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Jacques Berque, ce clandestin officiel

Intervention au colloque “Jacques Berque, artisan du dialogue des civilisations”
(Collège des Bernardins, 5 octobre 2017) 1

Nous parlons aujourd’hui d’un opposant. D’un opposant amical, d’un opposant généreux, d’un opposant qui ne cesse de proposer. Mais d’un opposant.

Alors que nous préparions un livre d’entretiens, Jacques Berque me disait en 1992 : “Ma vie tout entière a été une vie oppositionnelle, depuis mes vingt-deux ans où je me révoltais contre la Sorbonne jusqu’à mes quatre-vingt-deux ans où je m’oppose à la politique officielle de mon pays. 2” Et encore : “Je n’ai pu, toute ma vie, me poser que sous les différentes formes de la négativité : l’opposition, l’altérité, l’altercation, l’ambiguïté, la métamorphose, je n’ose pas dire la dialectique puisque c’est trop démodé 3 !”

À la même époque, dans un document alors inédit qu’il me communiquait, il précisait : “Aussi bien l’Occident, qui m’a principalement formé, je ne le conçois plus à part de cela qui lui fait face, et lui répond, et le contredit et postule avec lui des synthèses.”

Opposant, Jacques Berque l’a été dans toutes les époques de sa vie. Il l’a été à vingt ans, quand les deux petites années qu’il passe à Paris mûrissent son refus des études classiques, mais surtout, comme avant lui des esprits aussi différents que Romain Rolland ou Paul Claudel, sa détestation de la Sorbonne d’alors et, par-dessus tout, du climat de positivisme rance qui étouffe le monde intellectuel. Il l’a été au Maroc – j’y reviendrai – où il affronte sans ménagement, et à ses dépens, toute l’administration coloniale. Sa thèse, elle-même, sur les Seksawa du Haut-Atlas, est une contestation d’un trop facile déterminisme économique.

Opposant, il l’a été durant ses vingt-cinq années d’enseignement au Collège de France, pendant lesquelles il renouvelle la vision de l’islam et du monde musulman tout en faisant entendre une voix dissonante dans les combats politiques de l’époque. La retraite venue, outre une implication constante dans le débat politique qui le conduit, par exemple, à s’opposer sévèrement à la Guerre du Golfe et à servir les causes qu’il croit justes, il publie une traduction du Coran qui est immédiatement saluée comme un “génial attentat”.

Je voudrais donner idée de l’homme que j’ai rencontré à Tunis, en décembre 1968, au congrès de l’Association des Universités entièrement ou partiellement de langue française, l’Aupelf. “En 68, disait-il justement, nous n’étions pas en 68 4.” Et, en ce sens, ce jour-là, Tunis, elle aussi, était plus que Tunis. Je me rappelle à quel point j’ai été frappé par la disponibilité souriante de Jacques Berque. La langue française a raison de donner au mot hôte un double sens. Berque était l’hôte de la Tunisie mais, d’une certaine manière, il était lui-même l’hôte qui accueillait les pensées, les projets et les questions de chacun.

Il ouvrit le congrès par une éblouissante conférence sur l’éducation qui me fit sentir ce que peut être une érudition habitée. Et j’admirais sa manière de faire rire son public quand il invitait ce parterre de recteurs, de doyens et de grands professeurs à admettre qu’ils appartenaient soit à la catégorie des fils à papa, soit à celle des forts en thème, quand, du moins, comme on dirait aujourd’hui, ils ne cochaient pas les deux cases.

Un hasard un peu arrangé me fit être son voisin dans l’avion du retour. La conversation commença par une série de variations sur la forme du nez de l’hôtesse de l’air qui préluda, le plus naturellement du monde, à de savantes considérations sur l’esthétique arabe. Mais, l’écoutant parler, une chose, surtout, me frappait. Il s’exprimait en savant, mais son langage était allusif. Il y avait son propos et autre chose que ce propos : des traces, des signes qui lui donnaient une formidable actualité. Il n’évoqua pas directement les événements que nous avions vécus en Mai, ni le séisme qu’ils avaient provoqué dans les consciences, y compris en celles qui s’en doutaient le moins. Et pourtant, la tonalité particulière de Mai 68 était présente dans sa parole. À tel point que je trouvai naturel de demander à cet inconnu ce qu’il dirait à un homme de trente-cinq ans qui n’avait pas été sourd aux événements et qu’ils avaient laissé dans la perplexité. Il me regarda en souriant. “Augmentez votre poids spécifique”, me répondit-il.

Je venais, sans le savoir, d’éprouver la méthode intellectuelle de Jacques Berque. Je le compris vingt-quatre ans plus tard quand je l’interrogeai sur le sujet. Il me fit une double réponse. Un vers de Victor Hugo, d’abord : “La fixité calme et profonde des yeux”. Puis une allusion à Rousseau, dont il se sentait proche : “La méthode d’Émile, m’expliqua-t-il. Les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations 5.” L’attention, l’attention pure, sans intention, celle qui refuse toute instrumentalisation. Favorisée, à coup sûr, par la paix et l’abandon confiant que propose la nature, par le soleil d’Algérie, par la contemplation de la mer, par la surabondance et la diversité de la vie, par le souvenir des quatre langues qui résonnaient dans la cour de l’école de Frenda.

Trois moments berquiens

Je souhaite donc proposer d’abord trois moments berquiens, un souvenir et deux références. Ils tenteront de saisir la pensée de Jacques Berque dans son mouvement. Ce ne sera là qu’un croquis. Complet, de toute façon, n’est pas un mot du vocabulaire de Berque.

Un souvenir de Saint-Julien-en Born, d’abord. Quand nous y préparions dans sa maison familiale un livre d’entretiens auquel il eut la belle idée de donner pour titre Il reste un avenir, nous allions souvent, en fin de journée, nous promener au bord de la mer, sur la plage voisine de Contis. Ce jour-là, il me confia un instant de son enfance qui lui avait été pénible. Ses parents, je le savais, avaient commis, aux yeux de la bourgeoisie d’Alger, le crime de mésalliance. Sa mère, immigrée espagnole, était loin d’avoir le statut de son mari, Français de France, fils d’officier supérieur, et promis à une belle carrière dans l’Administration coloniale.

Je ne sais de quelle amertume sa mère était ce jour-là envahie mais, quand elle vit son petit garçon plongé, comme d’habitude, dans un livre, elle ne sut pas retenir son ironie. “Monsieur se cultive”, lui dit-elle. Ce passé, de toute évidence, n’était pas passé. J’en fus étonné, un peu peiné. Puis autre chose m’apparut. Le chemin de ce souvenir pénible décrivait ce que serait l’ambition intellectuelle de Jacques Berque. Peu à peu, les différents plans de cet incident ou, pour parler comme lui, ses étagements, ses sortes, s’étaient rapprochés, toute cette diversité unificatrice qui nous constitue en êtres humains s’était révélée à lui. Cet accès de mauvaise humeur avait dû, d’abord, lui sembler incompréhensible, et même injuste. Mais ensuite, sans doute, au fur et à mesure que sa mère devenait à ses yeux autre chose que sa mère, au fur et à mesure que son histoire lui devenait lisible, quand il commença à déchiffrer la famille, la société, l’Algérie d’alors et ses lourds conflits silencieux, quand le monde lui révéla une cruauté tellement plus cruelle, l’incident prit une tout autre dimension et un tout autre sens, même si la peine n’en fut pas entièrement effacée.

Nous voici peut-être arrivés au cœur de la manière de Jacques Berque. Il y a gros à parier que le souvenir de cet incident familial ne le quitta pas de sitôt. Et c’est peut-être en réfléchissant à ce petit événement ou à d’autres de la même sorte, en en découvrant peu à peu toutes les dimensions, tous les aspects, qu’il eut l’idée de ce que Paul Klee appelait la “cofluidité des secteurs de la vie”, que s’affirma dans son esprit cette volonté d’authenticité large qui nous conduit à reconnaître et à accepter les empilements de plans qui nous constituent, dans la recherche singulière, toujours singulière, universellement singulière, des liens secrets ou mystérieux qui les relient. L’injuste ironie maternelle l’avait ainsi conduit, à sa manière, à prendre conscience de ces dénivellements dont nous sommes faits, qui nous installent à la fois dans notre indépassable solitude et dans notre relation aux autres, à tous les autres, à chacun des autres. Peut-être la force de ce souvenir a-t-elle contribué à l’empêcher de céder à ce mal moderne qu’il appelle l’élusion, à cette négation et à ce refus sur lesquels aucune construction n’est possible, ni celle du monde ni celle de soi-même, et qui conduit à la lugubre accumulation de fusions et de confusions que nous voyons triompher dans cette modernité hagarde à laquelle Jacques Berque, il faut bien le comprendre et l’accepter, s’oppose radicalement, de toutes ses forces et par toutes ses fibres.

Le deuxième moment berquien m’est fourni par un court extrait d’un article, L’algébrique et le vécu, paru dans la revue Diogène en 1974. Le voici : “Et si le vivre était exotique à ce qui l’analyse, le conditionne ou le suscite ? Quand j’en poursuis l’analyse jusqu’aux sous-sols, je n’ai fait, au mieux qu’en découvrir les pilastres superposés. Mon doute devrait commencer lorsqu’il s’agit de parcourir en sens contraire ces studieux étagements, lorsqu’il s’agit de remonter des sous-sols jusqu’aux jardins suspendus de Babylone où s’agite la grandiose et fragile existence des hommes… 6

Cette fois, ce n’est pas de l’individu qu’il s’agit, mais de la société. Apparemment, là aussi, on retrouve niveaux et étagements. Pourtant la différence est gigantesque. À parler vrai, la société n’a pas d’existence. C’est une construction, une abstraction, peut-être une supposition, une hypothèse. La société n’est personne, elle est faite de traces, de souvenirs, d’archives, de discours. Sa réalité nous glisse entre les doigts au fur et à mesure que nous tentons de la saisir.

