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Un splendide incendie

L’Institut du Monde Arabe a récemment honoré huit “figures du dialogue des civilisations “, quatre Algériens et quatre Français, chacune de ces figures étant évoquée par deux intervenants, un Algérien et un Français. À l’issue de ce colloque, Mustapha Chérif, ancien ministre algérien et ancien ambassadeur, et dont Jacques Berque avait dirigé la thèse, eut l’idée d’un livre qui développerait nos deux interventions, la sienne sur Jacques Berque et l’Islam, la mienne sur Jacques Berque et l’Occident. Chacun sur sa rive, nous avons travaillé cet été à ce projet. Ce fut pour moi l’occasion de retrouver beaucoup de textes de Jacques Berque, notamment plusieurs articles de grande importance publiés dans des revues érudites atteignant peu le grand public. Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, je mettais de côté, pour Résurgences, des citations qui n’entraient pas forcément dans le cadre de mon étude mais qui me paraissaient porteuses de beaucoup de sens. Avec ces morceaux de choix, j’ai construit la promenade berquienne que je propose ici. Des miettes, en quelque sorte, mais on va voir qu’elles sont nourrissantes. Je les ai classées par thèmes, autant que faire se pouvait, sans m’acharner à bâtir des enchaînements qui seraient restés artificiels.

Miettes politiques

À toutes les révisions, qu’il appelle utopies ou subversion, l’ingrat, l’imprévoyant oppose ses propres médiocrités, qu’il appelle réalisme. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Trop dominé par l’altercation, le circonstanciel et le conjoncturel, il se vide dès que l’actualité le lâche. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Tout comme une hypothèse de recherche, la conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses, et d’êtres, en fonction de l’idée la plus fulgurante. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Qu’est-ce au juste que la gauche ? Consiste-t-elle dans une démobilisation prudente des valeurs bourgeoises, ou dans leur remplacement par d’autres valeurs, ou encore dans une remise en question de toutes les valeurs ? (Prendre les choses à la racine, Le Nouvel Observateur, septembre 1972)

On nous demandait de dépasser les vieilles nations, en les regroupant dans une entité plus vaste. Progresser vers le monde, quoi ? Reculer plutôt, nous enfermer ! (La nouvelle péninsulaire, Le Croquant, 1992)

L’Europe vit sur le mol oreiller non du doute, comme Montaigne, mais des certitudes fractionnelles. (Rapport au Conseil de l’Europe, décembre 1989)

C’est essentiellement de l’Occident européen que la majeure partie du monde a subi le premier choc des destructions et des réfections de la civilisation industrielle. L’Occident qui, irrésistiblement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, et désormais de façon de plus en plus disputée et précaire, s’était arrogé pouvoirs et profits, est longtemps apparu aux autres peuples, et leur apparaît peut-être encore, comme un exploiteur impénitent, au mieux comme un professeur intéressé. Lui-même ne s’est que trop considéré comme l’agent et le délégataire de l’évolution humaine. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Miettes culturelles

L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

La différence entre la culture anglaise et celle des Arunta, disons, n’est qu’historique, relative, peut se mesurer. Tandis que les rapports entre les Arunta et leur nature se déploient dans l’infini de la disponibilité humaine. Je pense donc qu’il est possible, pour une culture comme celle des Arunta, de fabriquer des locomotives dès lors qu’elle est capable de fabriquer des boomerangs. On touche ici la différence entre ce qui est infini et ce qui ne l’est pas. Appelons ce raisonnement ou, si vous voulez, ce paradoxe : le pari de Pascal du développement industriel. (Vers une humanité plénière, Esprit, avril 1969)

Au moment même où s’effacent [dans les anciens pays colonisés] les formes simplistes de l’aliénation, on s’avise de ses formes subtiles. L’homme s’est-il décidément affranchi ? Le mal ne se ramenait pas à la sujétion politique et économique. Il était descendu beaucoup plus loin dans l’être du dépendant. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Nous sommes à une époque d’essor des pulsions et de décadence du sur-moi. Nous disons et pensons beaucoup de choses que les contrôles sociaux auraient jadis refoulées. (…) Mettrons-nous en avant le terme de “culturel” pour désigner ces effervescences ? Elles influeront un jour sur le politique, elles le feront sans doute ou le referont. Mais ce n’est pas encore le cas, comme on sait. Nous sommes loin du compte. Beaucoup de protestations d’aujourd’hui pourront donc bien, sans le savoir, ressortir au culturel plutôt qu’au politique. Dire cela, d’ailleurs, ce n’est pas les minimiser. C’est se refuser à jouer sur le sens des mots. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Quand vous avez découvert mon chiffre, êtes-vous sûr de m’avoir pour autant décrypté ? J’ai peur que votre va-et-vient du manifeste au caché et la réciproque ne soit scientifique qu’à l’aller, mais non plus au retour. J’ai peur qu’en présumant la restitution du vécu à partir de son algorithme, vous ne fassiez preuve de la même naïveté dont vous accusez l’empirisme. (L’algébrique et le vécu, Diogène, avril-juin 1974)

Au Dieu-Père barbu, patron des causalités et toujours ressemblant au pasteur biblique, succéderait un Dieu-système, infiniment plus abstrait, davantage ami de l’électronique que du gardiennage des troupeaux, et qui serait, si l’on peut dire, le suprême “connecteur”. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Miettes anthropologiques

Au contraire de celui qui a dit « L’homme, c’est quelque chose qui doit être dépassé », nous oserons proclamer que l’homme, c’est quelque chose qui doit être déployé. (Logiques plurales du progrès, Diogène, juillet-septembre 1972).

La révolution scientifique et technique est un phénomène irrépressible. Il n’est pas seulement réducteur, exploiteur de l’homme-travail. Il l’est aussi de l’homme-personne, de l’homme-terroir, de l’homme-collectivité de base. Que va devenir, dans le monde des transports supersoniques, de la radiodiffusion et des compétitions multinationales, notre niche écologique ? Alors nous serons pris par la tentation du retour : retour à l’origine, à la nature, à nous-mêmes pour tout dire. Nous avons simplement oublié qu’il n’y a plus de nous-mêmes dans ce retour et que notre révolte répond à des mutations géantes qu’on ne peut traiter par prétérition. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Je viens de visiter les ruines de Leptis Magna sur la côte de Libye. J’avais visité beaucoup de ruines de villes anciennes, mais cette fois j’ai reçu un choc. Si j’avais été économiste, j’aurais déchiffré la proportion énorme d’investissements que représentent les monuments ludiques dans une telle ville : sur ce qui est théâtre, palestre, auditorium, stade, gymnase. De laquelle de nos villes pourrait-on en dire autant ? La dimension du ludique jouait dans celle-là un rôle au moins égal à celui de l’économique par exemple. L’esthétique enveloppait tout, jusqu’à s’exalter en dimension autonome. Pour nous, l’art c’est la visite aux galeries de tableaux, c’est le musée, parfois la maison de la culture, une sortie le dimanche matin ou le samedi soir. Or l’art, dans une société qui reconnaîtrait sa dimension esthétique, serait présent partout et à tout moment. (L’Orient et l’avènement de la valeur monde, Esprit, septembre 1970)

“Nous ne nous serions jamais révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions rêvé.” Et Soekarno, ouvrant le premier Bandoeng : “Dans vos délibérations, ne soyez pas guidés par des craintes, mais par des espoirs, des déterminations, des idéaux, et aussi, oui, par des rêves.” (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Chaque peuple doit non pas continuer un passé mais, si vous voulez, retourner ses racines vers l’avenir. Encore, pour qu’un avenir existe, faut-il que le « nous » existe. C’est cela l’identité collective : « nous ». (Le retour aux sources, Les Nouvelles littéraires, mars 1979)

