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Allons-y !

LE MARCHÉ XLI

Vers 17h15, les employés du Monoprix qui fait l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, dans le 12e arrondissement de Paris, déposent sur le trottoir, côté rue de Charenton, deux bacs verts dans lesquels ils ont entassé des produits alimentaires frappés de péremption. Le plus grand est carré ; l’autre, tout en longueur, plus petit. Depuis un bon quart d’heure, des gens attendent sur le trottoir ; cinq personnes, parfois dix ou davantage, hommes et femmes d’à peu près tous les âges, la plupart semblant des Parisiens de Paris, fort proprement vêtus et munis de gants confortables qui leur donnent une allure professionnelle. Six ou sept récupérateurs entourent le plus grand des bacs. Les têtes s’enfoncent dans sa gueule. Les bras plongent jusqu’aux épaules, les mains exhument des sachets de jambon, brandissent des paquets de légumes et des pots de yaourt qu’on jette dans des sacs, qu’on amarre sur le porte-bagages du vélo, qu’on fourre dans les sacoches du scooter. Vite, vite : déjà le gyrophare du camion des éboueurs illumine d’orange la démarche citoyenne. Les ouvriers ramassent sans protester, avec considération, ce qui a été dispersé sur le trottoir ; quelques récupérateurs ont à cœur de les aider en lançant rageusement dans la benne les barquettes méprisées. Employés du magasin, éboueurs, clochards qui regardent la scène, tous ont le visage grave des enfants de chœur aux enterrements de jadis. Un événement. Une cérémonie. Au second bac, très étroit, trois chercheurs seulement, et de taille moyenne, peuvent avoir accès. Des officiers debout sur le pont d’un navire. Bien moins stable que le premier, ce bac peut à tout instant se renverser sur leurs pieds ou dans le caniveau. Les opérations de récupération y sont plus difficiles. Autour du premier bac, chacun pour soi. Ici, il faut veiller à la stabilité de l’ensemble, que compromettrait un mouvement maladroit, trop brusque. D’où, dans les gestes des pilotes, une retenue obligée qui freine leurs élans et accroît leur nervosité. Il leur faut contrôler leurs propres attitudes, mais aussi corriger les effets de l’impatience ou de l’irréflexion de leurs voisins. Équilibre instable. Devoir tenir compte des autres quand on ne pense qu’à soi, une gageure, un supplice, du temps perdu ! Si l’affaire devait durer plus de quelques minutes, l’exaspération provoquerait des conflits, des haines, des guerres.
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Il ne viendrait pas à l’idée des clochards assis contre le mur derrière leur gobelet en plastique de se joindre aux récupérateurs. Ils jettent un regard d’ethnologue sur leurs manières fonctionnelles. Les clochards ne sont pas des récupérateurs. Les glaneurs non plus, qui sont passés un peu plus tôt ; ceux-là, qui semblent un groupe intermédiaire entre clochards et récupérateurs, sont spécialisés dans les poubelles ordinaires de la rue. J’ai d’abord opposé la théâtralité des clochards à la fonctionnalité des récupérateurs. Je me trompais. Les récupérateurs aussi sont en représentation : ils jouent le monde comme il est, ils lui demandent des explications. « Je veux seulement avoir une explication » : prononcés avec un calme olympien et le sourire le plus avenant, ces mots préludaient, dans mon enfance populaire, à d’effroyables querelles. Une tension de cette sorte règne autour des bacs. Le jambon et les yaourts sont des occasions opportunes et peut-être aussi, pour certains, des prétextes plausibles. Les récupérateurs ont besoin de s’expliquer, de se montrer comme ils sont, comme ils ne se plaisent pas, comme ils n’aiment pas paraître, froids, avides, hostiles, tout cela dans l’ambiguïté d’un rôle d’affamé que certains viennent jouer avec un peu d’outrance. Pour que leur explication avec le monde soit plus franche, ils exposent leur situation avec ce calme qui, à Montrouge, me terrifiait. Ce qui les distingue des autres ? Du jambon gratuit, moins frais d’une journée. Pour le reste, ils sont pareils, tout pareils. Ils le savent. Les passants aussi, qui s’enfuient.
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L’important n’est pas ce qui se pense, c’est ce qui se joue, disent en silence les récupérateurs. L’important n’est pas ce qu’on dit, c’est ce dont on est animé. L’important n’est pas ce qu’on réclame, c’est ce qu’on proclame. Les soucis de fin de mois, à eux seuls, ne les conduiraient pas à une révolte aussi manifeste. Ils n’auraient pas raison de leur circonspection, ils ne les jetteraient pas au-delà de leur pudeur, ils ne les feraient pas s’exposer à cette solitude. Il faut plus que la faim pour qu’ils s’avancent ainsi sur le théâtre du monde. Il faut plus que la colère. Il faut la douleur. S’ils la présentent en cette nudité, c’est qu’elle leur est devenue insupportable, c’est qu’elle dit le dessous des choses et qu’il remonte inéluctablement à la surface. À l’angle du boulevard de Reuilly et de la rue de Charenton, vers 17h15, la crise soulève discrètement son voile. Si l’on n’a pas les yeux occupés ailleurs, on peut voir.
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Je ne sais qui, à la radio, parle de je ne sais quoi et s’en vient à faire remarquer que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Puis s’interrompt un instant, comme s’il venait de proférer une énormité, se trouble et, d’une voix repentante, ajoute : « … le plus bel homme aussi… ». Aucune fureur racinienne, aucune cruauté shakespearienne ne verserait plus d’amertume et de rage dans mon cœur. Ce type-là, si j’étais gendarme, je l’alignerais. Si j’étais son juge, il prendrait le maximum. Son prof, je lui mettrais moins trois cents. Son confesseur, il s’en irait sans absolution. Ou, pour pénitence, il devrait regarder TF1 quinze heures par jour et bouffer au fur et à mesure, en hurlant : « Bouygues au pouvoir ! », tout ce que la pub lui propose. Mon semblable, mon frère, pauvre crétin, je ne sais quelle honte secrète tu ranimes en moi, mais ma colère n’est pas aveugle, pas plus que la tendresse qu’elle ne dissimule même pas. C’est dégueulasse, hein, d’en être là ? Flic de soi-même, flic des mots qu’on dit, douanier de son langage. Arrête ça, imbécile, tout ira mieux; le reste n’est pas si grave, va, tu finiras bien par mourir !
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Je m’arrêterais donc à un incident aussi grotesque quand Gaza, quand la crise… Oui. Libre à vous de me laisser fouiller tout seul dans cette poubelle. Dans ce qui agite cet homme à cet instant, il y a Gaza, il y a la crise ; toute sottise est déjà là, dans ses langes, et toute misère, au biberon. Personne ne serait assez idiot pour lui reprocher son propos : pourtant, à peine a-t-il fini sa phrase que le soupçon l’a saisi et affolé. Laissons aux politiquement corrects le bavardage sur le politiquement correct. Ce qui s’est passé est autrement grave. Cet homme a été troublé par ses propres mots, troublé parce que ces mots-là étaient les siens. Cette image un peu désuète, quand elle est sortie de sa bouche avec son fifrelin de coquinerie, c’était un crapaud. Fraîche et vieillotte, insolemment sûre d’elle, il lui a trouvé un parfum de pensée au noir, d’appellation non contrôlée, un goût aigre de petit lait, une odeur de fromage non conforme, trop doux, trop fort. Du connu non identifiable, des idées de contrebande. Comment était-elle arrivée là ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Avec quelle autorisation ? Comment une image peut-elle échapper aux contrôles ? Comment a-t-elle profité de la radio, cette gueuse, pour se mêler au cortège des idées importantes, à leur tournoiement poinçonné, à leur quadrille pointilleux ? Qui donc lui a donné cette arrogance ?
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Quand il a entendu çà dans sa bouche, le ciel s’est couvert de nuages menaçants. Cette belle fille n’avait rien à faire là. Ces mots n’étaient pas à leur place. Il avait enfreint, transgressé, violé. Il avait franchi la limite « au-delà de laquelle il n’y a plus de limites ». Pourquoi n’est-il pas resté sur son territoire ? Pourquoi est-il sorti de sa réserve, l’Indien ? Quel tunnel a-t-il cherché à creuser ? Pour aller où ? Orgueilleux ! Ingrat ! N’es-tu pas un libre citoyen ? N’as-tu pas droit à tout ? Que veux-tu de plus ? La table n’est-elle pas dressée pour tes désirs ? Tout est devant toi, qu’est-ce que Monsieur va bien chercher d’autre ?
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Aurea mediocritas. J’avais traduit ça, à vue de nez, par médiocrité dorée. Je n’aimais déjà pas l’esprit bourgeois. Rien du tout, avait dit le prof de latin. Mediocritas : le juste milieu. Aurea : qui a valeur d’or.
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À moins que Monsieur ne commence à s’avouer qu’il est las de naviguer à la périphérie des choses ? Que Monsieur ne se demande s’il ne souffre pas d’un déplacement de son point d’équilibre ? Que les permissions qu’on lui accorde, Monsieur n’envisage pas sérieusement de s’en foutre ? OSB, les permissions ? OSB, les ordres à l’envers ? Monsieur se décentrerait-il ? Monsieur se recentrerait-il ? Monsieur prendrait-il ses grandes distances ? En tout cas, que Monsieur ne se presse pas. Messieurs les Droits et Messieurs les Devoirs patienteront un instant dans l’antichambre. On leur dira que Monsieur est entré en conférence avec le juste milieu, celui qui vaut de l’or. Ils comprendront forcément. Sinon, on leur dira que Monsieur a pris un coup de froid, mais que c’était peut-être un coup de chaud.
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Quelques mots ont tiré sur leur laisse et ce qu’il aime, déteste, désire, refuse, ce qui le fait baver, ce qui le fait vomir, ce qui, de près ou de loin, concerne sa personne si ordinaire, si peu proportionnée aux rêves, s’est fondu dans une bouillie indistincte. Il y a ça, et il y a lui, qui n’est pas ça, qui n’est pas ça du tout. OSB, ça !
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Monsieur ne reçoit pas, dit le domestique, Monsieur fait actuellement l’expérience de la transcendance. C’est-à-dire que Monsieur se sent tout con, se sent enfin tout con, merveilleusement tout con. Monsieur n’a plus de problèmes d’identité, il est tout le monde comme personne. Il a sauté dans le bon train, et le journaliste est resté sur le quai. Monsieur ne se confond plus. Il a peur, assez peur. Si quelque chose passait à sa portée, ses doigts s’y agripperaient : heureusement, rien ne passe à sa portée. Tout s’est tiré. Monsieur est seul. Monsieur n’est plus seul. Monsieur n’a jamais été seul. Il n’a plus droit à rien : il est avec tout. Tout ce qui palpite est lui. La solitude, c’est un moment musical. Sur les mots qui sortent de sa bouche, Monsieur a enfin décidé de mettre de la musique.
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Ils disent qu’avec Obama nous allons entrer dans une dimension symbolique. Turlututu. Ce que provoque le nouveau président est clair comme le jour. Un : l’émotion des Noirs, que partagent pas mal d’autres. Deux : à tort ou à raison, la réapparition de l’espoir, essentiellement par voie négative, vu l’état du monde et les prouesses du prédécesseur. Pas un pet de symbolique là-dedans. Mais toute occasion est bonne pour faire planer un nouveau nuage. Celui-ci sera si doux, si cotonneux, Monsieur ne s’apercevra de rien. Nuages blancs, nuages noirs, nuages lourds pour écraser, nuages de mousse pour éteindre le trop brûlant de la vie, l’essentiel est que Monsieur n’aille pas fouiller là où il ne faut pas, l’essentiel est que Monsieur soit toujours occupé, l’essentiel est que Monsieur reste un peu au-dessous de lui-même.
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Quand les médias parlent de symbolique, il faut traduire. Le symbolique, dans leur patois, c’est la communication. Juste le contraire. La communication, c’est l’arrangement, la truanderie, ça s’organise, ça se manipule, ça se négocie, ça se prostitue. Le symbolique, on ne le rencontre jamais, on peut à peine en parler, on sait – ou on devine, ou on espère – que c’est là. Devant le symbolique, on est tout con. Avec la communication, on est très con. La communication, c’est ce qui se passe sous le nuage, un traficotage mesquin qui prend des poses généreuses, intelligentes, sensibles, sensées, subtiles, héroïques, raisonnables. Citoyennes. La communication, c’est quand on joue avec ce qui est bloqué sous le nuage pour le bloquer mieux encore ; le communicateur, ce bêta bloquant ! La communication, c’est l’univers de Monsieur jusqu’à l’instant du coup de pompe, jusqu’au bord du trou noir, jusqu’à l’apparition de la belle fille qui, ce jour-là, lui donne beaucoup plus que ce qu’elle a. Le symbolique, c’est à partir du coup de pompe, c’est au fond du trou noir, vas-y donc y voir, mon lapin, tu m’en diras des nouvelles !
