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Management : éradication immédiate

En quelques jours, l’annonce de vingt-huit suicides en quatre mois dans la Police et les comptes rendus terrifiants du procès de France Telecom. S’ajoutant au reste. On a le droit de se taire. On a le droit de parler. On n’a pas le droit de raconter des histoires. Il y a trois manières principales de se moquer du monde. La première consiste à chercher et trouver des boucs émissaires en espérant que l’horreur se noiera dans leur véhémente désignation. S’il y a des responsabilités personnelles, à la Justice de les établir mais, si lourdes qu’elles soient, elles s’appuient sur la constante complicité des pouvoirs et des supposées élites politiques et économiques avec ce monument de bassesse et d’hypocrite violence que constituent l’idéologie et les pratiques du management. La deuxième manière de tricher, plus grossière mais non moins perverse, consiste à en appeler pitoyablement aux valeurs et, par exemple, à exhorter les entreprises à se montrer plus « humaines » : les bons apôtres qui s’en tiennent à ces pieusetés sont généralement agrégés de double langage et docteurs en ambiguïté. La troisième fumisterie, c’est d’imaginer que ces questions se résoudront « autour d’une table » par trois rencontres entre patrons et syndicats, et deux signatures au bas d’un papier.

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Telecom, la Police, Renault-Guyancourt, etc. Pour avoir assisté, dans de très nombreuses entreprises, aux transformations du monde du travail survenues au début des années quatre-vingt, pour avoir alors exercé mes activités de formateur avec le souci principal de comprendre les lourdes conséquences de ces bouleversements sur les travailleurs, pour avoir proposé les remèdes qu’il conviendrait de leur opposer, je porte sans hésitation le diagnostic suivant : intoxication au management. Je répète : intoxication au management. Je ne dis pas : intoxication au mauvais management. Ceux qui me trouveront excessif et me réciteront la fable du bon et du mauvais management valideront plus ou moins consciemment une escroquerie linguistique. En France, à la fin des années soixante-dix, le mot management a désigné cet ensemble de pratiques et de prescriptions venues principalement des États-Unis et du Japon dont Jean-Pierre Le Goff, une fois pour toutes, a établi le caractère idéologique. Puis, snobisme de cadres sup aidant, il est devenu un synonyme de direction, ou d’organisation, ou d’administration. Il faut donc mettre les points sur les i. On peut parler d’une bonne direction, d’une bonne organisation, d’une bonne administration. On ne peut jamais parler d’un bon management. Sauf si l’on se tient pour un manager, et qu’on manipule comme on éternue. Le management est intrinsèquement pervers. 1

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Management. Comment ce mot et cette chose ont pu être tatoués ensemble, au début des années quatre-vingt, dans l’esprit des travailleurs, cela n’est concevable que si l’on se représente l’écart vertigineux qui s’est creusé entre les illusions qu’a suscitées la technique et la réalité qu’elle a sécrétée, dont nous commençons à voir partout, et d’abord dans l’impitoyable verdict du climat, le caractère lourdement démentiel. Le management est une exploitation vicieuse de l’angoisse et, surtout, de la peur de l’angoisse. Il suggère à ses victimes, en les entraînant dans des aventures entièrement illusoires, qu’elles sont incapables d’affronter leur destin et de vivre leur vie singulière. Le management est une dénégation dramatiquement puérile du tragique, c’est-à-dire de l’existence elle-même. Le management est mensonger par nature, d’où son activité polymorphe, d’où sa capacité de chanter les airs les plus contradictoires. Le management est une machine à aliéner. Il brouille les consciences comme le cuisinier les œufs : il les casse, il les vide, il les mélange. Le management est une discipline servile. Le management est une activité nuisible.

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Le fonds de commerce du management : ruiner l’individu en faisant partir en fumée son passé et en rabattant son avenir, comme une enveloppe qu’on ferme, sur l’instant présent. Ainsi le passé ne laisse pour tout héritage, et l’avenir pour toute promesse, que la rage folle de n’être rien et l’illusion grotesque qu’un activisme mécanique peut faire de ce rien quelque chose. Mais rien, même saupoudré de grands mots, n’est jamais autre chose que rien. Mieux vaut, pour s’en apercevoir, ne pas attendre qu’il soit trop tard.

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Le manager idéal ressemble à un vieux gamin refoulé. L’entreprise est sa mauvaise mère, elle le gâte. Sous sa protection, il joue aux petits soldats, sans danger, avec les vies des autres. Ce qu’il sait, ce qui l’obsède, ce qu’il n’ose pas avouer, le pauvre, c’est que sa première victime, c’est lui.

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Le meilleur des hommes et la meilleure des femmes, quand ils mettent en œuvre dans leur secteur d’autorité les méthodes du management, nuisent plus sûrement à leurs subordonnés et à la vie sociale tout entière que les pesticides à la nature.

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“Le travail donne sens”, dit Daniel Cohn-Bendit. Non, non et non. Le sens désigne le travail.

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Sur chaque lieu de travail, mettre en place une cellule anti-management, une c. a. m. Pour y faire quoi ? 1. Se parler. 2. Parler ensemble des autres. 3. Parler ensemble du monde. 4. Faire sentir qu’on n’acceptera plus n’importe quoi.

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« La police et la gendarmerie ne sont pas malades du suicide » se rassure le ministre de l’Intérieur. La dénégation vaut aveu. Les « responsables » de France Telecom voyaient dans les suicides des salariés une addition de drames personnels. Profondément déconcertés hors des mondanités, énarques et polytechniciens ne savent plus raconter, devant le drame, que des histoires de trains qui arrivent à l’heure ou de verres à moitié pleins. Ils sont aussi paumés que les autres, et de cela, s’ils pouvaient seulement l’admettre, seuls des imbéciles les blâmeraient.

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J’admire que le ministre considère que, dans la police, « on n’est peut-être pas assez vigilant à la façon dont on vit avec son collègue ». En somme, la faute aux copains si on déprime ou si on se suicide ! Jusque dans cette circonstance, la machine managériale à diviser fonctionne cinq sur cinq. Et, après avoir divisé dans la réalité, elle tâche, comme d’habitude, de rassembler dans le délire en proclamant que la police est une famille ! Mais naturellement ! La gendarmerie aussi, n’est-ce pas, et toutes les entreprises, bien sûr, et les administrations, cela va sans dire ! Des familles ! De belles familles ! De grandes familles !

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Deloitte et Accenture ne sont pas des comiques troupiers mais « deux géants du conseil » dit Le Monde. Ils ont inventé un truc épatant, l’évaluation à 360°. Fini l’entretien d’évaluation de papa. Beaucoup trop mesquin. Désormais, tout le monde évalue tout le monde. De l’instant où l’on arrive au boulot à celui où l’on en sort, toute personne qu’on rencontre, dans un bureau ou à la cantine, dans les couloirs ou dans les toilettes, devient un juge et un suspect. Admirables Deloitte et Accenture ! Offrons-leur vite deux trottinettes jumelles ! Naturellement, avec un peu de retard, le chewing-gum est arrivé en France où une cadresse supérieure d’une entreprise de fourniture industrielle a tout de suite compris l’intérêt de la chose : « Ce qui se passe entre deux personnes, dit-elle, reste subjectif. C’est mieux que d’autres donnent leur point de vue. » C’est vrai, c’est vrai. À plusieurs, on fait plus attention à ce qu’on raconte, on se lâche moins. On ne dit que ce que tout le monde est payé pour dire. On engage, en somme, un processus d’intelligence collective tout à fait positif pour les intérêts de l’entreprise.