Je vais vous amuser : j’ai toujours été un fondamentaliste. Au sens où j’ai toujours essayé de prendre les choses à la racine. (Entretien avec Jacques Berque, L’Actualité religieuse, juillet-août 1995)

La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde. (LOrient second, Gallimard, 1970)

« C’est pour ne pas croire en la beauté de la vérité que nous avons créé la vérité de la fiction. » (Ezequiel Martinez Estrada, cité dans L’Orient second, Gallimard, 1970)

Divers

C’est dans ce risque de vassalité, bientôt sensible à tous, c’est dans cette dérive qui menace aujourd’hui toutes les sociétés d’une commune liquéfaction que l’on peut chercher le ressort de nouvelles solidarités. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

 La vraie raison, je ne dis pas l’origine, de l’inquiétude corse, ce n’est pas dans l’île qu’elle se trouve, mais à Paris. Pourquoi surgit-elle maintenant, alors qu’elle ne le faisait pas sous la Troisième, même au temps de l’occupation, ni sous de Gaulle ? À coup sûr par le manque d’une « certaine idée », disons d’une anticipation commune capable de polariser les diversités françaises. Et le régime de Giscard me paraît à ce titre singulièrement impropre à proposer une vision, une éthique, un idéal. (…) Eh bien ! la Corse ardente et fière, latinité de France et France de la Méditerranée, elle ressent cela, et certains de ses fils en tirent, trop vite à mon sens, la leçon. (…) Serait-ce que l’identité corse, qui n’a rien perdu de sa couleur depuis le XVIIe siècle, est pourtant entrée dans une identité englobante où elle se situe de façon si serrée que le sentiment de la déperdition accentue en elle des manifestations que les ancêtres n’ont pas prodiguées au moment où la blessure était plus fraîche ? La Corse n’est-elle donc pas devenue sous-ensemble français? Si cela était vrai, comme je le crois, son affirmation la plus violente entrerait dans le jeu de la société globale. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Pour moi, la leçon que je retiens de l’ère coloniale, c’est que toute société a certes ses problèmes. Mais ces problèmes, elle seule est capable de les résoudre. Et l’irruption de l’étranger, même s’autorisant d’une certaine sorte d’universel, ne peut que les aggraver, en retarder la vraie solution. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

Les attitudes compensatoires, philanthropes, redresseurs de torts, etc., il faut insister sur la vanité de leur protestation. Elle est nostalgique plus que constructive. Au fond, elle se veut remords, attestation, témoignage, comme disait Louis Massignon, plutôt que réalisation. Elle en appelle à plus haut : à Dieu, au chef-d’œuvre, aux cités à venir. Elle s’évade, en somme, et convie à l’évasion. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

L’essentiel ?  Cela qui est « plus près de l’homme que sa veine jugulaire » (Coran, L, 16, cité par J.B.)

(sur sa jeunesse) Toute cette période de ma vie fut noire et rouge. Noire de frustration. Rouge du splendide incendie des soifs. (Mémoires des deux rives, Le Seuil, 1989)

(15 septembre 2003)

Jacques Berque ou la vérité de l’oasis

Intervention à l’Hommage national de l’Algérie à Jacques Berque
(Alger, 5-6 juin 2004)

« Puisque vous avez eu la chance, m’a-t-on dit, de bien connaître Jacques Berque, parlez-nous donc de l’homme qu’il était. Sans doute pourrez-vous nous raconter plus d’une anecdote à son sujet. »

Pourquoi pas ? Mais les anecdotes sont rarement innocentes. Le plus souvent, elles ont pour fonction de banaliser le sens d’une existence, ou d’en réduire la portée, en y isolant une zone privée pittoresque, où chacun sera censé retrouver la bonne vieille nature humaine et le scepticisme forcément souriant auquel elle conduit.

Peut-être me méfiais-je de cette trahison par l’anecdote ? Toutes celles que j’ai trouvées étaient liées, en tout cas, à des aspects profonds de la pensée et de l’œuvre de Jacques Berque.

Notre première rencontre se fit à Tunis, en 1968, où il présidait un congrès universitaire international sur l’éducation. S’adressant à un parterre de recteurs, de doyens et de professeurs d’université de toute la francophonie, il proposa d’emblée à ce beau monde un constat des plus réalistes : « Pour la plupart d’entre vous, leur jeta-t-il d’emblée à la tête, vous êtes des forts en thème ou des fils à papa ; le plus souvent, les deux à la fois. » Ayant ainsi attribué leur juste place aux puissances d’établissement, il leur fit cadeau du plus beau propos sur l’éducation que j’aie jamais entendu. Tout Jacques Berque était déjà là. À l’écrit comme à l’oral, une pensée pleine et exigeante, mais toujours attentive aux interlocuteurs : une pensée adressée.

Aucun des souvenirs que j’ai retrouvés, même le plus inoffensif, même le plus drôle, ne m’a semblé anodin. Tous m’ont ramené au centre de ses préoccupations. Il y a un Jacques Berque gratuit et ludique : il n’y a pas plus de Jacques Berque désinvolte que de Jacques Berque cynique. Je me rappelle ce petit déjeuner de Saint-Julien, où je n’avais accepté que mes occidentales tartines, et où j’avais été stupéfait de le voir attaquer, à plus de quatre-vingts ans, une superbe assiette de couscous au mouton. Il vit mon regard admiratif. L’assiette terminée, il s’en resservit donc une seconde avec un air d’affirmation silencieuse et, peut-être, de défi. Affirmer. Il m’avait dit un jour : « On répétait en 68 qu’il était interdit d’interdire ; moi, je n’interdis rien, même pas d’interdire : j’affirme. »

Cette affirmation venait de loin, de l’affrontement de situations difficiles qui avaient affiné une sensibilité exacerbée qu’il lui arrivait de masquer derrière une certaine solennité. Loin de laisser en lui la moindre amertume, les épreuves avaient renforcé sa pugnacité. S’il n’était indifférent à rien, c’est que rien ne lui semblait indifférent. Catholique romain ami de l’Islam, je le sentais, sinon par la pensée, du moins par le tempérament, proche d’autres grands affirmatifs du XXe siècle français, Paul Claudel ou François Perroux, par exemple.

Alors que nous nous promenions sur le rivage de Contis-Plage, il évoqua un incident qui, enfant, l’avait opposé à sa mère. Elle l’avait surpris, ce jour-là, absorbé une fois de plus dans une lecture, s’en était agacée et lui avait dit d’un ton sarcastique : « Monsieur se cultive… » Il éprouvait encore de la colère en me racontant cette querelle, mais surtout, me sembla-t-il, une commisération rétrospective non seulement pour lui-même mais encore pour sa mère, pour l’idée qu’une femme comme elle pouvait avoir de la culture, pour l’incompréhension majeure que cela révélait non seulement entre elle et lui mais entre ceux qui ont eu accès très tôt aux livres et ceux à qui cette chance ne fut pas accordée. Jamais je ne sentis dans cet homme immensément informé la vanité de la culture cultivée ; avant d’être cultivé, disait-il, il faut être culturé, le reste ne vient qu’après. Il soutenait, par exemple, que les travailleurs nord-africains en France, s’ils étaient généralement peu cultivés au sens bourgeois du mot, étaient, le plus souvent, profondément culturés, au contraire de beaucoup de ceux qui les recevaient.

Je me souviens aussi du plaisir taquin qu’il prit un jour, dans le salon de Saint-Julien, à suggérer au beau chien airdale couché à ses pieds, sur le ton le plus doux et le plus courtois du monde, d’aller mordre un peu les mollets de ma compagne, son étudiante. Certes, il prit la précaution de s’exprimer en termes fort abstraits, en sorte que le chien, dont le vocabulaire restait limité, n’en fît rien ! On pourrait méditer l’anecdote à la manière des anciens chroniqueurs chinois. Qu’ils sont vides et vains les mots qui, ne s’adressant à personne, ne reposent que sur eux-mêmes ! Il nous montrait ce que c’est que parler pour les chiens. En une phrase cocasse, il avait tout mimé : la rhétorique creuse, les messages sans destinataire, les savoirs que les ânes confondent avec la connaissance, ces savoirs qui, disait-il « sont bien les fruits de la connaissance, mais en sont les fruits secs ».