Ce passage me semble un admirable exemple de la méthode berquienne. Émile et Victor Hugo nous y attendent. Il nous faut, pour regarder la société, “la fixité calme et profonde des yeux.” Vit-elle, la société ? Elle n’est vivante que de la vie des humains. Alors, faut-il l’analyser ? Analysons-la. Faut-il la sociologiser ? Sociologisons-la. L’archéologiser ? Archéologisons-la. Mais plus nous voulons l’objectiver, plus elle nous échappe. Un peu, sans doute, comme l’enfance, comme notre enfance : non seulement les souvenirs que nous en retrouvons ne nous la restituent pas, mais ils la pétrifient. Nous voyons la société comme nous voyons l’enfance : dans le rétroviseur. Si notre enfance existe vraiment quelque part, c’est en nous, vraiment en nous, si vieux que nous soyons, de si loin que nous la voyions. L’enfance et la société ne se constatent pas. Elles n’existent réellement que dans le mouvement qu’elles suscitent en nous.

Ainsi les mah’ârem dont parle Jacques Berque, ces friches qui entourent le territoire agricole du campement marocain, et qu’il est interdit de labourer sous peine de sanctions. Elles sont le lieu, dit-il superbement, de “l’indéfriché et de l’indéchiffré”. D’un côté, le site agricole “où l’on organise, où l’on définit de soi-même”, de l’autre la virginité des friches : illustration vivante du dialogue de la raison avec la nature, de l’activité économique avec ce qui la permet et la dépasse, du projet de l’esprit avec la “vivace racine”, la “chose originelle ambiguë”, les “bases”. De même, il n’est pas de réflexion qui vaille sur la société, c’est-à-dire sur la vie des hommes ensemble, qui ne plonge d’abord dans l’indéchiffré et dans l’indéfriché. Non pas par l’invention perverse de quelque démarche ésotérique ni par quelque prétention idéologique stupidement totalisante. Bien plus simplement. Dans l’évidence intellectuelle qu’une société ne fait jamais que continuer de commencer, que nous ne pourrons jamais la saisir autrement que dans la logique de son commencement absolu et donc par notre propre ouverture, par notre propre porosité au mystère, à l’inconnu, à l’infini. Car nous commençons, nous aussi, avec elle. Et l’authenticité, ce n’est pas “l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles.”

Le troisième moment que je veux évoquer, c’est cette longue aventure marocaine de dix-neuf ans, entre 1934 et 1953, chargée de découvertes et de combats, qui lui fournit deux occasions majeures de s’opposer frontalement à la politique française. Chercher dans cette opposition je ne sais quelle surdétermination idéologique ou je ne sais quel parti pris politique serait un contresens. Quand, en 1946, il entre dans la contestation et quand, en 1953, il renonce à ses fonctions d’administrateur, Jacques Berque ne se doute pas un instant qu’il deviendra un jour le théoricien de l’indépendance des peuples autrefois colonisés. Pas plus que Francis Jeanson, que j’ai eu la chance de bien connaître lui aussi, n’imaginait, quand il décrivait les traitements auxquels étaient soumis ceux qu’on nommait alors les Indigènes ou les Musulmans, qu’il aurait un jour à porter des valises. L’un devant le spectacle de la misère et de la honte, l’autre confronté à l’absurdité d’une politique devenue un simulacre arbitraire, mettent en œuvre la méthode d’Émile. Ils proclament “les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations.”

1946, c’est le coup de semonce. Jacques Berque écrit un mémoire qu’il intitule “Pour une nouvelle politique de la France en Algérie” et qu’il a l’imprudence de diffuser généreusement. On y lit ceci : “Il n’y a plus pour nous au Maroc de solution dite de bon sens, de calme ou de prétendu réalisme, comme il y en avait encore il y a dix ans. L’effraction, l’aventure à certains égards, à coup sûr l’audace, le risque, l’effort d’imagination ou de volonté nous ouvrent la dernière voie. Cette voie n’est peut-être pas celle de l’ordre, de cet ordre apparent dont nous faisons désormais notre seul argument, notre seule raison d’être. Suprême erreur ou suprême hypocrisie, le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas 7.”

On sait la suite. Jacques Berque est envoyé dans le Haut-Atlas, dans le poste sous contrôle militaire d’Imintanout. Il y travaillera à sa thèse sur les Seksawa, dans laquelle il montre que la créativité et la volonté humaines fondées sur le projet constituent le moteur le plus profond et le plus efficace de l’action. Jacques Berque restera six ans à Imintanout puis, en 1953, quittera définitivement l’Administration coloniale. Évoquant ce départ dans les Mémoires des deux rives, il écrira : “Vrais ou faux, les prestiges ne jouaient plus. Servir devenait inutile ou nuisible 8.” Une dernière phrase qui, selon moi, pourrait être méditée dans toutes les grandes écoles si l’on y enseignait que le destin d’un peuple et l’âme d’une nation rendent souvent grotesque et parfois honteuse la puérile dévotion à un corps.

L’homme est à déployer

Pour Jacques Berque, l’homme est quelque chose qui doit être déployé et non pas, comme le proclamait Nietzsche, surmonté ou dépassé. Et ce déploiement, comme nous venons de le voir dans deux exemples choisis dans des ordres différents, est l’autre face d’une intériorisation. Là se trouve la racine de son optimisme, fait de confiance et d’affrontement. L’enfant qui subit la brusquerie maternelle et la met peu à peu en relation avec des réalités plus vastes fait du même coup l’expérience du monde et l’expérience de lui-même, s’intériorise en même temps qu’il se déploie. Connaissant mieux sa mère, il se connaît mieux lui-même, et la réciproque jusqu’à l’infini, comme si l’ouverture appelait la bienveillance et la bienveillance l’ouverture. De la même manière, le citoyen qui s’affronte à sa société, même s’il désire son bien et parce qu’il le désire, découvre en lui un niveau de liberté qui, en même temps qu’il l’élargit, enrichit l’expérience de cette société. Dans les deux cas, nous pouvons parler d’authenticité, non pas comme d’un signe hypocritement nostalgique adressé à un passé puérilement idéalisé, mais comme de l’attitude la plus créatrice et la plus réaliste qui soit, celle qui nous place, sans aucune possibilité de fuite ni d’élusion, en face de nous-mêmes, en face d’un autre ou des autres, en face du monde. Celle qui, selon le vœu de Jacques Berque, forge en nous des personnes de dépassement.

Je lui ai demandé un jour ce qu’il pensait de la convivialité, mise à la mode, durant les années soixante-dix, par l’œuvre d’Ivan Illich. Il me répondit : “Une gentille couronne mortuaire.” Il voulait dire, je crois, qu’une proposition morale, si sympathique qu’elle fût, et celle d’Illich l’était, ne saurait être prise en considération si, ayant renoncé à changer un état de choses, elle se contentait de le saupoudrer de ses excellentes intentions. Parlant ainsi, Jacques Berque se montrait fondamentaliste au seul sens où il acceptait de l’être : il choisissait d’aller à la racine des choses. Je ne fus donc pas surpris par sa réponse. Mais aujourd’hui je songe avec perplexité à ce qu’il me dirait si je l’interrogeais sur les absurdités du management, sur l’obsession de la compétition, sur la manie du contrôle et de la surveillance, sur ces valeurs qu’on fabrique comme des gaufres et dont on nous farcit la conscience, sur ce savoir-être que des niais mégalomanes prétendent imposer à la terre entière, sur cette morale plate et servile dont veulent nous tartiner des responsables sans culture ni imagination. Je sais bien ce que Jacques Berque y verrait : des feuilles pourrissantes tombées de la couronne mortuaire de la convivialité. Et il ne trouverait rien de plus consistant dans ce pâlichon vivre ensemble que nous psalmodient à l’unisson des sacristains sans doute plus télégéniques que ceux de ma jeunesse et des chaisières certes moins moustachues, mais les uns et les autres, à l’évidence, moins désintéressés et, finalement, moins crédibles encore que leurs dévots prédécesseurs.

Devant ces simulacres, sa réaction serait prévisible. L’histoire, il n’a cessé de le répéter, est pour lui un “retour aux à-vif”, c’est-à-dire aux situations qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en présence du fondamental et de l’historique et, par là, somment l’être humain d’être ce qu’il est vraiment. Ce qu’il appelle la “tradition fausse”, et qu’il oppose à la “continuité vraie”, c’est la tentation – et la tentative – d’éluder cet affrontement, cette exigence de dépassement. Inutile d’insister sur l’éclatante modernité de cette dialectique, nous la voyons continuellement à l’œuvre. Et impossible de nous y dérober : nous sommes embarqués.

La tradition fausse, c’est la tyrannie de la répétition, elle fabrique des domestiques et des esclaves volontaires. La continuité vraie, c’est quand chaque matin périme et renouvelle en l’approfondissant le matin de la veille. La tradition fausse, c’est quand la liberté radote. La continuité vraie, c’est quand elle se cherche en balbutiant. La tradition fausse, c’est la vanité de savoir déjà. La continuité vraie, c’est la grâce de chercher toujours. La tradition fausse, c’est la satisfaction. La continuité vraie, c’est le désir. La tradition fausse, c’est l’objectif. La continuité vraie, c’est le projet. La tradition fausse, c’est le désordre établi. La continuité vraie, c’est le désordre créateur. La tradition fausse, c’est l’identité comme explication et justification. La continuité vraie, c’est l’identité comme référence et élargissement. La tradition fausse, c’est le slogan. La continuité vraie, c’est le signe. La tradition fausse, c’est la propagande. La continuité vraie, c’est le parler ouvert de Montaigne, celui qui “ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour.”

