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N’attrape pas cette société !

LE MARCHÉ LXVI

Fini le temps où un mot, ce filioque que les chrétiens d’Occident voulaient ajouter au Credo pour signifier que le Saint-Esprit ne procédait pas seulement du Père mais aussi du Fils, allait changer la face du monde ! Rangés en éléments de langage et devenus des OGM de la parole et du texte, les mots se plaisent de plus en plus souvent à rappeler qui ils sont en tendant aux orateurs officiels le piège gentiment terroriste du lapsus. Faute de pouvoir rendre de meilleurs services, c’est leur manière de témoigner que les orteils de la pensée politique ne sont pas parfaitement à l’aise dans les baskets de leur expression.
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En nous suggérant comiquement, par exemple, que le précédent ministre de l’Économie et des Finances travaillait vaillamment à faire sortir la France de l’Europe, le lapsus – boule puante et fluide glacial – défend à sa manière la cause du langage. Il ne nous laisse pas oublier qui sont les mots, d’où ils viennent, ce qu’ils valent, qu’ils sont une Indochine ou une Algérie, qu’on ne gagnera pas contre leur lancinante rébellion, qu’on n’enchaînera pas leur liberté. Ce sont eux qui nous tendent les pièges, pas le contraire, comme l’imagine la niaiserie communicante ! Leur réseau descend incomparablement plus profond que le sien. Quoi qu’elle bafouille, ils l’enserrent et l’étoufferont.
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Les lapsus, ces gros orages rieurs, nettoient, si nous avons une once de généreuse humilité, le ciel de nos vaniteux arrangements. Ces tonitruants pataquès nous prennent par l’oreille et nous remettent devant notre ouvrage comme on nous remettait devant notre cahier. « Fais donc attention à ce que tu lis, nous disait-on, pense à ce que tu écris. » Aucun Grand Guignol médiatique, aucune prestidigitation technique, aucune salade idéologique, aucun ressentiment hâtivement grimé en salut universel ne nous dispensera jamais d’un instant de loyale attention. C’est là-dessus, après la grande épreuve du doute, que les existences chancelantes et les pensées bricolées peuvent se refonder, et avec elles le monde, même si l’adolescent attardé qui est en nous voit dans l’attention une punition archaïque, l’aliéné de l’apparence une mesquinerie, l’exalté de la construction une perte de temps. Elle les retrouvera tous dans le fossé quand elle resurgira de la terre où la porte dérobée des mots l’aura invitée à cheminer.
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Refonder l’existence du monde… Pourquoi pas celle du Monde aussi ? Voyez ce numéro d’il y a quelques semaines dans lequel était analysé un rapport de Jean Pisani-Ferry sur les difficultés de la France. Une mine d’or.
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Cette citation d’abord, qui fournit son titre à un article : « Les Français ne croient plus à la croissance. » À ou en ? Si l’on veut dire que les fins de mois sont dures et que les gens commencent à se fatiguer, faut-il vraiment un rapport pour l’établir ? Qu’est-ce que ne pas croire à la croissance ? Elle se fait attendre, certes, mais ce n’est pas l’Arlésienne. Si les jeunes ne l’ont pas connue, ils en ont entendu parler. Leurs grands-parents, qui l’ont embrassée sur les deux joues, l’ont racontée à leurs parents. Tout le monde sait qu’elle n’a pas déserté l’Europe tout entière et que d’autres, ailleurs, la fréquentent assidument. Un mauvais génie aurait-il jeté un sort à la France ? Allons ! On croit à la croissance comme on croit à la pluie, au beau temps, à la grippe, au tiercé : ça va, ça vient, un jour avec, un jour sans. On râle contre l’été pourri, mais on sait bien que le soleil existe. Ne pas croire à la croissance a peu de sens.
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Ne serait-ce pas plutôt en la croissance que les Français ne croiraient plus ? Vieille histoire du catéchisme. Croire à Dieu : croire qu’il existe. Croire en Dieu : croire qu’on peut se fier à lui. Et Pascal : « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! »
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L’absence de croissance ne fait pas désirer la croissance comme le désert fait désirer le point d’eau. Elle la démystifie, au contraire, elle la montre comme elle est, un fusil à deux coups qu’on recharge indéfiniment : la frustration par la fausse espérance aujourd’hui, la frustration par la fausse satisfaction demain. L’exercice est lassant, sa séduction s’épuise, les sociétés, elles aussi, se lassent. Les pauvres et les modestes n’exigent pas la croissance, ils appellent de leurs vœux un sort moins difficile. Ont-ils tort ? Sont-ils par trop ignorants, ces rustauds, de la réalité économique ? Les pétards des scandales qui éclatent à chaque coin de rue ne leur suggèrent-ils pas que leurs maux sont loin d’être tous imputables aux mauvais chiffres qu’on va bientôt leur annoncer ? Ne pas voir les choses à travers des vitres fumées ne les rend-il pas plus sensibles à quelques évidences ? Ne s’empresse-t-on pas d’expliquer qu’ils ne croient plus à la croissance pour ne pas avoir à constater qu’ils ne lui font plus confiance, qu’ils ne croient plus en elle ? Une politique en difficulté, c’est fâcheux. Mais un monde qui s’écroule…
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Ici, le tabou. Mépriser la croissance, le développement, le progrès, la mondialisation : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, l’argent : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le désir tordu de la puissance : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, les images qu’il suggère : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, la servitude frustrante : c’est-à-dire, en un mot comme en mille, le refus de soi-même. Sous la menace des brodequins ou de l’eau, le suspect d’hérésie s’empresse d’affirmer qu’il croit correctement à la croissance : il veut dire, bien sûr – on ne lui en demande pas plus – qu’il croit qu’on peut parfois la constater. Ou à l’entreprise : il veut dire qu’il sait qu’elle existe et qu’elle pourrait être utile. Complice d’une ambiguïté qui l’arrange, l’inquisiteur n’insiste pas, il file regarder Canal Plus chez sa copine, tout le monde se quitte vivant et cocu. Personne n’a voulu faire attention, il y a eu du lapsus dans l’air. Personne n’a dit ce qu’il redoutait vraiment, ce qu’il espérait vraiment, ce qu’il désirait vraiment. La pudeur du corps est parfois excessive, celle de la pensée l’est toujours.
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Nous vivons sur fond d’angoisse fabriquée. Celui qui ose le suggérer n’a à craindre du Comité Central de la Mondialisation ni l’eau ni les brodequins ni la gégène : il suffira qu’on le désigne à la vertu des consommateurs comme un peureux, un trouillard, un dégonflé, un froussard, un pétochard, et qu’on lui en fasse honte. J’exagère ? À la une du même numéro du Monde, commentant le rapport de Jean Pisani-Ferry, un journaliste anonyme, – la plupart du temps, ce sont les clients des médias qui le sont, sauf à l’instant où ils s’abonnent – un journaliste désigne donc les trois causes des difficultés françaises. Les deux premières, d’ordre économique, n’appellent aucune réponse de mon incompétence. La troisième, d’une nature radicalement différente, m’a semblé extraordinaire. Cette troisième raison de nos malheurs, c’est « la peur de la mondialisation ».
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Ainsi, pour la première fois au monde et au Monde, le Grand Cirque de la Modernité est heureux de nous présenter le plus stupéfiant numéro de double contrainte jamais réalisé : une machinerie tout entière conçue pour dominer reproche à ceux-là mêmes qu’elle terrorise de se sentir terrorisés. Quel meilleur écho la brutalité de la pensée peut-elle faire à la brutalité de l’action ? Oublieux des glas qui ont déjà retenti, on balaie avec mépris les lâches inquiétudes qui sonnent encore le tocsin. Les esprits rebelles n’ont rien à dire du drame de l’époque, ni les sentiments sauvages, ni les manières d’être irréductibles : tout cela n’est que bizarrerie inutile, mauvaise volonté, pusillanimité, stupide obsession du complot. Rien de positif là-dedans. « C’est moi qui vous le dis – ego nominor leo -, moi qui m’appelle le Lion, moi qui suis le caïd, moi qui mondialise. C’est moi qui vous le dis, donc que chacun se le dise. Démocratiquement, s’il vous plaît. »
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Que faire alors ? Rêver. La liberté agitée des petits poissons dans l’épuisette, ça lasse. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » J’ai lu avec plaisir que Julia Kristeva aimait beaucoup cette pensée. Moi aussi, pas nécessaire d’être maoïste. Le recours à l’antre. Le réseau anti-réseaux. La solitude habitée. Le commencement permanent. L’inchoatif : je viens, je vais venir, c’est en train de naître. Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement. Janine Aeply, éditrice au Mercure de France dans les années soixante, m’en avait indiqué l’adresse en commentant laconiquement mon premier livre. « Celui-là, avait-elle dit, c’est l’enfance. »
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La peur. Porche de la libération si elle peut être partagée, enfer et prison quand elle ne le peut pas. Quand l’autobus me ramenait à Montrouge lesté d’une mauvaise note, ce qui n’était pas trop rare, une sorte de bas-relief publicitaire, au-dessus d’une charcuterie du carrefour Alésia, m’enseignait affectueusement la relativité des souffrances humaines. On y voyait une jolie petite fille consoler un énorme cochon rose en larmes : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » Nous avons tous besoin de « n’aie pas peur », j’en ai eu ma collection. Un « n’aie pas peur » rieur quand la boule de coton hydrophile dégoulinante d’alcool à quatre-vingt-dix s’approche de mon genou ensanglanté. Un « n’aie pas peur » sans conviction mais qui part de plus profond le matin où, dans la cuisine, le médecin m’a immobilisé dans un drap pour m’opérer des végétations, et maintient sur ma bouche un tampon d’éther qui me fait lentement étouffer.
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Il parle comme Le Monde ce petit garnement qui veut que je profite avec lui d’une absence de l’abbé pour visiter son bureau et y dénicher la boîte de biscuits et la discutable boisson à l’anis qu’on appelle alors coco. Sa proposition m’indigne, je la refuse noblement. Il me répond d’un air dégoûté : « C’est parce que t’es pas cap’. T’as la trouille. T’as les foies. » Et même, ce qui enrichit mon vocabulaire : « T’as pas les couilles. » Mais, dans sa colère, je vois de la déception. Il veut les biscuits et le coco, mais il veut aussi qu’un secret vienne sceller notre amitié. Comme je regrette d’être si déplorablement bien élevé ! Lui-même, finalement, n’a pas l’air trop sûr de son coup, il est comme moi, il se demande s’il est lâche ou courageux. Un peu des deux, comme on répond au marchand de glaces : vanille et fraise. Je me rappelle qu’on s’est disputés, j’ai choisi pour la première fois un mot bien gros et bien gras dans le vocabulaire interdit, puis nous en sommes restés là. Nous nous faisions quand même un petit signe, après, quand nous nous croisions.