Penser, pour lui, c’était mettre en relation des faits ou des éléments apparemment étrangers les uns aux autres. En cela, il pouvait souscrire à la définition surréaliste de la beauté comme « rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Son intelligence puissante et sensible faisait correspondre des modes de l’existence que le siècle sépare ou dissocie. Puis, cette relation établie, il les prenait ensemble comme par-dessous, dans un mouvement semblable à celui du vérin, en sorte de les exhausser en même temps. Si extérieurs que fussent les modes en question, si étrangers à son existence, c’était dans sa propre expérience qu’il trouvait le principe de cette mise en relation et de cet exhaussement. Le mouvement, d’ailleurs, ne s’achevait jamais et ne se résolvait pas en solution ; il éclatait, au contraire, en dépassements multiples, latéraux et verticaux. Jacques Berque croyait aux problèmes et à la problématique ; il n’y avait pour lui de solution qui ne fût, en réalité, l’étape provisoire d’une question plus profonde ou plus large. « C’est le vaste qui commande », aimait-il à dire.

Sa pensée s’inscrit dans un faisceau de réalités elles-mêmes plurielles, et dont les correspondances multiples donnent chair et esprit à l’existence des hommes. On peut dire qu’elle est constamment ternaire : la personne, la société, le monde sont, chez Jacques Berque, les thèmes distincts et constamment associés d’une même réflexion. C’est dans cette triple perspective que son œuvre, comme sa personne, doivent être considérées.

La personne ? Il était un savant, un penseur, un poète même. Un homme apparemment autonome, superbement indifférent à l’opinion, à qui n’étaient étrangers ni les délices de l’égotisme stendhalien ni ceux de l’exotisme. Mais cette culture du moi, si française, débouchait chez lui sur autre chose que le moi, quelque chose qui était débordement, enjambement rapide, enchaînement, analogie, différence à reconnaître et à dépasser, transgression. La passion de l’autre et des autres dominait tout. Non qu’il s’effaçât ni qu’il se voulût plus petit que nature. Une économie sainement dépensière le conduisait, contre toute morale sacrificielle et contre toute sagesse bourgeoise – c’est la même chose, vue à l’envers – de l’intérêt qu’il se portait à soi-même à l’intérêt qu’il portait aux autres. « Finalement, lui fit un jour aimablement remarquer un de ses collègues, vous n’êtes un spécialiste de rien ! ». Quelle erreur, mais quel hommage ! Il est vrai qu’il ne faisait pas de la connaissance une manière de posséder le monde, d’y marquer son territoire, d’y gérer le domaine privatif de sa science.

L’homme face à la société ? Il était un républicain jacobin historisant, un « patriotard” comme il s’amusait à le dire ; il voulait voir dans la France « une couleur du monde, vibrante et palpitante ». Pourtant, aucun nationalisme ne l’animait, ni quelque manie impérialiste dérisoire. Il désirait seulement, dans l’intérêt de la France et du monde, faire vibrer un pays qu’il ne sentait plus vibrer : il souhaitait le voir encourager les autres à trouver eux aussi, ou à retrouver, leur propre musique. S’il voyait bien qu’un minimum de puissance est nécessaire pour se faire entendre, il ne croyait pas que la force tiendrait jamais lieu de sens. C’est pourquoi, s’il mettait très haut la politique, celle de son temps lui paraissait souffrir d’un formalisme mortel : il voulait l’ouvrir sur un au-delà d’elle-même – ou sur un en deçà – qui n’était pas seulement, dans son esprit, une intention à proclamer, mais surtout une pratique à instaurer.

« Être d’une terre, disait-il, c’est la dépasser. » En ce sens, son horizon n’était rien d’autre que le monde. Il se plaçait passionnément du côté du surgissement des peuples écrasés, exploités, offensés. Mais, dans cette lutte, il ne cherchait ni la vengeance, ni la satisfaction obscure d’une passion logée trop à l’étroit dans la mauvaise conscience. Ce qu’il défendait chez les humiliés, c’était l’homme même, où qu’il se trouvât, l’homme dans son universalité. C’est pourquoi il croyait que les combats de l’indépendance valaient non seulement pour ceux qui les menaient, mais aussi par ce qu’ils émouvaient de fondamental dans le monde entier et, finalement, dans chaque homme ; et donc dans cet homme qu’il était, lui, debout sur la rive sud de la Méditerranée, considérant la mer avec « la fixité calme et profonde des yeux » que suggérait le vieil Hugo, et qui, songeant à la rotondité de la terre, comprenait que la méditation sur l’autre rive et le reste du monde le ferait nécessairement revenir à la méditation sur lui-même. Et que le cycle recommencerait, la spirale ascendante de la vie, son inachèvement, cachette de toute vérité.

Tout cela est déjà présent, ce 11 novembre 1930, quand, pour la première fois, laissant sa famille à Alger, il vient à Paris pour y continuer ses études en Sorbonne. Les pages des Mémoires des deux rives qui évoquent cette période sont très fortes. J’y vois comme un raccourci de l’existence de Jacques Berque, mais j’y vois surtout un regard si juste, si profond, sur notre monde qu’il nous fournit, maintenant encore, l’essentiel de la problématique de l’époque, telle que peut la sentir, à partir de l’Occident, une conscience attentive. Il est froid et triste ce 11 novembre. Ces façades noirâtres, cet encombrement des rues dont il dit superbement qu’il est « sans miséricorde », cette touffeur qu’il attribue aux émanations du chauffage central mêlées à celles des voitures, et qu’il croyait respirer en permanence, tout cela faisait un lugubre décor.

Mais la vraie tristesse n’est pas là. Elle vient, sans doute, de l’absence, de l’arrachement à l’univers familier, du souvenir de la jeune fille laissée à Alger. Elle vient, plus profondément encore, d’une autre absence, celle du pays abandonné où s’entrecroisent trois ou quatre langues, où la nature est invitante, où la mer renouvelle les pensées. Rien, à Paris, pour rappeler la qualité modeste et délicate que Sindbad s’attribue à lui-même, ce bon vouloir qui fait tranquillement écho à la nature et aux autres, par lequel l’existence personnelle se glisse avec souplesse dans l’existence collective, comme pour une fête ou une cérémonie. Et surtout, au-delà de toute cette absence qui s’entasse dans son cœur, une désillusion plus redoutable encore : cette France qui, en Algérie, lui était comme un sur-moi, comme un surplomb d’espérance, qu’elle est glacée, qu’elle est empruntée, qu’elle est frigide !

Il ne cessera pourtant jamais de l’aimer, mais il l’aimera comme il l’a rêvée, c’est-à-dire comme elle est vraiment. Non, il ne se berce pas d’illusions ; l’idée qu’il se fait de la France n’est pas un fantasme. C’est bien ainsi qu’il la retrouve dans son histoire, dans ses artistes, dans ses penseurs, dans ses savants. Qu’importe au fond si, de cette France, il ne découvre, au début des terribles années trente, que la jeunesse bourgeoise, c’est-à-dire la fraction qui se donne pour la plus glorieuse, mais qui, en dépit de ses succès et de ses privilèges, n’est que la première victime, consentante il est vrai, de la décadence naissante? Jamais il ne sera de ce monde-là ; les honneurs eux-mêmes ne l’y feront pas entrer. Il les recevra comme il se doit : avec hauteur, avec une pointe de dédain amusé.

