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Vive la paille !

LE MARCHÉ XXII

« L’amour qu’un homme se donne à lui-même est comme l’exemplaire de celui qu’il donne à autrui. Mais comme le modèle est plus que la copie, il est convenable que les hommes s’aiment eux-mêmes plus qu’ils n’aiment autrui. » C’est du saint Thomas d’Aquin. L’espace intérieur qu’ouvre l’amour de soi, et qu’il ne cesse d’élargir, est le jardin où poussent, comme autant de fleurs variées, nos affections et nos amitiés.
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Se méfier du pessimisme affiché. Cet homme cultivé m’assure que l’affaire Terre, comme disait Fargue, finira très mal, qu’on ne peut, au mieux, que retarder l’échéance, que l’espérance humaine est un dérisoire grain de sable jeté dans une mécanique qui s’en amuse. Pour un peu, il reprendrait le mot soufflé à Malraux par je ne sais plus quel grand de ce monde, Mao, je crois : la mort a toujours le dernier mot. Le grand écrivain le trouvait si profond qu’il le commentait gravement avec le général de Gaulle. À cinq ans et demi, je devais être aussi intelligent que Malraux, Mao et De Gaulle réunis puisque cette perspective m’était déjà familière. Donc, de la bouche de l’homme cultivé s’échappaient, comme des oiseaux de nuit, des évidences désolantes. Et, songeant sans doute à mes cinq ans et demi, il me semblait sonder de grandes profondeurs. J’imaginais ce sombre héraut en proie aux tourments de notre nature périssable, un crâne dans la main droite, abandonnant à chaque seconde un peu de sa soif et de sa faim, déserté par l’amour, terrifié par les progrès de l’Ennemie… Chansons ! Aussi tragique que mon genou, le bougre ! Le hasard, peu de temps après, me le fit voir en action dans une entreprise. Une machine à contrats, un bouffeur de réussite. Prêt à soutenir tout et son contraire selon le museau de l’interlocuteur. Un consultant orgastique et organisé. Dans cette frénésie, il y avait la caricature de l’éternité : l’immortalité désirante, ses mâchoires désarticulées, incapables de s’arrêter de claquer, l’enfer de la croissance. « Encore, encore ! crie le maître, répète-le que je jouisse ! » Et l’esclave de murmurer : « Rien ne vaut rien, rien ne vaut rien, je vous le jure, l’espérance est impuissante, la mort a le dernier mot, le dernier mot, le dern… »
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La dame ou le monsieur a mal dormi. Des rêves comme des godasses. Trop de fromage au dîner, peut-être, les impôts, un point perdu sur le permis, le sentiment d’inutile laissé par une autre dame ou un autre monsieur, la pluie au petit matin, une journée de plus… La dame ou le monsieur secoue sa torpeur, range ses états d’âme. Aujourd’hui, on boucle le magazine, il faut le titre de couverture. La dame ou le monsieur ouvre son ordinateur, contemple la corbeille à papier, songe à ce qui l’aura remplie ce soir, et écrit en grosses lettres rouges : VIVEZ VOTRE SEXUALITÉ !
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Les exclusives lancées contre les esprits hétérodoxes ou les opinions non conformes ressemblent à s’y méprendre à la distinction bien-pensante des gens fréquentables et non fréquentables. Moi, je me plais avec presque tout le monde et avec presque personne : avec presque tout le monde du point de vue de la vie, avec presque personne du point de vue de la pensée.