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Ce « Suicidez-vous » que des excités lancent aux forces de l’ordre, je ne l’aurais pas pris mieux que les fonctionnaires. Révoltant. Mais il faut se méfier des injures, elles cachent parfois bien des choses. « Suicidez-vous », ce n’est pas « On va vous faire la peau ». C’est à la fois plus et moins. Moins parce que ce n’est pas une menace. Plus, parce que cette allusion à ce que vivent les policiers est particulièrement cruelle. Et c’est cela qui m’intrigue. Sous l’injure, je sens comme une demande, un espoir de connivence. Comme si ceux qui crient ce « suicidez-vous » avaient peur pour eux-mêmes, peur de se suicider eux aussi, comme s’ils s’identifiaient, malgré eux, malgré leur haine, aux disparus. Comme s’ils se sentaient pris dans le même péril impossible à nommer. Peur d’être suicidés par le monde. Comme si, au beau milieu de la fureur, il y avait comme une esquisse de reconnaissance, comme la conscience infiniment lointaine, mais non pas absente, d’une solidarité de destin :

Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens

13 mai 2019

Notes:

  1. Au fronton du site de Baptiste Rappin, Bernanos est cité deux fois. « Le Bon Dieu ne m’a pas mis une plume entre les mains pour rigoler », tel est le constat exigeant qui s’impose et donne sens à son travail. Mais le nom même de ce site – les plus jeunes lecteurs s’en apercevront-ils ? – est une allusion à Bernanos. Donnons-leur un indice. Sous le soleil du management reprend, à un mot près – le dernier – le titre de l’un de ses plus beaux romans. Je ne doute pas de leur stupéfaction quand ils auront trouvé. Qu’ils sachent alors que cette comparaison, je l’approuve et la confirme. Je ne me la suis jamais formulée aussi clairement mais quand j’ai vu à quel enfermement, à quelle détresse l’idéologie et les pratiques du management condamnaient tous ceux, puissants ou non, qui s’y trouvaient soumis, c’est autour de ce mot-là, de ce nom-là, et de nul autre, que mon indignation et ma rage tournaient. Qu’ils entrent donc vaillamment, et avec confiance, dans ce site. D’autres surprises, très heureuses celles-là, les y attendent.