Nous ne sommes pas ici devant l’adaptation malaisée d’un jeune provincial très doué à la vie sauvagement normée de la capitale. Ni devant une jeunesse turbulente qui veut, un temps, casser du bourgeois pour que le remords qu’elle escompte de cette transgression lui confère le droit, et même le devoir, de devenir elle-même plus bourgeoise encore. J’ai mieux compris cette détresse de jeune homme quand je l’ai mise en parallèle avec la détresse toute semblable d’autres jeunes gens, ses aînés. Ce que ressent Jacques Berque en 1930, Paul Claudel et Romain Rolland l’ont éprouvé à la fin du XIXe siècle et, comme lui, l’ont raconté. Par des voies différentes, voire opposées, cette effroyable arrivée à Paris déclencha en tous les trois une révolte à laquelle ils ne renoncèrent jamais parce qu’ils sentirent, tous les trois, qu’au-delà de leur trouble et de leur nostalgie, elle les avait jetés d’emblée au cœur du drame collectif.

Histoire banale, sans doute, et dont, plus savamment que je ne le fais, auraient pu disserter les condisciples du jeune Jacques Berque, ces jeunes gens sagement indifférents à tout, sauf à leur future réussite. Ils auraient pu tout comprendre, ces désamorcés de la vie, des affres de ce camarade émigré du soleil. Leurs enfants, à leur tour, comprendraient eux-mêmes tout des petits Jacques Berque éventuellement à naître ; et leurs petits-enfants comprendraient mieux encore : il est une forme d’intelligence qui porte intérêt. Elles auraient tout compris, toutes ces générations, et toujours plus finement ; elles auraient tout compris, mais elles ne se seraient pas révoltées, mais elles ne se révoltent toujours pas, mais elles ne se révolteront jamais. Elles comprennent, mais elles cèdent car, au fond, elles ne comprennent pas ce qu’elles comprennent. Jacques Berque, lui, comme ses aînés Paul Claudel et Romain Rolland, s’est révolté. Et cela change tout car cela fait de l’intelligence un ferment d’existence et non pas un passeport pour le confort. Et cela change tout, car cela fait d’un jeune homme un homme et non pas un fonctionnaire du destin. Et cela change tout, car cela produit de l’être, et non pas du néant.

Peut-être l’essentiel de la pensée de Jacques Berque s’est-il formé durant ce séjour parisien d’un an et demi, avant qu’il n’y mette fin subitement et ne regagne Alger sur un coup de tête. Sans doute n’y a-t-il rien de contradictoire dans cette double fidélité à la patrie de ses ancêtres et au pays où il est né, et qu’il aime passionnément. Mais, comme à tous ceux qui se sentent divisés dans leurs origines, il lui faudra, pour vivre, quelque chose de plus que l’appartenance : l’adhésion. « Adhérer est bien plus fort qu’appartenir », écrira-t-il à la fin de sa vie. Or, s’il est des appartenances plus ou moins collectives, ou qui s’en donnent l’air, l’adhésion est toujours personnelle, et d’abord solitaire.

À quoi songe-t-il durant ce séjour ? Du côté de la Méditerranée qu’il a quitté, une société dont il a déjà compris et la grandeur et la souffrance, lourde à la fois d’un passé scellé et d’un avenir tumultueux, fondamentalement liée à la nature non seulement par le territoire mais encore par la culture, et dont il dira qu’au-delà de tout, il la sentait commençante et qu’elle le faisait commencer avec elle. Du côté qu’il vient de découvrir, l’écart terrible, l’insupportable écart entre la certitude que cette vieille terre est habitée par le sens et l’évidence qu’elle est en train de le trahir. D’un côté, un monde qui a des difficultés à naître;  de l’autre, un monde qui a des difficultés à ne pas mourir. L’amour ne choisit pas. Le monde où il a vécu sa jeunesse, il faut qu’il naisse ; cet autre, qu’il découvre, il ne faut pas qu’il meure. Passer de l’un à l’autre, physiquement ou par la pensée, lui est une épreuve et un salut. Une épreuve, parce que la distance à quoi contraint cette double appartenance interdit l’illusion, l’anesthésie, les boniments rassurants : à vif, ce mot berquien, tout est à vif. Chaque rive exige qu’il ne manque pas à l’autre, et d’abord qu’il ne lui mente pas. Mais cette épreuve est aussi un salut : une telle exigence protège des haussements d’épaules fatalistes, des renoncements distingués, des balivernes scientistes, des objectivités salonnardes, des satisfactions de bons élèves, des fanatismes compensateurs, des certitudes en carton, des faux droits, des faux devoirs.

Le passeur des deux rives, disait-on de lui. Mais le passage est en lui-même : c’est cela qui rend sa parole significative. De ce passage, il a d’abord goûté le plaisir ; il en a éprouvé ensuite la douleur, au temps de cet affrontement qu’il avait prévu, compris d’avance, et qu’il aurait tant voulu empêcher. Ce qui l’écartait du désespoir, c’était la certitude que l’affrontement ne serait pas le dernier mot ; qu’il était lui-même, à sa manière, si terrible qu’elle fût, la continuation du dialogue. Ce pressentiment l’écarte des préoccupations ordinaires. Au sens le plus immédiat, le plus physique du mot, il est un témoin de l’espérance ; son sort personnel est lié à la relation entre les deux rives. À ce niveau d’implication et de conscience, on ne transige pas, on ne mâche pas ses mots. Parle-t-on, au Maroc, de l’ordre de la colonisation ? « Le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas.” », répond-il dans son fameux rapport de 1946.

La tension qu’il subit du fait de ce grand écart, hors de lui et en lui, en même temps qu’elle l’expose constamment, lui est une immense chance de renouvellement. Chacune des deux rives, en lui, est une invitation à vivre adressée à l’autre : tout à la fois altercation et appel. « Vous avez vu dans la décolonisation “un rebond de la Terre”, lui demande Christian Dedet dans une interview de 1979 ; ce schéma est-il spécifique des Arabes ou serait-il plus général ? En particulier, pourrait-on le voir réutilisé à l’intérieur de nos sociétés occidentales quand l’uniformisation planétaire aura dépassé le seuil du tolérable ? » Jacques Berque prend soin de reformuler la question avant d’y répondre : « Le sort des Arabes diffère-t-il des autres ? Non. Il ne diffère ni de celui d’anciens autres colonisés, ni du nôtre. Nous avons à nous forger des personnes de dépassement. »

Ce propos de Jacques Berque est de grande importance. D’une part, nonobstant leurs différences, il assigne aux deux rives une perspective commune. D’autre part, il s’oppose radicalement à l’idée, de plus en plus répandue en Occident, selon laquelle il n’est plus ni raisonnable ni possible de rêver de changer le monde, et qui assigne désormais aux citoyens des pays riches, comme à ceux des pays pauvres, le seul devoir de gérer et d’organiser une société dont les règles sont fixées par la production et la consommation et par les contraintes externes et internes qu’elles imposent.