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Mais non, il ne parle pas comme Le Monde ! Dire que c’est la peur de la mondialisation qui fait que les choses vont mal, ce n’est pas parler. Ce n’était pas cela le journal que j’estimais, au temps où André Fontaine le dirigeait, quand, avec quelle fierté, je collaborais à sa fameuse page deux, la page Idées de Bruno Frappat. Un thème, trois articles, des confrontations loyales, parfois vives, personne n’aurait eu l’idée d’avancer des arguments de propagande.
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Il me dit que j’ai les jetons, les foies, mon copain, tout ce qu’il veut, mais c’est lui qui me le dit. Avec ses jetons et ses foies à lui. Avec son envie d’aller piquer le coco, un brin plus forte que ce qui le retient d’y aller, et qui veut faire basculer dans le même sens mon envie à moi, un fifrelin plus faible. Ce qui est bon, ce qui est mauvais, nous le pesons ensemble. Les adultes, c’étaient nous, nous les gosses, nous les mômes. Et quand je lui lance un gros mot, c’est ma manière maladroite de lui dire qu’on est du même bord, qu’il n’est pas plus du côté des voleurs que je ne suis du côté des gendarmes, que ce qu’il s’apprête à faire j’ai envie aussi de le faire, que je le ferais peut-être si j’étais plus audacieux, mais que j’ai quand même besoin de lui expliquer, parce que je l’aime bien, qu’au fond ça me dégoûte un peu. Nous ne nous faisons pas la leçon, nous ne nous installons pas sur quelque escabeau d’affirmation à la manière de ces vendeurs, dans les boutiques où l’on achète des téléphones, qu’on juche comme des prédicateurs sur de ridicules perchoirs et que les clients – béni soit le CAC 40 ! – regardent d’en bas.
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Cette cour poussiéreuse, j’y songe maintenant comme à une rivière où mon copain et moi nageons côte à côte, novices et maladroits, dans la même eau, dans le même doute, dans le même amour de la vie. Mais quand Le Monde me reproche d’avoir peur de la mondialisation, quand descend de je ne sais quelle instance glacée, désossé de toute pensée, scalpé de toute expérience vivante, ce jugement formolisé, alors cet amour de la vie me souffle un refus d’une implacable sévérité. Et je sens au fond de moi que c’est rigoureusement la même chose, que l’un implique l’autre, qu’une tendresse qui ne combat pas n’en est pas une.
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Est-il absurde de ne pas vouloir confier le sort du monde, je ne dis pas à des banquiers, à des hommes d’affaires, à des capitaines d’industrie, mais aux portions des cerveaux de ces banquiers, de ces hommes d’affaires et de ces capitaines d’industrie qu’on leur a appris à mobiliser pour s’occuper des affaires publiques ? J’ai eu à fréquenter ces gens. J’ai gardé un excellent souvenir de certains d’entre eux, un souvenir lointain du plus grand nombre, un très mauvais souvenir de quelques-uns. Mais si je cherche ce qu’ils ont en commun, la réponse est évidente : on les a formés à devenir les meilleurs représentants de ce que la modernité a de plus réducteur, de plus étroit et, finalement, de plus terroriste, de plus objectivement terroriste. Quelques-uns prennent conscience de ce danger et tentent de le conjurer, par exemple en s’aventurant audacieusement dans l’étude des arts et des lettres. Malheureusement, ils y apportent le plus souvent la logique de leur formation première, la nourrissant en quelque sorte d’aliments nouveaux. L’idée qu’ils se font de la culture, quand elle n’est pas mondaine, est opératoire, ce qui est plus fâcheux encore. Je les crois mal placés pour faire face aux tourments de l’époque et ne peux souhaiter les voir arriver aux commandes de la nation ni, a fortiori, à celles du monde. Je dois toutefois tempérer ce jugement. Il n’eût peut-être pas été très différent si j’avais surtout rencontré des avocats, des médecins, des professeurs ou des journalistes. Je tiens pour un fardeau inutile et encombrant un sentiment excessif d’appartenance à un corps. Il étouffe l’imagination, encadre l’intelligence et relève de l’immaturité plus que de la solidarité. On nous parlait naguère d’hapax, ces mots qui ne sont attestés qu’une fois et ne ressemblent qu’à eux-mêmes. Notre monde a besoin d’hapax citoyens plus que de militants ou de représentants,  c’est en eux qu’il résonne le mieux. À l’heure où l’ADN nous enseigne que la biologie elle-même, siège du déterminisme, s’individualise en chacun de nous, il est triste que l’esprit et la sensibilité, qui relèvent de notre singularité, ne sachent que se noyer dans une massification pitoyable. Aucune communauté humaine ne peut naître de ce dévoiement : au mieux une collectivité, au pire un troupeau, une horde avec des habitudes de dressage et quelques récompenses octroyées.
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Quelques lignes de la nouvelle d’Aragon Le Mentir-vrai ne cessent de me faire rêver. Elles livrent un secret de son enfance qu’il prête à Pierre, son héros : « Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n’avaient sens que de l’exaltation. J’en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l’escalier de ma mère, souvent mal jointoyées. (…) J’imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu’il est bâti dessus. »
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J’ai quelquefois lu ce texte dans les sessions. Il touchait les petits et les humbles et suscitait en eux cette sorte de tristesse qui n’est pas triste, comme une eau qui revient à la terre. Il émouvait aussi les puissants et les riches, un instant, mais vite il les embarrassait. Je les voyais désolés de n’avoir aucun tiroir pour l’y ranger. Ils étaient pressés de trouver la transition, la sortie, le rebond, ils étaient acculés au mensonge, condamnés au théâtre.
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C’est un jeu amusant de chercher entre amis à quel personnage de la mythologie on aimerait s’identifier. Moi, c’est à Antée, fils de Gaïa, la Terre, à qui elle rend ses forces à chaque fois qu’il la touche. C’est vrai, le plus souvent ça marche, le bitume et la poussière de mon enfance me trahissent rarement, c’est comme un fond d’être à ma disposition, un décor vide, grisailleux, où s’impriment parfois des visages et des saynètes. Voici qu’un colporteur qui s’est un peu mélangé les pinceaux dans les numéros des siècles vient nous placer de la mondialisation sur le ton engageant qu’emploie « ce grand journal du soir dont le titre est écrit en lettres gothiques », comme l’appelaient à Alger les officiers du 5ème Bureau, toujours finement allusifs. Que fait-il, mon copain ? Il regarde le gars avec suspicion, s’approche tout près de lui puis, nez levé, yeux dans les yeux, lui pose avec ces mots ailés la question radicale et comme dirimante qui met rituellement fin à tout débat où risquent d’être confondues réalité et illusion : « T’as vu jouer Ben Hur en slip ? »
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Loin de moi de prétendre analyser, commenter, synthétiser les dénotations, connotations et implications d’un propos aussi chargé de signification, aussi lourd de non-dit. Je m’empresse de croire que le débat en aurait été clos et verrouillé, n’osant imaginer quelle suite funeste le destin aurait donné à la circonstance si d’aventure ce malheureux colporteur, ivre de masochisme, s’était mis en tête de nous expliquer qu’il lui fallait, pour que nous comprenions mieux son propos, nous faire un peu de pédagogie… Je tiens trop à la réputation de ce site pour en dire ici davantage.
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C’était un temps où, somme toute, le peuple résistait encore bien aux médias, même s’ils n’en avaient pas l’étiquette. On ne cherchait pas les valeurs de quelqu’un comme on retourne le col d’une chemise pour vérifier sa taille ou voir si elle va à la machine. On savait illico si quelque chose valait le coup, valait la chanson, valait le dérangement, valait le détour, on le savait sans le demander à personne, sans même se le demander à soi-même, on le savait par une sorte de participation intime à l’évidence. Mon copain de Montrouge comprendrait parfaitement, lui, que je n’ai pas peur de la mondialisation, pas plus que je n’avais peur de l’infusion de bourdaine que ma mère tentait de me faire boire quand une indigestion sanctionnait ma gloutonnerie, il saurait que je rejette l’une comme je refusais l’autre, que je déteste la mondialisation autant et plus que je détestais la bourdaine. Cette appréciation populaire immédiate, j’ai été très ému de la retrouver dans un des hommes les plus finement cultivés que j’aie rencontrés, ce Stanislas Fumet dont je suis heureux d’entretenir le souvenir. Je le vois écouter avec bienveillance, avec une attention infinie, l’interlocuteur qui lui vante quelque billevesée à la mode. Il écoute ce qu’on lui raconte, mais il écoute aussi l’interlocuteur lui-même, ce que disent ses silences. Non pas pour deviner comment il est fait, de quoi il souffre, ce qu’il désire. Il écoute comme on attend le passage d’un oiseau. Il cherche et tout à la fois il crée – il invente – en cet autre le déséquilibre fécond qui va le faire se reconnaître lui-même. Et celui-ci ne peut que rire, dès qu’il énonce quelque chose, de s’en trouver déjà si loin. Aussi, quand Fumet, plus gai et taquin que jamais sans que cela altère en rien son autorité, lâche « Je comprends, mais ça n’a pas de valeur. », c’est comme s’ils venaient de le dire à deux voix, comme s’ils renaissaient ensemble d’une énorme baliverne.
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Cet écrivain, cet artiste, ce penseur parlait comme mes copains de banlieue. Le peuple a ses raisons, voilà le titre d’un de ses livres. J’avais deux fois confiance. Et je continue à me méfier de ce qui, contre lui et contre eux, n’a que le souci obstiné, cruel et bête d’exister, comme on dit aujourd’hui quand on fait de la pub à son néant.
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De quoi me parlent-ils ensemble, ces gamins et ce vieux monsieur ? Pas du vert paradis, pas de l’innocence, pas de Mozart qu’on assassine. Ils parlent d’un point de départ, d’un même point de départ, celui par lequel les jeunes commencent leur course, celui par lequel les vieux la terminent. Ils disent que l’enfance est un point de départ, la vie un point de départ, la vieillesse un point de départ. Et ils se demandent si la mort elle-même ne serait pas un point de départ. Les gamins n’en savent rien, ça les inquiète ; le vieux monsieur le croit, il en sourit. S’ils me désignent un point de départ, un terminus a quo, ni lui ni eux ne me montrent par contre aucun point d’arrivée, aucun terminus ad quem. Ils me disent ensemble que l’avenir tient tout entier dans le commencement, qu’il n’en est pas la suite, encore moins la réalisation, qu’il en est le déploiement, la magnificence et la munificence, la gloire. Ils me disent que tout le monde est fauché dans son commencement. Que l’achevé nage dans l’inachevé, que l’enfance n’est pas une préparation à la mort, à la prudence, à l’organisation. Cet homme qui savait tout et ces enfants qui ne savaient rien se laissaient voir à leur point de vérité, comme on dit que l’eau est à son point d’ébullition. Les gens de cette espèce, plus le regard se pose sur eux, plus cela sent le voyage, un vagabondage puissant et farfelu dans une contrée inconnue où tout le monde se souvient d’être déjà allé.