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Laissés à eux-mêmes, les mots ont de la gueule. Maladroits, insuffisants, désolants, ils se tiennent quand même debout, ils protègent quand même quelque chose. Dans la logique de la communication, ils se décomposent, ils se dégonflent comme une roue de vélo. Quand elle n’est pas là pour tout embrouiller, ils vous accueillent comme le fait une secrétaire bien formée, ils vous conduisent à l’idée, qui est l’assistante du sens, qui elle-même vous mène à lui. Tout ça gentiment, sans la ramener, tout ça nature, tout ça correct. La communication, elle, veut du mal aux mots. Elle les rogne, elle les lime, elle les peint de couleurs criardes, elle colle ses codes-barres dessus. Elle en fait des jetons que n’importe qui échange contre n’importe quoi.
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Non, voyez-vous, je n’étais pas si loin de Gaza ! Tzipi Livni, ministre des affaires étrangères d’Israël, a fait à l’Occident ce qu’on appelle au tennis un cadeau, elle lui a envoyé une de ces balles dont on peut faire ce qu’on veut, un lob, un passing, un smash, et même la poser en équilibre sur le nez de l’arbitre. Un cadeau monumental en forme de provocation monstrueuse et presque enfantine, une façon si incroyable de prêcher le faux que je me suis d’abord demandé s’il ne s’agissait pas d’une invitation souterraine, si la bergère n’attendait pas que le berger lui renvoie le vrai à la tête. Le conflit de Gaza, a-t-elle dit après avoir rencontré le président de la République française, est « un problème israélien, mais […] d’une certaine manière, Israël se trouve en première ligne du monde libre et est attaqué car nous représentons les valeurs du monde libre, dont la France. »
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Je ne suis pas venu à mon âge sans me douter que les conflits entre nations ne se règlent pas uniquement avec des mots. Mais j’ai l’avenir devant moi : je pense toujours que le mépris de la pensée est une tare qui rend une société gâteuse. Le propos de Tzipi Livni méritait une réponse tranquille, argumentée, précise. Elle n’aurait pas fait taire les armes ? Sans doute, mais la négociation l’a-t-elle fait ? Et l’indignation, a-t-elle obtenu davantage ? Non seulement elle n’a rien fait taire du tout, mais elle savait qu’elle ne le ferait pas. Cette vérité est dure pour les honnêtes gens qui s’indignent sincèrement et à bon droit : l’indignation vit désormais à l’ombre de la communication. Elle crie sous son nuage. Aujourd’hui, s’indigner est déjà une défaite. J’ai senti cela jusqu’à en frissonner le jour où j’ai entendu parler d’une collection de livres qui s’appelle, ou s’appelait, ou devait s’appeler Coups de gueule. Cette vérité est dure, mais je ne crois pas qu’il soit aujourd’hui possible de réfléchir sérieusement si l’on n’est pas au clair avec son indignation, si l’on n’a pas repéré la place qu’elle tient dans son architecture mentale.
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Il fallait répondre à Tzipi Livni sur le terrain qu’elle avait choisi. Aucune autorité française ni européenne ne l’a fait, je l’ai infiniment regretté. Quelle étrange déclaration ! Un appel du pied ? Ou une forme extrême de cynisme, un cynisme étudié, agressif, avec peut-être quelque mépris, celui qu’on porte à des gens dont on sait qu’ils ne répondront pas, qu’ils ne pourront pas, qu’ils n’oseront pas répondre ? En tout cas, la réplique allait de soi. Dans l’affaire de Gaza, disait Tzipi Livni, Israël porte les valeurs du monde libre. Il suffisait de dire: « Non, Madame, nous ne le pensons pas » et d’expliquer rapidement pourquoi.
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Les oreilles m’ont-elles tinté ou vous êtes-vous souventefois désolés, Messieurs les Puissants, en considérant cette jeunesse privée de repères ? Ma cousine analyste met un tiret à ce mot. Re-père : pas bête du tout. Alors quoi, là-dedans ? Cette dame vous donne l’occasion de lui retourner une réponse passing-shot qui ne fait pas un pli et qui, en plus, en prime, en supplément, en bonus, vous permet d’offrir à ces gamins et gamines que vous jugez paritairement paumés une petite étoile sympa qu’ils pourront accrocher, qui à son cerveau en friche, qui à son cœur en marmelade. Et vous ne le faites pas ? Vous avez tort.
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Sur le fond des choses, nous ne pouvons pas ne pas être d’accord. Direz-vous que les valeurs occidentales, c’est non pas « dent pour dent » mais, pour une dent, toute une carrière de dentiste ? Si vous le croyez, chantez-le, faites-en votre programme électoral, résultat assuré. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous que les valeurs occidentales, ce sont des politiciens qui frappent à la porte d’ingénieurs cinglés pour les exciter à dénicher dans leur imagination les armes qui tueront le plus, et le mieux, celles qui, infligeant les souffrances les plus abominables, permettront de regretter, avec un sanglot de désolation encore mieux réussi, que la guerre fasse – fatalement hélas ! – des victimes innocentes ? Si vous le croyez, chantez-le, sculptez-vous cette statue, elle ne restera pas longtemps sur son socle. Mais vous ne le croyez pas. Direz-vous, pour tirer encore une fois sur le fil de la marionnette désormais rangée dans son tiroir texan, que Gaza, c’est la défense de la civilisation contre la barbarie ? Gaza libérée du Hamas, comme dit l’ineffable BHL, si gentil quand il parle comme tout le monde, si navrant en miles gloriosus ? Cela non plus vous ne le croyez pas. Et puis, si personne n’oblige la République française à calculer la doctrine de l’Église catholique, le fait est qu’à Saint-Jean de Latran, le président chanoine a tenu à insister sur le rôle central que notre société accorde aux valeurs chrétiennes. Je n’estimais pas, pour ma part, qu’une telle déclaration s’imposait, ni qu’elle correspondait vraiment à la réalité, mais je serais vraiment dépité de constater qu’il s’agissait là de paroles verbales : si, dans un tel lieu, dans une telle solennité, dans un tel climat, on ne parle pas vrai, alors où ?  Alors quand ? Car ces valeurs chrétiennes ne sont pas des baudruches sur lesquelles on souffle à sa guise. Qui veut s’en inspirer sait, par exemple, que, selon l’Église catholique, trois conditions doivent être remplies pour que le recours à la guerre, qui est toujours un mal, puisse être exceptionnellement toléré comme un moindre mal. Une, que les raisons du conflit soient à ce point graves que la question puisse se poser. Deux, que tous les autres moyens d’aplanir le différend aient été épuisés. Trois, que les dommages engendrés par la guerre soient clairement inférieurs à ceux auxquels on veut porter remède. Si la première condition est remplie dans l’affaire de Gaza, on peut en débattre. Il est plus que douteux que la deuxième le soit. La troisième, à coup sûr, ne l’est pas. Conclusion : du point de vue des valeurs chrétiennes, la manière dont a été résolu le conflit de Gaza est illégitime. Encore une fois, on peut faire chambre à part avec ces valeurs et sourire de ces formulations fort anciennes, même si elles ont assez raisonnablement vieilli. Mais, qu’il s’agisse de valeurs chrétiennes ou d’autres, l’humanité est lasse du double discours. Le seul mot de valeurs, à des oreilles aussi peu anarchistes que les miennes, sonne désormais comme une imposture pure et simple, impure et tordue. Alors je ne vous dis pas dans les usines, je ne vous dis pas dans les quartiers, je ne vous dis pas dans les collèges.
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Non, Mme Livni ! Ce qu’a fait Israël à Gaza n’a rien à voir avec les valeurs du monde libre. L’imaginer, c’est leur faire injure, nous faire injure ! Voilà ce qu’il aurait fallu répondre dans les cinq minutes qui suivaient la déclaration de la ministre. Non pas pour aider ceux-ci, non pas pour gêner ceux-là. Pour l’unique raison que c’est vrai, et que le reste est mensonge. Coup d’épée dans l’eau ? Pas si sûr. Entre nous, du point de vue de l’efficacité, les parlotes des uns et les indignations des autres… Vraiment, les Israéliens en ont été émus ? C’est à cause de cela qu’ils ont commencé à freiner un peu avant le 20 janvier ? Pas à cause d’Obama ?
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Bien sûr, l’indignation, je comprends. Et même ce que j’appelle trop vite les parlotes, je comprends. Et ce n’est pas pour faire la morale que je dis qu’il fallait répondre à Mme Livni. Je n’imagine pas qu’il y aurait eu miracle. Mais il est tellement évident que nos malheurs sont décuplés par l’atroce silence bavard qui est maintenant à l’univers ce que la musique obligatoire est aux prisonniers ! Qui fera cesser ce caquetage intéressé, vide de parole parce que vide de cœur, vide d’esprit, vide de liberté, vide de grâce, vide de sourire, vide d’amitié, vide d’abandon, vide de chic ? Je sais bien quel genre de parole il nous faut. Simple, tournée vers les évidences profondes, sans souci de génialité. Une parole qui ne prêche pas, qui ne démontre pas, qui ne se justifie pas, qui ne cherche ni à séduire ni à vaincre. Une parole détachée d’elle-même, modeste, qui n’ait pas peur d’hésiter, de douter. Qui s’adresse à ce que chacun porte en soi de nécessaire et de caché, une parole qui exhausse. Une parole de témoin. Juste le contraire de la communication. OSB, la communication ! OSB, les communicateurs ! Une parole qui ravive, pas une parole qui noie, pas une parole qui éteigne. La communication massifie et appauvrit : cette parole-là distingue et unit. On ne l’a pas entendue dans la guerre de Gaza. On ne l’entend presque jamais, presque nulle part. Faisons-la renaître. Assez de tous ces malins, assez de ces trop habiles encoconnés dans leur satisfaction et qu’on entend, à peine leur numéro terminé, glousser dans la coulisse. L’indignation ? Peut-être, mais pas celle qui étrangle : celle qui élargit. Le lieu de la parole, c’est notre faiblesse humaine désirante, rien d’autre : elle seule sait partager, et ce qui est à partager. Peu importe de quelle misère naît une parole, de quelles laborieuses contradictions elle se nourrit : la droiture de son élan la fonde. Si une parole de cette sorte était venue pendant l’horreur de Gaza, elle n’aurait pas échappé à Israël, elle n’aurait pas non plus échappé au Hamas ; il n’aurait échappé à personne que l’Occident ne rigole plus avec le vrai, que l’Occident ne bidonne plus les choses graves, que l’Occident a cessé de voir dans les preuves patentes de sa névrose les plus fins ornements de sa culture : la carte de l’intelligence mondiale en eût été bouleversée. Arme de paix, arme imparable, puissance du simple, gloire du détachement.
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Une employée de banque est assassinée par l’un de ces clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité des clients, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse affectée, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». Jamais je n’aurais accepté ce genre de formation. Faites ça vous-même. J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que lui parlent les filles dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client impossible ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre mec, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre. L’effrayante limite de la justice, c’est de n’entrer au théâtre de la vie que pour le dernier acte : puisse-t-elle être modeste, puisse-t-elle sentir ce qui lui échappe ; sa grandeur est là, non pas dans les éclats de voix, non pas dans l’indignation tartinée. Et puissent les autres, ceux qui connaissent le début, avoir au moins le courage d’ouvrir les yeux et la bouche. En deçà de ce courage, on n’est rien : on consomme et on vote.
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Terrible de ne pas dire ce qu’on sent, de ne pas avouer ce qui vous dégoûte, de chercher de vilaines raisons. J’ai souffert de voir la gêne de Michèle Alliot-Marie quand elle nous a vanté les mérites du nouveau portique de sécurité qu’on veut installer dans les aéroports, et dont la particularité est de déshabiller entièrement les passagers au profit des contrôleurs. Veut-on nous obliger à imiter le philosophe Giorgio Agamben qui refuse de se soumettre aux contrôles biométriques imposés par les États-Unis, et n’y met plus les pieds ? Devrons-nous boycotter l’avion ? Rester chez nous ?