La condition de ce dépassement est donnée dans sa dernière leçon au Collège de France :  « L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. » Se dépasser, c’est affronter l’angoisse. L’Occident fait le contraire. Il élude l’angoisse de plus en massive qu’il accumule dans les consciences et dans les cœurs et qui, à la manière du cadavre de la pièce d’Eugène Ionesco, Amédée ou comment s’en débarrasser ? grandit au fur et à mesure du zèle qu’on déploie pour la dissimuler. Combler le vide que crée cette angoisse, l’Occident ne sait le faire qu’en y précipitant les produits de cette angoisse : non seulement ils ne guérissent rien, mais ils surinfectent le mal. « Pour beaucoup de sujets, écrit sobrement Jacques Berque, l’extérieur est devenu un intérieur. »

La culture, le plus souvent, n’est elle-même qu’une activité d’élusion. Collectivement, la célébration de la puissance, le rêve d’un progrès infini, la fuite en avant. Individuellement, le choix du conformisme pour se protéger contre l’angoisse de la solitude. C’est ainsi que se détériore la relation fondamentale entre la personne, la société et le monde. C’est ainsi que tout devient faux, même le vrai. Et c’est à ce jeu malsain et masochiste que Jacques Berque oppose la définition de la culture qu’il n’a cessé de retoucher et de peaufiner durant ses dix dernières années : « La culture, c’est l’instance d’une société en tant qu’elle se cherche un sens et se donne une expression. »

L’oasis, l’antre, la grotte, ces lieux qui sont à la fois recours et points de départ, sont fréquemment évoqués dans l’œuvre de Jacques Berque. C’est à propos de l’oasis qu’il pousse le plus loin la métaphore : « La vérité de l’oasis n’est autre que le geste initial de l’homme créant l’irrigation dans le désert, organisant l’échange entre le terroir, le végétal et le groupe. Elle est cet échange même : or on voit bien qu’il s’était interrompu… Il faut donc détruire la tradition fausse pour rétablir la continuité vraie. L’histoire est un retour aux à vif. Et ce retour n’est possible que par une méthodique destruction. »

Il y a dans ces lignes comme un résumé de la pensée de Jacques Berque, et également une belle illustration de son existence. Nous ne transformons le désert, le désert de la nature, le désert de l’esprit, le désert du cœur que par les retrouvailles que nous célébrons avec les autres, avec la nature, avec le monde. C’est cet échange même qui fertilise la totalité du monde et, avec elle, chacune de nos sociétés, chacune de nos existences. Pourtant, depuis deux siècles environ, en dépit de tous les progrès décisifs qu’on peut recenser, cet échange se trouve menacé. Il s’est interrompu, sinon rompu. La continuité vraie a laissé la place à une tradition fausse : les valeurs ne signifient plus héritage et permanence, mais utilité immédiate et bricolage. Rétablir cet échange, ce n’est pas revenir à quelque hypothétique âge d’or ; c’est réfléchir sur l’instant où le fil s’est rompu, se retrouver dans la nudité de l’à vif. C’est cesser de tricher. C’est refuser ce que nous ne pourrions accepter qu’avec une résignation discoureuse. C’est ne pas nous contraindre à tisser en nous-mêmes, avec une lâcheté fatiguée, une contrefaçon de destin. Le mouvement par lequel nous reconstruisons la continuité vraie et nous détruisons la tradition fausse procède de la même analyse, du même désir, de la même joie créatrice. « La nouveauté apparaît d’abord, écrit l’homme dont nous voulons nous souvenir aujourd’hui, comme la fin d’un monde. »

Le choix est clair ; les propagandes qui nous harcèlent, surtout celles qui se réclament trop facilement de la démocratie, ne parviendront pas, en fin de compte, à le brouiller : ou bien nous détruisons de nos mains les « ciments pétrifiés » des sociétés, des cultures et des consciences, ou bien nous entrons dans un mouvement de mort. En ce sens, l’Occident a à se décoloniser de soi-même, décolonisation qui, comme celle des peuples naguère colonisés, ne peut se faire que par un surgissement individuel et collectif qui est aux antipodes de ce que proposent, ou imposent, les logiques de la communication. L’expression des citoyens est la condition sine qua non de cette sorte de décolonisation ; cela, non seulement dans les pays riches, mais aussi dans les pays pauvres. Elle consiste beaucoup moins dans les réponses que donnent les citoyens aux questions posées par des manipulateurs que dans leur libre production d’idées, dans leur imaginaire, dans leur désir, dans leur perception simple et profonde du monde où ils vivent. « Organiser, comme le préconise Jacques Berque, l’expression et la déstabilisation », c’est donner à chacun et à tous l’occasion de se réintégrer, de retrouver « leurs signes et leurs choses », c’est-à-dire créer les conditions de la paix ; c’est reconstruire des passerelles entre l’intérieur et l’extérieur, entre les contenus et les contenants.

Car si l’Occident élude, s’il triche avec le fondamental de l’angoisse, propédeutique de toute liberté, il triche aussi, par voie de conséquence, avec les apparences elles-mêmes. Les Occidentaux ne regardent plus le monde avec « la fixité calme et profonde des yeux » ; ils projettent sur les apparences les lourdes constructions que leur suggère une inquiétude non affrontée. Pas plus le fond ne livre son véritable sens que les apparences ne déploient leurs véritables suggestions. Le meurtre de l’intériorité et le meurtre de l’imagination sont les deux faces du même crime. On tente de faire de la forme un message lisible par les seuls savants habilités ; mais, à chercher le sens qui justifie, on perd celui que suggère l’évidence ; à donner à l’action trop d’objectifs, on la châtre de son élan naturel. Il est significatif qu’un journal comme Le Monde ait cherché, au plus fort de la guerre d’Irak, à faire croire que l’équipe au pouvoir aux États-Unis brillait par sa culture et ses dimensions intellectuelles. Comme s’il était devenu impossible d’appeler sottise la sottise.

Ainsi Jacques Berque tente-t-il de sauver à la fois le fondamental et l’apparence, et surtout leur rapport dialectique, source de toute existence. C’est que la fin de la métaphysique serait nécessairement aussi, à brève échéance, celle de la poésie. Pas d’intelligence qui ne soit aussi étonnement, élargissement de la sensibilité, gratitude. L’analyse n’est jamais le dernier mot de rien : « Et si le vivre, se demande Jacques Berque, était exotique à ce qui l’analyse, le conditionne ou le suscite? Quand j’en poursuis l’analyse jusqu’aux sous-sols, je n’ai fait au mieux qu’en découvrir les pilastres superposés. Mon doute devrait commencer lorsqu’il s’agit de parcourir en sens contraire ces studieux étagements, lorsqu’il s’agit de remonter des sous-sols jusqu’aux jardins suspendus de Babylone où s’agite la grandiose et fragile existence des hommes. »

De toutes les façons possibles, et dans tous les domaines, le combat doit être engagé entre l’esprit de relation et la tentation de sclérose : solitude solidaire contre isolement, liens libres contre indépendance, créativité contre interprétation, mystère qui éclaire contre secret qui opacifie, sens du destin personnel contre sécurité plate, affirmation et invention contre réponse programmée, etc. Combat où sont engagés les individus, mais naturellement aussi les sociétés, les uns et les autres se nourrissant réciproquement de leur authenticité. Ainsi autour de ces Méditerranées que Jacques Berque disait nombreuses à la surface de la terre ; ainsi, en particulier, autour de celle qui relie nos deux rives. Si l’urgence est désormais la décolonisation de l’Occident, en quoi l’Orient peut-il l’aider dans cette aventure ? Berque répond ainsi : « Que nous donnent les pays d’Orient ? Les Orientaux et, au premier chef, les Arabes, eh bien ! ils nous donnent leur colère. »

(25 juin 2004)

Jacques Berque et l’Occident

Intervention à l’Institut du monde arabe, le 26 mai 2003,
à l’occasion du colloque Algérie-France
« Hommage aux grandes figures du dialogue des civilisations »

En 1968, Jacques Berque est professeur au Collège de France depuis douze ans. Il a intitulé sa chaire Histoire sociale de l’Islam contemporain. Cet arabisant illustre – évitons le mot d’orientaliste, chargé de trop d’ambiguïtés – pour qui la fidélité était une vertu première, est alors tenté par un projet surprenant : s’intéresser de plus près à un aggiornamento de la culture française, et accorder à cette tâche une part au moins du temps qu’il consacre aux études arabes. Les événements l’y poussent, bien sûr. « C’était une grande idée, dira-t-il, que celle d’une révolution culturelle qui dépassât la stricte critique économique ou économiste. » Mais il sent que le mouvement de Mai, tourbillonnaire, manque d’une pensée organisatrice ; il explique que la révolte de ses leaders tient plus « aux vapeurs de l’âge ou aux esprits animaux » qu’à une analyse critique aboutie ou à un « sentiment véritablement moteur » ; il devine qu’ils se laisseront aimablement condamner à prendre du galon « à raison du reniement de leurs révoltes adolescentes ». Toutefois, même s’il n’y avait pas finalement renoncé, ce projet n’aurait détourné Jacques Berque ni des Arabes, ni des études arabes. Ce n’est pas seulement pour l’Occident, en effet, qu’il est soucieux d’infléchir la culture occidentale. C’est aussi pour permettre aux non Occidentaux, et tout particulièrement aux Arabes, d’avoir accès à une modernité dans laquelle il leur faut absolument entrer, mais qui leur est par trop étrangère. Critiquer la culture française, c’est aider l’Occident à faire un pas en direction du monde. À ce pas devra correspondre le pas du monde arabe, le pas du monde non occidental, si l’on veut du moins que la rencontre se fasse autrement que dans le conflit, le ressentiment, la confusion.

