M. Thiriez, quand vous jouiez avec vos bambins, vous n’allez pas me dire que tout ce que vous leur racontiez sur l’honnêteté, vous leur accordiez déjà le droit de se le mettre, plus tard, là où ils le voudraient ? Je suis certain que non. Je suis certain que vous croyiez ce que vous leur disiez. Je ne veux pas vous donner de cauchemars rétrospectifs, mais imaginez – si cela n’avait pas été le cas – qu’un de ces petits chéris, comme dans un Fellini, ait soudain saisi ce qui se cachait derrière vos mots, imaginez qu’il vous ait adressé le plus angélique des sourires et que, dans ce sourire, vous ayez lu, épouvanté : « Tes conseils, vieux chnoque, j’m’en branle, l’essentiel c’est que j’me la farcisse, ta putain d’carte Grandiose ! »
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Affaire de morale ? Non. Affaire de justice ? Non. Affaire de justesse. Voilà une bonne trentaine d’années que la classe politique française n’a plus l’oreille juste. Je me rappelle ma réaction, il y a vingt-trois ans, quand j’ai lu le Gagner de Bernard Tapie. De l’auteur, je ne savais rien. J’étais en plein enthousiasme de formateur, ce bouquin m’avait bouleversé plus que je ne pouvais le dire. Rien de ce que j’y trouvais n’était dans les gens que je rencontrais, rien de ce qui était en eux n’était dans ce livre. C’était comme une voie sans issue, un drain mal branché, une hérésie par disproportion. J’en parlais aux dirigeants, ils me répondaient avec le sourire, vaste comme la connerie, de l’optimisme industriel : ricanement veule et narquois des moins capés, grimace vaguement protectrice des grosses pointures. Ils avaient déjà tous le cul sur le verglas de la gagne, les plus petits devant pour servir de pare-chocs aux plus gros, tous, droitistes et gauchards, cathos et francs-maçons, libres penseurs et penseurs obligés, et les syndicalistes les regardaient passer avec un plâtre d’ironie sur la gueule pour masquer leur satisfaction d’échapper un instant à l’ennui. Je sentais qu’elle venait, la grosse saloperie, et que presque personne – en tout cas, aucune espèce de force constituée, je dis bien aucune – ne s’y opposerait.
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Avouer qu’il n’y a pas lieu d’être fier d’une victoire acquise sur une tricherie, en quoi est-ce s’autoflageller ? Ce genre d’aveu libérerait plutôt la conscience, non ? Antoine est content, il aura d’autres matchs à regarder. Parfait. Mais je ne veux pas qu’il oublie que gagner sur une tricherie, c’est tarte. Que, dans ces conditions, sauter comme un cabri le long de la touche parce qu’on va toucher une grosse pincée, c’est minable. Je conseille à Antoine de mettre un grain de réserve dans son plaisir : ce seul grain l’empêchera de devenir l’abruti qu’on veut faire de lui, il lui rappellera que la source de son jugement n’est pas à chercher ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Sans ce grain-là, Antoine, ils pourront te raconter tout ce qu’ils voudront, te vendre leur gagne pourrie ou je ne sais quoi d’autre, tu ne seras jamais ni un homme libre ni un vrai citoyen. L’acte citoyen dont ils te bassinent, tu le reconnaîtras à ceci : c’est toi qui l’imagineras, c’est toi qui en décideras, pas les mecs et les nanas déguisés qui te demandent à la télé, la tête maquillée pour, de filer des sous à ci ou à ça, d’agir comme ci ou comme ça. Un acte libre ne se calque jamais. Jamais, Antoine, jamais. Sur rien. Surtout pas sur les grands principes qui font vendre. Il s’invente, comme les mots gentils que tu dis à ta copine. Un acte de citoyen qui n’est pas un acte libre est un acte d’esclave. Pour l’obéissance, il y a la loi, c’est tout. Ce n’est pas une starlette, la loi, elle ne doit pas changer de fringues toutes les trois minutes. Quand on parle de la rigueur de la loi, cela ne veut pas dire qu’elle doit être plus sévère que nécessaire, mais qu’elle doit, précisément, être rigoureuse : un peu comme les maths, si tu veux. Elle n’est pas là pour montrer ses fesses, la loi, mais pour que chacun, au fond de soi, la reconnaisse et acquiesce à ce qu’elle demande. N’hésite pas à interroger tes parents. Ils ont deviné ton embarras, l’autre soir, donc ce sont de bons parents. Il ne te suffit pas d’avoir appris par Internet que les enfants ne naissent pas dans les choux et quelques autres petites choses accessoires. Demande-leur donc si, à leur avis, la loi est rigoureuse quand elle fourre ses pattes là où on devrait avoir honte de les trouver, quand des spécialistes sont chargés de déterminer si un mariage est blanc, noir, gris pâle, gris perle ou gris souris, quand la définition d’un délit de violence psychologique censé ramener la paix dans les ménages, et qui y foutra forcément une merde bien plus épaisse encore, est confiée au premier bon élève qui se pointera, quand une sociologue que j’imagine moins souvent que moi à la plonge décrète que la répartition des tâches ménagères est un problème politique – propos qui, dans une Université pas encore trop azimutée, devrait faire fuir, coudes au corps, les étudiants de cette discipline vers d’autres aventures -, quand le pavé de l’ours des bonnes intentions aveugles, satisfaites, mais non moins perverses, cherche à s’abattre sur les vies privées, quand tout, tout de tout, au seul bénéfice d’une névrose de culpabilité qui court plus vite que la grippe du dindon, est à ce point fliqué par les niaiseux de la technique et quadrillé par les débiles de la sécurité qu’on se demande parfois si l’on est bien en train de fermer Guantanamo ou si l’on n’est pas plutôt occupé à en élargir le périmètre aux dimensions du monde anciennement civilisé.
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Je souhaite qu’Antoine reste poli, au moins le plus souvent possible. Mais si un gugusse lui explique qu’il est masochiste quand il écoute sa tête et son cœur, je l’autorise à lui balancer tous les noms d’oiseaux de son répertoire ; s’il est trop restreint, je lui prêterai le mien, il aura de quoi faire. Et, en prime, dans une contre-attaque fulgurante le long de la touche, il apprendra au gugusse que le masochiste, c’est lui. Qu’être masochiste, c’est dire « c’est comme ça ». Qu’être masochiste, c’est s’enchaîner soi-même à sa dépendance. Qu’être masochiste, c’est tisser soi-même sa défaite en entassant ce que les gugusses appellent des raisons objectives, c’est-à-dire, presque toujours, des capitulations. Qu’être masochiste, c’est s’obliger à saluer les intérêts qui piétinent aux abords des grands matchs comme sur les moquettes des conseils d’administration. Ou encore les intérêts de ceux qui ont intérêt à s’opposer à ces intérêts-là. C’est ça, Antoine : le masochisme, c’est de défendre des intérêts, d’aspirer à autre chose qu’à un verre de coco. Le masochisme, c’est se répéter chaque matin que les électeurs, les lecteurs et les clients ne vous pardonneront jamais d’être un homme libre. Le masochisme, c’est ramer dans les prétendues raisons supérieures au nom des passions inférieures dont elles sont les maquerelles. Être masochiste, c’est avoir trop peur de vivre pour s’avouer qu’aucune relation humaine, sur quelque registre qu’elle se déploie, ordre ou désordre, vice ou vertu, dans l’ermitage ou dans la foule, ne met finalement jamais rien d’autre en présence qu’un Je et un Tu, un Tu qui ne ressemble en rien à cet Autre moisi que n’importe quel épicier installe désormais dans sa vitrine au lieu de l’enfermer, comme il conviendrait, dans son bocal le plus hermétique, un Tu terriblement divers, il est vrai, et qui ne demande peut-être qu’à s’unifier, et qui ne demande peut-être qu’à m’unifier, un Tu qui casse les joujoux de toutes les généralités, toutes, absolument toutes, un Tu qui me laisse infiniment insatisfait – étrange insatisfaction, insatisfaction – le dirai-je ? – pleine de grâce.