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Une comédie, c’est une tragédie qui n’a pas éclaté. Rien d’indécent à mettre en parallèle le drame de Gaza et cette grotesque affaire de portiques. D’un côté comme de l’autre, on rameute les valeurs. D’un côté comme de l’autre, on affirme que la situation exige des mesures exceptionnelles. D’un côté comme de l’autre, ces mesures mettent en œuvre des moyens techniques dont la prétendue efficacité fait oublier, dans un cas, la monstruosité, dans l’autre l’insanité. Pourvu que ça marche… Naturellement, rien ne prouve que ça marchera, ni à Gaza, ni dans les aéroports : mais il y a un fidéisme technique. D’un côté comme de l’autre, l’alibi de la peur. D’un côté comme de l’autre, la manipulation de la soumission. Car la question posée par ces portiques n’est nullement celle de la pudeur, c’est celle de l’intrusion du pouvoir dans l’intime. Ce droit, je ne le reconnais pas à l’État. Ses exigences sont illégitimes et le refus des citoyens est légitime. Car, sous prétexte de sécurité, c’est le symbolique lui-même, qui n’appartient pas à l’État, que sa communication veut ici atteindre, humilier, traquer. Les caractères faibles auront du mal à résister, la lâcheté se fera passer pour une innocente gauloiserie, les protestataires essuieront des sarcasmes : « Alors, quoi, mon gars, t’es pas fait comme tout le monde ? » Sur ce point, les réactions enregistrées sur Internet sont édifiantes : dans ce cas, parler de racaille, c’est parler français. S’imaginer que sa servitude le libère, c’est le rêve obscène de l’esclave volontaire. Une vilaine collusion s’établira entre quelques technocrates décervelés et une population qui prendra un plaisir amer à se déguiser en populace ; pendant ce temps-là, les importants, naturellement insoupçonnables, passeront à côté des portiques en devisant gaiement. Eh bien, non ! Et qu’on ne nous fatigue pas avec ce qui se fait ou non dans d’autres pays, qu’on ne nous raconte pas que nous sommes les derniers de la classe. Les derniers de la classe ne veulent pas êtres matés par l’État, voilà tout. Les derniers de la classe ne se mettront pas à poil devant l’État, voilà tout. C’est déjà assez, c’est déjà beaucoup trop dans ces prisons infâmes dont les premiers de la classe, pour le coup, ont raison de nous faire honte. Je souhaite que des refus s’élèvent de toutes parts. Esprits faux, esprits sans puissance ni droiture, ceux qui croiront la question secondaire. Agamben a raison : il ne faut pas prendre le risque « d’avoir honte d’être un homme ». Pour Gaza, hélas ! nous n’avons rien pu faire. La pauvre petite employée de banque est morte. Mais, dans notre monde, tout se tient. Réagissons en stoïciens. Cette honte, nous pouvons la refuser : refusons-la. Va-t-on nous expliquer que c’est là un détail ? Et puis, quoi, fabriquer des portiques, c’est le job de nos camarades managers, n’est-ce pas ? Si les concurrents auxquels on s’est adressé ne sont pas capables d’en proposer de corrects, qu’ils leur piquent leurs parts de marché ! C’est le sens de la vie, non ? Eux que les challenges excitent tant, celui-là ne leur dit rien ? Pas vrai ! Ils savent construire des centrales nucléaires, mais des portiques respectueux, c’est au-dessus de leurs moyens ? Sacrés farceurs !
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Les grands vainqueurs de l’époque : les Jivaros. Il y a une vingtaine d’années, dans son centre de formation de Cergy, Rhône-Poulenc avait eu l’idée saugrenue de présenter une exposition de têtes réduites par leurs soins. Quel cadeau, là encore ! Des têtes réduites dans un centre de formation, anticipation prophétique ! J’animais là des séminaires destinés à de très sympathiques chercheurs scientifiques. Des petits sourires inquiets étaient apparus sur les lèvres quand j’avais laissé paraître un peu d’ironie, puis les yeux avaient brillé, les joues s’étaient gonflées, nous avions ri comme des collégiens, à nous en briser les côtes ! L’école jivaro, depuis, s’est beaucoup diversifiée. Un compte-rendu d’enquête qu’on me met sous les yeux, genre hybride et confus où l’on distingue mal ce qui revient aux enquêtés et à l’enquêteur, me fait penser, sans trop de surprise, qu’elle a poussé ses branches au Nouvel Observateur. Mais que je n’aille pas trop vite. Surprise il y eut, et très belle : je vais y revenir.
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Mais d’abord, l’influence de la pensée jivaro sur le monde des médias. Voici, pour le directeur de l’Institut Médiascopie, de surcroît professeur à Paris I, « l’horizon prometteur » que les Français, nonobstant leur colère, leur résignation et leurs doutes, semblent discerner dans les nuages noirs accumulés par la crise : « Du mal peut naître un bien. En rendant plus attentif à son environnement et à autrui, en construisant du lien, la crise pousse vers une consommation qui aurait des vertus sociétales, une consommation plus sociale et solidaire, une consommation qui serait capable d’inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer. »
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N’est-ce pas grand comme le Mont Blanc ? La consommation admise parmi les transcendantaux ! Que dis-je ? Présidant à leurs débats ! Bienfaits de la synergie entre l’Université et les médias ! La voie royale de l’œsophage enfin tracée ! Le parcours du bol alimentaire, notre sens à tous ! Devant cette expression fulgurante du beau, du vrai, du bien, je suis longtemps resté silencieux, accablé d’humilité, écrasé par ma sottise et par tant de génie. Montaigne n’avait pas tout vu, il faut compléter son propos : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition : la bouffe. » Ô Université ouverte sur l’intestin ! Ô médias, échos précieux de nos rots et de nos pets !
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Je le veux, oui. Au plus secret de moi, je veux inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, y compris sa majuscule, dans mon acte de consommer. Mais voilà ce qui empêche un indigène de Montrouge de jamais devenir un théologien de Bouffendi Universal : je ne sais comment faire. J’ai essayé de toutes mes forces, j’ai essayé au déjeuner, j’ai essayé au dîner : bernique. Je me suis enquis des goûts des autres, je leur ai proposé de partager ma part, de boire dans le même verre : pas moyen de les inclure. Je m’énervais, je renversais mon vin, je m’étranglais avec mon riz, cela finissait en dispute. J’aurais tant voulu les convaincre. La consommation, disais-je… Puis je me taisais, ma pensée ne pouvait pas monter si haut, c’était l’épreuve mystique de la nuit consumériste. C’est en retrouvant mon petit super, devenu un beau grand garçon de magasin plein de lumière, que j’ai compris. Dans l’ascenseur tout neuf où une voix charmante annonce les rayons, une grosse dame me jette un regard attendri, et me murmure : « Il est beau ce magasin, n’est-ce pas, Monsieur ? Comme c’est agréable de se déplacer dans la propreté ! » Ce message m’est une promesse d’initiation, une introduction à la compréhension intime de la marchandise, il m’en fait percevoir l’essence délicate, la puissance apaisante, il me conduit aux portes du temple. Alors, tel Abraham, je pars… J’erre de tout mon cœur, d’étage en étage, songeur, empli d’espoir. Rien. Je ne comprends toujours pas. Dieu de la consommation, je t’en supplie, apprends-moi à inclure l’Autre et sa majuscule ! Toujours rien. C’en est trop, je vais sortir, trahir, déserter. Mais on m’a fait la conscience scrupuleuse. Je ne peux fuir avant d’avoir visité le secteur que j’aime le moins, celui des produits ménagers. Et là, tout à coup, tête de gondole de Damas ! Sur un gros paquet ventru de ne je sais plus quoi, une superbe gueule de lion grande ouverte ! Comprendre est instantané. En moins de temps qu’il ne faut pour y repenser, une cavalcade de fantasmes intercontinentaux. Le lion m’expédie à Cergy, chez les Jivaros, Rhône-Poulenc lance ma petite tête par-dessus l’océan, la jette épouvantée devant des sauvages tout nus qui hésitent un instant, rentrent gentiment dans les belles images effrayantes du Téméraire et de L’Aventureux, et me reconduisent à la chère anthropologie de mes dix ans. Mais, bien sûr ! Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, ça a un sens, ça a une histoire, ça a une tradition, ça désigne un comportement, ça signale un horizon, ça dévoile une intention, ça révèle un idéal, ça affirme une valeur : l’anthropophagie.
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Me voulez-vous du mal ? Vous m’attaquez dans ce que j’ai de meilleur. Vous voulez me digérer en tant qu’homme, en tant qu’être, me conditionner comme un sachet de jambon. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer : vertigineux, suffocant, hallucinant, tragique, lamentable, hilarant. Si j’étais votre étudiant, je vous jure qu’il y aurait du sport dans votre amphi. À qui parlez-vous, Monsieur le Professeur ? À des guenilles ? Votre consommation, dont votre délicatesse universitaire refuse sans doute de considérer le produit fini, que peut-elle inventer sinon ce que Tchouang-tseu appelle excrémentiel et que saint Paul dit – voyez la différence – ut stercora, comme de la merde ? La même différence qu’entre mes latrines et ma banque : j’y vais par impérieuse nécessité, j’en sors le plus vite possible. Inclure l’Autre, dans toutes ses dimensions, dans l’acte de consommer, est-ce là l’épitaphe que vous vous êtes choisie, celle devant laquelle viendront s’incliner vos amis ?
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Cette énorme crise, ces malheurs gigantesques, ces injustices à hurler, ces tempêtes sous les crânes, tout cela pour Inclure, etc. ? Va-t-on commencer à comprendre que ça suffit, nom de Dieu, que ce n’est plus le moment de rigoler ? Retour de Messier. Messier, pourquoi pas Messier, hein ? Ce n’est pas un citoyen, Messier, hein ? Il n’a pas droit à la parole, Messier, hein ? Les éditions du Seuil, ce n’est pas sérieux, hein ? Nous ne sommes pas en démocratie, hein ? Vous l’excluez, Messier, hein ? Vous êtes pour l’exclusion, hein ? Guignols. J’ai jeté le journal sur la table, la rage en a tourné les pages. Puis je l’ai repris, tapotant d’un doigt féroce le nouveau texte qui s’offrait. Je me sentais le sourire du chasseur devant le gibier, celui-là non plus ne m’échapperait pas. Puis j’ai regardé, puis je me suis méfié, puis j’ai regardé encore, puis j’ai lu. C’était bien, c’était mieux que bien. C’était juste, vraiment juste.
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Voilà quarante ans que ça s’est imposé à moi. Baisser le ton, même quand on le hausse. Chuchoter, même quand on a l’air de gueuler. Douter, douter ensemble. Quand on doute ensemble, on doute de tout, sauf d’être ensemble : le reste n’est rien. Dans l’article de Florence Aubenas et Ariane Chemin que publie le même numéro du Nouvel Observateur, je retrouve ce que j’essaye, depuis si longtemps, de ne pas perdre de vue. Et je me dis que, peut-être, enfin, ça commence.
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Les gens qu’elles font parler, je les reconnais sans les connaître. Des salariés d’EDF, de la poste, des clients en pétard contre leur banque, beaucoup d’autres… Chez ceux-là, pas de solennités creuses. Leur truc, c’est la litote. « On veut juste pouvoir se regarder dans la glace. » Ils veulent bien plus, mais s’ils l’avouaient, ils se sentiraient aussi cons que les importants. Donc, ils choisissent le mode mineur, ils chuchotent. Ceux-là n’ont pas trouvé avant de chercher, ils ne savent pas d’avance quelle direction indique la boussole, dans quel sens doivent tourner les aiguilles de leur indignation. Ils sentent qu’ils ne peuvent plus jouer le jeu qu’on leur propose, qu’ils n’en ont plus le droit. Ils ne disent pas ça pour se faire remarquer, ni pour faire de la pub à des idées. C’est comme ça, c’est en eux, c’est simple et compliqué. Ils ont la modestie désolée des gens qui n’ont pas d’autre solution. À moins de tout salir, de tout gâcher, d’Inclure, etc. Mais ça, ça ne marche pas, ça ne marche plus, vous comprenez ?