Face au monde moderne

Les antithèses de cette sorte, j’ai eu tout loisir de les accumuler quand j’exerçais dans les entreprises mon métier de formateur indépendant tout en fréquentant assidûment l’œuvre de Jacques Berque. D’autres auteurs pouvaient m’aider dans ma réflexion mais aucune pensée n’épousait mieux que la sienne la réalité que j’avais sous les yeux, n’en révélait mieux la logique, n’en explorait mieux les souterrains et ne proposait, pour la dépasser, de plus fortes et plus amples perspectives. La pertinence de ce discours d’orientaliste et d’islamisant, quand on l’appliquait à la société française, m’étonnait. Je dus attendre les années quatre-vingt-dix pour apprendre que Jacques Berque avait sérieusement envisagé, après 68, de consacrer une bonne partie de son temps à ce qu’il appelait un “aggiornamento de la culture occidentale”. En partageant ses efforts entre l’Orient et l’Occident, il pensait contribuer plus efficacement encore à leur dialogue. La publication de L’Orient second avait été le premier pas dans ce sens. Mais ce livre eut peu de succès. De toute évidence, une fois retombée la fièvre de 68, personne ne voulait prendre le risque de la faire monter à nouveau. Edgar Faure avait réformé. Prestidigitateur funeste, disait Jacques Berque.

Je n’ai cessé, pendant des années, de confronter sa pensée à ce que j’entendais, voyais, comprenais et parfois suscitais dans les entreprises. Au fur et à mesure que j’avançais, je sentais que cette étude un peu sauvage dépassait de beaucoup l’univers du travail. Certains textes totalement étrangers aux soucis des managers me donnaient le sentiment de toucher à l’à-vif de notre société. C’était le cas, notamment, de six lignes que j’avais trouvées dans le préambule de L’Orient second. Je les récitais souvent aux stagiaires, parfois aussi aux grands dirigeants : “Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche ? Alors le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances 9.”

Chacun en était touché à sa manière. Les dirigeants refusaient ce texte comme le cheval l’obstacle. Les stagiaires l’écoutaient en silence et le commentaient peu, mais il faisait des ronds dans leur tête et leur cœur. Par quatre aspects au moins il était, dans l’entreprise, un intrus. Par la langue, d’abord, par quoi tout commence, haute, souveraine, imagée, le contraire du charabia performant des technocrates. Par son sujet, ensuite, le rêve, entièrement proscrit en ces lieux d’efficacité réaliste, et qui lui conférait un air d’obscénité à l’envers. Par le ton, bien sûr, par cette largeur, par cette liberté qu’il s’octroie de circuler du passé à l’avenir mais aussi, ce que ne peut supporter la féroce pudibonderie des puissants, à l’intérieur même d’une conscience. Mais, surtout, par le tragique de la dernière phrase, par le to be or not to be qu’elle proclame. On peut envaser sa vie. C’est très facile : il suffit de ne jamais refuser. Il suffit de ne pas “s’affranchir de terribles respects, plus coûteux que des servitudes 10.” 

La conception de l’histoire que développe Jacques Berque, synthèse de plusieurs apports dans lesquels la poésie a largement sa place, n’est pas sans faire penser à celle de Péguy, même s’il n’oppose pas l’histoire des historiens à l’histoire vécue, à la durée historique, mais plutôt l’histoire authentiquement considérée et vécue à celle qui ne le serait pas. Et, par là, il réintroduit une perspective anthropologique fondamentale qui lui fait prendre un grand intérêt aux thèses de Frantz Fanon dont il reconnaît et admire la lucidité. La colonisation, bien sûr, c’est “l’occupation militaire, l’administration directe ou indirecte, l’exploitation avouée, la coercition joviale des empires”. Mais le pire, il le sent, n’est peut-être pas là, mais, plus sournoisement et profondément, dans la “dépersonnalisation de l’individu, des groupes, des classes, des natures.” Une certaine rumeur de silence quand je lisais, dans une entreprise, les six lignes sur le rêve que j’ai citées, ou quand je parlais de leur auteur, me faisait sentir que le pire, en ces lieux, n’était peut-être pas ce dont les travailleurs se plaignaient le plus, la caporalisation hypocrite, le chantage poli, la menace larvée, l’angoisse savamment entretenue, l’inquiétude de l’avenir. Le pire, ou en tout cas le moins supportable, c’était, paradoxalement, ce que je leur mettais sous les yeux. Ils sentaient que cet auteur qui traitait pourtant d’autres sociétés que la leur, s’adressait fortement à eux. Ils en étaient troublés. L’entendre en ces lieux leur semblait parfois déplacé, presque insupportable. Trop de simplicité, trop de largeur, trop de vérité. Propos trop sensible, comme disent les politiques de ce qu’il est opportun d’éluder. Dans chaque salarié, il y avait un Ponce Pilate pour condamner cette inadmissible intrusion. Avec, au cœur, une étincelle de regret, furtive, violente, mais déjà résignée.

Jacques Berque m’a été un formidable allié pour m’aider à comprendre le monde du travail et, au-delà, le monde moderne tout entier. De quoi nous protège-t-il ? De la simplicité, de la largeur, du goût de la vérité. Le salaire, la sécurité, l’image, le statut, ne sont pas les seules protections que demandent les travailleurs à l’entreprise. Ils finissent par lui demander l’anesthésie, ils la lui demandent pour échapper à l’effroyable difficulté de vivre libres dans notre monde, ils la demandent à son écrasante médiocrité, au cynisme de ses méthodes et de ses procédures, au mensonge auquel elle n’échappe jamais, à ce culte de l’argent qui est sa seule réalité, sa seule vérité, et qui l’est plus que jamais quand elle se badigeonne d’humanisme.

Tous ces dénivellements, ces étagements, ces strates que repère Jacques Berque dans la conscience humaine, l’entreprise et le monde moderne les écrasent impitoyablement. Il est naturel que le travail et l’action mènent la danse dans une entreprise, et non pas, bien sûr, la méditation ou l’activité artistique, mais il n’est pas naturel que le travail et l’action dégradent les dimensions qu’ils ont provisoirement déclassées, ou les colonisent. Or, l’entreprise ne se contente plus d’exiger de ses salariés le travail de leurs mains ou de leur esprit auquel elle a droit. Elle exige désormais d’eux l’adhésion de leur conscience et de leur cœur à laquelle elle n’a pas droit, et qu’ils ne peuvent lui accorder que librement, pour autant qu’elle la mérite. En témoignent toutes ces procédures sur lesquels les médias sont infiniment discrets, et qui leur assureraient pourtant une très belle audience s’ils décidaient de les explorer : la liturgie de l’embauche, bientôt confiée à des robots, le rituel morbide de l’entretien d’évaluation, le formalisme kafkaïen de la lettre de candidature, et des légions d’autres âneries dûment validées et constamment améliorées par toutes sortes d’autorités ubuesques.

Et ce rouleau compresseur n’épargne pas davantage les étagements du temps. Ceux-là aussi sont méprisés par l’entreprise comme ils l’étaient par la colonisation. L’entreprise n’engage pas des personnes humaines porteuses d’une histoire et d’une expérience, elle achète ou loue des compétences. Elle escamote le passé des êtres, elle prétend constituer pour eux un présent absolu, une référence transcendante. Et, par là, elle rend toute authenticité impossible, elle incarcère la liberté humaine dans une intemporalité truquée où l’avenir n’est plus qu’un déjà passé. Elle regarde le monde comme s’il était une sorte de parc d’attractions dont il faudrait essayer tous les manèges et, pour cela, raisonner comme ce marmot assis au milieu de ses jouets, qui les serre contre lui, et les suce, et les lèche.

Le monde est malade, dirait peut-être Jacques Berque, parce qu’il a peur du srâb, ce presque mirage que connaissent les Arabes du sud, où tout n’est pas imagination, où le vrai et le faux coexistent. Lorsqu’il miroite sur la plaine torride, l’horizon faux et l’horizon vrai y paraissent indissolublement liés. C’est de cette ambiguïté-là, pour eux insupportable, que nous écarte le monde moderne. Parce qu’il a perdu tout accès au langage signifiant. Pas de doute, jamais de doute. Surtout pas d’entre-deux, cette fenêtre sur l’infini. Un discours, un seul discours, émietté, adapté de toutes les façons possibles à toutes les situations possibles, à toutes les catégories possibles, à toutes les résistances possibles. Se demander s’il est vrai ou s’il est faux, c’est ne rien comprendre à ce film lugubre : tout ce qui compte, c’est que ce discours soit unique, efficacement unique. Même s’il est changeant, cyniquement changeant et contradictoire. Comment s’en étonnerait-on? Les gens qui parlent ainsi ne distinguent plus le contraire de l’identique. C’est pourquoi, s’il est naïf de penser que le monde moderne nous fourgue ses divagations pour nous persuader de sa vérité, il est tout aussi naïf d’imaginer qu’il veut nous faire valider son mensonge. Le monde moderne ignore la vie, c’est un infirme volontaire qui veut imposer son infirmité, qui s’est interdit d’accéder au vrai comme au faux. Il ne connaît ni l’un ni l’autre parce que, les connaître, c’est savoir qu’on n’est jamais vraiment ni du côté de l’un, ni du côté de l’autre. C’est se reconnaître hésitant et inachevé, mais savoir qu’on va en appeler de cette hésitation, qu’on va questionner cet inachèvement. Le monde moderne ne veut plus de faiblesse parce qu’il sait que la faiblesse, dans un cœur d’être humain, renvoie, via l’espérance, à la vie. Le monde moderne veut être tout, toute sa violence est là, et toute sa sottise. Lui, tout, tout de suite, partout, malgré tout, par tous les moyens : voilà ce qu’il inscrit sur les murs de la prison où il s’est enfermé et où il a besoin de nous enfermer jusqu’au dernier. Et dont nous avons besoin, nous, et dont nous avons raison, nous, de vouloir sortir.

Le monde où nous vivons ne sait plus rien de cet homme affronté au srâb dont Jacques Berque décrit la marche anxieuse parmi les lacs illusoires et le reflet des palmiers. Coincé dans son simplisme carcéral, il ne peut concevoir que le srâb soit à la fois l’ami et l’ennemi, que le marcheur “risque ainsi de perdre sa route” mais qu’il “n’irait pas loin s’il n’était guidé par cette fraîcheur des yeux 11.”