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Philippe Murray avait raison de brocarder les avancistes. Ils fleurissent quand rien n’avance plus, et il y a longtemps que la société de consommation et de communication n’avance plus. Elle continue sur son erre, à la manière d’un paquebot que ne propulsent plus ses moteurs mais seulement l’énergie résiduelle qu’il a emmagasinée. Le pilote a su à l’instant que la machine avait lâché, mais une société n’est pas un paquebot. Cet instant-là s’y étire interminablement, rien ne prouve jamais que les moteurs soient en panne, on croit à ceci aujourd’hui, à cela demain, on navigue entre promesses et déceptions, tant de manœuvres sont à la disposition de tant de responsables ! C’est le temps de l’angoisse diffuse, omniprésente. Des remèdes, vite, des remèdes tout de suite, on cherchera plus tard à quoi. Qui verra que tout cela est un point de départ, qui verra que tout cela est une mue, un dépouillement, qui retrouvera-t-on sur la plus haute passerelle, debout et rieur ?
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Il ne flotte pas droit ce ferry Société où nous sommes embarqués, comme on dit des cavaliers qui ont perdu le contrôle de leur cheval. Personne ne s’étonne donc quand le commandant, suivi de ses officiers rangés par ordre d’importance décroissante, défile dans les coursives en chantant à tue-tête qu’il faut se mettre en mouvement, en mouvement, en mouvement ? Pourquoi tricoter à cette future épave ce survêtement de sens quand il est clair qu’elle va bientôt offrir aux photographes l’image de son échouement ? Le meilleur tri sélectif, n’est-ce pas de séparer autant que possible, en préparant ses bagages, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ce qui est vie et ce qui est mort ? Et à qui demander conseil si ce n’est à l’enfant qu’on porte en soi, à cet enfant-soi qui a tellement envie d’y aller de ses véridiques naïvetés ? Serait-ce parce que nous sommes fidèles à une grande chose entrée en agonie que nous demeurons si craintifs ? Mais non ! Elle susciterait le silence, la gravité, elle effacerait les haines et ferait oublier les rivalités, elle serait ferveur et communion. Est-ce là ce que nous voyons ?
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Nous voyons un feuilleton dont les supposées élites recyclent infatigablement les épisodes et que la fourchette d’argent des médias monte consciencieusement en neige. Nous voyons les pensées creuses nichées dans les grands mots, les indignations précuites en tête de gondole, les phobies collectives télécommandées, les aigres chicaneries de techniciens, la production non stop d’escarmouches dérisoires, les goujateries d’employés indélicats qu’on honore du mot bien trop beau de scandales. Nous voyons, le temps d’un sein nu entre deux slogans, une société devenue une usine à piétinement qui ne peut inspirer qu’un peu de colère, pas mal de dégoût et un camion d’indifférence.
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Quoi d’autre ? Ce pain est moisi. Cette eau est fétide. Ces fruits sont secs. Ces vaches-là n’ont pas de lait. Les deux pas en avant ne vont plus nulle part. Ce cinéma, ça ne marche pas. Et pourtant, se limitant à ce constat, on n’est pas content. On a ouvert en soi les vannes d’un regret lancinant, d’une lugubre insatisfaction dont tout ce qu’on pourra imaginer de divertissant ne divertira pas. L’adieu au monde non plus, ça ne marche pas.
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Les mots. Il faut les écouter avec la même attention, dans quelque bouche qu’ils se forment, indifférent aux camps, aux querelles, aux anathèmes. Je ne partage pas beaucoup de points de vue avec Pascal Lamy mais, l’autre jour, à la radio, il a choisi une expression plus éclairante que trois cents volumes de science politique. « Cette planète… » a-t-il dit, parlant de notre Terre. On sait que l’homme qui désigne ainsi cette grosse boule irrégulière qu’on appelle le plus souvent la planète, notre planète ou encore, quand on veut faire malin, notre vieille planète, a été pendant huit ans directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Je n’ai pas vérifié cette intuition mais je parie que l’expression n’est pas apparue tout de suite dans son langage, qu’elle y est venue peu à peu, subrepticement, projetée à l’air libre par un inconscient fort intelligent que je suis heureux de saluer.
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J’écris ces lignes à la campagne. Je peux parler de cette maison, de ce jardin, de ce village, de cette région. Je peux aussi parler de ce pays, à la rigueur de ce continent. Et même, comme tout le monde, de la planète. Mais de cette planète ? Il faudrait que je songe à une autre, à Mars, à Vénus, à Pluton. Que je parle de notre Terre comme de ce chocolat, pas de ceux de l’autre rangée. Ou de ce livre, à un mètre de moi, pas de ceux qui l’entourent, l’escortent, le soutiennent.
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Et Pascal Lamy ? J’imagine que la parcourir en tous sens, cette planète, lui a donné une conscience plus vive de ses limites et a envoyé plus loin son regard et sa réflexion. Mais le directeur général de l’OMC n’est pas celui de l’UNESCO. L’expansion, la conquête de nouveaux marchés, la compétition, le développement, voilà l’ordinaire d’un vocabulaire qui attire aussi l’attention sur la limite, mais tout autrement. Le voyageur médite, le businessman s’inquiète et trépigne. Aux yeux du premier, la limite est dépassement, aventure, spéculation intellectuelle, contemplation. Aux yeux du second, elle est frein, sanction, interdiction, échec. Il y a la trace de cette ambiguïté dans « cette planète ». D’un côté, une inquiétude intemporelle, de l’autre une fin de partie signifiée. Qui écrira ce beau roman ?
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Personnages principaux, ceux qu’on rencontre le plus souvent quand on dirige l’OMC, gens de pouvoir, financiers, hommes d’affaires pour qui la planète est un terrain de manœuvres quand elle n’est pas un champ de tir. Tous sont confrontés à un fantasme effrayant qui se précise chaque jour : elle devient trop petite, cette planète, pour le mythe qu’on lui a bâti sur mesure. On ne peut éternellement faire semblant : la mondialisation ne dormira pas encore longtemps dans ce lit trop petit. C’est vrai. Son essence est de reposer sur un délire qui ne supporte aucune limite, qui ne tire sa vraisemblance qu’à repousser toujours ses frontières, à retarder l’instant maudit où il rencontrera la réalité, où il se heurtera, comme l’Aiglon, à la flamme qui brûle ou à la pointe qui pique. Ce remuement infantile de matière ou de matières tient tout entier dans la promesse d’un plus, d’un encore, d’un toujours, d’un miracle automatique. Or, cette planète, il faut commencer à la regarder d’un peu loin, à douter d’elle. On en a trop souvent fait le tour, on va être obligé de chercher ailleurs. Qui on ? Ni vous ni moi, j’imagine, ni aucun de ceux qui trouvent en elle un signe, une allusion, qui entendent en elle une voix ou un silence, qui aiment en elle une compagne de sens, qui cherchent en elle le mystère dont ils sont faits. Qui on alors ? Les fous malheureux, ou les malheureux fous, qui se confient à l’ivresse de déchaîner la puissance des choses, les peureux diserts et nuancés qui leur font écho, et les domestiques de toutes livrées, épris du vivre-ensemble des têtards, qui leur lèchent réalistement les bottes en songeant, ce en quoi ils sont infiniment moins que des domestiques, qu’une condition subalterne, ils se le récitent chaque soir avant de s’endormir, dispense de toute responsabilité et, au fond, de toute existence autre que formelle, citoyennement formelle naturellement.
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Voici le secret qui transpire chaque jour un peu plus : la mondialisation et l’univers qui la porte, qui la couvre, qui la maque, c’est du passé. On a encore l’air d’inventer, mais ce n’est pas vrai : en réalité, on finit le job, comme disent les généraux quand on n’a pas encore tué assez de gens. La folie n’a plus assez d’espace. On est encore en marche avant, mais on a déjà programmé la marche arrière, même si – surtout ne le dites pas – la marche arrière elle-même est impossible : a-t-on jamais vu une vague revenir sur elle-même ? Il faudrait trouver autre chose, mais il n’y a plus rien. La troupe le sait qui commence à prendre ses aises. Ah ! Ces gens à poil devant la ministre de la Culture ! L’image restera, plus forte que les raisons du conflit. Ils l’interpellent, elle n’a pas le geste de colère qu’il faut, elle ne passe pas son chemin, elle entame, blanche de peur, un dialogue grotesque devant les policiers tétanisés. Instant étonnant. De part et d’autre, on oublie le sujet, on oublie les revendications dont on feint de parler. Le monde se met à nu. Le pouvoir ne peut rien. Nous arrivons au bout.
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Que peut-on faire d’une violence qui ne peut plus se faire oublier ni en se projetant éternellement en avant ni en rebroussant chemin ? La prendre sur la gueule si l’on est faible, la balancer sur la gueule des autres si l’on est fort. C’est très exactement ce qui arrive.
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Il m’a fallu réécouter pour en être certain. Patricia Chapelotte, une communicante de grand renom, quand on lui a demandé s’il lui est arrivé de mentir aux journalistes, a répondu : « Bien sûr. On arrange la vérité. On est des commerçants. » C’était dans l’émission Jeu d’influences, de Luc Hermann et Gilles Bovon, diffusée le 6 mai 2014 à 20h35, sur France 5.
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Pourquoi des commerçants ? Quand ma grand-mère se plaignait d’un boucher trop brusque ou d’une épicière grincheuse, elle disait précisément qu’ils n’étaient pas commerçants, c’est-à-dire attentifs, aimables, fiables. Dans les villages alentour, on a dû se sentir offensé. On trouve dans les boutiques des gens habiles, gros travailleurs pas nés d’hier, certes, mais qui ne mentent pas, et dont la bonne humeur favorise la communication, la vraie. Patricia Chapelotte doit avoir en tête d’autres échoppes.
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La communication ment. Peu m’importe si c’est Pierre, Paul ou Patricia. L’outil, la technique, la méthode, le projet que servent les communicants, et qui les sert, implique le mensonge, voilà ce que j’entends. Système nerveux, inspiratrice et fleuron de la modernité, cette activité ne se soucie pas de la vérité. Stéphane Fouks, il est vrai, dit le contraire et voit dans son métier un « exercice de la vérité ». Mais il ne parle en fait que de l’exactitude des informations données sur les produits, ce qui est loin de faire le tour de la question.