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Je laisserais volontiers Martine Aubry en paix si un hasard taquin n’expédiait chacun de ses livres sur ma table. Cette fois, c’est Agir pour le Sud, maintenant ! Il s’est ouvert à la page 35, à la fin d’un texte d’Alpha Oumar Konaré où l’on trouve ceci : « Nul ne fera la route sans nous. (…) Nous avons un destin partagé, le destin de voisinage, nous avons un destin commun, la destinée Homme ! » Voyons : le titre, c’est bien Agir pour le Sud, maintenant ? Mais alors, c’est juste le contraire de ce que demande Konaré ! Je n’irai pas plus loin. Avec, ce n’est pas pour ; pour, ce n’est pas avec. Pour parler prétentieux, il y a entre Martine Aubry et moi une insurmontable différence anthropologique, un fossé métaphysique impossible à combler. Elle ne veut pas que l’Occident se transforme, elle ne veut pas qu’il fasse sa révolution. Elle veut en faire une association de bienfaisance sponsorisée, une sacristie socialiste, un groupement de chaisières socioculturelles. Le Sudéthon, produit de l’Occident ! Quand Darius Shayegan, en un livre admirable, interpelle cet Occident qui a blessé le monde et, lui citant la phrase de Parsifal, Seule guérit la blessure l’arme qui la fit, l’exhorte à participer à la libération du monde en se libérant de soi-même, la prétendue gauche, la soi-disant gauche dit de lui qu’il est un réactionnaire, un occidentaliste. Curieux. Les Occidentaux reprochent à un Iranien d’être occidentaliste. Ils devraient être contents, non ? Pas du tout. L’Occident, le vrai, l’Occident de Shayegan, les cathédrales et la Révolution, l’esprit au-dessus de la matière, les trois ordres de Pascal, la dignité de penser, la liberté rousseauiste, la ferveur gidienne, l’engagement sartrien, les vingt bouches de Diderot, ces vieilleries ne les intéressent plus du tout. Ce qui les excite, c’est l’Occident mercantile, l’Occident profiteur, menteur, coincé, l’Occident compétitif, copieur et m’as-tu-vu, l’Occident des bavardages subalternes, des susceptibilités froissées, l’Occident des âmes mortes. Dans les futures ruines de ce supermarché minable, prospèrent leurs clubs, leurs névroses, leurs associations gérées comme des raffineries d’humanité. Ce qui les agace dans cet Iranien, c’est qu’il aime l’Occident sans l’idolâtrer, qu’il l’invite, sans haine et sans flagornerie, à se reconnaître le frère de ceux qu’il a blessés. Ce qu’ils lui reprochent, c’est d’être avec ! Avec : l’Occident aux piailleries grandiloquentes ne connaît plus ce mot. Avec met ses faibles nerfs à la torture. Il ne peut être qu’au-dessus ou au-dessous : au-dessus pour mépriser, au-dessous pour se mépriser. Il faut s’y faire : tout un monde qui, quoi qu’il proclame, conteste, dénonce, ne sera plus jamais à côté des autres, ne sera plus jamais avec les autres. Comment le pourrait-il ? Il s’est perdu de vue, il ne se souvient plus de lui. « Les peuples qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid. »
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Ce qui peut opposer un fils unique à une mère italienne d’une inépuisable vitalité, il faudrait une bonne dizaine de sites comme celui-ci pour commencer à l’apercevoir… Glissez mortels, n’appuyez pas. Toutefois, dans ce torrent de violence déguisée en affection et d’affection grimée en violence, il y avait de précieuses échappées. Échappées est le mot juste, je crois. Il arrivait que ma grand-mère, ou une voisine, presse ma mère de venir assister à quelque événement du quartier ou d’aller apaiser quelque conflit entre ménagères. Elle glissait alors un regard désolé sur sa tenue négligée et ses cheveux pas trop coiffés puis, jetant son tablier, s’écriait fièrement, comme on prend la Bastille : « Tant pis, j’y vais comme ça ! » C’était rare qu’elle sorte comme ça, sans ajustements, pomponnages et pomponneries, sans obsession de faire distingué. Ces déboulés enthousiastes vers le monde, c’est la meilleure leçon que je garde d’elle. Ils la libéraient et me libéraient.
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J’ai suivi de près l’évolution qui a conduit les entreprises nationales de la logique de moyens, ressort du service public, à la logique de résultats, perspective purement financière. Ce qui, dans la logique de résultats, a séduit une génération de dirigeants, c’était moins l’idéologie libérale, à laquelle la plupart n’avaient pas accès, que la manière dont elle faisait écho à leurs angoisses et s’accordait avec leur volonté de puissance. L’exaltation de la compétition, l’infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, une sorte de scoutisme cruel leur étaient d’excellents alibis pour oublier leur immaturité et fuir leurs problèmes les plus brûlants. Ces faibles aimaient les mots d’ordre. Ils aimaient aussi privilégier les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donnait du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans : les malheureux n’y résistaient pas, ils s’y grillaient tout vifs. Sort que veulent éviter leurs successeurs, qui travaillent parce qu’il faut bien vivre, mais en laissent beaucoup plus qu’ils n’en prennent.