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« C’est comme un mouvement d’ensemble, mais où chacun serait seul », commente un président de tribunal. Oui. Nouveauté absolue, retour de la réalité. Révolution pointilliste. C’est dans et par ce qui se passe au fond de moi que je rejoins les autres. Narcissisme, mais à l’envers, retourné, narcissisme oblatif. Oser vivre, oser être, rien de plus, rien de moins. Alors les autres sont là, forcément, chacun des autres, tous les autres. Alors, forcément, ce qui est à refuser, on le refuse. L’évidence. L’héroïsme, c’est de se rendre à l’évidence : et l’évidence pour ceux qu’interrogent les deux journalistes, c’est que l’absurdité est trop absurde, l’avidité trop avide, le mépris trop méprisable. Quand j’expliquais à mes supposés collègues que notre travail de formateurs, c’était d’aider les gens à se réconcilier avec le sentiment d’évidence que tout le monde porte en soi, et que tout découlerait de là, morale, politique, culture et le reste, ils disaient que j’étais le poète de la formation : ça leur permettait de laisser la formation dans les poubelles et d’envoyer la poésie dans la stratosphère. Pour aider les stagiaires à Inclure, etc.
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Des germes, des émergences, des espoirs de feuilles, des promesses de fleurs ; voilà, en effet, ce que nous avons à observer avec patience, à accueillir avec amour. Des consciences qui s’ébrouent, qui frémissent, des ambitions qui s’effondrent, des désirs qui naissent. Surtout ne rien vouloir prouver, ne rien formaliser, ne rien interpréter. Ne impedias musicam. Montrer, montrer amicalement, prudemment. Comme Maurice Clavel aurait été heureux ! C’était cela, son journalisme transcendantal, il avait vu comme personne ce qui est à l’œuvre dans cette époque matraquée. On ne s’est pas bousculé pour le suivre : côté parachute doré (on appelle ça, au flipper, le bonus de crash), ça offrait peu de perspectives. Surtout, ne crions pas victoire. Nous n’avons pas gagné et, d’ailleurs, il n’y a rien à gagner. Et puis, à peine née, les salopards vont fondre sur l’espérance nouvelle, tâcheront de la mettre au bordel, où les esprits éclairés du temps la déniaiseront. Il faudra compter avec le mal que feront tous ceux-là. Le mal ou, plutôt, les dégâts : le mal est hors de portée des esclaves volontaires, le bien aussi, d’ailleurs ; mais ça, c’est le plus dangereux. Vigilance, fermeté, le chantier est si beau ! Montrer les gens en salle de réveil, dans leur vacillement créateur. Montrer ce quelque chose qui tremblote et flamboie. Surtout ne pas chercher à le nommer ; et bas les pattes à qui veut le récupérer. Je ne peux pas en dire plus aujourd’hui, je suis si content ! Allons-y ! Vraiment, allons-y !

(31 janvier 2009)

Confiante défiance

LE MARCHÉ XL

Ni Bernard-Henri Lévy ni Michel Houellebecq ne sont de ma famille, je vois bien de quelle sauce médiatique on nappe leur correspondance électronique et il ne m’échappe pas qu’ils s’y attendaient. N’importe. En les regardant, je retrouvais mes stagiaires quand deux d’entre eux s’entretenaient, devant le groupe, d’un sujet d’actualité ; l’exercice débouchait presque toujours sur la même presque vérité : la sincérité était au rendez-vous mais encadrée, mise en scène par le caractère artificiel de la situation. Malgré cela, en les protégeant, le jeu les faisait sortir d’eux-mêmes. Pour un instant, ils retrouvaient leur simplicité, prenaient une bouffée de vie et en étaient tout aérés ; ils ne la dégustaient pourtant pas pour de vrai. Ainsi Houellebecq et Lévy, soudain devenus, en dépit de leur rouerie et de la nôtre, Michel et Bernard-Henri ; comme les secrétaires et les techniciens de mes séminaires, ils se plaignent de la méchanceté des gens, nous montrent les bobos de leurs âmes et jouent à se remonter le moral. Et, comme autrefois, pour connaître cette musique, je ne l’en écoute pas moins avec attention. S’il s’agit d’un pauvre ou d’un riche, d’un glorieux ou d’un humble, malgré moi je l’oublie. Comme dans les stages, comme toujours, comme tout le monde, elle me désarme, puis me réarme.
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« Explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante » : le jury du Prix Nobel a trouvé les mots justes pour rendre hommage à Le Clézio. Au-delà et en dessous, les bases et les sommets, voilà en effet ce qu’il est utile d’explorer, et pas seulement dans les livres. Le reste est périmé. Classer sans suite.
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Malaparte rapporte dans Kaputt que l’armée allemande, durant la campagne de Russie, enfonçait dans la neige, le bras droit tendu, des cadavres de soldats russes tués au combat. Cette « police silencieuse » indiquait la route à ses camions et à ses tanks.
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Dans l’Humanité, Claude Tedguy, philosophe et psychanalyste, prêche pour un monde « capable de repenser une redistribution de la richesse sans oppression, pour une existence dépourvue de peur du lendemain immédiat. » Qui ne l’approuverait, hormis ceux que personne ne peut approuver ? Mais la suite laisse supposer que ce penseur dispose aussi d’une large compétence – on dit désormais expertise – en matière de paléontologie : « À terme, c’est le concept même de (la) peur qui devra disparaître, par l’assurance pour l’être de sa capacité d’exister sans avoir à affronter la froide cruauté capitaliste au quotidien. » Le bon bain de jouvence ! Je me promène dans les amphis de 68 et je fais mes délices des prophéties des bacheliers : « Quand on aura eu la peau du capitalisme, personne n’aura plus peur de rien ! La peur, mon pote, c’est une superstructure culturelle, un conditionnement psychologique agencé par les patrons ! »
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Rage froide. Accablement. La peur de l’homme, une invention capitaliste, comment peut-on encore oser ces balourdises ? Il n’y aura plus de peur, vraiment, quand l’humanité s’épanouira comme une tête de veau dans les glorieuses tâches de la production avant de s’ébrouer dans un dilettantisme culturel qui sera aux machines ce que le loulou de Poméranie est à sa mémère ? Je n’ai jamais été communiste de ma vie, mais j’ai connu et estimé trop de militants de ce parti, des illustres et des obscurs, pour m’en tenir à des fantasmes sommaires. Là, c’est trop. Ces solennelles billevesées, camarades, c’est fini : personne n’y croit, vous non plus, ne profitez pas de la crise pour en liquider l’invendable stock. Si quelques jeunes tombaient par mégarde sur ces facéties, je leur ouvrirais les yeux sans me gêner. Cet homme libéré de la peur, c’est le petit frère de celui que nous promet la société libérale, ce marchepied vivant du triomphe technique que Fukuyama lui-même n’ose plus évoquer. Je dirais à ces jeunes que ces absurdités symétriques n’ont pour fonction que de les endormir, qu’elles tablent sur leur docilité et courtisent leur paresse. J’en profiterais pour les dissuader de chercher quelque juste milieu raisonnable entre ces deux manières de nier la condition humaine. Un cocktail de deux folies ne fait pas une sagesse. Cette recette-là, c’est le mélange du pire et du pire. Allons, je m’anime en vain. Aucun jeune ne m’interrogera là-dessus, aucun vieux non plus.
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Finalement, c’est assez simple. On peut constater ce qui a été – ou ce qui s’est – réalisé dans une existence humaine, mais la réalisation, avec ce qu’elle suggère de développement purement endogène, ne saurait être un principe de vie ; cette idée mercantile et racoleuse porte en elle la lourdeur de la société narcissique et fébrilement défaitiste qui tente de la vendre. Un homme n’est pas une firme, son existence ne consiste pas à dérouler une chaîne de possibilités, puis à le faire savoir. L’autonomie de la personne humaine, parce qu’elle est de nature spirituelle, est immédiatement ouverte et partageable. La réalisation comme principe de vie implique forcément le temps mort de la stratégie, de la tactique, du choix des objectifs. L’existence humaine ne peut accepter de tels désengagements. Les autres ne sont ni le terrain de notre volonté de puissance, même tempérée de compassion, ni le champ de manœuvres de nos vertus. La présence des autres nous impose l’horizon de l’inachevé ou de l’infini. Elle nous interdit l’installation dans le temps et la réalisation par et dans les choses. La vie est forte, elle est fidèle, elle est notre amie, mais dans les parages de l’installation et de la réalisation, c’est la mort qui fait son beurre : qui ne veut pas le comprendre consent inutilement à un grand malheur. Plus encore que de l’intelligence, d’ailleurs, cette science-là procède d’une certaine façon d’accueillir ces évidences, de poser ses valises dans le fragile nid de sens qu’elles nous préparent. Les rêves d’installation, non. Les fantasmes de réalisation, non. Jamais ça, nulle part, c’est l’antichambre de l’enfer. Non à toute situation impérieuse et impériale, accapareuse de sens et jalouse de la vie. Oui, dans toute situation, la meilleure comme la pire, à l’insatisfaction qui y ruisselle nécessairement et, en la transformant, la transcende. Oui à toute contingence à cause de la transcendance interne qui, aux yeux de l’âme authentique, la déborde. Oui au déploiement de l’instant, à son inquiétante et magnifique largeur qui « nous engloutit et nous comprend comme un point » et dont il est vain de prétendre saisir les tenants et les aboutissants. Oui à ce bain d’être, à sa manière imprévisible, inédite, originale, radicalement incompréhensible aux autres, même aux plus proches, de s’offrir à nous et, si nous voulons bien ne pas trop résister, de précipiter chacun de nos instants dans l’étonnement, dans l’inquiétude, dans le ravissement, dans la douce transgression, en nous accouchant, comme de jumeaux, d’un refus qui nous fait exister et d’un acquiescement qui, secrètement, nous restitue les autres et aux autres.
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La foi, pourquoi pas ? Ça m’arrive. Pas toujours. Quelquefois. Elle aussi, je le crains, chacun la fabrique à son image. Jeune, j’ai un peu étudié la théologie, mais c’est surtout dans mon métier que j’ai senti ce que peut être la foi. Des instants lumineux dans des salles grises, des gens soudain, sans qu’on sache pourquoi, qui ont l’air de changer de statut métaphysique, avec des yeux d’exilés qui jettent des regards perforants sur le monde, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous à la lisière de l’imaginaire et de la réalité, comme s’ils puisaient à volonté, et en riant, dans ces deux gamelles. Oui, même si ce n’est pas celle qu’elles croient, je dois la foi aux entreprises ! Mais, je le répète, elle n’est pas toujours là. Quand elle est en vacances, je tâche de m’accommoder de ce qui vient, le pire et le meilleur ; tout sauf l’installation et la réalisation, ces filles-là sont vraiment trop bêtes. La révolte ou la colère, d’accord ; même la débauche, c’est moins nul, à condition de ne pas en faire un cinéma. Et la jouissance esthétique ? Très décevante, sauf si une morsure de tragique ou de dérision l’empêche de tourner boudin : les pros de la beauté sont ridicules. Le mieux est parfois de dormir, de rêvasser, de se laisser décanter. De se dire qu’on n’est pas né de la dernière pluie, et d’en profiter pour guetter le prochain soleil.
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Réversibilité. Dans le lieu que je déteste le plus, l’entreprise, j’ai vécu quelques-uns de mes plus beaux moments. Et grâce à une pub pour je ne sais plus quoi, je vois partout l’image de ces angelots de Raphaël qui me consolent de tout et de moi-même. Personne ne sera jamais plus terrestre que ces deux-là, même après le triomphe du capitalisme, même après sa déroute. Ces potelés, ces bien nourris, ces habitants de la chair, ces coquins malicieux, ces innocents très avertis dont la perversité naissante semble avoir été aussitôt pêchée et annulée par une contre-perversité ironique, légère, gentiment majestueuse, le voilà dans son imprenable enfance, l’homme réalisé : tout recueilli dans sa chère enveloppe charnelle, son regard confiant cherche ailleurs, plus haut, revient sur son esprit qu’il interroge, anime son corps d’une jouissance délicate, peut-être ce « doux plaisir de ne rien faire », le sommet de la sensualité, me disait autrefois Bernard Lubat.
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À un moment ou à un autre de leur vie, les formateurs dignes de ce nom chancellent. Les autres, ceux qui servent d’égouts au système, ne connaissent pas cette épreuve : l’argent et la vanité conformiste, taillant chirurgicalement en eux ce qui pourrait y rester de natif, d’inquiet ou d’exigeant, désignent aux ambitions de ces malheureux, telle la « police silencieuse » dont parle Malaparte, cette sorte de traînée humide d’escargot que la prétention fait appeler carrière. Je m’amuse de l’énorme recyclage auquel le changement de discours de la société capitaliste contraint actuellement ces gastropédagogues, bien certain que la consistance molle de leur nature leur permettra, moyennant qu’on les en dédommage, de marquer du sceau infamant de l’archaïsme ce qu’ils donnaient, hier encore, pour l’essence même de la modernité conquérante.