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Mais je m’égare, je déraille, je batifole ! Le fin sourire qui se dessine sur vos lèvres me ramène fermement et patiemment à la réalité. Je parle pour rien, je parle dans le vide. Je m’énerve tout seul. Pour la raison, unique et suffisante, que tout ce que racontent MM. Thiriez, Valls, et autres, Antoine s’en tamponne comme de son premier tee-shirt. Ce sont mes nerfs que ces gens-là mettent à l’épreuve, pas ceux d’Antoine. Ma mémoire, pas la sienne : d’ailleurs, il n’en a pas. Lui, Antoine, il s’en tape ; tout cela, c’est du bruit, un bruit auquel il est aussi habitué qu’un lapin qui broute sur le bord d’une autoroute, et dont il se protège d’ailleurs fort bien en emmagasinant dans son casque, ou dans je ne sais quoi encore avec un nom anglais, un arsenal de bruits anti-bruit. Et que me considérer dans l’état où je me suis mis sans attraper une seule syllabe de ce que je raconte fait de moi, à ses yeux amusés, un vieux bonhomme de dessin animé guère moins drôle qu’une publicité.
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Voilà ce que c’est que délirer… J’oubliais l’essentiel. Qu’on lui propose la gagne comme principe d’existence et règle de vie, Antoine n’en sait rien. Que, non content de régner sur l’économie, la politique et les médias, ce langage-là ait réussi, comme il se serait fait une pucelle ou, mieux, une religieuse, à baiser l’une des activités les plus gratuites de l’humanité, le sport, cela ne fait pas du tout dresser les oreilles du lapin Antoine, tout occupé à brouter son bruit anti-bruit. Que finalement, baisé, il le soit encore plus et mieux, lui, que ne le serait tout un couvent, l’idée ne lui en vient pas. Que tout le projet de la gugusserie universellement managériale soit de le promener de déception en déception et de dégoût en dégoût, qu’elle n’ait rien d’autre dans la calebasse, cette pauvre GUM, que de faire de lui, comme de quelques milliards d’autres, cette brute calibrée dont le désir, rogné, limé, comprimé, désépaissi comme une crinière trop généreuse, n’ait plus pour s’exprimer que des exigences sèchement aboyées de petit cabot grotesquement hargneux et pathétiquement inoffensif, comment s’en douterait-il, le gentil Antoine qui halète au rythme de la batterie coincée dans son oreille ?
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Comme si ce que racontait Francis Jeanson – vous allez rire -, ça concernait Antoine ! Les choses objectivables qui ne peuvent combler personne, jamais, nulle part, le sens qui niche toujours dans la déficience de l’être… Non mais, des fois, est-ce que je vais arrêter de l’emmerder avec tout ça, ce gosse, est-ce que je vais le laisser se trémousser en paix ? Est-ce que je vais le laisser avancer ? Est-ce que je ne serais pas en train de le harceler, par hasard, est-ce que les étendards sacrés de la consommation humanitaire n’iraient pas bientôt se lever contre moi ? Et les droits de l’Antoine, alors ? Qui es-tu, toi, pour contester les droits de l’Antoine ? Tu ne veux pas être libre comme nous, salaud ?
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Antoine n’est pas sourd, pourtant. Même matraquée, son oreille saisit parfaitement le langage qu’on lui tient. Il n’est pas vrai qu’il ne lui parle pas, ce langage. Il n’est pas vrai qu’il ne lui dise rien. Il lui dit : « Rien ». Et non seulement il lui dit Rien, mais il le badigeonne de Rien, il le pénètre de Rien, il le travestit en Rien. Et c’est pourquoi Antoine comprend sans comprendre. On lui a shunté tout écho, on l’a décollé de lui-même, sa sono intérieure n’a plus de baffles. À ce Rien, si on le laisse faire, il va consentir comme à une évidence. Il va se l’appliquer en pommade anti-angoisse, il va en faire son ordinaire, sa parure, ses choux gras mécaniques. Puis, comme un chien au pied de son maître, il se recroquevillera sur sa solitude de tank dynamique.