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La morale et la vérité – on s’en est persuadé une fois de plus, l’autre jour, en écoutant Hillary Clinton, si respectueusement interrogée par Caroline Fourest -, sont les deux jambes de la propagande de la mondialisation : sans elles, c’est le Brésil sans Neymar. Quoi qu’il en soit du débat interne à la profession, le formidable aveu de Patricia Chapelotte est donc un événement majeur : jusque-là contenue dans les limites de l’éthique et de la moralité convenue, la violence qu’exprime la communication s’en libère et tente pathétiquement de forcer le passage. Certains penseront à Prométhée, d’autres à « l’esprit qui toujours nie », comme disait Goethe du diable, d’autres encore entendront l’écho lointain des grands totalitarismes en phase terminale. Quoi qu’il en soit de ces allusions, il est clair que la communication, arrivée presque à bout de course comme le délire de puissance auquel elle fournit ses éléments de langage, interdite comme lui d’expansion et comme lui incapable de faire marche arrière, n’a plus, tel un dragon dans un mauvais film, qu’à se détruire elle-même, révélant ainsi ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, ce qu’elle est et ce qu’elle sera jusqu’à ce qu’elle ait fini de glisser lentement sur son erre : rien.
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Patricia Chapelotte n’a aucune chance de m’entraîner dans son nihilisme pratique, mais je ne la combattrai pas avant de la saluer, et même de la saluer deux fois. Parce que sa déclaration, que j’exècre, est néanmoins courageuse : elle a choisi, ce qui est rarissime en ces temps de demi-habiles, de dire ce qu’elle pouvait se contenter de faire. Et surtout parce que, le disant, elle contribue au progrès d’un débat que la plupart des gros malins s’ingénient à masquer, à truquer, à nier.
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D’autres devront se contenter du léger mouvement de chapeau dû à notre commune condition humaine, en quelque état qu’elle se mette et que nous la voyions. J’étais de plus en plus morose au fur et à mesure que je prenais connaissance de la croisade qu’un « cabinet de prévention » entreprend de mener dans les entreprises et les administrations contre les « incivilités » qui, comme une enquête commandée par icelui cabinet l’a dûment établi, y règnent cruellement, quand une drôlerie est venue se piquer dans mon humeur chagrine pour m’arracher un sourire et me remettre en selle 1.
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Encore les mots… Dans un document largement et docilement évoqué par la presse, le directeur de cette société, avant de rédiger l’ordonnance censée éradiquer le mal, évoque « l’essor » de ces vilaines manières. Un consultant engagé comme plume auxiliaire lui eût sans doute suggéré d’arguer plutôt de leur tragique augmentation, ou de leur inquiétante multiplication, ou encore de leur inexorable contagion, voire de leur dramatique irruption, et de réserver le beau mot d’essor au chiffre d’affaires à venir qui, si l’on en croit les moyens déployés pour triompher de ce que les dociles et paresseuses gazettes n’hésitent pas à nommer un fléau, ne manquera pas de s’envoler très haut dans le ciel managérial. Fléau aussi m’a amusé, d’ailleurs, mais j’ai eu tort : avec cette idée de blé qu’il suggère, c’est bien le mot qu’il faut.
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Voyons. Personne n’avait encore remarqué à quel point ces incivilités sont pernicieuses ni quel poids elles font peser sur les salariés comme sur les entreprises et les administrations. Pour les premiers, les conséquences d’un phénomène qui aurait « la perversité silencieuse de l’amiante » seraient physiques autant que psychiques et iraient jusqu’à attaquer « les fondements identitaires de l’individu ». Bigre ! Quant aux organisations, ces attitudes inciviles en perturberaient le bon fonctionnement et saperaient « ce qui constitue leurs principaux “actifs incorporels” : la motivation et l’engagement des salariés à l’égard de leur travail et de leur entreprise. » Re-bigre !
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On notera évidemment quelque différence de degré d’être entre ces fondements identitaires et ces actifs incorporels, d’une part, et les incivilités en question, d’autre part. Il ne s’agit en effet, qu’on se rassure, ni d’attentats aveugles ni de déprédations sauvages, mais de ces incidents quotidiens qu’on trouve dans les familles nombreuses et les colonies de vacances sans qu’ils nécessitent l’intervention d’une armée de consultants. Voici la liste des forfaits et des crimes qui font trembler sur ses bases l’économie française : côté incivilités externes – celles qu’on reproche au public -, resquiller dans la file d’attente, parler trop fort, être accompagné d’enfants bruyants, ne pas dire bonjour, tutoyer sans réciprocité et même, ce qui est limite tragique, faire preuve d’irrespect par le regard ou la voix. Côté incivilités internes – celles qu’on reproche aux collègues – laisser les espaces communs sales ou en désordre, faire trop de bruit, couper la parole aux collègues, arriver en retard sans s’excuser et, comme le raton laveur de Prévert, ne pas dire bonjour.
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Voilà donc, comme on a l’aplomb de nous l’affirmer, ce qui inflige à 77% des salariés stress, anxiété et troubles du sommeil et qui, voyez la précision, affecte la productivité de 75% d’entre eux ! Je ne doute pas de l’exactitude de ces données, mais je mets ma main au feu qu’interrogés de la même manière, les membres de toute collectivité humaine, même la plus chaleureuse et la plus fervente, et même les moines du plus retiré des couvents, auraient en quelque manière à se plaindre du comportement de ceux avec lesquels ils vivent ou travaillent. Héloïse elle-même se plaindrait de voir toujours Abélard dans ses bouquins, et Philémon regretterait que Baucis rate la mayonnaise. Ces gens n’auraient toutefois aucun plaisir à faire état de ces embarras ou ne le feraient qu’avec humour : l’adhésion qu’ils donnent à une vie conjugale ou collective dans laquelle ils trouvent du sens mettrait immédiatement en perspective ces inévitables occasions d’agacement dont les officines de formation feraient bien de se demander si elles en sont elles-mêmes protégées. Mais les grandes entreprises n’ont plus rien à mettre en perspective pour la simple raison qu’elles n’ont pas de perspectives autres que brutales ou insignifiantes. Affirmer ou maintenir leur pouvoir est devenu leur obsession et on appelle désormais formateurs ceux qui les y aident. Elles vont donc, comme le fait la mondialisation toujours et partout, se servir des dégâts qu’elles provoquent pour resserrer leur emprise. Oui, ils souffrent de stress, d’anxiété, de troubles du sommeil, ces salariés. Eh bien ! Parfait ! Cela aussi sera mis sur leur compte, la machine à diviser tourne rond. En se frottant les mains, on va défendre Paul contre Pierre et Pierre contre Paul, la haine y retrouvera ses petits, le patron son importance, les affaires leur essor.
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Et cette malveillante bienveillance va justifier les grandes manœuvres d’une prétendue formation qui, certaine de posséder le secret des bonnes attitudes et indifférente au ridicule qu’il y a à donner des leçons de morale à des adultes, va fourrer son nez dans toutes les relations des salariés, celles qu’ils nouent avec le public comme celles qu’ils entretiennent avec leurs collègues.
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Côté relations avec le public, on formera les agents à « des techniques simples de prévention basées sur une communication positive et non violente ou des techniques de désescalade des tensions. » Comprenez qu’on va former les salariés à se désintéresser toujours plus des souffrances et des difficultés qu’on leur confie, comprenez qu’on va leur enseigner à jouir de la supériorité que leur donnent sur les clients la politesse de façade qu’ils leur opposeront et l’indifférence avare qu’elle masquera, comprenez qu’on va leur vanter comme une vertu cette froideur mécanique qui nous accueille sur les plateaux téléphoniques, comprenez que ces relations tronquées et précuites meurtriront les clients mais encore bien davantage les employés, comprenez qu’une fois encore le désintéressement des apôtres-managers organise la guerre de tous contre tous, comprenez que le seul gagnant, c’est Orwell, comprenez que la machine à décerveler va fonctionner partout. Fini le temps du client-roi, on va le discipliner maintenant, ce chieur, qu’il paye et qu’il se tire !
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Côté incivilités internes, on va « recueillir l’expression du vécu et des ressentis à travers différents moyens adaptés ». Le premier moyen adapté fait frémir : un « dispositif confidentiel de signalement et de soutien psychologique accessible par un numéro vert à tout salarié. » À quoi s’ajoute une « campagne d’affichage ou de communication interne [qui] désigne les comportements d’anxiété. » Je demande gravement au lecteur à quelles références historiques il songe quand quelqu’un a l’audace de désigner par voie d’affiches des comportements d’anxiété. Enfin, cerise sur le gâteau, « les nouvelles relations du collectif de travail sont consolidées par des ateliers de coopération qui réapprennent les mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien ». Des centres de rééducation, en somme… Là encore, à quoi songe-t-on ?
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« Mécanismes de cordialité, de bienveillance et de soutien » ? La cordialité est un mécanisme ? Ceux qui ne sentent pas ce qu’il y a de stupide, ou plutôt de bébête, à accoler ces deux mots, prions pour eux Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais si, l’espérance vous ayant désertés comme elle m’en fait souvent la surprise, vous restez comme moi bovinement atterrés, alors, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, comme dit Eddy, reprenez avec moi tous en chœur la profonde, la puissante objection que l’héroïne d’un des plus grands maîtres de la langue française oppose à ce genre de vilenie : « Mécanismes, mon cul ! »
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Qu’une queue de cochon, comme on disait chez les scouts, ait pu lier à ces « incivilités » la souffrance plus que réelle des salariés, cela en dit long sur les « acteurs » ! Mais pas de grands mots, pas d’indignations historico-métaphysiques. Personne n’a rien vu, voilà. Toute la presse, toute la grande presse, toute la presse moyenne, toute la petite presse s’est délectée de l’information qu’on lui a glissée et l’a recrachée telle quelle, ravie d’apprendre aux salariés qui forment son lectorat qu’ils sont un lot de gougnafiers, une collection de malappris, une portée de goujats. Toute la grande, moyenne et petite presse a avalé avec le même entrain diagnostic et thérapie. Le Figaro a avalé. Le Monde a avalé. L’Express a avalé. La Croix a avalé. Libération a avalé. Le Nouvel Obs a avalé. Le Point a avalé. Challenges, France Info, La Tribune ont avalé de concert et de conserve, j’en passe et des moins bons. Pas un vétéran blanchi sous le harnois, pas une pimpante stagiaire pour se dire que quand un papier gras laissé sur une table envoie un type en dépression, il doit quand même y avoir un truc, il a dû se passer quelque chose dans le monde, dans l’entreprise, quelque part, qui a un peu aidé la manœuvre. Investigateurs comme ils sont, nos Rouletabille informatisés, ils n’ont pas eu envie d’y aller voir ? Ils font copistes ou quoi ?