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Je crois savoir où butent les autres formateurs, ceux qui, sans illusions excessives sur leurs talents ni sur l’importance de leur rôle, se sont toutefois mis en tête que chercher ce qu’ils croient vrai, tenter de s’en approcher et s’en entretenir avec leurs semblables constitue, nonobstant les dangers évidents de l’opération, ou à cause d’eux, une des plus belles aventures que l’ambiguïté des temps puisse mettre à leur portée. Cette épreuve, ce point de partage des eaux, c’est le saut existentiel de la formation. Honnête et moyennement intelligent, un formateur n’a pas trop de mal à repérer les maux dont souffre notre société. Il lui suffit de considérer les groupes du regard d’Ulysse, de bas en haut, d’écouter les gens parler du monde, des autres, d’eux-mêmes : avec un peu d’attention, il peut poser un diagnostic et avancer quelques préconisations. La facticité, l’extériorité, le mimétisme, l’obsession des mécanismes projectifs, le refoulement de l’angoisse, de la mort et de la subjectivité, la vie par procuration, tout cela, qu’il entreverra forcément, nourrira utilement son discours, au moins dans un premier temps. Car parler d’amour n’est pas aimer, et bavarder facticité ne rend pas authentique ; dans les deux cas, les mots se fanent vite. Ce danger, c’est le Cap Horn du formateur, ou plutôt son Cap de Bonne-Espérance : ce qu’il perçoit dans les autres, il lui faut l’affronter en lui-même. Avant d’être les démons de ses stagiaires, la facticité, la fascination, la personnalité rapportée et le reste sont les siens, et ils le sont à l’instant même où il les dénonce. S’il a l’audace d’engager avec lui-même le combat auquel l’invite ce constat, le voilà sur une trajectoire de vie, sa solitude fleurira. S’il le refuse, il pourra toujours continuer à faire le guignol devant les patrons, augmenter ses honoraires, lire les prix littéraires et, comme de juste, une fois lavé de ses passes avec l’argent, se faire du souci pour la justice sociale.
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L’épreuve est douloureuse, bouleversante, fondatrice. Les mots passent au fer rouge de l’existence et avec eux, derrière eux, la foule confuse des sentiments et des passions, l’armée tumultueuse des pensées, des opinions, des partis pris. Sentiment double et contradictoire de n’être plus personne et, dans cet enfouissement, dans cette démystification de soi, de devenir quelqu’un. Deux langages se heurtent, celui qui meurt, celui qui naît : peut-être se rencontrent-ils, mais seulement à l’infini ; pour l’instant, ils se combattent. Le navigateur d’existence, s’il a le sentiment de contempler comme jamais la mer et les étoiles, n’a plus aucune carte en main. Il ne se sent plus maître de rien, il en est atterré, ravi, rajeuni. Plus de leçons à donner, plus de principes à défendre, plus de grandes causes à manager : le petit bonhomme craintif qu’il est toujours et qu’il n’est déjà plus quitte peu à peu la scène et se retire en ce coin de la commune solitude où je devient vraiment un autre, et où l’on sent les gens bien trop proches et bien trop lointains pour qu’on songe encore à leur bafouiller leur ration de respect.
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Avec Entre les murs, Laurent Cantet est en train de doubler son Cap de Bonne-Espérance. Ressources humaines et L’Emploi du temps, c’était avant. Le cinéaste-formateur expliquait la société, s’en prenant au plus visible, au plus lourd : l’entreprise, le monde du travail. Ce propos-là, beaucoup de gens pouvaient l’entendre. Que la conduite actuelle des entreprises, nonobstant les bonnes volontés qui viennent s’y piquer, soit fondamentalement perverse, la plupart l’avouent et presque tous le savent. Autour de la machine à café, cette agora clandestine, on avait opiné du chef, non sans avoir vérifié qu’aucune oreille officielle ne traînait. « C’est bien ça », avait-on lâché avant de regagner les bureaux. La démonstration de Cantet, pourtant, comme c’est souvent le cas au début d’une action de formation, gardait quelque chose de schématique et d’extérieur. En vrai formateur, il aura souffert de ne pas être allé au bout de sa pensée ; en créateur, il aura voulu descendre plus profond. D’où peut-être le thème de ce dernier film et tout ce qu’évoque d’élémentaire et de nécessaire cette plongée dans l’enfance, dans l’école, dans les Quartiers.
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En abordant notre société par ses bases, Laurent Cantet prenait un grand risque. Il n’avait pas été le premier à montrer les ravages du système de l’entreprise, même si son illustration cinématographique donnait à sa critique plus de force encore que celle de l’écrit. Mais, dans ce système-là, on peut encore voir une pièce rapportée, un kyste, une tumeur localisée dont l’aveuglement de quelques-uns porterait la responsabilité. Pas question de nourrir cette illusion quand il s’agit de la jeunesse, de l’école, des Quartiers : là, la vie est toute nue, toute saignante ; qui n’en détourne pas son regard est renvoyé à soi-même, toute tentative de fuite, même dans la dénonciation, même dans l’humour, est immédiatement sanctionnée d’inauthenticité. Cette solitude du formateur de fond, Cantet ne l’a pas assumée. Je connais trop la difficulté de l’épreuve pour le lui reprocher ; mais qu’il y ait eu échec, et échec grave, on doit le lui dire avec amitié.
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Même quand elle n’est pas un autre nom pour l’indifférence ou pour l’organisation jacassante de l’impuissance et du conformisme, la compassion n’est que la première étape de l’amitié. Nous aimons que nos amis sachent se pencher un instant sur nos souffrances, mais nous avons besoin de les voir se relever. Plus que leurs mots et leurs larmes, nous leur demandons leur présence forte et entière, leur liberté inentamée. À qui les prend au sérieux, la formation et la création, chacune à sa manière, proposent l’apprentissage de cette solitude généreuse. Elles nous enseignent qu’être avec les autres, ce n’est pas forcément se sentir avec eux, encore moins se sentir comme eux. Ne pas se mélanger, ne pas se séparer : ce chemin de crête est jalonné d’hésitations, de doutes, de regrets, de remords. D’un côté, l’isolement orgueilleux, les illusions sur soi, un pessimisme qui se veut actif. De l’autre, la fusion mensongère, la mauvaise foi, l’abandon déguisé. Laurent Cantet est tombé dans le fossé, côté fusion. Sans doute est-il plus difficile à un cinéaste encombré de considérations financières et mondaines qu’à un fantassin de la formation de tenir ce cap de vérité. Mais le fait est qu’il est tombé. Il a calé devant la solitude, s’imaginant peut-être que cette défaite lui donnerait accès aux autres : elle ne l’a conduit qu’à leur image. Tout étant alors devenu faux, il ne pouvait plus que se débattre dans une sensiblerie brouillonne.
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Laurent Cantet a cédé au pathos compassionnel : c’est pour cela qu’on lui a fait fête. Il a noyé dans une illusion rassurante la question de la jeunesse, la question de l’école, la question de la banlieue : c’est de cela qu’on l’a remercié. Je me demande s’il ne s’est pas aperçu de sa méprise quand il a tourné la partie de foot finale. N’avait-il pas fini par oublier que ces collégiens étaient bien des acteurs ? N’avait-il pas confondu la réalité et le spectacle ? N’avait-il pas voulu se montrer, en même temps, formateur et créateur ? Formateur, n’avait-il pas noyé dans le fantasme facile la violence de la réalité ? Créateur, n’avait-il pas cherché dans la pesanteur du réel une raison de refuser l’envol de l’imaginaire ? Ce tournage sympathique, en un mot, ne l’avait-il pas endormi ? C’est une piscine pleine de microbes, le sympa, bien des formateurs y périssent.
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J’échafaude des hypothèses contradictoires. Et si Entre les murs, c’était Bouvard et Pécuchet en banlieue ? Si, débordé par une situation infiniment plus dramatique que celle de l’entreprise, le cinéaste avait jeté l’éponge ? S’il avait bâclé ce match de foot pour en finir avec un sujet qui l’avait envoyé en enfer ? Si tout cela n’était qu’un hurlement de détresse, une fin de partie à la Beckett, un constat d’échec épouvanté ? Comment serions-nous passés, sinon, de la lucidité passionnée de L’Emploi du temps à ces émotions de patronage ? Se méfier du livre ou du film qui semble contredire l’œuvre entière d’un écrivain ou d’un cinéaste : c’est là que la pensée est poussée à son paroxysme. La meilleure illustration du naturalisme de Zola, nous disait-on autrefois, on la trouve dans Le Rêve, une douce histoire moyenâgeuse.
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Je ne suis sûr de rien, Entre les murs me reste un mystère. Et je parle trop vite d’émotions de patronage. Que faisions-nous d’autre que ce professeur de lettres, nous, les étudiants de Montrouge qui passions nos jeudis et nos dimanches, dans les années d’après-guerre, à organiser les jeux des gamins de la « zone » ou des HBM et à leur raconter des histoires ? Personne n’ayant intérêt à les courtiser ou à les mettre en thèse, ces enfants nés trop tôt ne pouvaient prétendre au statut sociologique privilégié des Quartiers ; ils n’en étaient pas plus faciles à gouverner. Mais nous ne nous prenions pas pour des enseignants et nous donnions notre temps gratis. C’est donc assez logiquement que j’exècre ce vieil ado indécis. De deux choses l’une. Ou ce pauvre garçon est à bout de forces et d’imagination, ce qui peut aisément se comprendre, et l’Éducation nationale se déshonore en ne lui fournissant pas les moyens de récupérer avant de lui confier une mission moins douloureuse. Ou il prétend défendre sa pédagogie défaitiste et justifier son misérabilisme, et l’Éducation nationale fait preuve de lâcheté en le laissant dévaster ses classes. Sans compter qu’elle s’expose aux revendications rétroactives des anciens animateurs des patronages : à travail égal, salaire égal !
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En famille, avec les amis, on parle beaucoup de ce film. Pierre Mari me fait remarquer avec justesse que ce patro-prof se situe aux antipodes de cette Mara Goyet dont il a apprécié comme moi la droiture. Que la formation classique soit étroitement liée à un système de représentations et de relations désormais forclos et, en tout cas, irrecevable dans les Quartiers, elle n’en doute pas. Pourtant, loin de la détourner d’une mission qu’il rend plus difficile, ce constat en souligne à ses yeux l’urgence et la grandeur. Les vérités s’éprouvent mieux dans les difficultés que dans les élans conviviaux. Se battre, et se battre encore. Parce qu’une culture se transmet par la pensée et par la parole. Parce que ne pas donner ce que l’on a de meilleur, c’est partager ce que l’on a de pire.
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« Ah ! Si j’avais été là avec mes Francs ! », disait Clovis en écoutant le récit de la Passion du Christ. Ah ! Si, pour quelques semaines, on me confiait une classe en banlieue ! Parfois, j’en rêve. Se placer à la charnière de ce que ces gamins savent de l’existence et de ce qu’ils en ignorent. Partir de la vie d’un écrivain. Des amours de Victor Hugo, par exemple. Commencer par l’aspect dragueur performant, les faire rire. « Ouais, il est trop fort, ce mec, c’est clair ! » De proche en proche, en vrai Jésuite, en arriver à Juliette, à Madame Hugo, peut-être à Adèle. Puis aux textes. Pas pour les imposer, non ! Juste pour qu’ils comprennent mieux le scénario. Peu à peu, traîtreusement, les faire glisser dans la poésie, lire longuement, passionnément, lâcher le livre quand on sait par cœur. Se montrer plus vicieux que ces amateurs. Leur donner le sentiment d’une transgression qui réconcilie, leur faire sentir du plus grand qu’eux, exhumer leur énorme besoin d’admirer. Sans doute ne m’a-t-on pas attendu pour y penser. Un type de mon genre pourrait, à l’occasion, faire son petit effet, mais tiendrait-il longtemps le choc ? J’imagine que, devant ces élèves-là, tout le monde veut aller au bout du possible. Pourtant, pour la plupart d’entre eux, la limite risque d’être vite atteinte : là est la question de l’enseignement, surtout dans les banlieues, pas d’abord dans les principes, pas d’abord dans les moyens.