Guyancourt

LE MARCHÉ XXX

Guyancourt. Guyancourt et ailleurs. Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence de difficultés repérables et repérées. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. La preuve en est qu’il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents ; que les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé ; que les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure ; que certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut même tuer. Le titre du film récent dit tout : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Il faudra très peu de temps pour que les mêmes causes produisent, presque mécaniquement, les mêmes effets dans les pays où les délocalisations vont porter les mêmes principes.
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Le malheur dont est responsable le travail moderne est spécifique. Il doit très peu – de moins en moins – aux circonstances particulières de tel pays, de telle inspiration politique, de telle entreprise. Aucune révolution n’en triomphera. Aucun appel à l’humanisme ne le conjurera. Il résulte d’une folie qui se donne l’allure d’une rationalité imparable ; mais un fou, disait Chestov, a tout perdu, sauf la raison. Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Ce n’est pas l’arbre qui s’abat sur le bûcheron. Ni la lourde chaîne qui rompt et la pièce de métal qui écrase l’ouvrier. Ni l’imprévisible circonstance qui fait soudain une tragédie d’un geste mille fois répété. Ni les produits sournois qui ruinent la santé de ceux qui les manipulent. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui tisse ce malheur. Ni le stress, ce mot poubelle chargé de tout ce qu’on ne veut pas dire. Ce n’est pas non plus la mauvaise volonté des salariés qui est responsable de leurs souffrances. Ni le regard critique qu’on porte sur l’entreprise. Ni le pessimisme que les nantis ont coutume de reprocher aux faibles et aux opprimés. Faussaires de la joie de vivre, négationnistes du désarroi, c’est parce qu’ils ne veulent pas que ce malheur-là soit jamais guéri que ces coucous sortent périodiquement de leur boîte pour un numéro de satisfaction gueularde où ils sont les seuls à voir de l’optimisme.
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Les travailleurs luttent pour les salaires, l’emploi, les conditions de travail. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans une entreprise ou avoir décidé de se désintéresser de ses contemporains pour ne pas les y encourager. Mais l’élan des luttes, pour autant qu’il existe encore, ne doit pas cacher une dure vérité. Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance et de la tolérance, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et nous y brûlerons tous. Et toutes. Car l’enfer, c’est la séparation, et l’entreprise la mieux gérée du monde, la plus respectueuse de ceci, de cela et tralala, est aujourd’hui séparée de la vie.     « Je ne dis pas cela pour démoraliser », chante Jean Ferrat.
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Dans d’autres circonstances, on s’amuserait franchement. Des négociations ont été ouvertes chez Renault entre la direction et les syndicats. Elles portent sur trois points. On formerait l’ensemble des managers à la gestion du stress. On inventerait des séances de causette pour réinjecter un peu d’humanité dans les relations de travail. Et on envisagerait de reprendre la réflexion sur un système de partage des bureaux qui permet de réduire les frais. Sur un plateau de la balance, vous posez ces trois fariboles. Sur l’autre, la pensée des morts et les insomnies des vivants. Ça penche d’un côté ? Faites la tare avec l’aveuglement du patronat et la myopie des syndicats. Ni les uns ni les autres n’ont senti que le remède et le mal n’étaient pas du même ordre.
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Surveiller et punir, tout le monde a lu ce livre. Rappelez-vous les commentaires de Michel Foucault sur le panopticon de Jeremy Bentham, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Eux sont exposés. La vie sous la menace du regard de l’autre. Ou le sommeil.
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« Résister se conjugue au présent. » Cette belle affirmation de Lucie Aubrac est partout. Mais, dans cent ans, un Michel Foucault bis expliquera que Jeremy Bentham peut être cité parmi les précurseurs des méthodes managériales venues, pour l’essentiel, des États-Unis et du Japon, et qui, apparues en Europe à la fin du XXe siècle, auront largement contribué à précipiter le suivant dans le non-sens. Cette révélation scandalisera infiniment les intellectuels et les journalistes de l’époque, s’il en reste. Ils multiplieront les témoignages d’indignation et regretteront in petto que la fermeté de leurs convictions démocratiques les empêche de précipiter dans un cul-de-basse-fosse tel confrère dont le soutien leur paraît trop timide. Ils éplucheront notre siècle, le radiographieront, le convoqueront au tribunal qu’ils auront tout exprès bricolé pour lui. Rivalisant d’une sainte colère, ils exigeront à qui mieux mieux mémoire et repentance. Presque personne ne voudra remarquer que cette gigantesque activité justicière ne leur laisse plus une seconde pour se pencher sur leur temps. C’est pourquoi, au début du XXIIIe siècle, un Michel Foucault ter
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Un amateur, ce Jeremy, dira-t-on, mais il a donné à penser aux managers. Eux ont fait avancer le système. Plus besoin de prison, de murailles, de surveillants. Même plus besoin d’entreprise. Le télétravail a réduit les frais et limité les échanges. Avant qu’il ne soit complètement mis en place, ils avaient trouvé un truc décisif : l’individualisation des objectifs. Une merveille, cette horreur. Le gars s’enfermait tout seul. Il était à lui-même sa prison et son surveillant. Il coexistait avec ce qui le menaçait. Mieux : il l’inventait. Victime et bourreau. Le bracelet électronique cérébral. Il plaçait lui-même la barre au-dessus de la hauteur qu’il savait pouvoir sauter ; de cette façon, il devenait son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand il jouait avec les allumettes. C’était fait. Il s’en prenait à lui-même. Il était bouclé dans son âme, et il le savait. Il traînait ce secret dans les réunions électorales, au lit, à l’église, au tiercé. Trapus, les mecs qui avaient inventé ça. De sacrés fumiers ! Notez, la clef du système restait dans la poche du prisonnier : un « je t’emmerde » bien placé et tout pétait. Mais c’était ne plus bouffer : mauvais pour la santé. C’était surtout le grand air, le grand froid, la grande peur, la liberté non aménagée. Brrr ! Mieux valait prendre la pose. Ils la prenaient tous. Par exemple, ils se racontaient, via la trouille moralisée, qu’ils faisaient le bonheur de leurs enfants. Ou, via la trouille domestiquée, qu’ils allaient devenir les rois du monde. Ou, via la trouille marxisée, que tout cela était une partie de qui perd gagne. Ou, via la trouille démocratisée, que les prochaines élections remettraient les choses d’équerre. Ou, via la trouille sanctifiée, qu’en s’écrasant devant leurs managers, ils travaillaient à la rédemption. Ou, via la trouille esthétisée, qu’ils regardaient ça de si haut qu’ils s’en foutaient, s’en foutaient, s’en foutaient.
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Voilà trente ans qu’une poignée de gens à laquelle je crois appartenir osent dire, contre le silence de droite et le mutisme de gauche, que ce système est meurtrier. Il était à craindre que ce ne fût pas une formule. Guyancourt est un fait central. Pas un fait central : le fait central. Le fait central de notre prétendue civilisation : le système de travail sur lequel elle repose tue. Le système de travail si virilement mis en place par les patrons, si courtoisement combattu par les syndicats, si poliment accepté par les citoyens, les travailleurs, les consommateurs et les téléspectateurs est un système de mort. Ne parlons donc pas d’autre chose.
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Trêve de gentillesse. Le gel des bureaux partagés, les laïus pour réhumaniser l’entreprise, la gestion du stress, tout cela ne porte qu’un nom : la honte. Va-t-on demander aux instituts qui ont installé les procédures qui tuent de mettre en place celles qui vont soigner les survivants ? Je ne voudrais pas me trouver à la table où patrons et syndicalistes discutent. Vraiment je ne jetterais pas la pierre à ceux qui, sans un mot, se lèveraient et quitteraient les lieux. Il faut du courage, quand tout le monde mâchonne les mêmes bobards, pour ne pas faire semblant et avouer qu’on n’y peut rien. Même si on est sûr que la dînette des intérêts lourdingues et l’exaltation masturbatoire de la compétition économique ne peuvent pas faire un avenir.
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Devant tant d’injustice, les gens de la direction pleurnichent. On les « stigmatise », eux qui ont mis si gentiment au boulot des psychologues tout ce qu’il y a de sympa pour enquêter sur le stress ! Les malheureux. Ils sont là depuis cinq ans, dix ans, vingt ans et ils n’ont toujours rien compris au film, pas un mot, pas une image ! La déprime des autres leur fait de la peine, mais l’idée qu’ils font fausse route ne les effleure pas. Une direction ne peut pas faire fausse route. Ce qui est marqué sur du papier glacé ne peut pas faire fausse route. Les procédures validées ne peuvent pas faire fausse route. Le progrès de l’économie par l’économie pour l’économie ne peut pas faire fausse route. L’obéissance ne peut pas faire fausse route. Ce qui est bon pour la carrière ne peut pas faire fausse route. La politesse entre gens du même monde ne peut pas faire fausse route. L’esprit de l’entreprise ne peut pas faire fausse route. Les copains ne peuvent pas faire fausse route. Oh ! Les niais ! Oh ! Les ignorants, quand même ils parleraient douze langues et frissonneraient à Mozart ! Les pauvres, les pauvres gens dont la moindre circonstance peut faire si aisément, avant même qu’ils ne s’en aperçoivent, des misérables ! Ce qui tue, comment comprendraient-ils jamais que c’est ce qui réussit à l’entreprise, ce qui lui fait des bons comptes et des bons amis, ce qui la met au niveau, au sommet, à la pointe, au top ! Comment verraient-ils de quelle minutieuse, implacable, effrayante négation des êtres se paient, jour après jour, la vanité de quelques anciens bons élèves et les rots retentissants de leurs actionnaires puisque, de ces anciens bons élèves et de ces actionnaires, ils ont choisi d’être les larbins distingués ? Comment oseraient-ils s’avouer qu’on en finirait en quinze jours avec le stress et sa gestion si l’on mettait froidement à plat toutes les procédures de travail, si l’on allumait un feu de joie avec les bouquins de management où l’on cache les DVD pornos, si l’on virait une fois pour toutes, sans retour, les consultants et les instituts qui, consciemment ou non, organisent le massacre des managés ?
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J’ai vu tant de gens pleurer, tant de gens incapables d’aller au bout de la phrase imprudemment commencée. Ce poids, ce poids… Ce n’est pas qu’une entreprise soit un lieu maudit, ni les hiérarchiques toujours des bourreaux. Que pèsent-ils d’ailleurs, ces petits chefs, dans ce cyclone confus de violences anciennes et nouvelles, dans ce fascinant entassement de verrous, dans cet invraisemblable amas de silence que tentent vainement de séduire des mots fabriqués à la demande, comme des gaufres ? Des sémaphores, des pantins décorés, voilà ce qu’ils sont, les petits chefs. S’ils s’accrochent plus fort que les autres aux oripeaux du rôle, c’est qu’ils craignent de se retrouver tout nus bien plus vite.