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Il y a pourtant des gens qui l’ont vu. Devinez qui. Les salariés eux-mêmes. C’est marqué dans le document, tout à la fin, pour ceux qui veulent aller plus loin, comme il est comiquement écrit. Quand on leur demande à quelles causes ils attribuent la montée des incivilités, 71% mettent en cause l’évolution de la société et des mentalités, 62% les nouvelles technologies et 29% le cadre professionnel. Parfait. Et si on s’occupait de ça alors, plutôt que de jouer les flics au profit des patrons ? Enfin. À quoi va donc aboutir une opération qui n’a rien à voir, ni de près ni de loin, avec la formation ? À alourdir le silence, à pourrir le climat, à fabriquer des faux bons, des faux méchants et des vrais jaunes, à jeter la querelle partout, à filer à chacun la haine de tous pour que, chaque salarié se reconnaissant enfin deux catégories d’ennemis, les collègues et les clients, les managers puissent tailler à volonté dans un tissu social effiloché, en lambeaux, dégueu. Tous les patrons veulent ça ? Tous les syndicalistes veulent ça ? Tous les journalistes veulent ça ? Et les formateurs ? Devenus pâtissiers ? Leur spécialité, c’est le flan ? Le flan à la managériale ? Vous ne voulez pas prendre de risques, les amis ? D’accord, mais faites gaffe, vous en prenez deux, un petit et un gros, un énorme. Le petit, c’est que vous vous accrochez à une planche pourrie. Le gros, l’énorme, c’est que vous allez vous débecqueter vous-mêmes.
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J’y suis dans cette société, et jusqu’au trognon ! Mais jamais je ne serai de cette société, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Ça sera ça, ma fidélité. La vertu, je ne connais guère, tellement moins que Péguy ! Le devoir m’a toujours emmerdé, tellement plus que Péguy ! Mais, dans cette société, non, jamais je n’y serai autrement qu’en refus. Je suis en exil avec ceux qui y vivent, ses affaires ne sont pas les miennes, je travaille à ce qu’elles ne soient pas les leurs. Je ne puis à la fois m’intéresser à mes semblables et me soucier de cette société, de ses valeurs, de ses fantasmes, de ses arrangements, de ses abcès qui crèvent. Il pourrait en être autrement, la société n’implique pas forcément ce recul, cette distance, ce dédain : aujourd’hui, elle est un décor pourri, s’occuper d’elle c’est veiller à ce qu’elle ne tombe pas sur la tête des comédiens, rien d’autre, rien de plus. Quand j’étais enfant, on me disait « N’attrape pas froid ! », on me disait « N’attrape pas mal ! ». Maintenant que je suis vieux, avec une jeunesse en moi dont je ne sais plus trop que faire, je dis de tout mon cœur à ceux que j’aime, comme on dégage les branchages que l’orage a jetés sur la route : « N’attrape pas cette société ! »

(3 août 2014)

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Notes:

  1. Voir sur Internet le dossier de presse du cabinet Éléas  Incivilités au travail, le vécu des Français.

Ces Roms inadéquats…

LE MARCHÉ XLVII

Les Français veulent que ça change. Ils ont raison. Ils se doutent pourtant que rien ne changera vraiment. Ils ont raison. Cette lucidité ne les empêche pas de désirer le changement. Ils ont raison. Un changement qui n’en sera pas un. Ils ont raison.
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Si j’étais journaliste et qu’il m’appartînt d’interroger une personnalité politique, je ne dirais presque rien. Je considérerais l’interlocuteur avec courtoisie, et pousserais de temps en temps vers lui un verre d’eau ou un café. Un mot parfois, rien de plus, pour que l’entretien ne tourne pas au monologue. Pour l’essentiel, je tâcherais d’être un journaliste formateur, de manier le silence. Il y a silence et silence. Pour aimable qu’il soit, il faudrait celui-là lourd de sens, chargé de présence, frémissant d’ironie. C’est difficile, mais on peut toujours faire comme si. Je ne dis pas : faire semblant, mais faire comme si. Il me faudrait penser sérieusement que, présent, j’aimerais vraiment l’être, et que cela se sente ; si mon désir est sincère, je le serai. Et l’interlocuteur sera conduit à dépasser les slogans imbéciles, les provocations dérisoires, les partis pris grossiers. Il ne voudra pas avoir réponse à tout, il avouera ses doutes. Rien ne l’y obligera. Mais s’il s’engage dans l’artifice, mon silence zoomera tout seul sur l’absurde. Le journaliste de la non-intervention, le journaliste selon Tchouang-tseu. À coup sûr, l’idée va être chaleureusement accueillie.
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Faire comme si, non pas faire semblant, je tiens la distinction d’Aragon, elle m’a été précieuse en formation. Je me trouvais souvent devant des situations compliquées, je ne savais trop quoi dire, quoi faire. Alors, pendant quelques minutes, je me taisais, je m’absentais des participants, et je tentais d’aller en moi jusqu’au nœud de l’affaire. C’était difficile, ambigu, j’avançais dans l’incertain. Je ne comprenais pas. À peine si je subodorais. Mais je me fabriquais une impression. Sans doute serait-elle bien vite à modifier, mais je décidais pourtant de pousser l’hypothèse jusqu’au bout, de faire comme si c’était la bonne. Je la croyais : non parce que je la confondais avec la vérité, mais parce que j’y avais jeté un peu d’intrépidité. Aragon m’a souvent expliqué qu’il avait toujours fait comme si, jamais semblant. Et j’ai songé à cette distinction quand j’ai lu, à la fin d’une lettre datée du 9 juin 1969, cette phrase et ces trois mots soulignés : « Dans cette vie bizarre, avec à côté de moi, le cœur d’Elsa qui me fait de vilaines peurs – je ne sais trop comment me conduire, alors de temps à autre je fais semblant. » Limite. Mystère. Silence. Mais l’aveu, bien sûr, le ramenait au comme si..
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Droite ou gauche, c’est le faire semblant qui l’emporte, alourdi, aggravé, par la communication. Si les Français veulent que ça change tout en se doutant etc., c’est qu’ils ne croient pas un mot des discours qu’on leur tient, mais renoncent à l’espoir de s’en débarrasser jamais. Ils se tournent de droite à gauche et de gauche à droite « comme un malade dans son lit ». L’affaire des Roms, un sommet du genre, a distribué à tout le monde, pouvoir et opposition, des billets gratuits pour le toboggan du semblant. Sur le fond, il n’y a pas photo : rien n’obligeait à ces grandes manœuvres odieuses et oiseuses. Mais la question des Roms met surtout en évidence la perversité de la communication politique. Un pouvoir peut désormais satisfaire son besoin d’inventer un problème aussi facilement qu’une envie de pisser : de là vient l’essentiel du désordre, qui est trucage de la réalité. La communication est nécessairement infantile, elle fabrique des comportements superficiels, prétentieux et faux, elle annule tout esprit de sérieux. En vingt-quatre heures, des gens installés dans leur campement depuis dix ans sont délogés comme des malfaiteurs : les autorités arguent qu’elles appliquent une décision de justice. Mais la décision date de trois ans : d’évidence, il n’y avait pas le feu. Et, d’évidence, la situation n’avait pas été étudiée précisément, calmement, dans l’esprit de tolérance dont on nous rebat les oreilles. Quand la libido communicationnelle s’en mêle, adieu la réflexion. Quelques gros malins ont trouvé là, une fois de plus, une superbe occasion d’entasser les faire semblant : faire semblant qu’il était urgent, cet été, de s’attaquer à ce chantier, faire semblant d’oublier que l’Europe et le monde grinceraient des dents, faire semblant de croire que l’opération impressionnerait immensément ce crétin de bon peuple. C’est si commode de faire semblant, si voluptueux ! On peut, les yeux fermés, répéter le passé, en projeter éternellement l’image sur le présent. On peut se fabriquer un courage sur mesure. On peut piocher dans la réserve de signes que papa et maman vous ont laissée pour votre quatre heures. Je l’ai écrit il y a trois ans, l’essence du pouvoir actuel est archaïque : le sabre de bois, un machiavélisme de consultants de série B. Cirepompes-one et Cirepompes-two, les porte-« parole », sont à eux-mêmes leur contre-publicité ; ce sont les taupes de la sottise, le plus efficace est de les laisser faire. Quand des esprits plus déliés s’y collent, c’est autre chose. Il est alors urgent que le journaliste se fasse taoïste et sache les mettre à l’épreuve de leur mauvaise foi. Espresso et petits gâteaux, voilà, aucune complicité. Mais l’opposition dans tout ça ? Elle n’a pas manqué l’occasion de chevaucher un faire semblant de première bourre : faire semblant de croire au retour de Vichy, au racisme d’État et autres âneries, faire semblant d’imaginer qu’un énième chapitre de résistance fantasmatique allait s’ouvrir. Contresens historique et témoignage d’insensibilité absolue à l’époque. Voilà trente ans que Michel Foucault nous a expliqué que nous étions passés de la société d’enfermement à la société de contrôle : c’est dans cette perspective qu’il faut considérer l’affaire des Roms, pas comme une resucée vichyssoise. Mais quand elle sera au pouvoir, alors, l’opposition ? T’inquiète ! Manuel Valls a sa solution. Elle est d’une fulgurante originalité : assumer « une politique répressive sans complexe ». Assortie, il est vrai, d’une réflexion sur les causes, ce qui fera au moins, buffet compris, un symposium, trois colloques et deux commissions. Je me languis de m’inscrire. Le Manuel du conformisme !