J’ai raconté un jour à Jacques Berque ce que m’avait dit David Rousset, un soir de mai 68 où nous nous étions rencontrés dans une réunion. Il sortait de l’Élysée où il avait été appelé par le général de Gaulle. Ils avaient parlé de la France, et du monde. Dans un style militaire et un vocabulaire que ma banlieue natale n’eût pas désavoué, le Général avait esquissé une sorte de bilan de ses combats. Londres, la Résistance, la victoire, la décolonisation, la terrible Guerre d’Algérie : rien n’avait été facile, mais on n’avait pas sombré. Puis il avait regardé David Rousset droit dans les yeux. “Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas.” Jacques Berque avait hoché la tête, lentement.

L’inchoatif

Un terme de grammaire qui lui était cher : l’inchoatif. Quand on nous appelle, nous disons je viens, mais nous ne venons pas encore, nous allons venir. Dans l’esprit de ceux qui nous attendent, durant ces instants, il se fait comme un vide, un écran noir. La mer des images se retire de leur conscience, les laisse aux prises avec des impressions ordinaires, vagues, anonymes : le tuf, les bases, les racines, l’açâla. Moment de singularité absolue et de présence au monde comme jamais. Ils sont dans l’inchoatif. Non pas dans le lâcher prise, comme disent les bonimenteurs : un instant, l’attente leur rend l’avenir, ils reprennent les vraies commandes du vrai navire, ou se disent que ce ne serait pas impossible.

« Il faut organiser l’expression et la déstabilisation », écrivait Jacques Berque dans l’Orient second. Mais l’expression n’est pas un numéro de cirque. L’expression n’est pas le crachat de soi-même dans les médias. S’exprimer, ce n’est pas déverser des confidences arrangées, s’émouvoir de son émotion et repartir avec sa poubelle vide. L’expression est un remuement des intérieurs, peu importe s’il est prometteur ou inquiétant, une construction dont on est le terrain plus que l’architecte, qu’il faut saisir, dit Berque, « dans ce qu’elle met à jour, dans ce qu’elle révèle de profond et de souterrain ». L’expression est inchoative. Elle a commencé avant de commencer et ne finit pas quand elle finit. C’est une aventure, pas un rôle. Un affleurement permanent. Une présence au monde, sans doute, mais seulement si c’est une présence à soi : sinon, si haut qu’elle s’égosille, si fort qu’elle s’indigne, si chaud qu’elle s’exalte, c’est Guignol, ou Tartuffe.

Je ne m’étonnais pas d’entendre Jacques Berque parler d’expression. Sous sa plume, la déstabilisation, par contre, m’intriguait. Il me répondit ceci : « La déstabilisation fait sauter ce que Fourier appelait déjà les « ciments pétrifiés » de la civilisation. Toute organisation sociale, toute bâtisse, produit des « ciments pétrifiés » que des pousses plus vivaces doivent faire sauter pour que la vie jaillisse, quitte à devenir elles-mêmes, par la suite, pétrifications 12. »

Qu’est-ce qui me pétrifie ? Et ces ciments-là, comment les faire sauter ? Et pourquoi toute une société en est-elle à se poser de telles questions ? Qu’est-ce qui la pétrifie elle-même ? Quatre questions urgentes. Il y en a bien d’autres aujourd’hui, dira-t-on, et qui sont loin d’être vaines ! C’est vrai. Mais si ces quatre-là sont éludées, les autres sont sans réponses. Ces questions-là, il faut se les poser à soi-même et les poser à d’autres, bien sûr, mais toujours à des consciences : jamais à des équipes, jamais à des clubs, jamais à des clans, jamais à des gangs, quelque produit industriel, commercial, culturel, politique, scientifique, spirituel qu’ils proposent. Et non pas sur la foire médiatique. Dans les catacombes, dans l’entre deux portes, dans l’entre deux mots, dans l’entre-deux de l’inquiétude. J’avais dit un jour à Jacques Berque qu’il était un clandestin officiel, l’idée lui avait plu. La pétrification commence avec le renoncement, chacun a besoin de porter en lui-même sa clandestinité amicale et ironique, jamais méprisante, toujours intraitable. Les ennemis d’une telle insurrection pacifiquement pointilliste sont aisément identifiables : publicitaires barbouillés de valeurs ou révolutionnaires d’avant-hier, ce sont ceux qui voudraient en prendre la tête.

26 mai 2018

Notes:

  1. Colloque organisé par le Pôle de recherche du Collège des Bernardins, l’Observatoire d’études géopolitiques et le Centre Maurice Hauriou de la Faculté de droit de Paris Descartes.
  2. Jacques Berque, Il reste un avenir, entretiens avec Jean Sur, Paris, Arléa, 1993, p. 108.
  3. ibid. p. 11.
  4. ibid., p. 29.
  5. ibid., p. 209.
  6. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, n°86, avril-juin 1974, p. 10
  7. Jacques Berque, Une cause jamais perdue, Paris, Albin Michel, 1998, p. 9.
  8. Jacques Berque, Mémoires des deux rives, Paris, éd. du Seuil, 1989, p. 143.
  9. Jacques Berque, L’Orient second, Paris, Gallimard, 1970, préambule.
  10. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, op. cit., p. 18.
  11.  Voir Jean Sur, Un homme matinal, in Jacques Berque et Jean Sur, Les Arabes, l’islam et nous, Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 39.
  12. Il reste un avenir, op. cit. p. 83.