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Déjà loin le 29 mai, non ? Pas de regrets. J’ai bien fait de participer à la bataille. Et j’ai bien fait de me retirer sous ma tente. Une fois poussé le cri du cœur, comment imaginer que les pros de la politique et des médias, à supposer qu’ils l’aient entendu et compris, ce qui est follement optimiste, veuillent l’accompagner et l’orchestrer ? Entre les intérieurs de notre société et sa jacasserie publicitaire, le joint est cuit. Les parlotes sur la question ne sont utiles qu’aux fournisseurs de petits fours. Tous ceux, conservateurs ou progressistes, qui disposent d’un pouvoir, grand ou petit, politique ou économique, culturel ou social, syndical ou patronal, officiel ou officieux, cynique ou humaniste, laïque ou religieux, travaillent aujourd’hui, volontairement ou non, consciemment ou non, à l’enfermement général et à la régression collective. Non que je rêve, à mon âge, d’une société sans pouvoir ! Vivant depuis quelques mois à la campagne et découvrant, pour la première fois de ma vie, les joies paisibles et difficiles du bricolage, je raisonne en plombier : le joint est foutu, voilà tout, changez-moi ça, ou ne me dérangez plus.
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Ne pas se faire penser. Trouver en soi-même le principe actif de son existence et décider, quoi qu’il arrive, de s’y tenir. Je ne crois pas qu’on puisse le découvrir si l’on feint d’ignorer ce qu’on a d’un peu fêlé. Personne ne peut aujourd’hui penser sérieusement sans sa paille. Je ne parle pas ici de la paille dans l’œil, la poutre, etc. : là-dessus, voyez Sulivan. Je parle de la paille dans l’acier, qui le fragilise. Mais l’être humain est d’un métal étrange : ses faiblesses le fortifient. Sans elles, ses idées sont plates et ses mots sont vides.
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Encore faut-il, dites-vous, qu’il s’agisse d’une bonne paille ! Toutes les pailles sont bonnes, toutes sont mauvaises. Se fier à ce principe intime de désorganisation du monde qui est en nous, et qui est aussi le principe de désorganisation de notre esprit. Ne se fier qu’à cela. Là est le danger, bien sûr, mais là est aussi ce qui sauve, et là est la création, et là est la vie. Pas un souffle, pas une pensée, pas un geste sans ce crochet par les souterrains. Le petit pas de côté que nous enseignait le professeur de tango, juste avant la figure appelée déboîté. En un clin d’œil, l’espace se décompose et se recompose ; la même cavalière devenue une autre. Le déboîté : sortir de la boîte.
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Les intellectuels aussi ont besoin de leur paille. Sinon, les idées les mènent par le bout du nez et ils sont comme des maîtres promenés par leurs caniches. Elles ont l’air de se laisser gentiment manier, les idées : peu à peu, elles prennent les commandes et elles vous momifient. Elles fonctionnent si bien ! On les dirait montées sur roulements à billes, elles s’articulent, elles s’emboîtent, elles s’imposent en toute rationalité démocratique, et vous déposent. Les gens qui travaillent dans les idées ont intérêt à s’accrocher à leur paille s’ils ne veulent pas dégringoler le toboggan du néant avec, de chaque côté, les militants en rang d’oignons qui les regardent filer, goguenards et méchants, vers leur cassage de gueule. Si tu es amateur d’idées, mon ami, attention à l’arthrose. Désarticule-toi. Cherche la tangente. Prends-toi à contre-pied. Embraye sur l’énorme. Dis ce que tu penses, mais ne pense pas ce que tu as dit. Fréquente les clowns. Méfie-toi de ce qui te rassure. Bluffe.
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« Nous sommes venus sur cette terre, dit-on dans la tribu amérindienne des Cree, pour bénéficier des leçons de la vie. » D’accord avec les Cree. La vie est un cadeau qui m’est fait, pas une mission qui m’est confiée. Il m’a fallu réprimer un sourire bien triste quand, rendant visite à l’un de mes meilleurs amis que le cancer allait emporter, j’ai entendu ce militant, aussi courageux devant la mort que devant la vie, déplorer de devoir quitter cette terre alors que tant de travail restait à y faire. Je n’aurai pas de si nobles soucis. Les rôles qu’on m’a assignés, ou que je me suis provisoirement attribués, je les ai toujours sentis raides et froids comme des armures. Je n’y entendais pas battre mon cœur. Comme je voyais là de la médiocrité, je me forçais à prendre la pose. Maintenant, les craintes se sont enfuies avec les illusions, et je reste à déballer le paquet reçu il y a soixante-douze ans, me piquant encore à ses épingles avec la même impatience.