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Café au lait. Vous êtes de droite ? Vous mettez un peu plus de café : mais il est amer. De gauche ? Un peu plus de lait : mais il est écrémé. Et pourtant, en affichant ainsi leur insincérité et leur inauthenticité, gauche et droite réunies disent, plus ou moins à leur insu, plus ou moins confusément, une vérité essentielle : quelque chose est en train de s’épuiser dans le rayon de la politique. Il va de soi que l’opération Roms n’apportera aucun apaisement aux inquiétudes du pays : elle alourdira l’angoisse, la défiance, la bêtise, la haine. Elle est en tout point perverse. Comme il est pervers de prétendre y repérer la répétition des années 30 ou 40 : cette grosse idée simpliste est une facilité. Je ne crois pas à la petite apocalypse que brandit la droite : les Roms ne nous menacent pas. Pas plus qu’à la petite apocalypse que nous ressert la gauche : Pierre Laval est bien mort. Je pratique à l’égard de ces apocalypses de communicateurs, sans oublier l’écologique, un tri sélectif des plus consciencieux : poubelle bleue, poubelle rose, poubelle verte. Comme disait ma mère sur son lit d’hôpital : « S’ils s’imaginent qu’ils me font peur avec leurs histoires de cimetière ! » Je crois à une Apocalypse, c’est-à-dire à une révélation, à un dévoilement, mais de celle-là, précisément, je ne peux rien dire, et c’est même à ce signe que je la reconnais. Les jacasseries des autres m’usent les nerfs et me brouillent le cerveau, je me demande surtout ce qu’elles rapportent, et à qui. Cette Silencieuse, elle, me tient vivant.
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Ces « déportés », eux, heureusement, reviendront. Comparer ce lamentable épisode à ce qu’évoque pour nous la déportation est insupportable. Même si la brutalité de ces expulsions lève le cœur. Même si elle met certains de ces malheureux dans une situation telle qu’il faudra se faire une gueule de jocrisse, une intelligence de tordu et une âme de brute pour invoquer l’intérêt national et le respect de la loi. De cette imposture, le monde entier est témoin : c’est très bien ainsi. Allemand ou pas, le pape a eu raison d’intervenir. Et l’ONU. Et l’Europe. Mais tout cela n’autorise pas une assimilation vicieuse qui, loin d’éclairer la réalité, la rend inintelligible. Et fait planer sur ceux qui la répandent un lourd soupçon de complicité dans l’étouffement de la vérité.
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Au nom de la même modernité, la droite, comme à Guignol, s’accroche à son bâton, tandis que la gauche récite imperturbablement son catéchisme en veillant à ne pas se laisser entraîner dans un laxisme qui lui serait fatal : dans les deux cas, dans les deux camps, il importe de ne pas avoir à changer de logiciel, il importe de rester en phase avec ce qu’on a jeté de plus lourd, de plus obsessionnel, de plus illusoire dans la mangeoire des électeurs. Ainsi ce petit copain du patronage, un peu en retard, qui, aux cartes, voulait toujours jouer au menteur : sa tête n’avait accès ni à la belote ni au pouilleux cavalant, et puis il aimait trop le menteur. Comparaison hasardeuse : dans le cas des politiques, il ne s’agit pas de la tête. Ils savent mieux que moi ce que vaut le débat public qu’ils impulsent. Mais quoi ? Tes idées ne rapportent pas, coco ! Voilà le cadeau de la communication à la démocratie.
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C’est pourquoi, bien souvent, les sous-fifres sont plus intéressants que les vedettes. Ils ont moins à perdre, ils se lâchent davantage. Ainsi ce personnage dont je n’ai pas bien capté le nom, qui se demandait si le fond de l’affaire des Roms n’était pas l’incompatibilité du nomadisme avec nos valeurs. Ce à quoi faisait écho, quelques jours plus tard, un beauf berlusconien qui déclarait, à la Bush, que ce mode de vie était inadéquat. Parfait. Là, nous sommes dans le sérieux : ce n’est pas jojo, mais c’est sérieux. Vous pouvez ranger gentiment vos fantasmes vichyssois. C’est au nom de la démocratie communicationnelle, pas au nom de Pierre Laval, qu’on nous explique quel genre de vie est à adopter, à tolérer, à proscrire. L’étrange est que tant de spécialistes de la mémoire ne semblent s’apercevoir de rien. Ils comptent sur les commémorations et les cérémonies pour transformer les leçons du passé en élans et en projets. C’est léger, c’est très léger. Pour nourrir la pensée et l’action, pour informer le regard, l’intelligence, la sensibilité, ces leçons doivent transiter par la méditation, quitte à affronter l’épreuve de l’oubli, condition de la mémoire. C’est par l’oubli profond de ce qu’on ne peut pourtant pas oublier, par l’intensité de présence qu’il suscite, non pas par un rabâchage vertueux, que la mémoire se fait vivante et réactive, qu’elle se rend capable d’alerter l’esprit et le cœur. Celui qui ne sent pas le remugle d’égout qui émane du monde moderne, alors qu’il a vibré à tant d’autres souffrances, je me demande pourquoi il s’est mis en retraite, pourquoi il a débranché son indignation, et quand, et sur l’ordre de qui. Pardon de vous déranger, M’sieurs Dames, mais il y a déjà longtemps que la merde nouvelle est arrivée, faudrait voir à vous en occuper un peu. Inadéquat, dit l’autre coglioneInadéquat à quoi ? À ses fesses? ?
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OK, le voyage n’est plus adéquat ! Ça décolle trop, ça décoiffe trop, ça désordonne. Sauf la vadrouille toutes assurances comprises, asperges bio comme chez soi, papier hygiénique avec plein de petites fleurs, tour de piste culturel et, coucou manager, c’était très enrichissant ! Autrefois, quand on déportait les gens, on leur voulait du mal : à eux. Quelques abrutis mis à part, la droite ne veut pas de mal aux Roms : elle s’en fout trop ! Il s’agit d’une opération psychologique, d’un bidouillage de Ve Bureau, fondamentalement idiot. Ceux qui dirigent ce cirque jouent la peur. Parce qu’eux-mêmes, bien sûr, ont peur, et pas seulement de valdinguer aux prochaines élections. Parce que l’univers de fric qu’ils côtoient et cajolent, c’est l’univers de la peur, la Mecque de la peur. L’univers où même ceux qui ne sont pas encore gâteux récitent par cœur ce que les banquiers leur ont marqué sur des petits bouts de papier. Les Roms, les gens du voyage, étrangers et français tous confondus, quelle patère pour y accrocher la trouille ! Ils sont épatants ces gens-là : dangereux quand ils sont pauvres, dangereux quand ils le sont moins, et qu’ils traînent leurs caravanes avec des caisses qui font envie au ministre de l’Intérieur, des caisses, je vous dis pas, Mme Bettencourt soi-même devrait prendre un crédit !
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Fraternellement unies dans l’élusion, la droite archaïque fait sa quinte d’exaltation programmée tandis que la gauche régurgite son humanisme de chaisière. L’essentiel, c’est que nous ne comprenions pas de quoi il s’agit vraiment, ni de qui. Des Roms ? Mais non. De nous, pardi !
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Chasser les gens ou les étouffer sous le polochon humaniste, deux façons de ne pas entendre ce qu’ils disent. Mais ils ne disent rien, les Roms, la plupart ne parlent même pas français ! C’est vrai, ils ne disent rien. Et il paraît qu’ils piquent un peu. Moins que les banquiers, si on va par là ! À quand la vérification générale des banquiers, la garde à vue multi-bancaire ? Avec présomption d’innocence, bien sûr ! Inutile : un banquier n’a jamais incité personne au voyage, sauf charter, asperges bio, papier cul fleuri et coucou manager. Ces gens-là, eux, sont louches. Louches, c’est ça : un œil ici, l’autre ailleurs, un jour ici, l’autre là. Ils sont nomades, voilà, ils sont d’essence nomade ; même sédentaires depuis cinq générations, ils sécrètent toujours leur putain d’image de nomades. Riches, pauvres, on n’y comprend rien, tous les signes se brouillent. Souvent mal rasés, parfois trop bien fringués. Avec eux, rien n’a l’air catholique, même aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Allez comprendre. On ne voudrait pas être comme eux, ça non ! Pourtant, au fond de la méfiance, il y a de l’étonnement et, au fond de l’étonnement, on pourrait bien trouver, en grattant un peu, un soupçon d’envie. Ils nous mettent sous le nez, côté face, ce que nous ne voulons pas être, côté pile, ce que nous rêvons de devenir.
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Excellents pédagogues, ces Roms ! Ils partent ? Ils reviendront. Ce ne sera la fête ni pour eux ni pour nous. Il y aura toujours du malheur dans l’air, de la misère, de la méfiance, de l’obscène satisfaction. Mais quand nous les regarderons vivre, ces fils de la terre, ils nous interdiront encore d’oublier le « bonheur d’aventurier qui enveloppe Ulysse et ses semblables comme d’une éternelle luminosité marine ». Où je vois, après Nietzsche, après Sollers qui cite cette image, un don hors de proportion avec les quelques terrains vagues où nous les autorisons à souffrir.
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Même si la question des Roms alimente l’amertume des Français en fournissant au pouvoir et à l’opposition l’occasion d’un duo de psittacisme tel qu’on en entend rarement dans les volières, il n’est pas vrai que les citoyens dénigrent la politique en général, ni la démocratie en particulier. Ils savent même parfois reconnaître la bonne volonté de celui-ci ou le talent de celle-là. Et se gardent bien de remettre la règle du jeu en question. Le scepticisme populaire n’est pas une réaction d’humeur ou de mécontentement. Il est fondé. Il est profond. Il va à l’essentiel. Il vient d’une zone de la conscience à laquelle les politiques ne veulent pas avoir accès : elle les conduirait, s’ils la visitaient, à une contradiction majeure qu’ils seraient incapables d’assumer.
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Gilles Deleuze avait touché juste, en mars 1987, dans sa conférence à la Femis sur le thème « Qu’est-ce que l’acte de création ? », quand il parlait, à propos de Dostoïevski et de Kurosawa, des contradictions de l’urgence. On connaît ce classique japonais. Les sept samouraïs difficilement engagés ont peu de temps devant eux pour fortifier le village et former les paysans : l’heure n’est pas à l’introspection, et le sera encore moins quand l’ennemi sera là. Tuer pour ne pas être tué, tâcher d’insuffler à ces villageois obtus le minimum de solidarité nécessaire. L’urgence, l’urgence partout, l’urgence qui opprime et, en même temps, libérerait presque. Tout semble dit, tout semble simple. La projection dans l’action est totale, le faire coïncide avec l’être. Et pourtant. Au sein de cette urgence, sous forme de question, une autre urgence, explique Deleuze, tire les ficelles : être un samouraï, est-ce que cela signifie encore quelque chose ? La société a évolué, bientôt personne n’aura plus besoin de ces sortes de chevaliers. Ils le savent. Qu’ils gagnent ou perdent la bataille, ils seront du côté des vaincus. L’urgence apparente n’est finalement qu’un leurre. L’urgence, c’est qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes.