Jacques Berque a publié Dépossession du monde en 1964. Il publiera, en 1970, un de ses plus grands livres, L’Orient second. L’accueil qui lui est fait le déçoit un peu, sans toutefois le surprendre. Il sait sa position intenable. Il n’est pas de ceux qui acceptent la société technologique. Il n’est pas non plus de ceux qui veulent l’abolir. Il n’est surtout pas de ceux qui masquent leur impuissance sous des propositions de réformes formelles, des arrangements verbaux, des protestations morales. Cette société technologique, il faut, pour lui, au sens hégélien du mot, la dépasser, c’est-à-dire  l’assumer en l’englobant et en la contredisant. « Savez-vous en quoi je suis un fondamentaliste ? demandait-il en souriant. En ce que je veux aller à la racine des choses. » Il voit clairement que l’avenir de l’Occident n’est à chercher ni dans la domination, ni dans sa cousine triste, la repentance, mais dans une démarche des grands fonds qui mette en question l’homme occidental et la société occidentale jusque dans leurs bases les plus secrètes : telle est la thèse qu’il défend dans L’Orient second. « Cela suppose, écrira Jacques Berque avec le sens de la litote qui le caractérise, un ensemble de notions difficiles à faire entrer dans la pratique, et peut-être même trop complexes pour être clairement théorisées. » Le temps n’est pas encore venu, dans les années 70, d’exprimer ni même de percevoir nettement ce que devrait être la révolution culturelle de l’Occident. Il pressent qu’elle ne se prépare ni dans les réunions d’experts ni dans les clandestinités enfumées mais au cœur des esprits, au cœur des corps, au cœur de la relation de chacun avec soi, avec les autres, avec le monde. Encore une fois, le temps n’est pas venu. L’Occident, fébrilement paresseux et éloquemment immobile, n’est pas prêt à dire qui il est.

La question à poser, Jacques Berque la formule en 1972. Elle est claire et précise : « Y a-t-il une culture française ? Si oui, répond-elle aux exigences intrinsèques d’une culture et aux intérêts de la société française ? Sinon – et c’est le cas – que faire ? » Et ce que faire ? – il ne cessera de le répéter – conduit nécessairement à un qui être ? Avec quelques autres, Jacques Berque a, dès cette époque, le sentiment que quelque chose est fini : ce constat ne le conduit pourtant ni au fatalisme, ni à la dérision, ni au désespoir. La fin d’un moment historique en appelle, pour lui, à l’intérieur et de l’intérieur de l’Histoire, à une sorte de commencement absolu, à une thématique de naissance qui renvoie au non-sens le fatalisme, la dérision et le désespoir si, du moins, on a le courage de ne pas tricher avec une négativité qui devient, dans cette circonstance, la seule dépositaire des promesses de la positivité. S’épargner le feu de la négativité, de quelque logomachie humaniste ou humanitaire qu’on se pare, de quelque prétendu réalisme qu’on se targue, c’est se faire complice du désastre.

Quand, à vingt ans, arrivant d’Alger, Jacques Berque aborde Paris, c’est ce feu-là qui s’embrase en lui. Comme, bien avant lui, Romain Rolland, Paul Claudel, tant d’autres, la solitude parmi le provincialisme parisien lui est occasion d’un rapatriement intérieur ; le dégoût affine sa singularité et son désir ; être tenu à l’écart parce qu’on ignore les codes des « conventions partagées et des familiarités fonctionnelles » oblige à « circuler en scaphandre » mais conduit à l’authentique par la voie de l’imaginaire. Il sent vite en tout cas qu’il n’y a rien de sérieux à trouver dans l’impavidité du fort en thème, ni dans la gesticulation du politisé, camelot du Roi ou militant d’extrême gauche.

Il vient d’ailleurs. Dans la cour de l’école de Frenda, résonnaient trois ou quatre langues. Cette pluralité familière élargit le cœur. Elle ouvre l’ici sur l’ailleurs. Elle convie à jeter un regard bienveillant sur la diversité des gens, des pays, des cultures. Elle enseigne la modeste et souriante vertu chère à Sindbad, ce bon vouloir que l’Hexagone, fier de ses contours, regarde avec condescendance. Un rapport plus simple au corps, à la vie physique « ne pousse pas à ses limites l’opposition de la culture et de la nature ». Et surtout, rappellera constamment Jacques Berque, cette société, en dépit de tout, se sent commencer ; et lui-même se sent commencer avec elle. La France est loin d’être absente. Elle n’est pas seulement le pays d’origine ; elle est présente comme idéal, comme impératif catégorique, presque comme sur-moi. C’est la terre à laquelle on ne s’habitue jamais, parce qu’on l’aime. Que l’on ne réduit pas à une donnée, à une contrainte, à un état de fait, à une manière de juger des choses. Qui peut décevoir, qui déçoit. Qui a droit au respect, mais à l’exigence aussi, à la colère parfois. Être français, pour Jacques Berque, n’est pas une formalité. C’est à la fois l’obligation et le bonheur de jeter sur le monde entier un regard large, généreux, amoureux. Et donc toujours neuf ou, pour reprendre le mot qu’il empruntait aux grammairiens, inchoatif. C’est-à-dire, forcément, combatif.

Il avait vu la misère de trop près pour être un adversaire du progrès. Il s’en disait parfois, avec un brin d’ironie, le dernier partisan. Jamais tenté par la déploration du temps passé, il souhaitait voir s’épanouir, dans l’intérêt de la France et du monde, une culture industrielle, une civilisation industrielle, ou postindustrielle, dignes de ce nom. Les faire advenir, c’était son désir, sa volonté, son effort. Mais il avait trop compris et trop senti son époque, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Hexagone, pour se dissimuler la réalité. Cette civilisation-là existera sans doute un jour : aujourd’hui, elle n’existe pas. Ce qu’on appelle civilisation européenne, cette « vieille soupière qui survit aux assiettes creuses », comme disait Aragon, ne tient guère qu’à des blocs de cultures antérieurs à la civilisation industrielle qui, cahin-caha, tâchent d’y survivre, de s’y rendre vaguement utiles, le plus souvent d’assurer, avec une dignité fatiguée, les fonctions de représentation qui leur sont assignées. Il y a une société industrielle, une société postindustrielle : pour Jacques Berque, il n’y a pas de culture ou de civilisation industrielle, ni postindustrielle. La société ne s’est pas harmonisée aux besoins fondamentaux de l’homme. Elle n’y parviendra ni par des bêlements consensuels, ni par les injonctions moralisatrices que les riches adressent machinalement aux pauvres.