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Ils me disaient que je détestais les entreprises. Mais non ! J’étais fasciné comme personne par ce nœud de passions, par cette fureur rentrée, par ce pathétique avortement, par cette conspiration d’apparences souffrantes, et ces mots mécaniques, et ces accords désaccordés, et ce tissu déchiré, et cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Un lieu auquel personne ne comprend rien, qui ne peut rien inspirer à personne et où il faut, l’air enjoué, faire semblant d’aimer des choses inertes comme si elles apportaient le salut. De ces bureaux propres et vides, de ces couloirs pour nulle part montent parfois les soupirs, les appels légers, les gémissements étouffés qu’on guette dans les ruines après le tremblement de terre. On l’entend, cette rumeur, on lit dans le regard de ceux qu’on croise qu’ils l’entendent aussi, puis on doute si ce n’est pas là un bruit enregistré. Si ça parlait dans une entreprise, si ça parlait vraiment, elle exploserait. La complicité de méfiance qu’elle suscite la protège.
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Stupéfiant que personne ne s’intéresse jamais à la vie énorme qu’il y a là-dedans. Une vie qui se refuse, qui se renie, qui se cache, mais une vie quand même. Je suis allé voir ce qui se disait sur le sujet à l’Assemblée nationale, il y a vingt-cinq ans, le 13 mai 1982, quand on y discutait des lois Auroux. Le ministre socialiste les présentait en personne. Pour le RPR, Philippe Séguin lui répondait. Des propos sans âge, des mots vides, les mêmes politesses qu’on continue de s’adresser, dans les réunions, entre rombières économiques. Le ministre n’hésitait pas à affirmer que « notre première richesse sont (sic) nos entreprises et les femmes et les hommes qui y travaillent. » J’ai assez commenté ici cette idiotie stalinienne. Rien à ajouter. Si vous êtes une richesse, vous êtes un esclave, point final. Un esclave contraint, on le défend, on le libère ; un esclave volontaire mérite sa chaîne, rien de plus. À la navrante approximation de la gauche, Philippe Séguin, soucieux de tenir les deux bouts de la chaîne (précisément), c’est-à-dire de ne perdre de vue ni l’humanisme ni l’efficacité économique, répondait, au nom de la pensée RPR, par une proposition paralogique, par une fausse symétrie que j’ai retrouvée cent fois dans la bouche de braves gaziers de DRH tentant de se persuader que ce qu’ils faisaient n’était pas entièrement stupide : « Pour nous, l’entreprise est à la fois un centre de production et une communauté d’hommes. » Non. L’entreprise n’est pas une communauté d’hommes. Au mieux, une collectivité obligée, subie. Et qu’elle soit un centre de production n’éclaire rien. La question est de savoir ce qui s’y fait, dans ce centre, et pourquoi, et comment, et quelle idée de l’homme s’y trimballe, et dans l’intérêt de qui.
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En trente ans, rien n’a changé. L’entreprise reste un continent ignoré. Pas inexploré pourtant. Au cinéma, L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Bien avant, la magnifique leçon de Max Pagès et ses disciples, L’emprise de l’organisation. Puis Le mythe de l’entreprise, de Jean-Pierre Le Goff. Et Souffrance en France, de Christophe Dejours. Un continent exploré, mais ignoré. On va pleurer en regardant L’emploi du temps et, le lendemain, au bureau, on manage comme si de rien n’était. Pouce ! crient les enfants qui sentent un caillou dans leur chaussure en jouant au gendarme et aux voleurs. Le travail est un gigantesque Pouce ! hurlé à la vie. On doit s’y contenter de banalités sinistres, de rengaines. Réconcilier la France avec l’entreprise, opinait à tout hasard François Mitterrand, que ces trivialités assommaient.
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La panoplie des méthodes managériales est aussi inépuisable que la rouerie et la mauvaise foi de ceux qui les mettent en œuvre. Se contenter de désigner quelques pratiques détestables revient à donner un feu vert à l’apparition de leurs sœurs jumelles, au risque de les trouver plus perverses encore. Le problème posé par ces méthodes est global. Il dépasse largement le cadre des entreprises et du monde du travail ; mais, dans ce cadre même, on ne peut comprendre de quoi il s’agit si on ne cherche pas ce qui fonde ces manipulations et explique la misère qu’elles créent.
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Paradoxe. L’utilité des entreprises n’est pas à démontrer. Pourtant les salariés, dans leur écrasante majorité, les vivent comme des lieux d’absolue fermeture et témoignent qu’en dépit de tous les dispositifs mis en place pour aérer les locaux et les esprits, l’air y est irrespirable, suffocant. Cherchant son identité dans ses performances ou dans une sorte de singularité collective, l’entreprise peut parfois susciter dans son personnel, quand tout va bien, un enthousiasme passager ou quelque fierté, pour le losange de Renault par exemple, l’un et l’autre liés à la satisfaction d’intérêts élémentaires, argent, volonté de puissance, besoin de protection. Mais cette excitation n’a rien à voir avec le sens. Le « losange dans le cœur », quel pitoyable refuge pour des gens de trente, quarante, cinquante ans ! Le losange dans le cœur, les Cœurs Vaillants : le même narcissisme de groupe, gentillet ici, cruel là. Les ados de banlieue sont bien plus adultes ! C’est que les entreprises, n’ayant plus avec la société qui les entoure que des rapports d’intérêt et de ruse, ne savent plus rien de ses rêves. Plus elles entassent les études de marché, moins elles la connaissent ; plus elles s’imaginent la dominer, plus elles s’enferment en elles-mêmes. Leur énorme naïveté est de vivre comme un triomphe cette victoire à la Pyrrhus. Privées de toute affinité de sens avec le monde où elles vivent, elles prétendent sécréter leurs propres valeurs : en fait, elles admirent leur image.
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Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent encore se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations différentes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par des intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce principe de Carlos Ghosn, que rapporte un bel article de Sonya Faure dans Libération, n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à traîner mes guêtres, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité du propos, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, va les rendre disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que ce fatras typiquement sectaire porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée, de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.
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Il a fallu beaucoup de perversité à une minorité de dirigeants et beaucoup de naïveté, d’ignorance et de lâcheté à la majorité d’entre eux pour laisser s’installer cette horreur. Un jour, un romancier montrera de quelle dégradation de la société occidentale elle aura été le signe et l’accélérateur. Égocentrisme craintif, matérialisme obtus, défaut radical d’imagination et de liberté, pathologie de l’obéissance, telles sont les belles vertus qui ont concouru au succès apparent des pratiques managériales.
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J’ai souvent eu à séjourner quelques semaines ou quelques mois de suite dans une entreprise. Sans rien y trouver de monstrueux, je ne parvenais pas, en dépit de la gentillesse de beaucoup de mes interlocuteurs, à m’y sentir à l’aise. Je me souviens du sentiment bizarre qui m’envahissait quand je quittais des bureaux installés dans une tour de La Défense et que je retrouvais le métro, la rue, les autres gens. La bizarrerie était de ne ressentir aucun changement. Comme si la « communauté » de l’entreprise ne dégageait pas plus de chaleur ni de vie que les transports en commun ou le flot des piétons pressés et nerveux. Même atmosphère dans ce temple de la technique et dans le grand hall de La Défense. Un ensemble vide, artificiellement bourré d’exigences, de chiffres, de mots. À cela près que la concentration d’angoisse y était plus forte. Un expresso à côté d’un café des Ardennes, pour reprendre les termes d’une joute dont le constant renouvellement entre ma mère et ma grand-mère paternelle scandait mon enfance.
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Dans l’entreprise, on peut fréquenter des collègues pendant dix ans ou plus sans rien deviner de leurs préoccupations. C’est que tout, par hypothèse, y est normal, que tout y va de soi, même la souffrance. Une barrière invisible – une cloison de verre ? – interdit l’accès à ce que les salariés appellent naïvement leur « vie personnelle » et qui n’est, en réalité, que la sensibilité non exprimée qui les torture. Je me sentais balourd de tenter parfois d’enfreindre la loi non écrite de cette frileuse réserve ; cette sorte de saignée mentale était pourtant nécessaire. L’entreprise est une serre à l’envers : un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; ce pacte inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Que de drames silencieux ! Des gens dont on admire et dont on envie l’équilibre, apparemment garantis pure réussite, y témoignent soudain d’une stupéfiante fragilité.
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Elle n’échappe pas aux consultants. Certains – je devrais dire et certaines : les Québécoises, je l’ai constaté à EDF, sont de première force à ce jeu-là – ont bien vu quels bénéfices on pouvait tirer de l’exploitation de ces douleurs silencieuses. Réparer le narcissisme des salariés avec le bon rire franc bien réaliste de la séduction libérée, c’est-à-dire leur faire oublier qu’ils pensent ce qu’ils pensent et différer d’autant leur éventuelle réconciliation avec eux-mêmes, faire comme si l’entreprise était une sorte de manège où de beaux brins de consultantes rient à gorge déployée et racontent au premier venu, les yeux dans les yeux, qu’il est un capitaine d’industrie, personne ne semble trouver cela un peu court, ni les vendeurs ni les acheteurs. On dira qu’à terme, une telle attitude est condamnée. Soit, mais à terme, encore une fois, ne figure pas au lexique managérial. Tout et tout de suite. C’est pourquoi l’exaltation grossière du narcissisme reste la plus efficace des manipulations managériales. À EDF, il s’agissait de persuader les gentils agents, pourtant pris dans un entrelacs de contraintes, que chacun d’eux constituait une petite entreprise personnelle (une PEP) d’où il tirerait son bénéfice individuel net (le BIN). Des âneries de cette altitude ne doivent pas être passées trop vite par pertes et profits. Il en est de même dans tous les totalitarismes : ces braves grosses blagues colportées dans une population qu’on méprise cachent un invraisemblable délire d’orgueil. D’un côté, la PEP et le BIN : fumisteries pour le populo. De l’autre, ce stupéfiant quatrain que je découvrais avec terreur dans un livre d’un maître-coacheur, Vincent Lenhardt :

Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un “homme nouveau”.
Au cœur de l'”homme nouveau”, l'”Esprit Divin”…

Le management vit de séduction, grossière le plus souvent, parfois alambiquée. Mais l’essence de toute séduction, c’est la prise de pouvoir. Quand les managers débitent leurs billevesées, leur cœur, comme celui de tous les sectateurs de toutes les sectes, de quelque façon qu’ils promettent le bonheur, est dur ; il s’exalte de sa fermeture, s’enivre de la puissance qu’il se prête, s’emplit de mauvais plaisir en jouissant de l’habileté cynique avec laquelle il distribue aux naïfs et aux timorés ses mensonges glacés.
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On ne comprend rien aux événements de Guyancourt si on les réduit à un simple problème d’organisation du travail auquel, dans un climat d’émotion générale, la bonne volonté des patrons et celle des syndicats pourraient trouver solution. Ce qui s’est passé dans ce Technocentre, chez Renault, dans une entreprise française, dans un système politique d’orientation libérale, et qui met évidemment en question chacune de ces instances, n’a pourtant ses racines ni à Guyancourt, ni chez Renault, ni dans les entreprises françaises, ni même dans la société libérale. La perversion spécifique du management – je l’ai constaté en Chine, je le vois aussi dans certains pays arabes – s’accommode de tous les climats culturels, économiques et politiques. Le syndrome qu’offre le management est un résumé puissamment significatif de l’angoisse contemporaine et des remèdes pitoyablement affolés qu’elle s’invente. Emporté par une inventivité matérielle qui l’a dépassé, l’homme de la modernité managériale s’est déchiré, dilacéré. Pour reprendre le mot où l’ironie populaire voudrait trouver l’expression du bonheur, il s’est éclaté. Et cet éclatement le jette deux fois dans l’angoisse. D’un côté, une activité fébrile et irréfléchie qui le contraint à se demander du matin au soir : à quoi bon ? De l’autre, des présupposés abstraits délirants, sans rapport avec la réalité humaine, et qui exaltent une volonté de puissance de plus en plus agressive et de plus en plus stérile.
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Que les circonstances créent une tension trop forte ou que les responsables se montrent particulièrement déficients – ce qui peut se dire aussi : particulièrement efficients -, en voilà assez pour faire sauter la poudrière. Le face-à-face brutal avec cette absurdité cruelle ne manque pas de troubler des gens vulnérables, ou tout simplement sensibles et scrupuleux. D’un côté, le pratico-inerte et les choses désignifiées ; de l’autre, le verbiage paranoïaque : c’est trop, c’est trop triste, c’est trop bête, c’est trop nul. Que le travailleur qui n’a jamais connu ce sentiment d’accablement lève le doigt.
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Les structures d’autorité jadis les plus rassurantes sont en déroute et, avec elles, non seulement toutes sortes de solidarités ancestrales, mais encore les représentations élémentaires qu’on se faisait, il y a de cela deux ou trois générations, de la vie, du monde, des autres et de soi. Cette débandade provoque un choc en retour d’une grande violence et suscite mille et une tentatives en vue de retrouver, par la restauration de l’ordre et de l’obéissance, la sérénité et la sécurité enfuies. C’est cet espoir impossible et naïf qui alimente la soumission à la pathologie managériale : se repérer, obéir, se sentir protégé. Mais obéir à qui, être protégé par quoi quand les idéologies tombent comme des tourterelles, quand il ne reste plus que deux puissances régnantes, et qui n’en sont qu’une, la technique et l’argent ? Obéissons donc à la technique et à l’argent. Ce mouvement de régression pourrait constituer une étape, même négative, de l’évolution si la technique et l’argent, à l’instar des pires tyrans, offraient au moins une prise à la critique et, par là, à l’altérité. Ce n’est pas le cas. La technique et l’argent sont coextensifs à l’angoisse qui oblige à avoir recours à eux. Les dominer, c’est dominer cette angoisse : cercle. On ne domine pas la technique et l’argent. Mais leur céder, c’est céder à la fuite, au soulagement de nier sa liberté, c’est procéder aux préparatifs d’un suicide symbolique. Dans ce dilemme, dans cette défaite annoncée, se trouve le fond de l’ahurissant individualisme moderne. Loin d’être le feu d’artifice de fantaisie, de liberté et de volupté que suggère la publicité, il n’est que la gestion anxieuse et forcément désastreuse de conflits insolubles.
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Tout cela pourrait néanmoins fonctionner si nous étions des soldats de plomb ou des anges, si notre existence ne se déployait pas dans la durée, si elle n’était pas constamment soumise à des choix existentiels, si nous disposions de la sécurité des fantômes ou de celle des menhirs, si nous pouvions nous couler dans un moule définitivement rassurant, de pierre ou de chair, n’importe, ou d’esprit, ou de chiffres. Mais voilà ! Jusqu’à ce qu’un laboratoire dûment agréé ait recyclé la personne humaine, il faudra l’accepter incertaine et ambiguë, menacée par le hasard, dévorée de contradictions, fondamentalement troublée et troublante. Et on ne l’empêchera pas, vivant dans le temps, de vivre par conséquent dans les problèmes, c’est-à-dire dans les choix, c’est-à-dire dans les décisions.
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Que se passe-t-il donc pour l’homme de la modernité managée lorsque les circonstances, ou sa propre réflexion, ou les deux ensemble, le placent non pas devant un de ces choix subalternes (et illusoires) qu’on fait entre des conserves de poisson, des produits culturels en promotion, des partis politiques surgelés ou des idéologies périmées, mais devant un carrefour où il sent qu’il va engager son existence et témoigner de soi-même ? Que se passe-t-il quand il devine qu’il va se choisir avec ce qu’il va choisir ? Peu m’importe ce qu’il décidera : c’est son affaire. Par contre, il m’importe au premier chef de comprendre ce qui va guider son choix, le fonder, l’assurer, c’est-à-dire, quelles que soient nos différences, nos singularités, nos oppositions, de savoir de quoi nous pouvons parler ensemble, sur quoi nous pouvons nous appuyer ensemble, sur quel terrain nous pouvons nous retrouver et constater que nous ne sommes pas seuls.
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Si, comme je le crois, la conscience de la modernité est éclatée entre des pratiques absurdes et des fumisteries sectaires, la tentation est de dire : ce terrain-là n’existe pas ; seuls, nous le resterons irrémédiablement. Pourtant, c’est une illusion. Nous ne sommes pas seuls et ce terrain existe. À condition toutefois que nous le retrouvions : toute l’affaire est qu’il n’est plus donné de façon évidente, naturelle, immédiate. Entre ces pratiques absurdes et les fumisteries sectaires qui les fondent, il n’y a apparemment plus de place pour le sens. À limiter notre regard à cette apparence, nous sommes définitivement perdus : dans les espaces vides et désolés de la modernité, nous ne pouvons plus choisir qu’entre des pulsions venues du hasard, ou de l’opinion, ou de vieilleries radotées, ou de nulle part. Il n’y a plus, entre le monde et nous, cet espace de négociation profonde où, tout à la fois, s’individualisent et se solidarisent les destinées. Les choix que nous tentons de faire, revenant sur nous comme des boomerangs, soulignent notre solitude. Incapables de fonder ces choix en nous-mêmes, puisque nous ne sommes plus garantis par aucune correspondance avec le monde, nous cherchons fébrilement à les amarrer à ceux des autres ou, ce qui revient au même, à les en distinguer. Dès lors, deux possibilités. Ou bien nous choisissons comme le plus grand nombre, au nom de je ne sais quelle sagesse collective ou ancestrale supposée. Alors nous étouffons, nous souffrons de notre authenticité méprisée. C’est l’angoisse de mélange. Ou bien nous choisissons contre ce plus grand nombre. Alors la solitude nous étreint, alors le regard critique d’autrui nous devient insupportable. Nous projetons sur lui, comme un reproche, le désir terrible que nous avons de sa présence. C’est l’angoisse de séparation. Tant que notre liberté n’a pas retrouvé la relation au monde forte et secrète sans laquelle elle s’assèche, tant qu’elle n’a pas affirmé cette humble mais réelle transcendance sur les choses et les situations qui lui fait retrouver le pays des autres, nous sommes lugubrement renvoyés de l’angoisse de séparation à l’angoisse de mélange et de l’angoisse de mélange à l’angoisse de séparation. Dans l’entreprise, la rapidité de l’alternance est vertigineuse. S’isoler parce qu’on se sent mélangé. Se mélanger parce qu’on se sent isolé. Malheur sur malheur. Il y a gros à parier qu’à Guyancourt, après ces drames, l’angoisse penchera d’abord vers le mélange. Faire corps pour oublier, pour nier, pour expliquer, pour affirmer la bonne santé collective. Jusqu’à ce qu’on en suffoque et qu’on se retrouve seul, encore plus seul.