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Dans le film, pourtant, il y a bataille ! Les assaillants ont de vrais sabres, la menace n’est pas un argument de communicateur. Mais alors ? Quand elle est confuse, la menace, ou à demi inventée, quand elle n’est qu’un artifice de propagande, quand les ennemis ou les concurrents changent chaque jour de visage, quand il apparaît que les responsables, loin de répondre à des urgences qu’ils sont devenus incapables de pointer, fabriquent de l’urgence comme l’araignée tisse sa toile, pour se protéger et conquérir ? Alors, si la société ne se reprend pas, elle entre dans le délire. Les projets qu’elle accumule, bons ou mauvais, vont s’y noyer : personne ne sait plus distinguer l’urgence réelle de l’urgence inventée, ou n’ose plus. L’homme occidental hésite à l’admettre : il doute bien plus de son destin que les samouraïs de Kurosawa. Il le sait, pourtant : tout ce qui l’a fait, à sa manière, samouraï de la liberté, ou de la fraternité, ou de l’esprit, est ridiculisé et piétiné par des bateleurs de foire encore plus incultes que prétentieux. Et comme l’écart grandit démesurément entre ce qu’il sent, cet homme occidental, et les raisons de vivre qu’on lui injecte insidieusement, comme les urgences officielles disposent, pour l’écraser, de moyens inouïs et presque irrésistibles, il finit par renoncer, par presque renoncer, et sa conscience entrebâillée n’ouvre plus que sur l’angoisse.
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Urgent d’être le premier. Urgent d’obéir. Urgent de performer. Urgent d’obéir. Urgent d’être solidaire. Urgent d’obéir. Urgent d’affirmer ses valeurs. Urgent d’obéir. Urgent de se défendre contre les ennemis, la pollution, les étrangers, les voyous. Urgent d’obéir. Urgent d’être moderne. Urgent d’obéir. Urgent de jouir. Urgent d’obéir. Urgent de sauver la planète. Urgent d’obéir. Urgent de consommer. Urgent d’obéir. Urgent de prévoir l’avenir, de le désamorcer, de le bâillonner, de le découper en tranches de passé. Urgent d’obéir. Urgent de s’indigner. Urgent d’obéir. Urgent de contester. Urgent d’obéir. Urgent de dénoncer. Urgent d’obéir. Urgent de vivre, comme disent les morts. Urgent d’obéir. Et urgent, urgentissime, d’étouffer, d’étrangler, de trahir la seule question sérieuse, la seule qui sauve avant même qu’on ne lui donne réponse : « Qu’est-ce que je fous là-dedans ? »
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Il m’arrive de rendre des visites nocturnes, sur Internet, aux institutions que j’ai fréquentées. Je viens ainsi de revoir le Collège Sainte-Barbe, où j’ai enseigné pendant douze ans. C’était, après la Sorbonne, le plus ancien établissement français d’enseignement, il méritait mieux que sa mort programmée de 1999. Cette maison, sympathique et triste, était une sorte de microcosme de la France. Péguy y avait été élève ; en son honneur, le revêtement de la cour restait rose, comme il l’avait aimé. Jaurès aussi avait étudié là, et bien d’autres. Le dimanche, quand la plupart des internes étaient chez leurs correspondants, un petit garçon noir tout rond et emmitouflé se promenait dans les couloirs en souriant gentiment à ceux qu’il croisait. Sur la fiche que son professeur lui avait demandé de remplir, à la question « profession du père », il avait écrit : empereur. Professeurs, élèves, employés, presque tout le monde, à Sainte-Barbe, était gentil. On y rencontrait de jeunes intellectuels que le climat amical de l’établissement et l’état de leurs finances incitaient à y enseigner quelque temps ; ils le faisaient avec une nonchalance fervente. À la salle à manger des professeurs, près du réfectoire aux tables de marbre surplombé d’une charpente métallique de Gustave Eiffel, les garçons servaient en gilet et la bouteille de champagne ne coûtait pas cher : le producteur était un ancien élève. Un statut spécial concocté par Edouard Herriot avait assuré au collège une indépendance absolue. Parfois une célébrité venait inscrire son fils ou sa fille ; alors, au déjeuner, le directeur racontait. Quand ce fut le tour de Louis de Funès, il eut droit à un sketch inédit qui le mit de si bonne humeur que le champagne coula à flots. J’ai vécu dans ce collège entre 1973 et 1976, dans une chambre de surveillant, d’abord, puis dans un petit deux-pièces sous les toits. De ma fenêtre, je voyais le lycée Louis-le-Grand, où j’avais fait mes études : bof ! Je n’ai jamais su quel sentiment m’avait inspiré Sainte-Barbe. On y était en plein centre de Paris et du quartier Latin et, pourtant, à côté de tout, comme en terrain neutre. La bourgeoisie y cultivait gentiment et gratuitement ses souvenirs : les administrateurs ne percevaient rien. À l’abri de son histoire et de son imposante façade noirâtre, le collège puisait dans le passé comme dans le présent tout ce qui pouvait faire de lui un univers clos, une forteresse. Les employés, traditionnellement des Bretons, vivaient dans des chambres exiguës où, depuis toujours, défense leur était faite de recevoir des femmes. Une sorte de cogestion ou d’autogestion s’était installée. À sa manière, elle renforçait la clôture : le moindre centime consacré à une innovation venant en déduction de la prime annuelle par laquelle les bénéfices étaient partagés entre les salariés, toute initiative était condamnée d’avance. Le collège vivait sur lui-même, c’était là le principe admis par tous, la leçon qu’on voulait retirer d’une tradition plus de cinq fois centenaire que chacun arrangeait à son idée. Chaque projet nouveau s’engloutissait dans un entonnoir de médiocrité jacassante qui aboutissait à l’employé chargé de relever les absents, par ailleurs responsable de la CGT du collège. Tout en traînant de classe en classe son immense registre, ce brave homme, affublé contre son gré d’une sorte de magistrature de sagesse, devait arbitrer entre le juste et l’injuste, l’égal et l’inégal, le bon et le mauvais et, finalement, entre ce qui lui semblait barbiste et ce qu’il jugeait non-barbiste, catégories décisives à ses yeux. J’en ai déduit que des systèmes de ce genre ne peuvent fonctionner qu’au paradis et chez les voyous. Au paradis, parce que tout le monde y aime tout le monde ; chez les voyous, parce que tout le monde y tue tout le monde. « La dictature des mini-cervelles ! », grondait Jean Miquel, philosophe dans la lignée d’Alain, et dernier directeur notable de Barbe. Ou des mini-désirs. L’entre-soi. L’attente de la mort, c’est-à-dire de l’échéance du contrat dû à la bienveillance d’Édouard Herriot.
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Avant que je n’habite au collège, je bénéficiais de la considération de mes collègues. Quand je m’y suis installé, les choses changèrent. Mon genre de vie ne correspondait pas à ce que l’on savait de moi, l’adolescence assumée de ce quadragénaire embarrassait. D’autant que l’ouverture d’esprit de Jean Miquel, qui avait l’optimisme de trouver en moi un allié dans son combat désespéré contre les « mini-cervelles », m’avait permis d’installer dans l’établissement un institut de formation permanente et de recherche pédagogique auquel Francis Jeanson, Pierre Emmanuel, Henri Hartung et plusieurs autres avaient bien voulu associer leur nom. Brève tentative. L’alliance toute naturelle de la bourgeoisie régnante, du cégétiste porteur de registre et de l’humanisme de la cogestion en eurent bientôt raison. Erreur de jugement de ma part ? Sans doute, mais que j’eus du plaisir à prolonger un peu, tant elle était éclairante et formatrice. J’ai repensé à tout cela, l’autre nuit, en zappant sur les Roms et Sainte-Barbe. J’avais sous les yeux, dans ce collège, une société qui vivait sur soi, à qui les salariés confiaient la responsabilité d’une part importante de leur bonheur, une totalité fantasmée dont chacun feignait de se présenter comme une partie. Mais ni mon mode de vie ni mes centres d’intérêt n’étaient ceux des barbistes : même si je veillais soigneusement à ne heurter personne, cette situation leur était insupportable. Sans doute étais-je un peu un Rom, un Rom provisoire, un Rom de fantaisie, un Rom quand même.
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Il en voyait des choses, ce Rom à temps partiel dans le monde qui, mécaniquement, sans même y penser, sans même le vouloir, ne rêvait que de le chasser ! Il s’étonnait de l’amitié presque excessive qu’on venait lui témoigner en secret, de la complaisante idéalisation qu’on faisait de sa vie, de son rôle, de sa personne. Effusions d’autant plus chaleureuses que les admirateurs n’avaient que peu de temps et d’espace pour se manifester : personne n’en devait rien savoir. Comme ils le disaient nécessaire à la grosse bête sociale, le Rom ! Comme ils auraient voulu faire comme lui ! En tout cas, comme il leur était agréable de se le raconter en le lui disant ! Mais voilà – soupir désolé – ils ne le pouvaient pas, non, ils ne le pouvaient pas. Ils devaient retrouver la bête, vous comprenez – douloureux hochement de tête -, il le fallait, vraiment, il le fallait, hélas ! Et ils couraient, raffermis dans leur mensonge, soulagés de se mépriser plus fort que la veille, nourrir le monde qui refuse les Roms. Nourrir la bête. La bête toujours stupide qui peut devenir la sale bête. La sale bête qui se transforme parfois en bête immonde.
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Hypocrisie ? Non. Limite. Impossibilité d’aller au-delà. Comme ce héros de Londres qui risque cent fois sa vie, puis, un jour, contraint de sauter en parachute, ne le peut pas, tout simplement ne le peut pas. Mais l’expérience m’a permis d’entrer un peu dans le regard des Roms. Dans les yeux de ces samouraïs de l’indépendance, je vois plus d’interrogation que de méchanceté ou de mépris. Le statut exceptionnel qu’on lui invente, le Rom en rit. Mieux. Il remercie Dieu de ce rire qui l’aide à se visser à la terre, à se sentir royalement ordinaire, extraordinairement ordinaire. Rom auxiliaire à Sainte-Barbe, il me semblait parfois avoir chaussé ces fameuses lunettes qui déshabillent dont rêvaient les gamins d’autrefois. Des individus, je ne devinais pas grand-chose, mais cette société petitement anxieuse, anxieusement petite, il me semblait qu’elle était là, devant moi, toute nue, qu’elle ne songeait même plus à se cacher. Que les relations entre tous ces gens et la substance même de leur vie commune étaient à ma disposition, que je pouvais y lire à livre ouvert. Et j’oscillais entre la naïveté de leur prêter quelque chose comme une pureté secrète et la naïveté de leur inventer des desseins obscurs, compliqués, pervers.