Confiante défiance

LE MARCHÉ XL

Ni Bernard-Henri Lévy ni Michel Houellebecq ne sont de ma famille, je vois bien de quelle sauce médiatique on nappe leur correspondance électronique et il ne m’échappe pas qu’ils s’y attendaient. N’importe. En les regardant, je retrouvais mes stagiaires quand deux d’entre eux s’entretenaient, devant le groupe, d’un sujet d’actualité ; l’exercice débouchait presque toujours sur la même presque vérité : la sincérité était au rendez-vous mais encadrée, mise en scène par le caractère artificiel de la situation. Malgré cela, en les protégeant, le jeu les faisait sortir d’eux-mêmes. Pour un instant, ils retrouvaient leur simplicité, prenaient une bouffée de vie et en étaient tout aérés ; ils ne la dégustaient pourtant pas pour de vrai. Ainsi Houellebecq et Lévy, soudain devenus, en dépit de leur rouerie et de la nôtre, Michel et Bernard-Henri ; comme les secrétaires et les techniciens de mes séminaires, ils se plaignent de la méchanceté des gens, nous montrent les bobos de leurs âmes et jouent à se remonter le moral. Et, comme autrefois, pour connaître cette musique, je ne l’en écoute pas moins avec attention. S’il s’agit d’un pauvre ou d’un riche, d’un glorieux ou d’un humble, malgré moi je l’oublie. Comme dans les stages, comme toujours, comme tout le monde, elle me désarme, puis me réarme.
Ξ
« Explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante » : le jury du Prix Nobel a trouvé les mots justes pour rendre hommage à Le Clézio. Au-delà et en dessous, les bases et les sommets, voilà en effet ce qu’il est utile d’explorer, et pas seulement dans les livres. Le reste est périmé. Classer sans suite.
Ξ
Malaparte rapporte dans Kaputt que l’armée allemande, durant la campagne de Russie, enfonçait dans la neige, le bras droit tendu, des cadavres de soldats russes tués au combat. Cette « police silencieuse » indiquait la route à ses camions et à ses tanks.
Ξ
Dans l’Humanité, Claude Tedguy, philosophe et psychanalyste, prêche pour un monde « capable de repenser une redistribution de la richesse sans oppression, pour une existence dépourvue de peur du lendemain immédiat. » Qui ne l’approuverait, hormis ceux que personne ne peut approuver ? Mais la suite laisse supposer que ce penseur dispose aussi d’une large compétence – on dit désormais expertise – en matière de paléontologie : « À terme, c’est le concept même de (la) peur qui devra disparaître, par l’assurance pour l’être de sa capacité d’exister sans avoir à affronter la froide cruauté capitaliste au quotidien. » Le bon bain de jouvence ! Je me promène dans les amphis de 68 et je fais mes délices des prophéties des bacheliers : « Quand on aura eu la peau du capitalisme, personne n’aura plus peur de rien ! La peur, mon pote, c’est une superstructure culturelle, un conditionnement psychologique agencé par les patrons ! »
Ξ
Rage froide. Accablement. La peur de l’homme, une invention capitaliste, comment peut-on encore oser ces balourdises ? Il n’y aura plus de peur, vraiment, quand l’humanité s’épanouira comme une tête de veau dans les glorieuses tâches de la production avant de s’ébrouer dans un dilettantisme culturel qui sera aux machines ce que le loulou de Poméranie est à sa mémère ? Je n’ai jamais été communiste de ma vie, mais j’ai connu et estimé trop de militants de ce parti, des illustres et des obscurs, pour m’en tenir à des fantasmes sommaires. Là, c’est trop. Ces solennelles billevesées, camarades, c’est fini : personne n’y croit, vous non plus, ne profitez pas de la crise pour en liquider l’invendable stock. Si quelques jeunes tombaient par mégarde sur ces facéties, je leur ouvrirais les yeux sans me gêner. Cet homme libéré de la peur, c’est le petit frère de celui que nous promet la société libérale, ce marchepied vivant du triomphe technique que Fukuyama lui-même n’ose plus évoquer. Je dirais à ces jeunes que ces absurdités symétriques n’ont pour fonction que de les endormir, qu’elles tablent sur leur docilité et courtisent leur paresse. J’en profiterais pour les dissuader de chercher quelque juste milieu raisonnable entre ces deux manières de nier la condition humaine. Un cocktail de deux folies ne fait pas une sagesse. Cette recette-là, c’est le mélange du pire et du pire. Allons, je m’anime en vain. Aucun jeune ne m’interrogera là-dessus, aucun vieux non plus.
Ξ
Finalement, c’est assez simple. On peut constater ce qui a été – ou ce qui s’est – réalisé dans une existence humaine, mais la réalisation, avec ce qu’elle suggère de développement purement endogène, ne saurait être un principe de vie ; cette idée mercantile et racoleuse porte en elle la lourdeur de la société narcissique et fébrilement défaitiste qui tente de la vendre. Un homme n’est pas une firme, son existence ne consiste pas à dérouler une chaîne de possibilités, puis à le faire savoir. L’autonomie de la personne humaine, parce qu’elle est de nature spirituelle, est immédiatement ouverte et partageable. La réalisation comme principe de vie implique forcément le temps mort de la stratégie, de la tactique, du choix des objectifs. L’existence humaine ne peut accepter de tels désengagements. Les autres ne sont ni le terrain de notre volonté de puissance, même tempérée de compassion, ni le champ de manœuvres de nos vertus. La présence des autres nous impose l’horizon de l’inachevé ou de l’infini. Elle nous interdit l’installation dans le temps et la réalisation par et dans les choses. La vie est forte, elle est fidèle, elle est notre amie, mais dans les parages de l’installation et de la réalisation, c’est la mort qui fait son beurre : qui ne veut pas le comprendre consent inutilement à un grand malheur. Plus encore que de l’intelligence, d’ailleurs, cette science-là procède d’une certaine façon d’accueillir ces évidences, de poser ses valises dans le fragile nid de sens qu’elles nous préparent. Les rêves d’installation, non. Les fantasmes de réalisation, non. Jamais ça, nulle part, c’est l’antichambre de l’enfer. Non à toute situation impérieuse et impériale, accapareuse de sens et jalouse de la vie. Oui, dans toute situation, la meilleure comme la pire, à l’insatisfaction qui y ruisselle nécessairement et, en la transformant, la transcende. Oui à toute contingence à cause de la transcendance interne qui, aux yeux de l’âme authentique, la déborde. Oui au déploiement de l’instant, à son inquiétante et magnifique largeur qui « nous engloutit et nous comprend comme un point » et dont il est vain de prétendre saisir les tenants et les aboutissants. Oui à ce bain d’être, à sa manière imprévisible, inédite, originale, radicalement incompréhensible aux autres, même aux plus proches, de s’offrir à nous et, si nous voulons bien ne pas trop résister, de précipiter chacun de nos instants dans l’étonnement, dans l’inquiétude, dans le ravissement, dans la douce transgression, en nous accouchant, comme de jumeaux, d’un refus qui nous fait exister et d’un acquiescement qui, secrètement, nous restitue les autres et aux autres.
Ξ
La foi, pourquoi pas ? Ça m’arrive. Pas toujours. Quelquefois. Elle aussi, je le crains, chacun la fabrique à son image. Jeune, j’ai un peu étudié la théologie, mais c’est surtout dans mon métier que j’ai senti ce que peut être la foi. Des instants lumineux dans des salles grises, des gens soudain, sans qu’on sache pourquoi, qui ont l’air de changer de statut métaphysique, avec des yeux d’exilés qui jettent des regards perforants sur le monde, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous à la lisière de l’imaginaire et de la réalité, comme s’ils puisaient à volonté, et en riant, dans ces deux gamelles. Oui, même si ce n’est pas celle qu’elles croient, je dois la foi aux entreprises ! Mais, je le répète, elle n’est pas toujours là. Quand elle est en vacances, je tâche de m’accommoder de ce qui vient, le pire et le meilleur ; tout sauf l’installation et la réalisation, ces filles-là sont vraiment trop bêtes. La révolte ou la colère, d’accord ; même la débauche, c’est moins nul, à condition de ne pas en faire un cinéma. Et la jouissance esthétique ? Très décevante, sauf si une morsure de tragique ou de dérision l’empêche de tourner boudin : les pros de la beauté sont ridicules. Le mieux est parfois de dormir, de rêvasser, de se laisser décanter. De se dire qu’on n’est pas né de la dernière pluie, et d’en profiter pour guetter le prochain soleil.
Ξ
Réversibilité. Dans le lieu que je déteste le plus, l’entreprise, j’ai vécu quelques-uns de mes plus beaux moments. Et grâce à une pub pour je ne sais plus quoi, je vois partout l’image de ces angelots de Raphaël qui me consolent de tout et de moi-même. Personne ne sera jamais plus terrestre que ces deux-là, même après le triomphe du capitalisme, même après sa déroute. Ces potelés, ces bien nourris, ces habitants de la chair, ces coquins malicieux, ces innocents très avertis dont la perversité naissante semble avoir été aussitôt pêchée et annulée par une contre-perversité ironique, légère, gentiment majestueuse, le voilà dans son imprenable enfance, l’homme réalisé : tout recueilli dans sa chère enveloppe charnelle, son regard confiant cherche ailleurs, plus haut, revient sur son esprit qu’il interroge, anime son corps d’une jouissance délicate, peut-être ce « doux plaisir de ne rien faire », le sommet de la sensualité, me disait autrefois Bernard Lubat.
Ξ
À un moment ou à un autre de leur vie, les formateurs dignes de ce nom chancellent. Les autres, ceux qui servent d’égouts au système, ne connaissent pas cette épreuve : l’argent et la vanité conformiste, taillant chirurgicalement en eux ce qui pourrait y rester de natif, d’inquiet ou d’exigeant, désignent aux ambitions de ces malheureux, telle la « police silencieuse » dont parle Malaparte, cette sorte de traînée humide d’escargot que la prétention fait appeler carrière. Je m’amuse de l’énorme recyclage auquel le changement de discours de la société capitaliste contraint actuellement ces gastropédagogues, bien certain que la consistance molle de leur nature leur permettra, moyennant qu’on les en dédommage, de marquer du sceau infamant de l’archaïsme ce qu’ils donnaient, hier encore, pour l’essence même de la modernité conquérante.
Ξ
Je crois savoir où butent les autres formateurs, ceux qui, sans illusions excessives sur leurs talents ni sur l’importance de leur rôle, se sont toutefois mis en tête que chercher ce qu’ils croient vrai, tenter de s’en approcher et s’en entretenir avec leurs semblables constitue, nonobstant les dangers évidents de l’opération, ou à cause d’eux, une des plus belles aventures que l’ambiguïté des temps puisse mettre à leur portée. Cette épreuve, ce point de partage des eaux, c’est le saut existentiel de la formation. Honnête et moyennement intelligent, un formateur n’a pas trop de mal à repérer les maux dont souffre notre société. Il lui suffit de considérer les groupes du regard d’Ulysse, de bas en haut, d’écouter les gens parler du monde, des autres, d’eux-mêmes : avec un peu d’attention, il peut poser un diagnostic et avancer quelques préconisations. La facticité, l’extériorité, le mimétisme, l’obsession des mécanismes projectifs, le refoulement de l’angoisse, de la mort et de la subjectivité, la vie par procuration, tout cela, qu’il entreverra forcément, nourrira utilement son discours, au moins dans un premier temps. Car parler d’amour n’est pas aimer, et bavarder facticité ne rend pas authentique ; dans les deux cas, les mots se fanent vite. Ce danger, c’est le Cap Horn du formateur, ou plutôt son Cap de Bonne-Espérance : ce qu’il perçoit dans les autres, il lui faut l’affronter en lui-même. Avant d’être les démons de ses stagiaires, la facticité, la fascination, la personnalité rapportée et le reste sont les siens, et ils le sont à l’instant même où il les dénonce. S’il a l’audace d’engager avec lui-même le combat auquel l’invite ce constat, le voilà sur une trajectoire de vie, sa solitude fleurira. S’il le refuse, il pourra toujours continuer à faire le guignol devant les patrons, augmenter ses honoraires, lire les prix littéraires et, comme de juste, une fois lavé de ses passes avec l’argent, se faire du souci pour la justice sociale.
Ξ
L’épreuve est douloureuse, bouleversante, fondatrice. Les mots passent au fer rouge de l’existence et avec eux, derrière eux, la foule confuse des sentiments et des passions, l’armée tumultueuse des pensées, des opinions, des partis pris. Sentiment double et contradictoire de n’être plus personne et, dans cet enfouissement, dans cette démystification de soi, de devenir quelqu’un. Deux langages se heurtent, celui qui meurt, celui qui naît : peut-être se rencontrent-ils, mais seulement à l’infini ; pour l’instant, ils se combattent. Le navigateur d’existence, s’il a le sentiment de contempler comme jamais la mer et les étoiles, n’a plus aucune carte en main. Il ne se sent plus maître de rien, il en est atterré, ravi, rajeuni. Plus de leçons à donner, plus de principes à défendre, plus de grandes causes à manager : le petit bonhomme craintif qu’il est toujours et qu’il n’est déjà plus quitte peu à peu la scène et se retire en ce coin de la commune solitude où je devient vraiment un autre, et où l’on sent les gens bien trop proches et bien trop lointains pour qu’on songe encore à leur bafouiller leur ration de respect.
Ξ
Avec Entre les murs, Laurent Cantet est en train de doubler son Cap de Bonne-Espérance. Ressources humaines et L’Emploi du temps, c’était avant. Le cinéaste-formateur expliquait la société, s’en prenant au plus visible, au plus lourd : l’entreprise, le monde du travail. Ce propos-là, beaucoup de gens pouvaient l’entendre. Que la conduite actuelle des entreprises, nonobstant les bonnes volontés qui viennent s’y piquer, soit fondamentalement perverse, la plupart l’avouent et presque tous le savent. Autour de la machine à café, cette agora clandestine, on avait opiné du chef, non sans avoir vérifié qu’aucune oreille officielle ne traînait. « C’est bien ça », avait-on lâché avant de regagner les bureaux. La démonstration de Cantet, pourtant, comme c’est souvent le cas au début d’une action de formation, gardait quelque chose de schématique et d’extérieur. En vrai formateur, il aura souffert de ne pas être allé au bout de sa pensée ; en créateur, il aura voulu descendre plus profond. D’où peut-être le thème de ce dernier film et tout ce qu’évoque d’élémentaire et de nécessaire cette plongée dans l’enfance, dans l’école, dans les Quartiers.
Ξ
En abordant notre société par ses bases, Laurent Cantet prenait un grand risque. Il n’avait pas été le premier à montrer les ravages du système de l’entreprise, même si son illustration cinématographique donnait à sa critique plus de force encore que celle de l’écrit. Mais, dans ce système-là, on peut encore voir une pièce rapportée, un kyste, une tumeur localisée dont l’aveuglement de quelques-uns porterait la responsabilité. Pas question de nourrir cette illusion quand il s’agit de la jeunesse, de l’école, des Quartiers : là, la vie est toute nue, toute saignante ; qui n’en détourne pas son regard est renvoyé à soi-même, toute tentative de fuite, même dans la dénonciation, même dans l’humour, est immédiatement sanctionnée d’inauthenticité. Cette solitude du formateur de fond, Cantet ne l’a pas assumée. Je connais trop la difficulté de l’épreuve pour le lui reprocher ; mais qu’il y ait eu échec, et échec grave, on doit le lui dire avec amitié.
Ξ
Même quand elle n’est pas un autre nom pour l’indifférence ou pour l’organisation jacassante de l’impuissance et du conformisme, la compassion n’est que la première étape de l’amitié. Nous aimons que nos amis sachent se pencher un instant sur nos souffrances, mais nous avons besoin de les voir se relever. Plus que leurs mots et leurs larmes, nous leur demandons leur présence forte et entière, leur liberté inentamée. À qui les prend au sérieux, la formation et la création, chacune à sa manière, proposent l’apprentissage de cette solitude généreuse. Elles nous enseignent qu’être avec les autres, ce n’est pas forcément se sentir avec eux, encore moins se sentir comme eux. Ne pas se mélanger, ne pas se séparer : ce chemin de crête est jalonné d’hésitations, de doutes, de regrets, de remords. D’un côté, l’isolement orgueilleux, les illusions sur soi, un pessimisme qui se veut actif. De l’autre, la fusion mensongère, la mauvaise foi, l’abandon déguisé. Laurent Cantet est tombé dans le fossé, côté fusion. Sans doute est-il plus difficile à un cinéaste encombré de considérations financières et mondaines qu’à un fantassin de la formation de tenir ce cap de vérité. Mais le fait est qu’il est tombé. Il a calé devant la solitude, s’imaginant peut-être que cette défaite lui donnerait accès aux autres : elle ne l’a conduit qu’à leur image. Tout étant alors devenu faux, il ne pouvait plus que se débattre dans une sensiblerie brouillonne.