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Une belle exposition de l’Institut du monde arabe. Vers le IIe siècle, sous les Antonins, la statuaire d’Afrique du Nord incise la pupille de l’œil, comme pour laisser s’exprimer l’être intérieur. Tel est notre plus grand désir, en effet : désir de vertige, ô modernité barbare, non pas de transparence.
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Cette collaboratrice du Crédit mutuel commente le service bancaire minimum dont vont bénéficier les plus pauvres. Il leur en coûtera quelque trois euros mensuels qu’elle justifie ainsi : « Un service gratuit est sans valeur. » Je me retiens de ne pas fracasser la télé. Une bordée d’injures pour cette pauvre femme, et des plus grasses ! Puis, l’accablement. Tout ce qu’elle a dû taire en elle depuis longtemps pour répéter ce que le consultant lui a mis dans le crâne. Cette zone de non-intelligence, cette interdiction de penser qu’elle l’a laissé installer en elle, cette désertion de soi-même… Si quelqu’un, dans le métro, la frôle d’un peu près, elle va hurler au harcèlement, mais elle se laisse fouiller l’âme et pétrir les méninges par n’importe quel maquereau cravaté. Tout à coup, nouveau changement de pied. Oui, tout ça est répugnant. Mais tu attends quoi, de la télé, pauvre nigaud ? Des idées généreuses ? Des rêves angéliques ? Des chants d’amour ? Tu es bête, mon petit. Allez, cesse de faire le dégoûté, cherche ce qui peut pousser sur ce fumier, ne donne pas de leçons à Dieu. Et rappelle-toi l’avertissement de Louis Massignon : « Il est parfois pis d’être exaucé que déçu. »
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En moi, est-ce mieux que sur TF1 ? Non. Fraternité des ronces, de l’ivraie, du chiendent. Hors d’une certaine conscience de participer, consciemment et volontairement, à l’horreur, les dénonciations sont stériles. C’est l’incision de ma pupille qui ouvre celle des autres. Je ne dis pas cela pour décourager les combattants, bien au contraire. Plutôt pour leur éviter les étonnements naïfs, les indignations prudes, les vociférations répétitives. Pour fonder en eux leur bataille, pour greffer en eux leur refus. Ne pas craindre de perdre quelques faciles effets de nerfs ou de gosier. Nous sommes dans ce combat, nous ne sommes pas de ce combat.
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Depuis plusieurs générations, les enfants, au fond des voitures, jouaient à reconnaître les numéros des départements, façon sympathique d’apprendre un peu de géographie. Fini. Paradoxe de la décentralisation, on va passer à l’immatriculation nationale. Comprenne qui pourra. Là-dessus, pour vendre sa camelote, SFR leur fait croire, sur de grandes affiches idiotes, que Paris est à Madrid ou Marseille à Athènes. « Abêtissons-les. »
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Au sortir d’un musée, j’ai rencontré un zozo. Il avait de hautes fonctions, autrefois, dans une entreprise ; j’avais eu maille à partir avec lui, ça avait chauffé dur. Il se précipite sur moi, lit dans mon œil que je n’ai rien oublié. Lui ? Tout ! Le management brutal, les licenciements, à peine s’il consent à se souvenir. Entre nous, mon cher, chacun était dans son rôle, voilà tout. Maintenant, il fait dans la culture. Il dit que ça lui permet des rencontres d’un autre niveau.
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Jacques Dutronc raconte qu’à ses débuts il ne chantait guère que pour Gainsbourg, qui croyait en lui et l’appelait « le petit Pierrot ». L’oreille de Serge lui suffisait. L’universel singulier. L’unum necessarium.