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Oui, les quartiers sont déshérités : chômage, solitude, logement, violence, rien ne va. Mais si j’étais sociologue, plutôt que d’enfoncer ces portes ouvertes, je préférerais comparer les comportements et les préjugés de ces jeunes aux représentations majeures de la modernité telles que les répercutent les médias, la publicité, les vedettes à la mode, etc. Hypothèse à confirmer ou à infirmer : les jeunes des banlieues sont les meilleures éponges et les premières victimes de la folie collective. Les privilèges des gosses de riches les protègent de la violence ; c’est sans risques pour eux – sans risques immédiats, car la suite peut être terrible – qu’ils sont dressés à l’exercer sur les autres. La modernité chimiquement pure, on la trouve dans les jeunes des banlieues; c’est pourquoi ils fascinent et effraient à ce point, c’est pourquoi on les étudie, c’est pourquoi on les injurie. Difficile d’en douter quand on observe les adolescents d’Entre les murs, leurs indignations mécaniques, leur façon de prendre la balle au rebond, de chercher l’effet, de vouloir faire choc et chaud ; tout ce stupide zapping émotionnel, c’est de la pub, c’est du journalisme tel que le pratique, par exemple, la dame qui présentait aujourd’hui le 13 heures de France-Inter : une émotion bien sociologiquement grasse par-ci, un coup de gueule bien démagogique par-là, et merci d’avoir été sur notre antenne. La banlieue est colonisée au-delà de ce que peuvent imaginer ses colons, au-delà de ce qu’ils avaient prévu pour elle. Ce n’est pas parce qu’ils sont des pauvres, ni des enfants d’immigrés, que les élèves des Quartiers sont indociles, c’est-à-dire quasiment impossibles à enseigner, c’est parce que leur pauvreté et leur déracinement ont été des voies d’entrée toutes trouvées pour la saloperie virale de la société de communication : il m’est insupportable d’en voir les chantres et les profiteurs venir jouer les sauveurs dans les banlieues, je ne sais rien de plus infâme que cette imposture, il me faut m’accrocher à moi-même pour ne pas céder à la haine. Ces enfants sont devenus des réclames furieuses : si innocentes qu’elles soient de ce qu’on a fait d’elles, on ne fait pas la classe à des réclames. Au mieux peut-on les enfoncer un peu plus dans leur honte collective en envoyant, pour l’exemple, quelques-unes d’entre elles à Sciences Po. Je me suis souvent répété la belle formule de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de nous. » Je crains malheureusement que la vérité de ce propos ne s’arrête au périphérique. Au-delà d’un certain seuil d’intoxication, il devient héroïque de distinguer ce que l’on est de ce que l’on a subi. Étrange film, vraiment, cet Entre les murs ! Attendons le prochain. Qu’il le veuille ou non, Laurent Cantet choisira, ou sera choisi : la petite étincelle ou le gros éteignoir.
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On peut rire de moi : si j’avais un seul programme à sauver de toute la télé, ce serait Derrick, cela en dépit de l’imbécillité de la présentation qu’en fait la 3 (Derrick prépare ses menottes, etc.). Ce n’est jamais simpliste, jamais injuste, jamais démonstratif, jamais léger, jamais oiseux, jamais mode donc jamais bête. Entre Derrick et Maigret, mon cœur est partagé. Maigret est plus lourd de suggestions, plus riche d’images. Derrick, plus austère, va plus vite et plus sûrement au sens. Maigret explore l’angoisse, Derrick la survole. Maigret peut y sombrer, Derrick la domine d’emblée. Derrick est plus libre, Maigret plus attachant.
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Je me reconnais dans ce petit garçon dont parlait Françoise Dolto. Il dit non parce que c’est un vrai oui qu’il veut dire, son oui à lui, pas le oui de complaisance et d’obéissance que les autres attendent. Mes relations avec mes parents tiennent tout entières dans son embarras. Et aussi mes relations avec l’Église catholique, mater et magistra. C’est sans doute à cause de la violence de ces deux affrontements que je ne vois guère dans les autres institutions que des baudruches gonflées et regonflées d’importance et de vanité. Elles me font souvent rire, quelquefois pleurer, elles ne méritent jamais ni ma fidélité ni ma révolte, qui sont consubstantielles. La vie m’aurait-elle affligé d’une nature difficile ? Après tout, rien de tragique à cela. Il est vrai que les arrangements me dérangent, surtout ceux que je passe avec moi-même.
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Dans Le Point, quelques propos de Jacques-Alain Miller en disent plus long sur Bush et Obama que trois quintaux de politologie filandreuse déversés par les chroniqueurs, ces huissiers zélés. Plus rien à comprendre à l’actualité si l’on ne va pas chercher dans la vie intérieure des sociétés et des individus ce qui fonde la vie politique, ce qui lui donne sa forme, ce qui la paralyse, ce qui pourrait éventuellement la nourrir de sens. Sans doute le nouveau président américain gommera-t-il quelques-unes des plus grosses aberrations de son prédécesseur, mais il n’y a pas à bondir de joie à l’idée que la bushophobie est en train de « s’inverser en obamania universelle ». Comme le Gœtz du Diable et le Bon Dieu, la société américaine, quand elle s’imagine changer, ne fait qu’essayer un autre rôle. Après s’être installée dans le personnage de « l’ennemi du genre humain », comme dit Miller, voici qu’elle met « la bonté à l’affiche », tout en prétendant, sans rire, et dans les deux cas, « faire le boulot de Dieu ». Au héros formidable de Sartre, à ce forcené génial de l’imposture, Pierre Brasseur, il y a plus d’un demi-siècle, avait donné une stature qui m’avait terrifié. Comme l’écrivait Paul Ricœur dans un article célèbre, Gœtz se veut « bouffon du mal » avant de devenir « faussaire du bien ». Il se résigne enfin, assez lugubrement, à vivre les combats de l’histoire. « Il y a cette guerre à faire, constate-t-il, et je la ferai. » Entre lucidité et anticipation, il dit aussi : « Voilà le règne de l’homme qui commence. Beau début ; allons, je serai bourreau et boucher. » Soixante ans après, les mêmes ingrédients sont sur la table : l’action politique et ses infernales contradictions, la religion aux prises avec l’imposture, son démon. La lucidité, elle, lassée de n’être conviée qu’à des débats subalternes, s’est éclipsée ; guerriers, managers et faux prophètes tiennent partout le théâtre des nouvelles illusions, qui ne font illusion à personne. Dans ces conditions, il ne sera pas plus réjouissant d’enregistrer un nouvel épisode de la suprématie des USA, même si la fascination des impuissants s’en trouve réhydratée, que de voir les mêmes torrents de prétention barbare se déverser sur des pays émergents qui s’y trouveront bien vite, et aussi piteusement, immergés. Dans ce bel article d’Esprit de novembre 1951, Paul Ricœur félicitait Jean-Paul Sartre de sa « probité exemplaire » : il n’avait pas voulu « hausser l’espoir ». Nous avons, nous, beaucoup plus de raisons encore que n’en avaient Sartre et Ricœur de nous méfier du tapage optimiste et du Barnum prophétique. Le combat contre l’imposture, la nôtre et celle des autres, commence par une confiante défiance.
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Un responsable du Nouvel Observateur paraît fort ému par le message d’un lecteur qui souhaite que son hebdo préféré « continue à nous rendre le monde intelligent. » A-t-il voulu dire intelligible ? À souhaiter, mais pas certain : il n’y a plus l’épaisseur d’un cheveu entre une demande d’information et une exigence d’illusion.
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Ce n’est pas seulement avec plaisir, mais avec bonheur et émotion que j’ai répondu, en 2004 et 2005, à deux invitations qui m’étaient faites de parler de Jacques Berque à Alger. Tant de choses me lient à cette ville et à ce pays ! Les deux années que j’y ai passées entre mai 1959 et janvier 1961 ont fait basculer ma vision du monde. La rencontre de Francis Jeanson, au début des années 70, à l’occasion de la formation des animateurs des Maisons de la Culture ; nos longues conversations où les souvenirs du Réseau, ramenés à l’essentiel, tissaient la trame d’amitié de nos projets. L’Algérien que le mariage de ma tante fit entrer dans notre famille, et dont j’ai apprécié d’emblée la courtoisie et le courage. Tant d’amis sur ou de l’autre rive et, faut-il le dire, Jacques Berque, Jacques Berque de Frenda, dont j’ai eu l’occasion de constater, il y a quatre ans, quel souvenir il y avait laissé. Mais que ferais-je si d’aventure une autre invitation m’était adressée quand un poète en qui ce même Jacques Berque voyait un des esprits les plus exigeants et les plus pénétrants de l’époque, dont il a traduit plusieurs recueils et dont il me parlait sur un ton où je percevais une humilité qui n’était pas le trait le plus habituel de notre cher Puma, que ferais-je quand cet Adonis qu’il mettait si haut est accusé d’avoir insulté l’islam ou le Prophète lors d’une conférence à la Bibliothèque nationale algérienne ? Feindrais-je de l’ignorer ? Le respect que je porte aux débats intérieurs des Algériens et la réserve qu’ils doivent imposer à tout étranger, fût-ce au plus amical, comment pourrais-je les concilier avec l’évidence que l’accusation portée contre Adonis rejaillit nécessairement sur Jacques Berque ? Lui qui consacra quinze ans de sa vie au Coran et qui y faisait constamment référence, lui qui fut un des rares intellectuels français à se montrer sévère envers les Versets sataniques de Salman Rushdie parce qu’il n’entendait pas que la liberté de l’esprit pût jamais conduire à l’offense, et surtout pas à l’offense aux religions, il aurait été l’ami d’un homme qui injurie l’islam et le Prophète ? Et moi, parlant à Alger devant des Algériens, moi qui sais en quel honneur Adonis tient « Jacques Berque, maître et ami », je ne m’élèverais pas contre une accusation qui serait risible si elle n’était si désolante ? Si j’agissais ainsi, je sais bien ce que je ferais : j’éluderais, je pratiquerais cette élusion que Berque détestait plus que tout. Ce qui se passerait alors, je le sais aussi. La voix solitaire qui, au Maroc, méprisant tout souci de carrière et de réussite, jeta à la société coloniale, sa société : « L’ordre, ici, serait que nous n’y fussions pas », cette voix, sortie d’un paisible cimetière des Landes pour interrompre les propos aseptisés que je débiterais devant les regards justement ironiques de mes auditeurs, reviendrait me crier : « Jean Sur, l’ordre, là-bas, serait que vous n’y fussiez pas ! »

(25 novembre 2008)

Amour et rangement

LE MARCHÉ XV

Cette citation m’avait alerté. Je l’avais perdue. Elle figure au point cinq d’une enquête du magazine Ça m’intéresse, numéro d’avril 1993, intitulée Les patrons ont-ils changé ? Avec un sous-titre : Élever le niveau culturel. Et un chapeau : « Un salarié éduqué est plus heureux et donc plus productif ». Je n’osais pas en parler tant que l’icône n’était pas là, sur ma table. Sonnerie Auchan ! Car c’est d’Auchan qu’il s’agissait, d’une expérience culturelle qui proposait à des caissières ou à des livreurs de s’initier à la musique, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but principal de cette manœuvre, nous expliquait-on, était de « fournir aux employés les clés d’une meilleure relation avec les clients ». Bruno Lussato, conseil en entreprise et auteur d’un Bouillon de culture publié chez Laffont, dirigeait cette sonate pour épicerie et beaux-arts. Bien lui en prit. Elle lui valut une grande joie. « Une de mes plus belles récompenses, raconte-t-il, a été d’entendre un magasinier m’expliquer qu’après avoir assisté à un séminaire d’analyse de Guernica, de Picasso, il était rentré dans son atelier pour tout ranger : il ne supportait plus son désordre habituel. »
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Pas facile d’oublier cette énormité. Elle jette le doute sur ce que nous appelons culture. Ne chercherions-nous dans les livres, dans la musique, qu’un moyen de ranger nos humeurs ? Penser servirait surtout à ranger la société ? Tout nous rabattrait donc sur nous-mêmes ? Nous serions tous des techniciens de surface ? Pour qui ? Pour quoi ? Impossible. « De l’air ! De l’air ! Du bleu ! » disait le poète. Ranger et arranger, c’est faire le jeu de la bête. D’ailleurs, le temps des rangements est passé : le désordre, c’est nous. Rien à espérer des classements, des gentillesses, des élégances. Le néant nous mord. Pour lui échapper, il nous faut reconnaître que nous sommes revenus, ou arrivés, à la boue élémentaire. C’est notre première nuit à la caserne. Il y en aura huit cents autres. Tout va nous manquer et, finalement, rien ne nous manquera. Cessons de minauder, cessons de faire les délicats. Devant nous, en nous, la condition humaine à l’état brut. Pas le choix. L’étonnant, c’est qu’il en sourd parfois la plus aérienne des musiques. Mozart : élémentaire et détaché. Se réconcilier avec le trouble. Pas n’importe lequel. Pas celui qu’on fabrique en agitant un peu l’eau dans la mare. Celui qui nous fait, qui nous constitue. Le trouble inaugural qui, si notre cœur ne se ferme pas, renaît de chacun de nos instants. Inévitable débandade des illusions. Plus d’oasis nulle part. Je suis désert parmi le désert. Jamais à ma hauteur : toujours en deçà, toujours au-delà. Cloaque et espérance. Mais nous sommes ensemble, vraiment tous ensemble, plus que nous ne pouvons le croire. Quelque chose commence, à la mesure de ce qui s’écroule. Merci.