La critique qu’adresse Jacques Berque à la société technique est puissamment originale. Sans doute y trouve-t-on des éléments que d’autres ont aussi repérés. Mais le propos de Berque ne se contente jamais de décrire et d’analyser. C’est toujours d’un homme vivant, d’une société vivante qu’il s’agit ; d’un homme, d’une société qu’il cherche à restaurer en se postant à la racine de leur malheur, à l’origine de leur mutilation ou de leur humiliation. Il s’avance dans l’histoire avec l’outil de l’imaginaire, avec l’outil de la poésie, avec l’outil de la sympathie. Quand il se penchera sur les problèmes de l’immigration, il dira préférer à ce mot d’immigration, comme à celui d’émigration, le terme d’en-migration qui suggère un mouvement vers les autres en soi, vers soi dans les autres. C’était là chez lui une attitude constante, la posture naturelle de son esprit : il pensait qu’on ne pouvait rencontrer les autres que par cette double recherche d’eux en nous, et de nous en eux. La raison peut rendre compte d’une telle exigence, ou plutôt elle pourrait en rendre compte si, pour le plus grand nombre, et surtout pour les élites, elle ne s’était pas dégradée en rationalité. La rationalité, c’est une raison qui a perdu tout contact avec son contenu, une forme vide et tyrannique, une perfection unidimensionnelle, ce qui, pour Jacques Berque, constitue la définition même du terrorisme. La raison occidentale a été réduite à une forme organisationnelle qui se présente – dans l’action comme dans la connaissance – sur le mode stratégique, c’est-à-dire sur le mode de la domination, de l’accaparement, de la conquête incessante. Peu importe quelles paroles on met sur cette musique : si amicales, si entraînantes qu’elles se veuillent, c’est toujours la guerre qu’elles chantent.

La technique a favorisé l’hypertrophie du fonctionnel et de l’opératoire. Entre les hommes, entre les activités humaines, dans la conscience elle-même, elle n’a pas distingué pour unir, mais classé pour séparer. Elle a accordé aux fonctions et aux rôles, qui ne sont que des modes d’existence dévitalisés, une importance désordonnée. La priorité accordée au fonctionnel a donné le pas, dans tous les domaines, au visible sur l’invisible, au schématique sur le complexe, au chiffre sur le langage, au statique sur le mouvant, au mort sur le vivant. « La vie n’est pas un bouquet de conséquences », disait pourtant Léon-Paul Fargue. En mettant trop fortement l’accent sur les enchaînements des causes et des conséquences, la technique a tari les sources de la vie et de l’imaginaire dans les humains et entre les humains. Elle a frappé de soupçon, en tout être, le sentiment familier et fondateur, non pas certes d’être la totalité, mais d’avoir accès à la totalité, accès original, direct, immédiat. Elle laisse les hommes dans un choix absurde : ou bien faire mine d’ignorer ce qui n’est pas elle, l’imaginaire, le ludique, l’érotique, ou bien marginaliser tous ces modes, les vivre comme des abcès de non-sens, comme des instances annexes, archaïques, frauduleuses. Le religieux lui-même échappe mal à son étau.

Pour panser les plaies dont elle se meurtrit, la société technique a inventé une pharmacopée faite de faux-semblants, d’illusions, d’avenantes dégradations. L’art de Jacques Berque, c’est, en décrivant ces produits de remplacement, de nous suggérer ce à quoi ils se réfèrent, l’endroit que dissimule cet envers, le non-dit qu’évoque le trop dit de la technique. La nature n’est plus le grand lieu commun où les corps et les rêves hument leur origine, pressentent leur mystère et leur finitude, expérimentent l’élargissement de leur désir : c’est le site où s’organisent les divertissements des citadins ; dans les parcs et jardins, les enfants du béton explorent la circularité de leur narcissisme. Pour aider les plus puissants, il a été fabriqué une sorte d’humain arbitraire, un humain de courtoisie dont les faibles eux-mêmes se sentent contraints de saupoudrer leur révolte et leur ressentiment. La propagande de la technique s’est dotée d’un arsenal de pseudo-valeurs qui n’ont plus rien à voir ni avec la recherche ni avec la perception du vrai ; uniquement destinées à rendre plus fluide le fonctionnement de la machine globale, elles ne sont gagées ni sur la raison ni sur le sentiment, mais sur des intérêts et des accommodements tactiques. Ainsi la technique a-t-elle arraché l’homme à ses racines et les sociétés à leur musique. Ainsi a-t-elle quadrillé le monde infiniment mieux que n’aurait pu le faire une organisation policière. Elle l’a quadrillé contre l’espace, contre l’errance, contre la liberté. Alors tout s’adultère. Et l’on confond l’objectif, toujours fixé par d’autres, toujours prescrit par l’autorité de données invérifiables et le projet, fruit du libre choix d’une finalité. Et l’on confond le savoir, qui est « rencontre et apprentissage de soi, appropriation singulière du monde » et les savoirs, où Berque voyait bien des fruits de la recherche, mais des fruits secs.

Ce fut pour lui un événement de grande importance que de découvrir un penseur indien sunnite du XVIIIe siècle, Al-Dihlawi. Grâce à cet auteur, il comprend ce qui aurait pu se produire si le déchaînement technologique n’était pas survenu ; il voit comment des cultures « diverses mais non adverses auraient pu s’épauler. » L’ère technologique n’était pas une fatalité. Cette évocation ne suscite pourtant en lui aucune nostalgie. Elle le raffermit encore dans la certitude que la société technique est bien incontournable, et que la technique n’est pas intrinsèquement perverse. La question est, d’une part, de comprendre comment elle a pu limiter à ce point l’univers mental de l’Occident et en verrouiller les sociétés, d’autre part de chercher les moyens de triompher de cette épreuve à la fois terrifiante et salvatrice : terrifiante puisque, si elle n’est pas surmontée, elle réduit au simulacre toute activité humaine ; salvatrice, si elle l’est, puisqu’elle rend alors l’Occident à lui-même et, sans nullement le condamner au passé, restaure en lui la riche multiplicité des commencements.

Tâche plus que difficile. Personne n’échappe, en Occident, à l’emprise du classificatoire, à la stérilité qu’il provoque, aux frontières qu’il dessine. Personne, estime Berque : ni ceux qui soutiennent l’ordre établi, ni ceux qui soutiennent l’ordre de la revendication. Le progrès, sans doute, a heureusement contribué à y effacer la pénurie. Mais, en l’effaçant, il a, en même temps, effacé les valeurs fondées sur cette pénurie, ces « compagnes fidèles de l’homme depuis la préhistoire » qui étaient bien autre chose que la simple traduction spirituelle d’une détresse matérielle. Il a ainsi privé l’homme d’un manque essentiel, constitutif, qui ne justifiait certes nullement la pénurie, pas plus qu’il ne l’exigeait, mais qui la débordait très largement. Du fait du progrès, l’homme manque de l’essentiel, c’est-à-dire de son manque. Et non seulement il en manque mais, au nom du fonctionnel et du classificatoire, on lui enseigne la nécessité d’en manquer. Peu de cris de poètes ont épousé aussi étroitement la misère humaine que cette phrase terrible de Jacques Berque qui renvoie à leur honte le positivisme plat et le pragmatisme mesquin qui nous encombrent : « La pédagogie est sûre qui tend à priver les démunis des surabondances de leur soif. »

Alors ? Alors, rompre avec le terrorisme délirant de la causalité, dont l’image caricaturale nous a récemment été offerte par le pays le plus puissant de la planète. Cesser de déduire l’avenir du présent. En appeler du présent non pas au passé mais au commencement continu qui lie ce passé et ce présent, et rend ainsi l’avenir possible. « Non pas l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles », écrit Jacques Berque. Notre base anthropologique est forte, est sûre. Elle dépasse en ampleur, dit Berque, l’Histoire et la technologie. Elle se moque des poses maniérées de la modernité, des fabriques de petits maîtres où de jeunes vieillards cruels s’initient aux jeux de société du néant civilisé. La technique a détruit les orients, tous les orients, ceux de l’Occident, ceux de l’Orient ? Nous les projetterons à nouveau : en orients seconds, cette fois. Nos racines nous ramènent à l’exaltation dérisoire du passé ? Nous les retournerons vers l’avenir. De nos soleils éteints, nous tirerons, comme le dit Adonis, des soleils seconds. Les harmoniques de cette sensibilité à la fois anthropologique, historique, poétique, Jacques Berque les trouve et dans la tradition occidentale et dans la tradition arabe, se faisant ainsi lui-même comme le témoin de l’enlacement qu’il préconise.