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Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas, deuxième ! La modernité mondialisée est en train de fédérer contre elle des critiques et des recours venant d’horizons différents, voire traditionnellement opposés. C’est l’être humain lui-même qui est désormais à défendre en tant que sujet de sens, pouvoir d’initiative, liberté créatrice : personne n’en possède la vérité. Des textes de penseurs laïques consonent superbement avec ce que je relis ces jours-ci dans Jean Sulivan. Empêtrés dans le pragmatisme, condamnés à l’impuissance par l’archaïsme de leurs ambitions, paralysés par les médias, les politiques seront bientôt les seuls à ne pas reconnaître que l’heure est à la critique fondamentale, à la plongée anthropologique, à la dérision radicale des valeurs convenues. Ne pas désespérer. Le temps des bigots de tous bords est révolu. La raison est plus que la raison et nul n’est le familier du mystère.
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Pas de débat intellectuel fructueux qui ne pousse sur le terreau de l’amitié, de la simplicité, du cœur à cœur discret et affectueux.
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Ne pas regarder le soleil avec les yeux des autres.
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Le désespoir est une réaction de rage devant ce que nous avons d’irréductiblement sauvage et transcendant, devant l’impossibilité où nous sommes de rendre compte de notre existence, de la dominer, d’en mesurer la valeur, de l’encadrer dans un système de droits et de devoirs. Au contraire de la souffrance, le désespoir est théâtral, verbeux, discoureur. C’est un bavardage d’enfant raisonneur qui ne s’est pas encore affronté à l’injustifiable. La souffrance appelle l’amour, le désespoir l’ironie. Tu ne l’exploreras pas, ton gouffre ! Toute ta vie pour t’habituer à ce mystère, toute ta vie pour t’habituer à ne pas t’habituer. Ne nous fatigue pas avec ton désespoir. Il chante faux.
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Le Beaujolais que j’aime tant – un petit morceau de Paradis terrestre oublié par Dieu, disait Édouard Herriot – est en crise. Des vignes sont à vendre, qui ne trouvent pas preneurs. Beaucoup de cuves ne se vident qu’avant la vendange. Les petites exploitations sont menacées. Les jeunes renoncent au métier, farauds mais le cœur gros. Des boutiques ferment. Des bandes déferlent : pendant les mariages, des vigiles protègent les parkings. Ce n’est pas vraiment le drame, plutôt le rideau de scène qui tombe lentement, pli après pli. La solidarité des vignerons est touchante. Ici, on ne dit pas n’importe quoi. Pendant la solitude des longues semaines de taille, l’hiver, entre transistor et brasero, les mots ont le temps de s’ajuster aux vies.
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La campagne, le monde paysan, je n’aurai connu tout cela que bien tard. J’ai le sentiment heureux et naïf que les romans disaient vrai : la nature y est vraiment présente aux relations humaines et sociales, elle en est la matière première, la trame, elle en est le goût. Le fond de la ville, c’est la représentation ; l’essence de la campagne, c’est la liturgie. La culture ouvrière, chaleureuse et généreuse, reste une culture mondaine, mondaine pauvre, mondaine populaire, mais mondaine, c’est-à-dire déterminée par les rôles sociaux. En cas de menace, la différence est sensible : une campagne qui souffre n’est pas une ville dont l’usine cesse de tourner. La jeune génération du Beaujolais peut bien renoncer à la vigne : le pays est en elle. Au contraire, quand un pan de la société industrielle s’écroule, la friche envahit les âmes. Tel était le souci premier de Jacques Berque : comment nos sociétés, qui ont perdu, sans retour possible, l’accès à la nature première, vont-elles trouver, ou retrouver, une nature seconde qui reconnaisse, assume, dépasse, transcende la révolution technologique et ses suites. La question décisive de l’époque est celle-là, avant celle de la répartition du profit, du pouvoir, de la jouissance, des savoirs, des loisirs, des valeurs. Sans doute serait-il illusoire de se confier à je ne sais quelle sensibilité champêtre et pastorale désormais hors de propos. Mais, à ne pas dépasser la problématique fonctionnelle de la société post-industrielle, à ne pas la contester dans ses fondements, l’on s’enlise dans cette vision sociale et mondaine qui est la prison de l’époque et l’on perd toute chance d’arracher la vie commune et les relations sociales aux artifices qui les dessèchent. L’idée de ce renouvellement fondamental ne peut surgir que dans des consciences lucidement et volontairement décentrées des préoccupations dominantes, dans des existences pionnières et exploratrices qui se tiennent fermement à l’écart des problématiques en cours. La quête de cette nature seconde pourrait être la grande aventure des esprits fervents de ce temps : aventure de l’intelligence et de la parole, aventure de la liberté et du sens, aventure de la sensibilité et de la relation. Plus que l’esprit critique, plus encore que le désir de justice, cette quête suppose l’énergie de la rébellion, le mépris des grandeurs d’établissement, la fidélité à l’injustifiable, l’acceptation du risque et le goût de l’hypothèse, la volonté de décomposer et de recomposer, en un mot la passion de la dépossession.