Ξ
En attendant, il y a le Crédit Lyonnais ! Il ressort toujours, virginal et souriant, ses nouveaux produits à la main, des crises de délire qui secouent périodiquement ses dirigeants. Le voici aujourd’hui avec une nouvelle proposition : la réserve de crédit Libre Cours. « En vous souhaitant de donner Libre Cours à vos envies, nous vous prions de croire, cher client, en notre considération distinguée. » La sexualité hypocrite de cette phrase. Les libérations de 68 finissent au guichet de l’agence. Dégoût. Ma plus grosse envie ? Revenir en arrière. Mais, en arrière, il y a quoi ? Les jeux de mots minables, en grosses lettres de lumière, devant Notre-Dame, Holly wine contre Halloween, le marketing de Dieu contre la pub du Diable, les parts de marché partout, le vice et la vertu traders en Bourse. Je déteste ce nouveau monde qui n’est pas nouveau. Je déteste ce monde ancien qui n’est toujours pas mort. Je me reproche de jouer encore trop souvent l’un contre l’autre, de chercher secours et recours auprès de l’un contre l’autre. Orages misérables, contrainte absurde, à quoi aurai-je donc échappé ? D’un côté, des gueules faussement libérées, de l’autre, des gueules faussement libérantes. Mais parfois, entre les deux, merci, l’instant prodigieux de l’inconfort confortable, quand je n’ai rien à vendre à personne ni à moi-même, rien à défendre, rien à réclamer, quand, tout seul, je me sens avec tout le monde.
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Elle sait tout des insectes. C’est rafraîchissant, un vrai savant ! Elle les connaît par chacune de leurs pattes, de leurs ailes. Elle raconte comme ils sont malicieux, comme, avec quelques grosses taches effrayantes, ils s’inventent des yeux pour épouvanter leurs ennemis. Surtout, elle parle admirablement des cafards, ces mal-aimés, ces exclus, ces bêtes à Satan pourtant parfaitement inoffensives et qui ne transportent jamais rien de mauvais. Quel beau plaidoyer ! Comme elle est à contretemps de l’époque avec sa façon intrépide d’aller d’emblée aux plus déshérités, de sauver d’abord les passagers de troisième classe, de rebâtir la cité des hommes et celle des insectes à partir de ses fondations, où sont aussi les égouts.
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Pascal : « Les stoïques disent : “Rentrez au-dedans de vous-mêmes ; c’est là où vous trouverez votre repos.” Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : “Sortez en dehors : recherchez le bonheur en vous divertissant.” Et cela n’est pas vrai. Les maladies viennent. Le bonheur n’est ni en dehors de nous, ni en nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous. »
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Jamais je n’aurai été plus fidèle à rien ni à personne que je ne l’ai été à cette agence du Crédit Lyonnais. Quarante ans d’amour vache, de lettres recommandées, de réconciliations. Un jour, en sortant, sur une jolie camionnette bleue, mon nom : Jean Sur, faux plafonds. Nous sommes deux Jean Sur, semble-t-il, à cette agence. L’un vend des faux plafonds, l’autre aligne des mots. Pareil ?
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En gros, j’aime plutôt les gens. Sauf ceux qui prétendent mener les autres au bonheur, résoudre leurs problèmes, se dévouer pour eux, etc. Mon oreille reste fine : ceux-là chantent faux. Les couinements féroces de Sœur Emmanuelle. Pourtant, mieux encore que la dame aux insectes, elle s’occupe des infortunés. Navré. Je suis devenu philanthropophobe.
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Décembre. Entre le Téléthon et la dinde, la crasse. Que peut bricoler Noël là-dedans ? Pourvu que le petit Jésus n’oublie pas son balai ! J’ai intérêt à dire ça tout de suite. Dans quelques années, quand il y aura un Ministère du Langage et des Relations Modernes, ça me coûtera cher.
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Pour être cultivée, elle l’était, la dame, et aimait à le faire savoir. Nippée classe avec ça ; et la bonne cinquantaine tout ce qu’il y a de plus agréable. Avais-je eu tort de penser que le grand institut de formation où elle me recevait était une réserve d’abrutis ? Trois heures avec elle, et j’étais allé de surprise en surprise. Misérable parano, j’ouvrais enfin les yeux sur ma mauvaise foi. J’accueillis presque avec honte sa proposition de collaboration. Puis je pris congé, osant à peine la regarder. Elle me rappela. Elle avait oublié, fit-elle avec un sourire un peu forcé, une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, et puis, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna avec pudeur. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil. Elle travaillait au sommet du building, comme l’exigeait sa fonction. J’eus le temps de déguster, étage après étage, tout ce que les méchancetés que je venais de lui adresser m’avaient fait perdre : de l’argent, une idée rassurante de moi-même, quelques voyages, de bonnes conversations bien culturelles et, pourquoi pas ? le charme que quelques rides ajoutaient à son visage.
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L’ouvrier a monté tout seul l’énorme ballon à eau chaude. Il l’a déballé soigneusement, puis a lâché un juron discret. Un ballon vertical, quand il le fallait horizontal ! Il a téléphoné à son collègue, qui a appelé le fournisseur. Le collègue a rappelé. Qu’avait dit le fournisseur ? Ceci : « Il n’a pas bousillé le carton, au moins ? » Sisyphe a redescendu le ballon sur son dos, s’imaginant toujours heureux.
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Qu’est-ce qu’il lui prend ce soir ? Son kiosque est ouvert et éclairé, mais il en a barré l’accès par un demi-cercle de présentoirs. Il est là ? Il n’est pas là ? Si ! Sa tête vient de sortir des journaux, là, à droite ! Disparue. Non, la revoici ! Ce qu’il fait ? Sa prière, naturellement. « Ça dure longtemps ? » me demande une cliente avec un peu d’inquiétude et pas mal de respect.
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André Glucksmann et Edgar Morin, chacun à sa manière, pensent que la solution de nos maux est dans l’amour. Difficile de les contredire. À cela près que sonner l’amour pour arranger les choses, ce n’est pas correct. L’amour n’est pas là pour faire le ménage. Ce n’est pas une solution, c’est une irruption. Il ne se préconise pas, il se reconnaît. Il n’est pas à notre disposition, c’est nous qui sommes à la sienne. J’imagine le crêpage de chignons si on convoquait un colloque Amour et désordre mondial ! Pour tout avouer, j’attends davantage, pour le progrès de la vie publique, d’un loyal « Je vous emmerde » que d’un inquiétant « Je vous aime ».
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Ce retraité prépare un CV et une lettre de motivation pour solliciter un poste de bénévole dans une association. Eh ! oui ! En écoutant les travailleurs, je le pressentais. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas le fond du problème. Ce que presque tout le monde demande à la société, c’est une occasion de soumission. Si on ne veut pas le comprendre, en avant pour la mauvaise foi, les discutailleries avec le Baron, etc.
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En France, pour les immigrés, une seule solution : l’intégration critique. L’expression est d’ailleurs pléonastique : comment s’intégrer autrement à la culture française puisque, sauf erreur, elle est critique ?
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De ses deux mains, elle tente rageusement d’enfoncer dans la boîte à lettres une enveloppe épaisse et flasque qu’elle tord et martyrise. Je lui suggère de la déposer au guichet. Hurlement. « Le facteur n’a qu’à mieux faire son travail ! » Le temps que j’interprète ce sibyllin courroux, elle a disparu. Je reste avec ma petite lettre ordinaire que je ne sais comment fourrer dans la boîte sans que le monstre mou de la folie ne la digère.
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Je suis atterré par la morgue des apparatchiks de la modernité vertueuse. Quand un professeur va glaner chez Voltaire, chez Diderot, chez Rousseau, quelques phrases sur les femmes qui ne correspondent pas aux conceptions de notre époque, quand il s’en étrangle d’indignation au point qu’on craint qu’il ne procède, séance tenante, à l’expulsion d’une bonne moitié des locataires du Panthéon, qui est-il ? Un intégriste, un intégriste en tout point semblable à ceux de là-bas ou d’ici. Comme eux, au bénéfice d’une passion simpliste, il nie la dimension historique de la pensée. Comme eux, il refuse toute mise en perspective. Comme eux, il colle au littéral mais, lui, d’une manière étrangement rétroactive. Les intégristes habituels refusent le présent au nom du passé. L’intégriste de la modernité, plus ambitieux, s’en prend au passé au nom du présent comme si, ayant atteint le sommet de la connaissance, il pouvait avoir de l’Histoire une vision à la fois panoramique et synchronique. L’avantage de la position sublime où il se juche, c’est qu’on n’y court pas le moindre risque. Perché sur la bonne branche, les bras tendrement serrés autour du cou de la grosse bête qui l’allaite, il peut paisiblement parler progrès, qu’il confond peut-être parfois avec avancement. Que répond l’inquisiteur quand on lui pose une question sur le siècle numéro 21 ? Qu’il ne lui appartient pas de porter des jugements de valeur. Magnifique ! Vraiment, il n’y a rien à dire sur le siècle numéro 21 ? Allons, c’est moins fatigant de tomber à bras raccourcis sur le pauvre Jean-Jacques, quitte à aggraver sa manie de la persécution ! Jacques Berque me parlait, en confidence, des liens étroits de certains orientalistes de jadis avec ce qu’on appelait alors le Renseignement. Inventera-t-on des contrôleurs des vertus passées qui réuniraient les compétences des indics, des policiers et des procureurs ? Que pensent les étudiants de tout cela ? Ont-ils encore le temps de penser quelque chose ? Leur a-t-on parlé, au moins, de l’horrible époque du fluide glacial et des boules puantes ?
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Vous voulez faire un parcours sans fautes ? Demandez aux fourmis.
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Comment Big Brother appelle-t-il ce repérage par l’œil auquel son sens élevé de la fraternité va lui faire un devoir de nous soumettre ? L’empreinte crétinienne ?
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L’éducation et la formation bourgeoises, quand aucun accident ne les détourne de leur destin ordinaire et qu’elles conduisent, comme prévu, à la flagornerie ou au mépris et, en tout cas, à l’obsession des postes, exposent la personnalité à un sinistre auquel il est rare qu’elle réchappe. Les sentiments habituels, chassés à la périphérie, centrifugés par le tourbillon d’angoisse narcissique de la vanité et de l’ambition, n’existent bientôt plus qu’à l’état de bribes, de paillettes, d’éclats – au sens où l’on parle d’éclats de chocolat – ou demeurent en suspension, comme la pulpe d’orange dans le jus. Le maelström central, machine à ne rien faire, organise tout, contrôle tout, commande tout. La vraie difficulté du bourgeois réussi est de s’accommoder d’une si exigeante passion, de tâcher d’en masquer, autant qu’il est possible, l’encombrante, et parfois obscène, vacuité. Tel est le rôle de l’idéalisme : mettre des mots sur rien. Je ne connais pas de grand bourgeois qui, le plus sincèrement du monde, ne soit persuadé d’avoir donné un sens à sa vie. Longtemps, fasciné par le pouvoir d’aspiration de cette rhétorique anxieuse, j’ai cru qu’elle cachait quelque chose en son fond. Elle ne cache rien. D’ailleurs, elle n’a pas de fond. Je passais à portée : par habitude, la pieuvre lançait un bras.