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Qu’il n’y ait pas de remèdes à la pathologie managériale, qu’il s’agisse d’un système intrinsèquement pervers et qui devrait être traité comme tel, une déclaration du P.-D.G. de Renault, Carlos Ghosn, et un article d’Emmanuel Couvreur, secrétaire adjoint CFDT au comité du groupe le confirment. La confusion et le conformisme régressif de ces deux témoignages attestent la profondeur de ce qui est en jeu à Guyancourt. À moins qu’à l’instar de la Bible on ne décide de les croire inspirées, ces réactions montrent à quel délabrement intellectuel en sont réduits les partenaires sociaux. C’est peu dire que ces gens ne prennent en aucune manière la mesure de ce qui se passe : ils n’y comprennent tout simplement rien. Il leur faut parler ; ils parlent. Ils attrapent des mots qui traînent sur le bureau du DRH, les ajustent au petit bonheur la chance, comptant que la dignité de leurs fonctions, la gravité de la circonstance et la stupeur des salariés les chargeront de profondeur. Il y a quelque chose de létal à considérer ces deux personnages qui, sans même s’en rendre compte, en appellent, pour pleurer les morts et consoler les vivants, à cela même qui a tué les uns et qui tourmente les autres. Il y a quelque chose de funèbre dans le discours d’un président qui fait comme si le management était la victime principale du drame, comme si c’était lui qu’on conduisait au cimetière, lui dont il fallait rappeler les hauts faits. « Le management est une notion fondamentale, déclare Carlos Ghosn, parce qu’elle touche à la première ressource de l’entreprise : les femmes et les hommes. Sans eux, l’entreprise n’a ni avenir, ni succès possible. » Quel rapport avec les événements en cours, cette réitération maniaque ? Quelle consolation pour les travailleurs, ce piétinement lourd de menaces voilées ? Nous sommes au-delà d’Orwell. L’esprit est laminé, dévoré, bouffé par les choses. Défendre son management, voilà la première réaction du président, voilà celle qui lui a été suggérée ! Inimaginable narcissisme ! Ce chapelet de slogans imbéciles, M. le Président ne l’a pas senti, dans ces circonstances, inapproprié ? Décidément, comme déclare Francis Mer dans un livre où se déposent les trésors de la double sédimentation des fonctions gouvernementales et des hautes charges industrielles, « les patrons ne savent plus séduire et motiver leurs collaborateurs. » Séduction et motivation. Il suffisait d’y penser.
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Heureusement le responsable CFDT veille. Quels sont les trois principes fondamentaux « nullement en contradiction avec les ambitions de notre entreprise » qu’il demande poliment à la direction d’avoir la gentillesse de bien vouloir restaurer ? La transparence. La confiance. La reconnaissance. Mais ces fumisteries dont le travailleur le plus ignare rigole, c’est précisément cela, la logique managériale : le gouvernement par les mots, la gouvernance par les Valeurs ! Transparence ? Le management est fondé sur le secret, le mensonge et les castes. Confiance ? Il généralise la compétition et le conflit. Reconnaissance ? Exploitation maximale et cynique, avec bonus pour les affidés. Sur l’île déserte que ce syndicaliste semble habiter en compagnie de son président, les communications avec le monde extérieur sont coupées. « Quant aux jeunes, écrit-il pour conclure, l’entreprise focalise de fortes attentes sur leur déroulement de carrière. Il ne suffit pas de mettre en place un nouveau système d’évaluation individuelle, encore faut-il reconnaître les efforts fournis. » Ainsi, non seulement il ne voit pas quels reproches il pourrait adresser à l’évaluation individuelle, non seulement il ne comprend pas qu’il s’agit d’une prison invisible, mais encore il la souhaite plus performante, c’est-à-dire plus discriminante, c’est-à-dire moins transparente, c’est-à-dire moins confiante, c’est-à-dire reconnaissante seulement à l’égard de ceux en qui la direction peut précisément se reconnaître. Il ne me paraît nullement en contradiction avec les ambitions des travailleurs de penser qu’ils défendraient mieux leur cause sans l’intervention de tels avocats.
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Je commente, je bavarde, je proteste. J’ai pourtant des choses plus sérieuses à dire aux travailleurs. Tout cela est une épreuve de la vie. Je ne parle pas de la vie de l’entreprise, qui est métaphorique et, quoi qu’en pensent les productivistes d’un bord et de l’autre, subalterne. Je ne parle pas seulement de leur vie à eux. Je parle, si j’ose dire, de la vie tout court, telle qu’elle se présente sur notre petite planète à ce moment de l’histoire. Je ne crois pas délirer. Dans les bureaux et les ateliers, il se passe quelque chose de secret et d’immense. Non pas à cause de l’incidence sur le CAC 40 : je m’en fous. Non pas à cause de l’honneur de l’entreprise : les abstractions n’ont pas d’honneur. Non pas à cause de la compétition, de l’énergie virile que doivent y déployer les hommes, et même les femmes : ceux qui chantent cette chanson-là, des planqués de première, chanteraient n’importe quoi d’autre si on les payait davantage. Je ne pense même pas ici au salaire, à la famille, aux enfants : rien ne justifie qu’un être humain s’enfonce dans l’absurde, surtout pas la famille, surtout pas les enfants. Je ne pense pas le moins du monde aux progrès que pourrait faire l’entreprise grâce à la participation des travailleurs : tout ce qui va dans le sens du management sera accepté, tout ce qui va dans un autre sens sera refusé. Je ne pense pas davantage aux triomphales perspectives ouvertes par le camarade de la CFDT : s’il y croyait lui-même, il ne prendrait pas ce ton de commis respectueux.
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Je pense à ce que pensent les travailleurs eux-mêmes s’ils veulent bien, un instant, oublier ce qu’on leur a raconté, ce qu’on continue de leur raconter. S’ils veulent bien ôter de leur tête tout ce qui les empêche de regarder, comme si c’était la première fois, leur bureau, leur atelier, leurs paperasses, toute cette grisaille, toute cette propreté triste, ce vide, et ces machines, et ce téléphone, et cet agenda ; s’ils veulent bien faire comme s’ils sortaient d’un rêve, comme si cet univers professionnel était un paquet qu’ils déballent, comme s’ils se déballaient eux-mêmes avec lui. Comme si on ne leur avait jamais rien dit, jamais, sur le travail, sur le devoir, sur l’entreprise, sur le syndicat, sur rien. Comme s’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils font là. Comme si les slogans des uns et les revendications des autres leur importaient autant que la tournée du facteur aux Nouvelles-Hébrides. Je pense à ce qui se passe en eux s’ils osent se faire comme stupides devant ce qui les entoure. S’ils n’offrent plus de résistance aux sentiments qui passent, roses, gris, sombres, noirs, très noirs, et que, loin de mettre des mots sur eux, ils en dégustent avec autant de cœur le charme, ou le mystère, ou l’horreur.
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Toutes ces choses, devant eux, qui ne sont les choses de personne, qui ne sont des choses pour personne. Et – quand même elles seraient nécessaires – étranges, étrangères, inassimilables. Ces choses qui ne sont pas leurs choses. Tout l’amour, toute la haine dont elles ne sont pas chargées. Et parfois, pourtant, touffe d’herbe sur le ballast, le signe furtif qu’elles ont l’air d’envoyer.
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L’humanité devant le monde qu’elle s’est donné, c’est eux. Ici est comme ailleurs. Tout ce qui est ailleurs est ici. Ce bureau, cet atelier, c’est le centre du monde. Au sens où ils en parlent tous, et Ghosn et Couvreur, ce n’est rien, strictement rien, ça ne mérite pas un regard. Ces gens n’osent pas voir, ces gens n’osent pas rester avec ce qu’ils voient. Il est plus facile d’encombrer les autres de son délire, et même de sa bienveillance et de son humanisme, que de se planter tranquillement devant le monde, de le laisser se décanter en soi, d’être le boa qui le digère et, avec lui, toutes les contradictions qu’on sent en soi, et l’envie de se tirer, et le fait qu’on reste. Plus facile de bavarder que d’accepter de sentir ce qu’on sent, de tout manger du monde tel qu’il est pour le digérer et l’évacuer. En étranglant en soi, au passage, l’idée qu’il est irresponsable, ou orgueilleux, ou égoïste, de penser de cette manière-là et d’aborder le travail sans les préservatifs mentaux aimablement distribués par l’entreprise. Vue sous cet angle, sous ce grand angle, c’est fantastique, une entreprise. Rien de mieux à Venise, rien de mieux à la plage. Le Rialto et les bains de mer, c’est pour penser à l’instant d’ici, quand on essayait de conclure un nouveau pacte avec le monde, à cet instant où, en en tremblant, on s’est enfin senti vraiment indifférent et où les autres, soudain, sont devenus si proches, si proches pour rire.
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Prétendre qu’un atelier ou qu’un bureau puisse devenir ce centre de gravité, n’est-ce pas une manière de célébrer l’entreprise qui devrait être saluée par les grands managers ? Non, ils ne la salueront pas. Ils se fichent bien du centre et de la gravité ! La gravité ? Combien de stocks-options, la gravité ? Et centre de quoi, puisqu’ils ne sont nulle part ? S’il y a un centre dans l’entreprise, ce ne peut être qu’eux ; depuis l’enfance, ça a toujours été eux. À douze ans, quand nous sortions du Lycée Montaigne, j’étais écœuré de voir la racaille bourgeoise de ma classe jeter chaque soir ses bombes à eau sur les journaux du vieux papetier de la rue Bréa. Devenus de grands dirigeants, quelques-uns de ces brillants sujets, enfermés dans le blockhaus de leurs valeurs, gavés de sécurités de tous ordres, ont sans doute passé leur vie et leur ennui à lancer, non plus des bombes à eau, mais des missiles managériaux programmés pour détruire dans les autres confiance et sérénité.