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Tendre à être absolument relatif : chaque relation comme un chemin vers l’absolu. Anticiper la déception.
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Trouvé sur Internet l’admirable cours de Gilles Deleuze sur Spinoza, enregistré et retranscrit par ses étudiants de Vincennes. Magistrale aptitude à saisir les aspects de la doctrine spinoziste qui entrent en résonance avec l’auditoire. Deleuze avance sans effort sur deux fronts, la pensée pure et la pédagogie, qu’il ne songe pas à distinguer. Une allusion discrète au danger des drogues et une invitation à la modération dans la sexualité me surprennent. Voulait-il mettre ses étudiants en garde contre les excès de 68 ? Il en était tout autrement, quinze ans auparavant, dans la classe de M. Forget, à Louis-le-Grand, qui nous alimentait de fantasmes grandioses : Michaux et la mescaline, l’érotisme de Baudelaire. J’étais le contraire d’un dégourdi, mais l’imaginaire superbe où nous entraînait notre professeur m’a ouvert des recours qui ne m’ont jamais manqué. Prestiges du refoulement ou héritage secret ? Je me demande parfois si les hérauts de 68 ont vraiment rêvé.
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« La crise de projet historique pèse », déplore un professeur de science politique, spécialiste du syndicalisme. Voyez le drame : sans projet historique, la science et la contestation sont comme des poissonniers sans poisson. Mettons à leur décharge qu’elles ne se découragent pas. Elles ont une idée, et même une idée récurrente : « L’idée récurrente est que seul un grand mouvement social serait susceptible d’accélérer, de mettre en branle les partis, les syndicats, les associations et de créer de l’Histoire en grand format. » Vous avez bien lu : il est urgent de fabriquer un grand mouvement social pour permettre aux partis, aux syndicats, aux associations de fonctionner, pour organiser des colloques, écrire des livres et regonfler les pneus de l’Histoire. Et cela, qui en constitue la négation caricaturale, au nom de Marx ! Je suggère à cet enseignant de demander de l’aide à ses étudiants. L’un ou l’autre trouverait bien un bout de projet historique au fond de ses poches, sous un banc de la fac, dans une poubelle, dans son sandwich, voire à la bibliothèque. Peu importe si les recherches n’aboutissent pas : il est bon d’occuper les jeunes. D’ailleurs, c’est mieux qu’ils oublient, ils ne supporteraient pas. De vieilles choses leur trottent encore au fond de la tête, qui pourraient se réveiller : « Enseigner, c’est dire espérance, étudier fidélité. » Non seulement ils ne supporteraient pas : ils ne pourraient pas imaginer. Que ce type derrière son bureau ne voit rien de ce qu’il a devant lui. Qu’il ne sent pas que le projet historique est là, tout frais, tout chaud, entre lui et eux, entre sa liberté et la leur, entre son cœur et le leur. Que ce savant qui distribue des leçons de démocratie est un vieux gamin formalisé et formolisé qui a besoin de pomper son idée de l’Histoire comme il pompait ses devoirs sur table. Une machine à évaluer, une photocopieuse de principes. Faut-il le dire aux jeunes ? Dans la tête de leur maître, le réel et l’imaginaire, le fond et la forme, le signifié et le signifiant sont cul par-dessus tête. Leur professeur est un homme à l’envers. Ce qu’il fait là, devant eux, c’est de la représentation, rien de plus : il est là comme n’y étant pas. La réalité, pour lui, ce n’est pas ce que les choses sont, c’est ce que l’université et le syndicat veulent qu’elles soient. La réalité, pour lui, c’est sa qualité d’universitaire et de syndicaliste. La réalité, pour lui, c’est l’histoire du monde telle qu’on la lui a enseignée, telle qu’elle lui permet de gagner son pain et de faire son cinéma. Pour le citoyen-consommateur qu’il est, c’est parfait. Pour dire espérance, c’est bien peu.

(21 octobre 2005)