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Aussi n’aurai-je qu’un tort…

 

Les bonnes conditions, le passionnant documentaire dont j’ai parlé le 10 août dans Points chauds est le résultat d’une longue fidélité, le travail patient de ceux et celles qui, de leur adolescence à l’âge adulte, ont voulu poursuivre cette réflexion sur eux-mêmes et le monde où ils vivent. Travail remarquable de la réalisatrice, Julie Grivas, qui a suivi leur évolution durant ces treize années. Je tiens à souligner que cette manière de faire est exactement aux antipodes de celle que préconisent les styles modernes de formation. Les propos de ces témoins ne leur ont pas été arrachés par le terrorisme de l’actualité mais ont été portés durant une très longue période. Ils ne se sont pas bornés à ajuster dans l’urgence une toquade momentanée inspirée par la publicité à une circonstance éphémère et truquée. Nous entendons s’exprimer des êtres humains qui, pas un instant, ne se comportent comme des bonimenteurs.

Je vois dans ce documentaire l’illustration parfaite – et même l’absolue réalisation – de ce que prophétisait magnifiquement François Perroux quand il s’écriait, juste après 68 : « Il faut déshonorer l’argent. » Seuls ceux qui n’ont jamais lu Perroux imagineront que ces mots appelaient à je ne sais quelle violence revancharde. Ils invitaient à comprendre ce que les plus avisés des jeunes bourgeois commencent à comprendre aujourd’hui quand ils considèrent la folie du monde : il n’y a aucune relation à établir, jamais, nulle part et d’aucune sorte, entre l’argent et ce qui, au sens fort du mot, vaut, vaut d’être vécu, vaut d’être proclamé, vaut d’être aimé et recherché, vaut d’être défendu comme sa vie, pour sa vie, au prix de sa vie. Penser un instant cette chose évidente, si c’est du fond du cœur, c’est la penser toujours – même quand on voudra l’oublier. Le Rubicon est franchi. L’obus est désamorcé.

On a proposé à ces jeunes gens, il y a maintenant longtemps, de laisser jouer en eux leurs pensées, leurs sentiments, leurs sensations. C’était là pour eux une énorme chance et ils ont eu la grande intelligence d’y acquiescer. Le jeu. Non pas le non-travail. Non pas la récréation. Non pas le temps de la désinvolture. Non pas l’identification à n’importe quoi. Le grand jeu. Le jeu du monde et des êtres qui se réfléchissent, se reconstituent et se réexpriment dans une conscience qui se sait et se sent liée à toutes les autres. Ils ont compris que cette réhabilitation du jeu renforcerait en eux ce qu’ils portaient de véridique et de généreux et périmerait le reste : ils ont eu le courage de ceci et de cela.

Je ne m’étonne pas du tout et suis même très rassuré de trouver dans les témoignages de ces jeunes bourgeois une foule de contradictions. Elles attestent l’authenticité de leur démarche. De toute évidence, quelque chose de profond, ici, a bougé et je n’ai pas plus de raisons de leur faire la leçon que je n’en aurais de sermonner des travailleurs émigrés. « Lorsque la musique est belle, tous les hommes sont égaux. »

Un point pourtant, un point qu’on ne peut pas éluder. Une jeune femme de ce groupe, une seule, a rencontré de vraies difficultés professionnelles. Les autres font des études, toujours brillantes, en France ou dans le vaste monde, à moins qu’ils ne se soient jetés, à leurs risques, dans l’aventure d’une carrière artistique. Rien de facile dans tout cela. Ils ont à se battre et ils se battent, le travail ne leur fait pas peur. Va bene. La jeune femme dont je parle, et qui, elle, crapahute, n’a choisi ni les études traditionnelles ni la musique mais… la communication. Elle en dit plus long que moi là-dessus, et avec une expérience plus directe. Qu’on l’écoute, qu’on me dise si j’exagère et qu’on m’explique pourquoi le personnel de la voirie ne reçoit pas l’ordre de balayer cette cochonnerie.