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Parfois, au centre, il y a un feu. Alors, on n’est plus en territoire bourgeois. Constamment alimenté par l’intelligence et l’action, comme chez Jacques Berque. Fantasque, imprévisible, dangereux, comme chez Maurice Clavel. Lumineux et serein, comme chez Stanislas Fumet. Et tant d’autres, feux de brindilles, feux de fortes bûches, feux d’un instant, feux de toute une vie. Ils me manquent, ces feux. Je vois bien ce que peuvent penser les jeunes. Qu’il y avait quand même un peu de théâtre là-dedans. Juste. Il arrivait à quelques pétards de vanité périphérique d’éclater. À la différence des bourgeois, elle se tenait autour, la vanité, pas au centre. Mais la vérité de ces feux se lisait dans les étincelles qui en jaillissaient et qui, si brillantes qu’elles fussent, ne parlaient jamais que du simple. À Asquins, près de Vézelay, on lit, sur la tombe de Clavel, qui était le plus remuant, le plus tourmenté, le plus fou, le verset de saint Matthieu dans lequel le Christ remercie le Père d’avoir révélé ces choses non pas aux puissants ni aux riches, mais aux petits et aux pauvres.
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Il est avec nous, le feu. Je n’en ai pas la preuve. Je le crois, je fais l’acte de le croire. Rien n’est plus raisonnable, ni plus désirable. Après tout, s’il se fait si discret, c’est peut-être pour que nous le cherchions mieux. Dans un très bel article de 1992, Bertrand Poirot-Delpech soutient que Clavel « aura illustré l’extinction d’une croyance trois fois millénaire dans la tirade qui tue et qui sauve, dans la formule qui fait bouger âmes et événements ». Rien ne se joue plus en fortissimo, c’est vrai, mais d’autres harmonies se préparent. Et d’autres dangers. Si j’avais un conseil à donner aux jeunes, je leur dirais de prendre garde à la conception, typiquement bourgeoise, du monde comme chantier, du monde comme terrain. Quand ils s’évertuent à couper les bras innombrables au fur et à mesure que la pieuvre les jette dans l’actualité, la bête sent que, malgré eux, ils lui rendent hommage ; et l’angoisse, en secret, leur confirme qu’elle a raison. « Venez à mon chantier, dit le monstre, vous y êtes les bienvenus ! Critiquez, attaquez, mordez : tout cela est caresse pour moi. Le terrain, comprenez-vous, vous êtes sur mon terrain. Je n’y risque rien. Tout s’y transforme en moi, même votre générosité. Une seule chose me blesserait à mort : qu’il y ait de l’ailleurs, que vous soyez ailleurs, que vous soyez d’ailleurs. »
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Ailleurs ? Quel ailleurs ? Celui qui est en nous tout simplement ! Celui dont nous faisons constamment l’expérience. De quoi d’autre pourrions-nous sérieusement parler ? Si Dieu existe, où nous rejoint-il, sinon en nous-mêmes ?
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RFI. Les gamins des banlieues expliquent qu’ils veulent se donner une meilleure image. Mais leur passif est si lourd qu’ils ne sont pas certains de réussir à l’imposer. Il n’est pas vrai qu’ils ne soient que des racailles : eux aussi, ils en sont persuadés, peuvent réussir. Voilà. Les psychomachins, les sociotrucs et les dévoués en tout genre ont réussi : les quartiers parlent comme le business. La modernité a eu leur peau. Le rap, c’est râpé. Imposer une nouvelle image, prouver la valeur par la réussite : message reçu. Contre-épreuve : inversons le jeu. Les bandes rivales des téléphones mobiles s’affrontent maintenant en plein jour. Bilan des violences : des milliers de salariés menacés de chômage. Une zone de non-droit s’est installée dans les affaires. Les responsables politiques n’osent plus y mettre les pieds. Une mission a été envoyée à New York pour étudier les méthodes mises en œuvre par les spécialistes américains.
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Si j’étais responsable politique, ou patron, et que mon pouvoir fût menacé, je n’aurais qu’un mot à la bouche : le concret. Premier avantage, mes interlocuteurs viendraient nécessairement se prendre dans mes filets. Le concret est toujours affaire de moyens, et c’est le pouvoir qui dispose des moyens. Je pourrais donc, du même coup, leur montrer à quel point je suis attentif à leurs préoccupations et leur assener des leçons de réalisme qui trouveraient nécessairement des complicités dans leur culpabilité. Deuxième avantage, en les collant au désir immédiat et au matériel par la glu du concret, je renforcerais en eux l’idée de la primauté absolue de ces catégories ; je les débarrasserais ainsi de leurs scrupules et chasserais de leur crâne toute tentation de critiquer les principes qui m’assurent la prépondérance. Tout cela est évident ; quiconque a observé plus d’un quart d’heure le fonctionnement d’un groupe humain l’a compris. Je trouve donc naturel que les dirigeants et les patrons en tout genre jouent le concret gagnant. Je reste par contre fortement étonné de voir leurs opposants politiques, associatifs, syndicaux entrer comme des moutons dans la bergerie de cette problématique. Rien ne permet de les croire franchement plus sots que la moyenne. Alors, l’intention de tromper ? Leurs avocats plaideront qu’incapables de s’arracher aux jeux de miroirs de la représentation, il leur reste à traîner leurs rêves dans les satisfactions fades de la négociation et les petites gâteries mondaines qui les pimentent.
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Le cerveau humain n’est pas un ordinateur. Un livre récent de Gérard Pommier nous délivre de l’absurde comparaison qui nourrit les analyses cognitivistes et comportementalistes. À ses explications savantes, je veux, revenant sur un thème déjà abordé ici, joindre l’annexe de mon témoignage. Le cerveau humain n’est pas un ordinateur mais il y a des raisons puissantes, au pays des Lumières, pour faire croire aux salariés des entreprises qu’il en est un, et des plus sommaires. Je ne souhaite pas imiter le docteur Knock qui s’exaltait en songeant qu’à l’instant où il parlait, des milliers de thermomètres brandis par des milliers de malades s’apprêtaient à rendre leur verdict. Pourtant, à l’heure où j’écris, d’un bout à l’autre de la France, des gens qui n’ont pas eu la possibilité d’étudier, ou qu’on a dressés à se fier aux beaux parleurs, s’imaginent sonder les reins et les cœurs quand un sansonnet surpayé découvre à leurs yeux éblouis ce qu’il appelle pompeusement la Théorie de la communication. L’émetteur, le récepteur, le message : voilà, plus ou moins savamment déclinée, toute la science de ce bel oiseau. J’accepte qu’on ironise sur la bénignité de mes indignations. À cela près que, si le lien entre les humains est le message, le monde est une boutique ; et la solitude, notre indépassable destin. Nous ne nous rencontrons plus ni dans les bases ni sur les sommets : nous vivons dans la prison du technico-commercial. La culture, la morale, l’éthique, l’idée du bonheur ? Des aérosols pour en renouveler l’atmosphère dans l’intérêt de la productivité. En un mot, le monde est une entreprise et l’entreprise, c’est le monde. Voilà trente ans que les salariés du privé et du public sont délibérément intoxiqués par cette saloperie. Y croient-ils vraiment ? Ils voient bien que l’humanité ne fonctionne pas ainsi. Ils font semblant. Mais c’est cela qu’on veut d’eux : qu’ils fassent semblant. Leur quant-à-soi ne gêne personne : la seule chose qui importe, c’est que leur quant-à-nous se taise.
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Des veaux, disait De Gaulle. Des cons, renchérit, paraît-il, son successeur. Je veux bien. La réaction de tant de mes concitoyens à l’égard de la Turquie ne me pousse pas à une énorme indulgence. Je ne ferai pas le bégueule pour une épithète un peu hard. À une condition. Si l’on pense que les gens sont des veaux ou des cons, on ne peut pas les laisser empoisonner par la clique managériale et sa claque médiatique. On me répondra que, là-dessus, le pouvoir n’a pas de pouvoir. Objection refusée. Un responsable peut toujours parler. Un responsable, même politiquement et juridiquement désarmé, peut toujours favoriser l’éclosion du quant-à-nous. Son quant-à-soi, en tout cas, ne produit pas de meilleurs effets que celui des veaux, ni des cons.
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Je feuillette une suite d’interviews récemment menées auprès de jeunes adultes. Jusqu’au mariage, on s’amuse ; après, place aux choses sérieuses : ce refrain m’horrifiait déjà il y a cinquante ans. Sont-ils sincères ? Pensent-ils convenable de parler ainsi ? Tout ça a un goût de salle de séjour trop briquée, de vaisselle du dimanche, de confidences sur la bagnole. Quel ennui ! Sinistre, cette idée fonctionnelle du plaisir ! Et l’amour, pour se ranger ! Voir plus haut : Picasso et le magasinier, Glucksmann, Morin. Je sais bien que beaucoup de gens vivent ainsi, pas plus mal que d’autres. Je ne veux pas faire le méchant. J’ai toujours été secrètement ému par ces vies patiemment composées. Je les fustige volontiers, mais je garde une réelle tendresse pour elles. La vaisselle du dimanche, au fond, ne me déplaît pas du tout. Le problème, c’est qu’à l’instant précis où s’exerce cette tendresse, elle agit, bien involontairement, comme un révélateur : ce qu’elle fait sourdre dans les gens de nostalgie, d’insatisfaction, de résignation m’est insupportable. Je ne m’en prends pas à la salle de séjour, à la bagnole, aux pots de fleurs. Ça ou autre chose ! Bibliothèques, tavernes, bordels, églises, tout est salle de séjour ! Je m’en prends à l’idée qu’il existerait, sur cette terre, des lieux où, tant bien que mal, on pourrait se donner le droit de vivre sans vivre.
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J’aime flirter avec les textes, ouvrir un livre au hasard, passer à un autre, écrire trois mots, touiller le tout dans l’imaginaire. Imbécile que je suis, je me le reproche, et m’applique encore à lire de la première à la dernière ligne ! Rassure-toi, petit ! Les vers ne te mettront pas de notes !
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L’émulation, c’est quand nous cherchons ensemble à faire mieux ce que nous faisons. C’est un sentiment noble, tourné vers l’intérêt général. Son ressort est l’amitié : pour ceux avec qui l’on travaille, pour ceux pour qui l’on travaille. La compétition, c’est quand nous voulons la peau de l’autre parce que la violence nous habite. Quels que soient les prétextes qu’elle mette en avant, elle est ignoble. Il n’est pas vrai qu’elle soit inscrite dans la nature des choses : seulement dans la logique de la veulerie. Mais, heureusement, la vie, c’est toujours la cour de récréation : que l’un d’entre nous dise « Je ne joue plus », voici les autres obligés de se poser des questions. Le petit jeu misérable et obsessionnel de la modernité ou le jeu immense et trouble de la vie : pensez ce que vous voulez de ce que vous voulez, voilà la question qui vous est posée aujourd’hui et qui vous sera posée demain. Personne n’a la solution pour personne. Silence, mystère, confiance, amitié.
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« La vie n’est pas un bouquet de conséquences », disait Léon-Paul Fargue. Abrutis par l’obligation d’afficher notre image, rendus fous par le devoir universel d’expliquer, nous finissons par devenir nos propres avocats, nos propres représentants. Tel est le fond de la logique de guerre : personne ne parle plus à personne. Nous nous hérissons d’arguments ; ce sont nos armes à feu. Notre peur de nous-mêmes nous lance inconsidérément sur l’autoroute de la causalité. Mauvaise défense. Pour se décoller de la société mécanique, il faut se décoller de soi. Suspendre son jugement. Prendre le temps de se promener dans ses rêves. Refuser la tyrannie du dialogue. Ne jamais se croire obligé de répondre. Face à l’agressivité, et à la peur qui la provoque, le raisonnement à quia : parce que, un point c’est tout. Pratiquer l’ignorance créatrice. N’accepter que les rôles cuisinés maison. Ne jamais se justifier, surtout à ses propres yeux. Ne pas résister au simple, qui n’est jamais le proclamé, ni au complexe, qui n’est jamais le compliqué.
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Curieux. Après avoir écrit ces lignes, je retrouve le sentiment de désolation qui m’assiégeait à la fin de chaque session. « Qu’est-ce que j’ai encore raconté ? Je ne peux donc pas me taire ? Je me prends pour qui, pour quoi ? Va te cacher. Va délirer un peu. Insupportable d’être ainsi reconduit à soi-même. C’est la dernière fois que je me livre comme ça. Je ferais mieux de m’occuper de ma pagaille. Désormais, je ferai technique, je ferai détaché. Tout ça se paye trop cher en orgueil égratigné, en désillusion. L’atterrissage est trop dur. L’image, je le jure, je jouerai l’image. » La prochaine fois sera comme celle-ci : ce n’est pas à moi que j’aurai affaire, mais aux autres. Et la folie de les rejoindre me reprendra. Tant pis. Arrivera ce qui arrivera. Va où tu veux, meurs où tu dois.

(18 décembre 2004)