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In petto, je riais comme un Rom quand quelqu’un venait me passer sa pommade. Avec parfois une si touchante inquiétude sur mon sort. Ou plutôt sur le sien. Servir la bête du matin au soir en se laissant la chance d’une fenêtre de rêve, quel confort ! Mais voilà, un jour ou l’autre, la sécurité comme idéal de vie, et l’avenir qu’on craint comme le lait sur le feu, et l’étrécissement permanent des perspectives promu à la dignité de morale, et les gémissements sur la crise, et cette misère du monde qu’on ne peut pas toute accueillir, et ce coût (ce coûte, tout a un coûte) qui s’épingle sur toute réalité, ordurière ou sublime, en un mot toutes les raisons gueulardes de la bête, tout cela se termine nécessairement par :  « Dehors ! » Ce jour-là, le plus malheureux n’est pas le Rom métaphorique ou réel, mais le serviteur de la bête. Jusque-là, comme on a deux jambes, il avait deux cœurs, deux esprits, deux paroles, et voici qu’il va perdre un de ces deux cœurs, un de ces deux esprits, une de ces deux paroles, voici qu’il va être condamné à boiter du dedans, à loucher de l’âme. Voici qu’il va rester tout seul avec les raisons de la bête, toutes ces bonnes raisons qui ne sont qu’une pasta asciutta lourdingue que seule faisait digérer la sauce de l’illusion. En sorte que l’homme de la bête, qui ne s’avoue jamais comme tel mais, bien sûr, comme l’homme des valeurs, se voit diminué et comme inférieur quand ce qui lui faisait tellement peur est enfin congédié. Mais de quoi se plaindrait-il, et à qui ? Personne, sinon lui-même, ne l’a diminué, personne n’a conspiré pour le faire inférieur. Il le sait, il ne criera pas au racisme ni à l’injustice. Il a eu tout faux, c’est tout, il s’est trompé de sentiment, il n’a pas compris le jeu. Personne ne le punit ni ne veut le punir, surtout pas le Rom, déjà parti au volant de sa caisse à éblouir les ministres, une caisse, notons-le, qui prend quand même assez mal les cahots. Mais il s’en fout, le Rom. Sa bagnole prend mal les cahots, mais le chaos, lui, il sait comment le prendre : en l’aimant. Gagner ? Perdre ? Des mots pour les imbéciles. Coller à la terre, à l’instant de la terre, s’y engloutir, si Dieu le veut : toute sa largeur d’esprit tient dans sa capacité d’acquiescement. Pour dire la même chose dans le langage de la bête, c’est toujours, Deo gratias, le Rom qui est gagnant. Très aimable à vous de lui offrir votre pitié : il vous la retournera sans frais de port.
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Nous ne le supportons pas, le Rom, parce qu’il persiste dans son être, dans sa course, dans son sens. Parce que la sédentarité de ce nomade, c’est le mouvement. « Change, change, demeure ! » écrit Jean Mambrino. Le point fixe du Rom, c’est le mouvement. Son mouvement, c’est la dilatation de son point fixe, sa respiration, sa palpitation. Immobile parce qu’en mouvement, en mouvement parce qu’immobile. Profondément enté en soi-même et, tout à la fois, perpétuellement jeté hors de soi. Cela doit se sentir, parfois, aux Saintes-Maries-de-la-Mer : une façon d’être absolument soi, férocement soi, tout en étant entièrement abandonné. L’esprit d’enfance qui en est la conséquence, esprit d’amitié et de querelle. Le cousinage amoureux de la richesse et de la pauvreté. La règle et la transgression. Une transcendance absolue, mais qui aurait son annexe, son relais, son joint dans la conscience. Emmanuel Mounier a bien vu ce point : « Les rapports spirituels étant des rapports d’intimité dans la distinction, et non pas d’extériorité dans la juxtaposition, le rapport de transcendance n’est pas exclusif d’une présence de la réalité transcendante au cœur de la réalité transcendée : Dieu, dit saint Augustin, m’est plus intime que ma propre intimité. »
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Ce point fixe et ce mouvement, le monde moderne serait bien trop débile pour les supporter s’il n’était bien trop léger pour seulement les concevoir. Ces poussières qu’agite non pas un vent, non pas une risée, mais une machine soufflante semblable à celle qu’utilisent les employés de la voirie pour rassembler les feuilles mortes, ces poussières agitées qui ne vont ni ne demeurent mais tourbillonnent au gré de n’importe quoi, tantôt dociles tantôt râleuses, et qui ne cessent de s’inventer des identités pour oublier qu’elles n’en ont aucune et de se chercher des racines pour se consoler de ne pouvoir grandir, comment leur demander de regarder en face des gens que leurs malheurs comme leur gloire ont protégés de la capitulation universelle ?
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Et pourtant. Ce bistrot de la ZUP de Sens, dimanche dernier, jour de marché. Le patron est maghrébin, un CD de musique arabe survole le comptoir. Accoudé près de moi, un homme s’agite, pose son menton sur ses mains, jette des regards à droite et à gauche, semble se retirer en lui-même, en ressort, considère le plafond en soupirant, pose de nouveau son menton sur ses mains comme s’il avait une énergie à raffermir. Et l’on entend : « Votre musique, là, je n’y comprends rien, mais j’aime ça. » Et je dis que cet homme est un grand politique. Et je dis qu’il serait beaucoup plus facile de lui enseigner ce qu’il ignore, et que tant de gens savent si bien, que d’enseigner aux hommes politiques ce qu’il sait et qu’ils ne veulent pas savoir.
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Les exclure ou les intégrer ? Les chasser ou les tolérer ? Si la question est formulée ainsi, la réponse, semble-t-il, va de soi. Même si personne n’idéalise les Roms, même si personne n’imagine les placer au-dessus des lois. Et pourtant, intégrer ou tolérer ne sont pas des mots satisfaisants. J’exclus ? J’intègre ? Le jeu est toujours de moi à moi, les autres n’y figurent que comme des dossiers, des occasions d’exhiber ma vertu, mon importance, ma sagesse, ma « philosophie ». J’exclus ? Je chasse ? Je cède douloureusement à une sévérité nécessaire, j’assume mon pouvoir et ma responsabilité, je suis gardien de la loi écrite : ils sont des Roms, moi un Romain. J’intègre ? Je tolère ? L’humanité m’habite, j’agis selon la raison, ou les Lumières, ou une foi, ou je ne sais quoi d’autre qui m’inscrit dans une tradition généreuse. Chacun choisit en conscience, ou se laisse choisir. J’opte pour la seconde réponse. Sans plus de fierté, toutefois. Il ne s’agit pas d’abord de cela. Il ne s’agit que de se laisser toucher, de se laisser commencer. Ni d’exclure, ni d’inclure. Salut, Étranger qui me fais étranger !
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Tout ce qui, en moi, commence en moi est fragile, ambigu, incertain. Mais tout ce qui, en moi, ne commence pas en moi, est périmé, inutile, dérisoire. Péguy voulait fonder le parti des hommes de quarante ans, où il voyait l’âge de la maturité, où l’espoir basculait en espérance. Moi, je voudrais fonder le parti des gens qui commencent, le parti des choses qui viennent. Un peu comme, en grammaire, l’inchoatif. Ce soir, ils sortent ensemble. Il est prêt, elle est encore dans la salle de bains, il s’impatiente. « Tu viens ? » Elle répond : « Je viens. » Et ne vient pas. Mais elle va venir, des signes imperceptibles l’attestent, et ces signes, sur les deux rives de l’impatience, ils les cueillent ensemble. Et, déjà, sa présence point dans son absence.
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– Ce qui commence en toi ? Pour qui te prends-tu ? Tu n’as rien inventé !
– Je ne parle pas d’inventer. L’inchoatif est une très vieille chose. En Chine, c’était la base de la divination. On cherchait l’avenir à ses signes.
– Il y a du neuf en toi ? Rien que ça ?
– Tous les éléments sont recyclés, mais l’ensemble est neuf. Un peu, puisque nous parlons de la Chine, comme ces tampons rouges que les commerçants et les fonctionnaires adorent y distribuer à tour de bras sur tous les documents qu’ils trouvent. Tout ce qui passe par nous doit être revêtu de notre tampon rouge. « Et tout le reste est des idées. »
– Aragon ?
– Gagné.
– Une citation n’a pas de tampon rouge !
– Oh ! Que si !
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Cet homme, à Sens. L’agitation que je sentais en lui depuis quelques minutes, comme la préparation d’une éruption. Qu’a-t-il dit au juste ? Que ce chant qu’il ne comprenait pas le touchait. Un homme droit, un homme. Sa voix tremblait un peu, l’aveu était difficile. D’ailleurs, pourquoi parler ? Pour quoi ? Rien à interdire, rien à tolérer. Il luttait contre une parole qu’il devait trouver inutile et qui, pourtant, frappait à la porte de son cœur. « Parle-moi », disait la parole. « Tu ne sers à rien, répondait-il, tu n’es qu’une sottise, et je n’aime pas me mettre en avant. » « Parle-moi, reprenait la parole, ne résiste pas, cède, c’est moi qui te le demande, je suis une parole, comprends-tu ? »
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Retour aux Roms. Appliquer la loi/Changer la loi. Être rigoureux/Être tolérant. Que les responsables en discutent, c’est leur droit, peut-être leur devoir. Mais aucun d’eux ne s’est montré à la hauteur de mon voisin de comptoir. Tous ont exhibé ce qu’ils pensent être leur vertu : stoïcisme patriotique ou tolérance. Autant en emporte le vent. Mais aucun homme politique, aucune femme politique n’a su être simple. Aucun, aucune n’a osé avouer que, quoi qu’on pense d’eux, quoi qu’on décide de faire, ces Roms le touchaient, qu’ils lui disaient – et nous disaient – quelque chose, qu’ils lui plantaient – et nous plantaient – un grand point d’interrogation dans le cœur. Le seul qui ait parlé, c’est le coglione qui les trouve inadéquats : quand on chasse trop longtemps la parole, elle remonte par les enfers.
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Nietzsche, encore cité par Sollers : « J’aime les gens qui ne veulent point se conserver, ceux qui sombrent, je les aime de tout mon cœur, car ils vont de l’autre côté. » Cet homme près de moi, c’est sans effort que je voyais en lui mon frère. Je ne sais d’où il venait, où il allait, mais nous étions de la même race, celle qui n’exclut ni n’inclut, celle qu’il suffit, qui que l’on soit, quoi que l’on pense, quoi que l’on ait fait, de reconnaître en soi. Et je pense souvent que le monde moderne veut l’extinction de cette race-là, que ses esclaves en méditent le génocide. Et je ris de cette tentation naïve, et je m’afflige de ma sottise et de mon manque de foi. Camarade du bistrot de Sens, n’est-ce pas, nous autres, nous sommes déjà de l’autre côté. Inatteignables.

(10 septembre 2010)