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Il n’est pas sourd, il est anesthésié. Un tank ne voit rien de ce qu’il ignore, rien de ce qu’il écrase. Il continue à avancer, le tank Antoine, il avance sur place, il avance en boucle. Râpé, le temps des culpabilités sales comme des pellicules sur la veste du dimanche ! Antoine coïncide avec le rythme, avec les chenilles du tank, avec ce qu’il croit être son désir, Antoine devient de jour en jour plus con. Tant que les batteries de la batterie ne seront pas tout à fait nases, ça ira, il pourra frimer encore un peu, même si ça le gêne aux entournures du cœur. Mais le mouvement est irréversible. Celui qui n’a plus de pellicules à épousseter, celui qui ne veut plus les regarder, ses pellicules, ou qui ne le peut plus, celui-là se sent devenir une gigantesque pellicule, une insupportable pellicule sur la veste du monde. Faute d’être coupable de, il devient coupable tout court, coupable tout lourd, coupable tout tank, coupable d’être un tank, de s’être laissé devenir un tank. Et plus il est un tank, plus il est coupable. Et plus il est coupable, plus il est un tank. Verse-toi encore un peu de boum boum dans l’oreille, Antoine, ça te fera oublier que tu n’as rien à oublier.
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Je ne me serais pas embarrassé de l’affaire Antoine s’il n’y avait eu dans la voix de son père cet imperceptible flottement que j’aurai passé ma vie à guetter, et peut-être à chasser. C’est la toile d’araignée où l’insecte que je suis se précipite tête baissée, antennes repliées, dans l’extinction heureuse des lumières intermédiaires, et que votre idiote bonté, je vous en supplie, ne vienne pas l’en délivrer ! Laissez-moi là, laissez m’y, s’il vous plaît, entre naissance et mort, amour et solitude, joie et tristesse, remballez votre réel, M’sieurs Dames, bouffez sans moi vos valeurs, et ne venez pas compter mes pour et mes contre, mes ceci et mes cela, mes Capulet et mes Montaigu ! Que dis-je l’insecte ? Je suis l’éléphant qui se balance sur la toile d’araignée, qui trouve ça très intéressant, qui y appelle un autre éléphant, d’autres éléphants, tous les éléphants, sans oublier les paritaires éléphantes avec leurs éléphanteaux qui n’ont rien dans la trompe ! Car il n’est de poids ni de lourdeur, ni de gravité – ce poids qui n’ose pas dire son nom – qu’une main arachnéenne et tendre ne vienne alléger, bercer, subtiliser !
Ξ
Vas-y, Antoine, mon pote, dribble-les tous, file au but tout seul sur tes pattes d’araignée, t’auras deux verres de coco ! Et hop ! Un grand pont sur les champions de la gagne en leur faisant Meuh ! au passage ! Et hop ! La balle entre les jambes de ceux qui font semblant de savoir de quel camp ils sont ! Et hop ! Change de but, Antoine, feinte l’arbitre, les spectateurs, les journalistes, au hasard Balthazar, feinte-toi tout seul, mon gars, laisse-toi feinter par ce que tu découvres, apprends l’ignorance, petit, c’est la seule discipline intéressante, n’aie pas peur de ta solitude, le silence t’épellera ta liberté lettre à lettre, pas besoin d’écouter ce qu’ils racontent, pas besoin d’inventer des bêtises, tu recopieras ce qui est en toi, tu verras comme c’est neuf… D’accord, ce que je te dis là, ce n’est pas l’idéal. Je préférerais te désigner un chemin plus facile. Pour l’instant, n’y compte pas, il n’y en a pas.

(janvier 2010)