Toni Erdmann, un film de l’Allemande Maren Ade, sorti en 2016, et que je viens de découvrir, fait exactement le chemin inverse. Il ne nous présente pas un résultat et un accomplissement mais un problème et sa lente résolution. Le problème est celui-là même que le documentaire considère : comment échapper à l’emprise du monde, à sa fourbe, comme dit Montaigne ? Et la solution est la même, aussi bonne, aussi forte, aussi lumineusement simple : en retrouvant – ou en aidant autrui à retrouver – la certitude que tout être humain a droit au jeu, a le droit d’en retrouver le goût, le droit d’en mesurer, peu à peu, toutes les dimensions, le droit de le rencontrer dans son corps, dans son esprit, dans son cœur. Je ne cacherai pas que je vois quelque chose de presque miraculeux dans l’arrivée, j’allais dire dans le débarquement, de ces deux œuvres. L’une, le documentaire, redonne du sens à notre espace culturel, social, politique. L’autre, le film, retourne comme une chaussette le temps de nos vies et le remet à l’endroit.

Un père, une fille. Il termine sa carrière de professeur de collège. Elle est une consultante de haut niveau qui court le monde de Morrisons en Siemens et en McKinsey sans oser se demander un instant ni ce qu’elle fait ni ce qu’on lui fait faire. À eux deux, ils sont le monde moderne. Il a abruti la fille et désœuvré le père. Elle est devenue une sorte d’agenda anxieux. Il ne sait plus que se déguiser et faire des niches à ceux qu’il rencontre. Elle souffre d’être surchargée, il souffre de se sentir vide. Chacun d’eux est enfermé dans son image par ce que lui renvoie l’image de l’autre. La vacance du père cadenasse sa fille dans ses obsessions. L’angoisse de sa fille affole le père. D’un côté, une liberté sinistrée dans la culpabilité. De l’autre une liberté sans point d’application, qui s’abîme dans l’errance. Ils se sont inutiles et nécessaires.

On trouve sur Internet de courts extraits des critiques qu’a recueillies cette œuvre magistrale. Parce que certaines scènes font allusion aux mœurs des multinationales et à la brutalité des salopards qui y exhibent leur veulerie, quelques journaux traditionnellement teintés de ce progressisme théorique qui s’use même quand on ne s’en sert pas n’ont pas hésité à parler de critique du monde moderne. Extrême audace et platitude extrême ! Pour la majorité des autres, on a tout simplement affaire à un film comique où un lourdaud désargenté, probablement jaloux du compte en banque de sa fille, s’amuse à la persécuter de facéties plus encombrantes et vulgaires les unes que les autres. Seuls quelques isolés s’en doutent : nous avons là un film capital qui a – tout autrement – l’intensité et l’actualité qu’offrait à une autre époque une œuvre de Bernanos ou du dramaturge autrichien Fritz Hochwälder.

Il ne faut évidemment pas le dire au public : nous avons ici un film d’idées, un film de pensée. D’une certaine façon un film de contrebande que le statut de la culture dans la glorieuse Europe du XXIe siècle contraint à se cacher derrière des masques aussi lourds que ceux que porte le père d’Inès, alias Toni Erdmann. À voir et à admirer comme il y réussit, on peut comprendre la différence qu’il y a entre la pensée et ce qui la caricature, cette sorte de vomissement cérébral, nécessairement aussi moralisateur qu’abstrait, dont le propos inepte retombe en flaques dans les programmes de l’Éducation nationale ou des instituts de formation. Les mots et les images, ici, s’aiment d’amour. Loin d’avoir été tirées au hasard de la boîte à fantasmes, ces dernières sont toutes, dans la meilleure tradition allemande, des accompagnatrices fiables et fidèles sur le chemin de l’intelligence. Ce qui ne peut, je le crains, que troubler davantage un public qui, dès qu’on s’adresse à son esprit, se sent violé dans son identité citoyenne. Si, de plus, cette pensée est compréhensible et capable d’inspirer à ses victimes des idées et des initiatives susceptibles de troubler le vivre ensemble où s’étreignent consensuellement leur paresse et leur lâcheté, alors la chose est claire : le terrorisme n’est pas loin.