Je ne puis parcourir ici, aussi longuement et d’une manière aussi précise qu’il le mérite, l’itinéraire de surgissement et de plénitude que Jacques Berque propose à nos sociétés occidentales. Je voudrais seulement, pour finir, en suggérer deux aspects, l’un et l’autre d’une brûlante actualité.

L’Occident a sommé le reste du monde de s’occidentaliser via la technologie. Dès qu’une culture autre qu’occidentale s’avance, à sa manière, dans le champ technologique, elle doit, sous peine de disparaître, s’affilier à la rationalité économique, c’est-à-dire s’occidentaliser. Ce jeu effrayant, il ne suffit plus de le constater, il faut maintenant le refuser. Il ne s’agit pas seulement de l’intérêt de la France ni de celui de l’Europe. Et pas plus de l’intérêt qu’un altruisme un peu suspect nous ferait porter à d’autres sociétés. Le monde entier souffre de la blessure que lui a infligée l’Occident, et qu’il s’est d’abord infligée à lui-même quand il s’est laissé submerger par l’idéologie de la technique. Que cette souffrance ait été l’accompagnement d’indiscutables bienfaits ne change rien à l’affaire : on ne peut accepter qu’elle en soit la rançon. « Seule guérit la blessure l’arme qui la fit », trouve-t-on dans Parsifal. Un philosophe iranien vient de nous rappeler fort opportunément cet avertissement. La démesure occidentale a fait entrer le monde entier dans une sorte de solidarité négative ; cette solidarité négative, il faut désormais la retourner en solidarité positive. Parce qu’il avait la passion de la France, et qu’il était fier des cultures européennes, Jacques Berque songeait surtout, songeait d’abord à ce que la France et l’Europe devaient entreprendre. Il n’est plus possible d’ignorer, en effet, que toute domination fait deux victimes, le dominé et le dominant. Si l’Occident se décidait à parier sur la vie et le renouvellement, les conséquences en seraient sans doute heureuses pour d’autres, mais elles le seraient aussi, et d’abord, pour lui-même. Le peuple français est légitimement fier de la position adoptée par la France lors de l’invasion de l’Irak. Casser les solidarités négatives, c’est le seul moyen de chercher et, un jour, de trouver une solidarité positive avec tous, anciens amis, nouveaux amis.

Mais le monde ne peut entrer dans cette perspective de renouvellement si les habitants du monde n’y entrent pas. C’est ici que la culture prend une importance décisive. Le rôle de la culture, selon Jacques Berque, c’est de construire une civilisation industrielle, ou postindustrielle, digne de ce nom. Cela ne peut se faire que si chacun de nous a le désir, la volonté et les moyens de transformer les solidarités négatives de la compétition, de la violence, de l’exclusion, de l’exaltation excessive des différences en solidarités positives. C’est là un mouvement à la fois individuel et collectif puisque c’est à tous les niveaux de l’existence que cette transmutation doit s’effectuer. « La culture, écrit Jacques Berque, c’est l’instance d’une société en tant qu’elle se cherche un sens et se donne une expression. » Se chercher un sens, c’est placer au centre de l’existence, non pas un conformisme peureux, non pas la célébration des contraintes, non pas un réalisme sans réalité, mais l’humanité, l’humain premier, non pas ajouté. La culture n’est pas la crème dont une aimable tradition de goût nous fait recouvrir la pâte ingrate de la vie réelle. La culture n’est pas une cérémonie. La culture n’est pas l’accaparement, l’émiettement, la dévitalisation de formes prestigieuses, leur démantèlement en éléments culturels, en données culturelles qui n’ont plus rien à voir avec les souffrances, avec le langage, avec la conscience du peuple, et qui, à leur manière comme, à la leur, l’argent et la puissance, contribuent à le détourner de soi-même et de la vie. Il n’est pas possible qu’un peuple tout entier continue à passer ses journées à célébrer le culte archaïque de la compétition pour les choses dans la menace et le chantage, et ses loisirs à contempler, dans leurs défilés de haute culture, des mannequins moralisateurs dont les savoirs rémunérés n’ont pour but que de calfater les défauts d’étanchéité de sa soumission. « Il faut, dit Jacques Berque, organiser l’expression et la déstabilisation. » L’expression, ce n’est pas de faire dire au peuple ce qu’il pense des arrangements toujours renouvelés des élites et des médias avec les demi-vérités, ou les mensonges entiers. Ni de le sonder pour tirer de lui ce qu’on veut en tirer. Ce qu’il faut entendre, c’est ce qui vient de lui, ce qu’il pense du monde que fabriquent, sans lui, contre lui, des cabinets d’experts et des relais intéressés qui s’enrichissent à éluder ce qu’il porte de profond, de souterrain, de vrai, de complexe en souffrance de simplification.

Si l’on voulait appliquer à la vie d’une nation la droite raison dont témoigne la position française sur l’Irak, si l’on voulait, après avoir osé s’élever contre la violence du dehors, s’élever symétriquement contre la violence du dedans, alors, oui, on organiserait l’expression et la déstabilisation. Et la culture, ce serait cela. Jacques Berque savait que ce mot de déstabilisation choquerait. Mais comment ne choquerait-elle pas, l’expression, puisqu’elle fait sauter les « ciments pétrifiés » dont parle Fourier, puisqu’elle rouvre au cœur des pauvres, des pauvres pauvres et des pauvres non pauvres, la blessure de la pénurie et du désir ? Préférera-t-on à un peu de tumulte le lent étouffement du sens où toute une société agonise au seul bénéfice de la névrose de quelques-uns, où les travailleurs agonisent en tant que travailleurs, les étudiants en tant qu’étudiants, les maîtres en tant que maîtres ? Où prospèrent les spécialistes quand prolifèrent les misères? Où les constructions pharaoniques censées célébrer la culture semblent viser surtout à en décourager la timidité des citoyens ? C’est sous la pression des mêmes peurs infantiles qui l’ont fait installer, entre lui et les autres, les barrières de la puissance que l’Occident a dressé, dans le cœur des siens, des barrières plus infranchissables encore. Abattre, sans égards excessifs, ces sinistres précautions, c’est retrouver, pour soi, pour les autres, pour le monde, dans la nudité de la fragilité humaine, cette notion d’authenticité, si familière à notre cher Jacques Berque, et qui était si proche de sa vie qu’il ne pouvait l’évoquer sans évoquer immédiatement sa correspondante arabe, l’açâla. Authenticité, donc. Mais attention. Il n’avait pas en vue les aimables vapeurs dont aime à s’entourer, pour masquer son indifférence, une modernité qui se croit sensible quand elle n’est que chatouilleuse. L’authenticité, c’est ce qui nous relie à nos sources et nous vient d’elles et, par là, nous donne accès, sans autorisation d’aucun pouvoir, à chacun de nos semblables, et à tous. C’est ce qui nous met en situation non pas de tolérer nos limites, mais de les repousser ; non pas de commenter nos peurs, mais de les fracasser. C’est ce qui nous conduit à être tout ce que nous sommes, d’emblée présents aux autres, à ce monde et à cette Histoire que nous n’avons pas inventés, présents d’une présence humble mais non négociable, attentive mais irrépressible.

(juin 2003)