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Laurence Parisot, chef des patrons, reproche aux candidats à la présidentielle leurs piètres ambitions en matière de croissance. 2,5% l’an prochain, pouah ! C’est 3,5 qu’il nous faut, dit-elle, comme nos amis allemands ! Je propose 4, 8, 25, 57, qui dit mieux ? Ainsi pourrons-nous exprimer convenablement notre reconnaissance aux gens qui quittent l’entreprise. C’est arrivé à une amie de Laurence Parisot ces temps-ci, il faut voir comme elle l’a défendue ! La dame, après avoir bien travaillé, avait décidé de s’en aller ; normal qu’on lui en témoigne un peu, de la reconnaissance. Même si elle ne semblait pas à la rue, j’aurais très bien compris qu’on se fendît d’un cadeau. L’idéal aurait été qu’il sortît de la poche des travailleurs. Un canevas bricolé en dehors des trente-cinq heures, peut-être, dont elle aurait décoré son salon. Ou, avec trois sous rajoutés par l’entreprise, un grand gueuleton pour tout le monde ; au dessert, on lui aurait offert un bijou, un beau bijou, elle l’aurait porté en souvenir. Ringard que je suis ! Ce n’est pas ça du tout, la reconnaissance, ce n’est pas pour ça du tout que plaidait la présidente du MEDEF. Une histoire de blé, de blé pour le blé, de blé sans odeur, sans couleur, sans saveur, de blé qui ne fera jamais aucun pain, un chèque de blé qu’on reçoit sans plaisir, et sans doute avec une certaine aigreur. « Formalité accomplie. Stop. Blé engrangé. Stop. Reconnaissance témoignée. Stop. Appartenance au clan confirmée. Stop. Cherchons nouveaux objectifs. » Que d’aveux dans la voix de L. P. ! Sa démonstration est absurde. Elle le sait. Aucune reconnaissance ne vaut cette somme-là. Il se met du ressentiment dans ses intonations. Puis l’embarras de sentir qu’il s’en met. La dureté que produit cet embarras. Du fond de l’affaire, on a tout oublié. Reste un désarroi agressif. Deux pauvres dames, finalement. Ce qui est bien consolant, c’est que, chez ces gens-là, femmes ou hommes, la parité est parfaite. Encore que, diront-elles…
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Oh ! Pas de bûcher, pas de guillotine, pas de vengeance ! Puissent-elles, puissent-ils comprendre un peu, s’ils le peuvent. Ce n’est pas sûr. En tout cas, bonne vie à eux, à elles, bon vrai blé, bon vrai pain ! Voilà de bonnes pensées, n’est-ce pas ? Elles sont sincères. Seulement, pour qu’elles puissent vraiment m’habiter, il y a une condition : je dois expulser de mon esprit la totalité de la vision du monde dont ces gens ont eu le malheur de se faire les serviteurs, aussi sale et aussi bête chez les pauvres que chez les riches, chez les ordinaires que chez les exceptionnels.
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Il va peut-être falloir regarder les choses d’un peu plus près. À cause de ces suicides, bien sûr. À cause des maladies nerveuses et psychosomatiques de toutes sortes dont les médecins du travail s’épuisent vainement à faire la liste. À cause des nuits sans sommeil, des nerfs à vif, de l’angoisse du lendemain. À cause de la paralysie de l’expression, du double langage obligé, des relations de travail pourries. À cause du pessimisme horrible dont toute l’existence est barbouillée. À cause des enfants qui, dans ce climat, apprennent à ne pas vivre ou à tricher. Tout cela, c’est l’urgent, l’immédiat, l’évident. Mais il y a autre chose. Voilà des décennies que les managers proclament que l’entreprise est le nœud de notre vie collective, que les travailleurs y font une expérience centrale. Soit. Mais constater que ce centre, ce nœud, est pourri, n’est-ce pas là une donnée capitale quand nous réfléchissons à notre avenir ? À celui de l’Europe ? À celui de ce que nous appelons l’Occident ? Et que la logique pourrie de ce centre, de ce nœud, tende à s’imposer partout comme le principe même du développement, cela ne comporte-t-il pas de sérieuses conséquences pour le monde ? La première question à régler ne serait-elle pas celle-là ?
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Il y a plus grave que le goût du blé et le désordre accumulatif où Laurence Parisot veut voir la satisfaction d’un délicat besoin de reconnaissance. C’est la tricherie générale, la misérable tricherie générale sur le pourrissement central de la société. J’ai beaucoup de mal à imaginer qu’un homme ou une femme qui a fait des études, qui a réfléchi à son époque et qui, de plus, prétend à une haute fonction, puisse proposer à ses semblables « d’investir dans la ressource humaine. » Laurence Parisot et son assistée de grand luxe ne me font pas passer le goût de rire. « Investir dans la ressource humaine », au contraire, voilà un projet qui me décourage profondément.
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Le langage, bien sûr. Ces mots du lexique managérial nous collent à ce dont il nous faudrait précisément nous dégager. D’emblée, ils imposent un plafond, ils ferment l’horizon. Investir : connotation économique. Ressource humaine : exploitation et rationalisation. Tout ici est échange matériel. L’humain n’est qu’un adjectif, une coloration, une particularité accidentelle de ces échanges matériels. Nous voilà déjà chassés de nous-mêmes. Discours inhumain sur des choses humaines.
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Allons à ces choses. Apparemment, rien d’insurmontable. La « ressource humaine » n’est pas si exigeante. Elle souhaite seulement qu’on cesse de l’abrutir. Elle ne veut pas la peau des entreprises. Elle ne veut pas mener une croisade contre la technique. Elle ne nie pas la nécessité d’un minimum d’organisation. Elle ne refuse pas de comprendre la dimension économique. Elle n’ignore pas que le travail n’est pas toujours un chemin de roses. Elle n’en fait pas un idéal, mais elle ne voit pas comment elle pourrait lui échapper. Et elle ne cherche plus guère le mot révolution que dans le vocabulaire des astronomes. Tout pourrait donc s’arranger raisonnablement. On prendrait le temps de mettre au point un système nouveau, made in France ou made in Europe ou made in Méditerranée, qui concilierait au mieux l’équilibre des travailleurs, l’innovation technique, les exigences économiques, et sur lequel tout le monde pourrait, en gros, s’entendre. On pourrait même prévoir de le réviser de temps en temps, tous les dix ans par exemple. Le bénéfice serait évident pour les travailleurs comme pour les entreprises.
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Oui, il s’en faudrait de bien peu pour que tout change : un petit effort des patrons, des syndicats, des travailleurs eux-mêmes. Pourtant, à moins d’un miracle ou d’un cataclysme, ces gentillesses ne deviendront jamais réalité. Les patrons ne toucheront pas de sitôt à la logique managériale. Non que les désastres qu’elle provoque ne les attristent pas ! Je n’imagine pas un instant que les dirigeants de Renault n’aient pas été meurtris par ce qui s’est passé à Guyancourt : mais la pharmacopée envisagée n’effleure même pas le problème posé. Quelques jours après le drame, ils précisaient leurs intentions. Ils voulaient, apprenait-on, renforcer le management des équipes, améliorer les conditions de vie dans l’entreprise, mieux planifier la charge de travail, optimiser la gestion des compétences. Qui ne sent l’inadéquation de ces éructations technocratiques avec ce qui se déchire et se dévoile jour après jour ? Les patrons ne feront pas mieux. Je ne crois pas qu’ils le veuillent. Je ne crois pas qu’ils puissent le vouloir. Cette remise en cause écrasante dépasse leurs moyens. Tout le monde n’est pas Copernic. Les syndicats non plus, s’ils le voulaient, ne le pourraient pas. Je pense même, me rappelant d’innombrables conversations, qu’ils ne voient même pas de quoi il pourrait s’agir ; ou que, s’ils l’imaginent vaguement, cela leur paraît si éloigné des réalités courantes, si insolemment étranger à leurs neurones, à leurs fiches, à leurs stratégies qu’ils ne peuvent évoquer sans méfiance cette suspecte bizarrerie. Pour faire bonne mesure, ce que ni les patrons ni les syndicats ne peuvent concevoir, les travailleurs ne peuvent pas davantage se le représenter. Justification honteuse de ce qui les abrutit, dénégation, redoublement de servilité, fuite dans la rêverie, fabrication d’une « personnalité rapportée », valorisation effrénée des avantages secondaires, sens du martyre, opposition verbale ou symbolique : telles sont les défenses qu’ils puisent et continueront de puiser, selon les jours, les humeurs et les besoins, dans la caisse à outils mentaux dont, pour survivre, tout salarié est nécessairement équipé.