Ξ
Laurent Cantet a cédé au pathos compassionnel : c’est pour cela qu’on lui a fait fête. Il a noyé dans une illusion rassurante la question de la jeunesse, la question de l’école, la question de la banlieue : c’est de cela qu’on l’a remercié. Je me demande s’il ne s’est pas aperçu de sa méprise quand il a tourné la partie de foot finale. N’avait-il pas fini par oublier que ces collégiens étaient bien des acteurs ? N’avait-il pas confondu la réalité et le spectacle ? N’avait-il pas voulu se montrer, en même temps, formateur et créateur ? Formateur, n’avait-il pas noyé dans le fantasme facile la violence de la réalité ? Créateur, n’avait-il pas cherché dans la pesanteur du réel une raison de refuser l’envol de l’imaginaire ? Ce tournage sympathique, en un mot, ne l’avait-il pas endormi ? C’est une piscine pleine de microbes, le sympa, bien des formateurs y périssent.
Ξ
J’échafaude des hypothèses contradictoires. Et si Entre les murs, c’était Bouvard et Pécuchet en banlieue ? Si, débordé par une situation infiniment plus dramatique que celle de l’entreprise, le cinéaste avait jeté l’éponge ? S’il avait bâclé ce match de foot pour en finir avec un sujet qui l’avait envoyé en enfer ? Si tout cela n’était qu’un hurlement de détresse, une fin de partie à la Beckett, un constat d’échec épouvanté ? Comment serions-nous passés, sinon, de la lucidité passionnée de L’Emploi du temps à ces émotions de patronage ? Se méfier du livre ou du film qui semble contredire l’œuvre entière d’un écrivain ou d’un cinéaste : c’est là que la pensée est poussée à son paroxysme. La meilleure illustration du naturalisme de Zola, nous disait-on autrefois, on la trouve dans Le Rêve, une douce histoire moyenâgeuse.
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Je ne suis sûr de rien, Entre les murs me reste un mystère. Et je parle trop vite d’émotions de patronage. Que faisions-nous d’autre que ce professeur de lettres, nous, les étudiants de Montrouge qui passions nos jeudis et nos dimanches, dans les années d’après-guerre, à organiser les jeux des gamins de la « zone » ou des HBM et à leur raconter des histoires ? Personne n’ayant intérêt à les courtiser ou à les mettre en thèse, ces enfants nés trop tôt ne pouvaient prétendre au statut sociologique privilégié des Quartiers ; ils n’en étaient pas plus faciles à gouverner. Mais nous ne nous prenions pas pour des enseignants et nous donnions notre temps gratis. C’est donc assez logiquement que j’exècre ce vieil ado indécis. De deux choses l’une. Ou ce pauvre garçon est à bout de forces et d’imagination, ce qui peut aisément se comprendre, et l’Éducation nationale se déshonore en ne lui fournissant pas les moyens de récupérer avant de lui confier une mission moins douloureuse. Ou il prétend défendre sa pédagogie défaitiste et justifier son misérabilisme, et l’Éducation nationale fait preuve de lâcheté en le laissant dévaster ses classes. Sans compter qu’elle s’expose aux revendications rétroactives des anciens animateurs des patronages : à travail égal, salaire égal !
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En famille, avec les amis, on parle beaucoup de ce film. Pierre Mari me fait remarquer avec justesse que ce patro-prof se situe aux antipodes de cette Mara Goyet dont il a apprécié comme moi la droiture. Que la formation classique soit étroitement liée à un système de représentations et de relations désormais forclos et, en tout cas, irrecevable dans les Quartiers, elle n’en doute pas. Pourtant, loin de la détourner d’une mission qu’il rend plus difficile, ce constat en souligne à ses yeux l’urgence et la grandeur. Les vérités s’éprouvent mieux dans les difficultés que dans les élans conviviaux. Se battre, et se battre encore. Parce qu’une culture se transmet par la pensée et par la parole. Parce que ne pas donner ce que l’on a de meilleur, c’est partager ce que l’on a de pire.
Ξ
« Ah ! Si j’avais été là avec mes Francs ! », disait Clovis en écoutant le récit de la Passion du Christ. Ah ! Si, pour quelques semaines, on me confiait une classe en banlieue ! Parfois, j’en rêve. Se placer à la charnière de ce que ces gamins savent de l’existence et de ce qu’ils en ignorent. Partir de la vie d’un écrivain. Des amours de Victor Hugo, par exemple. Commencer par l’aspect dragueur performant, les faire rire. « Ouais, il est trop fort, ce mec, c’est clair ! » De proche en proche, en vrai Jésuite, en arriver à Juliette, à Madame Hugo, peut-être à Adèle. Puis aux textes. Pas pour les imposer, non ! Juste pour qu’ils comprennent mieux le scénario. Peu à peu, traîtreusement, les faire glisser dans la poésie, lire longuement, passionnément, lâcher le livre quand on sait par cœur. Se montrer plus vicieux que ces amateurs. Leur donner le sentiment d’une transgression qui réconcilie, leur faire sentir du plus grand qu’eux, exhumer leur énorme besoin d’admirer. Sans doute ne m’a-t-on pas attendu pour y penser. Un type de mon genre pourrait, à l’occasion, faire son petit effet, mais tiendrait-il longtemps le choc ? J’imagine que, devant ces élèves-là, tout le monde veut aller au bout du possible. Pourtant, pour la plupart d’entre eux, la limite risque d’être vite atteinte : là est la question de l’enseignement, surtout dans les banlieues, pas d’abord dans les principes, pas d’abord dans les moyens.
Ξ
Oui, les quartiers sont déshérités : chômage, solitude, logement, violence, rien ne va. Mais si j’étais sociologue, plutôt que d’enfoncer ces portes ouvertes, je préférerais comparer les comportements et les préjugés de ces jeunes aux représentations majeures de la modernité telles que les répercutent les médias, la publicité, les vedettes à la mode, etc. Hypothèse à confirmer ou à infirmer : les jeunes des banlieues sont les meilleures éponges et les premières victimes de la folie collective. Les privilèges des gosses de riches les protègent de la violence ; c’est sans risques pour eux – sans risques immédiats, car la suite peut être terrible – qu’ils sont dressés à l’exercer sur les autres. La modernité chimiquement pure, on la trouve dans les jeunes des banlieues; c’est pourquoi ils fascinent et effraient à ce point, c’est pourquoi on les étudie, c’est pourquoi on les injurie. Difficile d’en douter quand on observe les adolescents d’Entre les murs, leurs indignations mécaniques, leur façon de prendre la balle au rebond, de chercher l’effet, de vouloir faire choc et chaud ; tout ce stupide zapping émotionnel, c’est de la pub, c’est du journalisme tel que le pratique, par exemple, la dame qui présentait aujourd’hui le 13 heures de France-Inter : une émotion bien sociologiquement grasse par-ci, un coup de gueule bien démagogique par-là, et merci d’avoir été sur notre antenne. La banlieue est colonisée au-delà de ce que peuvent imaginer ses colons, au-delà de ce qu’ils avaient prévu pour elle. Ce n’est pas parce qu’ils sont des pauvres, ni des enfants d’immigrés, que les élèves des Quartiers sont indociles, c’est-à-dire quasiment impossibles à enseigner, c’est parce que leur pauvreté et leur déracinement ont été des voies d’entrée toutes trouvées pour la saloperie virale de la société de communication : il m’est insupportable d’en voir les chantres et les profiteurs venir jouer les sauveurs dans les banlieues, je ne sais rien de plus infâme que cette imposture, il me faut m’accrocher à moi-même pour ne pas céder à la haine. Ces enfants sont devenus des réclames furieuses : si innocentes qu’elles soient de ce qu’on a fait d’elles, on ne fait pas la classe à des réclames. Au mieux peut-on les enfoncer un peu plus dans leur honte collective en envoyant, pour l’exemple, quelques-unes d’entre elles à Sciences Po. Je me suis souvent répété la belle formule de Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous avons fait de ce qu’on a fait de nous. » Je crains malheureusement que la vérité de ce propos ne s’arrête au périphérique. Au-delà d’un certain seuil d’intoxication, il devient héroïque de distinguer ce que l’on est de ce que l’on a subi. Étrange film, vraiment, cet Entre les murs ! Attendons le prochain. Qu’il le veuille ou non, Laurent Cantet choisira, ou sera choisi : la petite étincelle ou le gros éteignoir.
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On peut rire de moi : si j’avais un seul programme à sauver de toute la télé, ce serait Derrick, cela en dépit de l’imbécillité de la présentation qu’en fait la 3 (Derrick prépare ses menottes, etc.). Ce n’est jamais simpliste, jamais injuste, jamais démonstratif, jamais léger, jamais oiseux, jamais mode donc jamais bête. Entre Derrick et Maigret, mon cœur est partagé. Maigret est plus lourd de suggestions, plus riche d’images. Derrick, plus austère, va plus vite et plus sûrement au sens. Maigret explore l’angoisse, Derrick la survole. Maigret peut y sombrer, Derrick la domine d’emblée. Derrick est plus libre, Maigret plus attachant.
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Je me reconnais dans ce petit garçon dont parlait Françoise Dolto. Il dit non parce que c’est un vrai oui qu’il veut dire, son oui à lui, pas le oui de complaisance et d’obéissance que les autres attendent. Mes relations avec mes parents tiennent tout entières dans son embarras. Et aussi mes relations avec l’Église catholique, mater et magistra. C’est sans doute à cause de la violence de ces deux affrontements que je ne vois guère dans les autres institutions que des baudruches gonflées et regonflées d’importance et de vanité. Elles me font souvent rire, quelquefois pleurer, elles ne méritent jamais ni ma fidélité ni ma révolte, qui sont consubstantielles. La vie m’aurait-elle affligé d’une nature difficile ? Après tout, rien de tragique à cela. Il est vrai que les arrangements me dérangent, surtout ceux que je passe avec moi-même.
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Dans Le Point, quelques propos de Jacques-Alain Miller en disent plus long sur Bush et Obama que trois quintaux de politologie filandreuse déversés par les chroniqueurs, ces huissiers zélés. Plus rien à comprendre à l’actualité si l’on ne va pas chercher dans la vie intérieure des sociétés et des individus ce qui fonde la vie politique, ce qui lui donne sa forme, ce qui la paralyse, ce qui pourrait éventuellement la nourrir de sens. Sans doute le nouveau président américain gommera-t-il quelques-unes des plus grosses aberrations de son prédécesseur, mais il n’y a pas à bondir de joie à l’idée que la bushophobie est en train de « s’inverser en obamania universelle ». Comme le Gœtz du Diable et le Bon Dieu, la société américaine, quand elle s’imagine changer, ne fait qu’essayer un autre rôle. Après s’être installée dans le personnage de « l’ennemi du genre humain », comme dit Miller, voici qu’elle met « la bonté à l’affiche », tout en prétendant, sans rire, et dans les deux cas, « faire le boulot de Dieu ». Au héros formidable de Sartre, à ce forcené génial de l’imposture, Pierre Brasseur, il y a plus d’un demi-siècle, avait donné une stature qui m’avait terrifié. Comme l’écrivait Paul Ricœur dans un article célèbre, Gœtz se veut « bouffon du mal » avant de devenir « faussaire du bien ». Il se résigne enfin, assez lugubrement, à vivre les combats de l’histoire. « Il y a cette guerre à faire, constate-t-il, et je la ferai. » Entre lucidité et anticipation, il dit aussi : « Voilà le règne de l’homme qui commence. Beau début ; allons, je serai bourreau et boucher. » Soixante ans après, les mêmes ingrédients sont sur la table : l’action politique et ses infernales contradictions, la religion aux prises avec l’imposture, son démon. La lucidité, elle, lassée de n’être conviée qu’à des débats subalternes, s’est éclipsée ; guerriers, managers et faux prophètes tiennent partout le théâtre des nouvelles illusions, qui ne font illusion à personne. Dans ces conditions, il ne sera pas plus réjouissant d’enregistrer un nouvel épisode de la suprématie des USA, même si la fascination des impuissants s’en trouve réhydratée, que de voir les mêmes torrents de prétention barbare se déverser sur des pays émergents qui s’y trouveront bien vite, et aussi piteusement, immergés. Dans ce bel article d’Esprit de novembre 1951, Paul Ricœur félicitait Jean-Paul Sartre de sa « probité exemplaire » : il n’avait pas voulu « hausser l’espoir ». Nous avons, nous, beaucoup plus de raisons encore que n’en avaient Sartre et Ricœur de nous méfier du tapage optimiste et du Barnum prophétique. Le combat contre l’imposture, la nôtre et celle des autres, commence par une confiante défiance.
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Un responsable du Nouvel Observateur paraît fort ému par le message d’un lecteur qui souhaite que son hebdo préféré « continue à nous rendre le monde intelligent. » A-t-il voulu dire intelligible ? À souhaiter, mais pas certain : il n’y a plus l’épaisseur d’un cheveu entre une demande d’information et une exigence d’illusion.
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Ce n’est pas seulement avec plaisir, mais avec bonheur et émotion que j’ai répondu, en 2004 et 2005, à deux invitations qui m’étaient faites de parler de Jacques Berque à Alger. Tant de choses me lient à cette ville et à ce pays ! Les deux années que j’y ai passées entre mai 1959 et janvier 1961 ont fait basculer ma vision du monde. La rencontre de Francis Jeanson, au début des années 70, à l’occasion de la formation des animateurs des Maisons de la Culture ; nos longues conversations où les souvenirs du Réseau, ramenés à l’essentiel, tissaient la trame d’amitié de nos projets. L’Algérien que le mariage de ma tante fit entrer dans notre famille, et dont j’ai apprécié d’emblée la courtoisie et le courage. Tant d’amis sur ou de l’autre rive et, faut-il le dire, Jacques Berque, Jacques Berque de Frenda, dont j’ai eu l’occasion de constater, il y a quatre ans, quel souvenir il y avait laissé. Mais que ferais-je si d’aventure une autre invitation m’était adressée quand un poète en qui ce même Jacques Berque voyait un des esprits les plus exigeants et les plus pénétrants de l’époque, dont il a traduit plusieurs recueils et dont il me parlait sur un ton où je percevais une humilité qui n’était pas le trait le plus habituel de notre cher Puma, que ferais-je quand cet Adonis qu’il mettait si haut est accusé d’avoir insulté l’islam ou le Prophète lors d’une conférence à la Bibliothèque nationale algérienne ? Feindrais-je de l’ignorer ? Le respect que je porte aux débats intérieurs des Algériens et la réserve qu’ils doivent imposer à tout étranger, fût-ce au plus amical, comment pourrais-je les concilier avec l’évidence que l’accusation portée contre Adonis rejaillit nécessairement sur Jacques Berque ? Lui qui consacra quinze ans de sa vie au Coran et qui y faisait constamment référence, lui qui fut un des rares intellectuels français à se montrer sévère envers les Versets sataniques de Salman Rushdie parce qu’il n’entendait pas que la liberté de l’esprit pût jamais conduire à l’offense, et surtout pas à l’offense aux religions, il aurait été l’ami d’un homme qui injurie l’islam et le Prophète ? Et moi, parlant à Alger devant des Algériens, moi qui sais en quel honneur Adonis tient « Jacques Berque, maître et ami », je ne m’élèverais pas contre une accusation qui serait risible si elle n’était si désolante ? Si j’agissais ainsi, je sais bien ce que je ferais : j’éluderais, je pratiquerais cette élusion que Berque détestait plus que tout. Ce qui se passerait alors, je le sais aussi. La voix solitaire qui, au Maroc, méprisant tout souci de carrière et de réussite, jeta à la société coloniale, sa société : « L’ordre, ici, serait que nous n’y fussions pas », cette voix, sortie d’un paisible cimetière des Landes pour interrompre les propos aseptisés que je débiterais devant les regards justement ironiques de mes auditeurs, reviendrait me crier : « Jean Sur, l’ordre, là-bas, serait que vous n’y fussiez pas ! »

(25 novembre 2008)

Un splendide incendie

L’Institut du Monde Arabe a récemment honoré huit “figures du dialogue des civilisations “, quatre Algériens et quatre Français, chacune de ces figures étant évoquée par deux intervenants, un Algérien et un Français. À l’issue de ce colloque, Mustapha Chérif, ancien ministre algérien et ancien ambassadeur, et dont Jacques Berque avait dirigé la thèse, eut l’idée d’un livre qui développerait nos deux interventions, la sienne sur Jacques Berque et l’Islam, la mienne sur Jacques Berque et l’Occident. Chacun sur sa rive, nous avons travaillé cet été à ce projet. Ce fut pour moi l’occasion de retrouver beaucoup de textes de Jacques Berque, notamment plusieurs articles de grande importance publiés dans des revues érudites atteignant peu le grand public. Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail, je mettais de côté, pour Résurgences, des citations qui n’entraient pas forcément dans le cadre de mon étude mais qui me paraissaient porteuses de beaucoup de sens. Avec ces morceaux de choix, j’ai construit la promenade berquienne que je propose ici. Des miettes, en quelque sorte, mais on va voir qu’elles sont nourrissantes. Je les ai classées par thèmes, autant que faire se pouvait, sans m’acharner à bâtir des enchaînements qui seraient restés artificiels.