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L’idéologie managériale, tout le monde l’a avalée. Je n’ai cessé de me demander pourquoi. Si j’ai au moins une hypothèse, c’est à mon statut de formateur que je la dois. Travaillant cinq ou dix ans dans la même entreprise, je n’aurais rien vu. La formation m’a donné la chance d’observer et de sentir une multiplicité kaléidoscopique de situations. De leur diversité, quelque chose s’est peu à peu dégagé. Un pressentiment d’abord, sur quoi je ne pouvais mettre un nom. Qui était en connivence avec une expérience familière, ancienne, simple, intime. Et aussi, de plus en plus souvent, au-delà des considérations sur la compétition économique et l’organisation de l’entreprise dont ils croyaient devoir m’abreuver, avec l’expérience de mes stagiaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, grands cadres ou petits employés. Plus qu’à leurs discours récités et à leurs opinions copiées, je m’intéressais à l’envers d’eux-mêmes, aux blagues du repas, aux fous rires, à des gestes, à des regards, à des inquiétudes subites, aux maigres informations qu’ils lâchaient sur leur vie familiale. À leurs formidables contradictions aussi, qui souvent m’indignaient. Comment des gens qui, autour d’un verre, savaient démonter impeccablement les ressorts de l’horloge managériale, pouvaient-ils, à peine revenus dans l’entreprise, se faire si naïfs et si dociles ?
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Ils se moquaient des managers, de leurs mots prétentieux, de leurs objectifs tordus ; mais le management, sur eux, ça marchait. Interrogés là-dessus, ils s’engageaient dans des explications confuses. Étaient-ils déjà sous influence ? Drogués ? Lâches à ce point ? Incohérents ? Rien de tout cela. Ils n’avaient jamais rien connu d’autre que le management, voilà tout. Même quand ils ignoraient tout de lui, même avant qu’il n’ait un nom, même avant qu’il n’existe. Ils étaient des managés de naissance.
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Des miettes de souvenirs s’assemblaient. Des repas de famille en province. Les soirées chez les parents de mes copains de Montrouge, quand c’était leur tour d’inviter la bande. Des bouts de conversations chez les commerçants. La dame du quatrième, Mme Provensal, avec son accent du sud-ouest et ses lunettes, qui m’arrêtait dans l’escalier et s’exclamait. Je faisais du latin ? Non ? La bonne situation que ça allait me faire ! Qu’elle était transparente, l’âme de ces gens ! Les mots, les choses. Libérés par les mots, asservis par les choses. Leur fête, c’était de lâcher des mots et de faire semblant d’oublier que les choses allaient vite les récupérer. Je n’ai jamais pu me moquer d’eux. J’ai essayé mille fois de ne plus les aimer, je n’y suis jamais parvenu. La cérémonie de la politesse, je ne l’ai jamais manquée. Pour reprendre le beau mot de Frédéric Soulié dans Les Mémoires du diable, ces rencontres-là me laissaient poigné. Des gens menés par les choses, avec des mots pour faire semblant et une si grande gentillesse ! Les bourgeois, quand j’ai appris à les connaître, ne m’ont pas semblé si différents, même si les mots, chez eux, ont plus de tenue et moins de naturel, moins de fraîcheur. Une âme bourgeoise, c’est une âme qui n’oublie jamais que les choses gagnent toujours, et qui y prend plaisir. On en trouve partout.
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Les mots inutiles et la tyrannie des choses, qu’est-ce d’autre, le management ? La résignation tempérée par la représentation de soi-même, mais c’est là-dedans qu’ils ont été élevés par leurs chers parents, les salariés ! Le rôle reçu d’autrui, la vanité et le désarroi qui s’y attachent. L’idée que, quelque couleuvre qu’on avale, on reste un privilégié. Le petit confort comme éthique. Les relations comme échange d’images. La constante exhibition des apparences pour oublier ce que serait l’arrivée de la réalité. En quoi la gymnastique qu’on leur impose pourrait-elle étonner les travailleurs ? Elle leur est native. Leur a-t-on jamais dit que les mots ou les pensées devaient jouer le moindre rôle dans les choix décisifs de l’existence ? Exterritorialité. La chose économique et professionnelle – c’est-à-dire la chose réussite, c’est-à-dire, pourvu qu’on pousse encore un peu, la chose morale, c’est-à-dire la chose dignité – est devenue une valeur, la première, la seule valeur, objective et mesurable. Et la politique, la culture, la religion ? Déguisées en soubrettes de comédie. Saint-Paul et Marx s’arrêtent à la gestion du portefeuille. La différence est nulle, quand il s’agit de l’avenir des enfants, entre des familles chrétiennes, athées, de gauche, de droite. Papa et Maman chantent la pauvreté évangélique ? Papa et Maman mitonnent les lendemains qui chantent ? Papa et Maman font du fric ? Papa et Maman ont des prétentions culturelles ? Détails ! Les rejetons se retrouvent à l’école de commerce et apprennent le marketing. Dans la pâte lisse de notre société, la réussite sociale est un grumeau que personne n’entreprend même plus de dissoudre, d’examiner, de critiquer. On le bénit si on en profite. On le maudit si on n’en profite pas. Dans tous les cas, on le vénère, et toute la question – question de civilisation totalement hors de portée de nos actes et à peine accessible à nos pensées – est là. L’Occident n’a pas dissous son grumeau. Et ce grumeau, désormais, lui reste dans la gorge. Il a beau essayer de danser, l’Occident, et de produire, et d’inventer, et de faire le libre, le libéré, le libérant : rouge, il devient, violet. Pas rouge comme le parti ni violet comme les évêques : rouge et violet comme un goinfre qui s’étouffe.
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Ce qui a changé est plus quantitatif que qualitatif, à cela près qu’une accumulation de quantité peut produire un changement de qualité. Pas beaucoup plus de matérialisme agressif dans une réunion de managers que dans les rêves d’un gentil petit ménage des années 60. Voir Les Choses, de Perec. Mais la direction politique qu’a prise le monde, le fabuleux concubinage de l’économie et de la technique, les montages culturels, éducatifs, moraux qu’on en a habilement déduits, ont conféré une dimension universelle à ce qui ne semblait pas naguère tirer à conséquence. Le petit grumeau indépendant de modernité, tout guilleret, tout circonstanciel, tout esthétique, est devenu une monstrueuse machine totalitaire servie par des sbires affolés et capables de férocité.
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Pas la faute de la technique, pas la faute de l’économie si on les a abandonnées à cette prolifération cancéreuse. Mais peu de solutions. Proclamer les vertus du système, raconter que la croissance et le management rendent heureux, seuls s’y risquent ceux qui y trouvent un bénéfice immédiat ; encore n’assurent-ils plus qu’un service minimum. Faire semblant de négocier avec le grumeau, avec le cancer ? Le moraliser ? Lui faire la leçon, le coachonner ? Investir dans la ressource humaine ? Je le dis comme je le pense : c’est pire que la drogue, que la débauche, que n’importe quoi. Restent les causes à défendre, les innombrables causes ! Reste à se faire l’infirmier, gentil et sévère, du reste du monde ! Mais dès qu’elle n’est plus secrète, gratuite, imprévue, aérienne, ma gentillesse, dès que mon émotion argumente, dès que ma bonté part en guerre, je sais bien ce que je fais : je manage mes passions, j’achète le droit de m’oublier moi-même, je parle fort pour ne pas m’entendre, mes obligés sont mes faire-valoir. Qui, heureusement, s’en tapent !
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Ce n’est pas de trop de travail, ce n’est même pas de trop de management qu’on meurt à Guyancourt ou ailleurs. On meurt de pas assez d’aveux à soi-même, on meurt de pas assez de simplicité avec les autres. On meurt de ne pas accepter de reconnaître en quelle complicité l’on s’est mis avec ce qui tue. On meurt de ne pas oser se raconter sa longue histoire. On meurt de ne pas oser se dire que, si plate et triste qu’on la trouve, un poète y trouverait à chanter ; le management, lui, si cher qu’il paye, n’inspirera jamais que des quatrains de merde. On meurt de ne pas oser se dire qu’il est souvent dangereux d’essayer de s’évader, mais qu’il est toujours mortel de ne pas essayer.
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Pour le reste, que savons-nous ? Là où croît le danger, ce qui sauve pourra-t-il vraiment croître ? Quelque cataclysme imprévisible viendra-t-il clore le chapitre ? En ouvrir un autre ? Finirons-nous par nous habituer à résister ? Une guerre de mille ans contre son propre délire attend-elle l’humanité ? Questions légitimes, sans doute, à condition qu’elles ne nous écartent pas de l’essentiel. Le malheur où nous sommes pris ne se combat pas par des mots, des proclamations, des colères, des n’importe quoi. C’est en chacun de nous que le monde occidental s’est divisé et continue à se déchirer. Rien de vrai qui ne soit d’abord question à nous-mêmes. La « bataille d’hommes » de Rimbaud, le « grand djihad » pour et contre soi-même, l’immense simplicité de désirer. Surtout pas de performances intellectuelles, prophétiques, morales, stratégiques ! Pas de fixation sacrificielle sur une cause, c’est-à-dire sur soi-même ! Tout est trop grave pour être dramatique. S’écarter, s’écarter gracieusement, comme on peut, autant qu’on peut. S’écarter par une pensée. S’écarter par une parole. S’écarter par un acte. S’écarter par une omission. Ne pas couvrir la musique. Confidences à quelques-uns, aveux de cœur. L’attention, la sainte et ignorante attention. Être présent, mais à la limite de l’absence. Être absent, mais toujours sur le point de venir. Sous les pétrifications de Guyancourt, sous ces glaces accumulées par la méchante sottise du temps, il y a du feu, de l’eau, de la vie. Une seule goutte, un seul éclair, un seul rayon qu’on laisse filtrer en soi ; un seul mot, un seul geste, un seul sourire, une seule larme qui en porte la trace : ce monde est déjà mort, le monde est déjà né.

(23 mars 2007)