Miettes politiques

À toutes les révisions, qu’il appelle utopies ou subversion, l’ingrat, l’imprévoyant oppose ses propres médiocrités, qu’il appelle réalisme. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Trop dominé par l’altercation, le circonstanciel et le conjoncturel, il se vide dès que l’actualité le lâche. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Tout comme une hypothèse de recherche, la conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses, et d’êtres, en fonction de l’idée la plus fulgurante. (Valeurs de la décolonisation, Revue de Métaphysique et de Morale, 2ème Tri. 1963)

Qu’est-ce au juste que la gauche ? Consiste-t-elle dans une démobilisation prudente des valeurs bourgeoises, ou dans leur remplacement par d’autres valeurs, ou encore dans une remise en question de toutes les valeurs ? (Prendre les choses à la racine, Le Nouvel Observateur, septembre 1972)

On nous demandait de dépasser les vieilles nations, en les regroupant dans une entité plus vaste. Progresser vers le monde, quoi ? Reculer plutôt, nous enfermer ! (La nouvelle péninsulaire, Le Croquant, 1992)

L’Europe vit sur le mol oreiller non du doute, comme Montaigne, mais des certitudes fractionnelles. (Rapport au Conseil de l’Europe, décembre 1989)

C’est essentiellement de l’Occident européen que la majeure partie du monde a subi le premier choc des destructions et des réfections de la civilisation industrielle. L’Occident qui, irrésistiblement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, et désormais de façon de plus en plus disputée et précaire, s’était arrogé pouvoirs et profits, est longtemps apparu aux autres peuples, et leur apparaît peut-être encore, comme un exploiteur impénitent, au mieux comme un professeur intéressé. Lui-même ne s’est que trop considéré comme l’agent et le délégataire de l’évolution humaine. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Miettes culturelles

L’angoisse de la personne et du groupe nous apparut comme la tête chercheuse de l’action collective. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

La différence entre la culture anglaise et celle des Arunta, disons, n’est qu’historique, relative, peut se mesurer. Tandis que les rapports entre les Arunta et leur nature se déploient dans l’infini de la disponibilité humaine. Je pense donc qu’il est possible, pour une culture comme celle des Arunta, de fabriquer des locomotives dès lors qu’elle est capable de fabriquer des boomerangs. On touche ici la différence entre ce qui est infini et ce qui ne l’est pas. Appelons ce raisonnement ou, si vous voulez, ce paradoxe : le pari de Pascal du développement industriel. (Vers une humanité plénière, Esprit, avril 1969)

Au moment même où s’effacent [dans les anciens pays colonisés] les formes simplistes de l’aliénation, on s’avise de ses formes subtiles. L’homme s’est-il décidément affranchi ? Le mal ne se ramenait pas à la sujétion politique et économique. Il était descendu beaucoup plus loin dans l’être du dépendant. (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Nous sommes à une époque d’essor des pulsions et de décadence du sur-moi. Nous disons et pensons beaucoup de choses que les contrôles sociaux auraient jadis refoulées. (…) Mettrons-nous en avant le terme de “culturel” pour désigner ces effervescences ? Elles influeront un jour sur le politique, elles le feront sans doute ou le referont. Mais ce n’est pas encore le cas, comme on sait. Nous sommes loin du compte. Beaucoup de protestations d’aujourd’hui pourront donc bien, sans le savoir, ressortir au culturel plutôt qu’au politique. Dire cela, d’ailleurs, ce n’est pas les minimiser. C’est se refuser à jouer sur le sens des mots. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Quand vous avez découvert mon chiffre, êtes-vous sûr de m’avoir pour autant décrypté ? J’ai peur que votre va-et-vient du manifeste au caché et la réciproque ne soit scientifique qu’à l’aller, mais non plus au retour. J’ai peur qu’en présumant la restitution du vécu à partir de son algorithme, vous ne fassiez preuve de la même naïveté dont vous accusez l’empirisme. (L’algébrique et le vécu, Diogène, avril-juin 1974)

Au Dieu-Père barbu, patron des causalités et toujours ressemblant au pasteur biblique, succéderait un Dieu-système, infiniment plus abstrait, davantage ami de l’électronique que du gardiennage des troupeaux, et qui serait, si l’on peut dire, le suprême “connecteur”. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

Miettes anthropologiques

Au contraire de celui qui a dit « L’homme, c’est quelque chose qui doit être dépassé », nous oserons proclamer que l’homme, c’est quelque chose qui doit être déployé. (Logiques plurales du progrès, Diogène, juillet-septembre 1972).

La révolution scientifique et technique est un phénomène irrépressible. Il n’est pas seulement réducteur, exploiteur de l’homme-travail. Il l’est aussi de l’homme-personne, de l’homme-terroir, de l’homme-collectivité de base. Que va devenir, dans le monde des transports supersoniques, de la radiodiffusion et des compétitions multinationales, notre niche écologique ? Alors nous serons pris par la tentation du retour : retour à l’origine, à la nature, à nous-mêmes pour tout dire. Nous avons simplement oublié qu’il n’y a plus de nous-mêmes dans ce retour et que notre révolte répond à des mutations géantes qu’on ne peut traiter par prétérition. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Je viens de visiter les ruines de Leptis Magna sur la côte de Libye. J’avais visité beaucoup de ruines de villes anciennes, mais cette fois j’ai reçu un choc. Si j’avais été économiste, j’aurais déchiffré la proportion énorme d’investissements que représentent les monuments ludiques dans une telle ville : sur ce qui est théâtre, palestre, auditorium, stade, gymnase. De laquelle de nos villes pourrait-on en dire autant ? La dimension du ludique jouait dans celle-là un rôle au moins égal à celui de l’économique par exemple. L’esthétique enveloppait tout, jusqu’à s’exalter en dimension autonome. Pour nous, l’art c’est la visite aux galeries de tableaux, c’est le musée, parfois la maison de la culture, une sortie le dimanche matin ou le samedi soir. Or l’art, dans une société qui reconnaîtrait sa dimension esthétique, serait présent partout et à tout moment. (L’Orient et l’avènement de la valeur monde, Esprit, septembre 1970)

“Nous ne nous serions jamais révoltés, disait Ben Bella, si nous n’avions rêvé.” Et Soekarno, ouvrant le premier Bandoeng : “Dans vos délibérations, ne soyez pas guidés par des craintes, mais par des espoirs, des déterminations, des idéaux, et aussi, oui, par des rêves.” (Le développement et l’homme, Esprit, février 1969)

Chaque peuple doit non pas continuer un passé mais, si vous voulez, retourner ses racines vers l’avenir. Encore, pour qu’un avenir existe, faut-il que le « nous » existe. C’est cela l’identité collective : « nous ». (Le retour aux sources, Les Nouvelles littéraires, mars 1979)

Je vais vous amuser : j’ai toujours été un fondamentaliste. Au sens où j’ai toujours essayé de prendre les choses à la racine. (Entretien avec Jacques Berque, L’Actualité religieuse, juillet-août 1995)

La nouveauté apparaît d’abord comme la fin d’un monde. (LOrient second, Gallimard, 1970)

« C’est pour ne pas croire en la beauté de la vérité que nous avons créé la vérité de la fiction. » (Ezequiel Martinez Estrada, cité dans L’Orient second, Gallimard, 1970)

Divers

C’est dans ce risque de vassalité, bientôt sensible à tous, c’est dans cette dérive qui menace aujourd’hui toutes les sociétés d’une commune liquéfaction que l’on peut chercher le ressort de nouvelles solidarités. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

 La vraie raison, je ne dis pas l’origine, de l’inquiétude corse, ce n’est pas dans l’île qu’elle se trouve, mais à Paris. Pourquoi surgit-elle maintenant, alors qu’elle ne le faisait pas sous la Troisième, même au temps de l’occupation, ni sous de Gaulle ? À coup sûr par le manque d’une « certaine idée », disons d’une anticipation commune capable de polariser les diversités françaises. Et le régime de Giscard me paraît à ce titre singulièrement impropre à proposer une vision, une éthique, un idéal. (…) Eh bien ! la Corse ardente et fière, latinité de France et France de la Méditerranée, elle ressent cela, et certains de ses fils en tirent, trop vite à mon sens, la leçon. (…) Serait-ce que l’identité corse, qui n’a rien perdu de sa couleur depuis le XVIIe siècle, est pourtant entrée dans une identité englobante où elle se situe de façon si serrée que le sentiment de la déperdition accentue en elle des manifestations que les ancêtres n’ont pas prodiguées au moment où la blessure était plus fraîche ? La Corse n’est-elle donc pas devenue sous-ensemble français? Si cela était vrai, comme je le crois, son affirmation la plus violente entrerait dans le jeu de la société globale. (Du Maghreb à l’Hexagone, qu’est-ce qu’un peuple ? Pluriel, 1978)

Pour moi, la leçon que je retiens de l’ère coloniale, c’est que toute société a certes ses problèmes. Mais ces problèmes, elle seule est capable de les résoudre. Et l’irruption de l’étranger, même s’autorisant d’une certaine sorte d’universel, ne peut que les aggraver, en retarder la vraie solution. (Les Arabes, suivi de Andalousies, Sindbad, 1997)

Les attitudes compensatoires, philanthropes, redresseurs de torts, etc., il faut insister sur la vanité de leur protestation. Elle est nostalgique plus que constructive. Au fond, elle se veut remords, attestation, témoignage, comme disait Louis Massignon, plutôt que réalisation. Elle en appelle à plus haut : à Dieu, au chef-d’œuvre, aux cités à venir. Elle s’évade, en somme, et convie à l’évasion. (Dépossession du monde, Le Seuil, 1964)

L’essentiel ?  Cela qui est « plus près de l’homme que sa veine jugulaire » (Coran, L, 16, cité par J.B.)

(sur sa jeunesse) Toute cette période de ma vie fut noire et rouge. Noire de frustration. Rouge du splendide incendie des soifs. (Mémoires des deux rives, Le Seuil, 1989)

(15 septembre 2003)