Jouer. Jouer à être un autre et, ainsi, être soi ou sentir qu’il n’est pas impossible d’en rêver. Il ne cesse de le faire, notre professeur farceur, et il est vrai que cela ne manque pas de drôlerie. Mais il le fait pour rien, comme l’autre loufoque se jetait du train. L’acte gratuit ? Oui, bien sûr. Le jeu n’a pas besoin d’objectif. Mais c’est un langage. Il s’adresse à quelqu’un, il a besoin d’une conscience qui le recueille, le réfléchisse. Une voie ferrée ne lui suffit pas. Il lui faut quelqu’un.  Cette exigence se traduit, dans le film, par un amoncellement de trouvailles et une truculence digne de la foire de Munich sous lesquels respire et tremble une démarche aussi précise et anxieuse qu’il est possible, un besoin fou de l’autre, de cette autre-là, cette Inès qui est la fille de Toni et dont il n’importe en aucune manière qu’elle soit envisagée ou non, ici, dans la perspective de cette hérédité. Elle est sa fille, voilà tout, et cela ne donne pas consistance au passé. Quand, dans la dernière séquence, ils tenteront d’évoquer quelques souvenirs de l’enfance d’Inès, l’heure sonnera de se quitter. On ne joue jamais dans le passé, pour le passé, avec le passé.

Même s’il parade quand il joue ses tours, notre héros n’est qu’hésitation et incertitude. Va-t-il surprendre Inès à l’aéroport qu’il se le reproche aussitôt. S’il l’interroge sur son bonheur et lui avoue qu’il en doute, c’est du sien qu’il s’inquiète. Il lui arrive même de vouloir oublier son jeu en exhibant un autre jeu, purement imaginaire celui-là. Ainsi explique-t-il sérieusement à une mondaine largement larguée qu’il a recruté une autre jeune femme pour jouer le rôle de sa fille et, notamment, lui couper les ongles des pieds. Ce fou infiniment raisonnable sait que ces raisonnables sont fous. Toni n’est ni un séducteur, ni un sauveur en mal de sauvée, il s’accroche à son jeu comme à la plus fragile des prises. Chaque instant peut la briser, et précipiter dans le gouffre les deux camarades de cordée. Violence d’une forme d’amour qui ne supporte pas d’adjectif. Ni paternel ni filial.  Ni aucun autre. Violence de l’amour nécessaire. Oblatif, narcissique ? Distinctions de supermarché. L’étonnant dans ce film, le plus beau, le plus merveilleusement hors de portée, ce sont toutes ces choses graves proférées, avec quel talent, sur le mode de la blague ! Ainsi, dans un restaurant, Toni explique-t-il à deux femmes sidérées qu’il s’est fait refaire les dents parce qu’il trouvait que son sourire n’était pas assez sauvage, pas assez dangereux. Qu’auraient-elles compris si, dans ce cadre écœurant de banalité, il leur avait expliqué qu’il était en guerre, qu’il faisait – et se faisait – la guerre ?

Quand son père, inquiet, lui demande si elle a le temps de vivre et d’être un peu heureuse, Inès se réfugie dans la mauvaise foi. Sans doute veut-il parler du cinéma, des soirées ? Le bonheur, le plaisir, être heureux : quelles inventions inutiles, quelle vanité ! À cet instant, elle est comme un animal qui s’enfonce dans son terrier, un terrier autour duquel Toni tourne sans trop savoir s’il a raison ou tort, si c’est amour ou si c’est orgueil. « Ce choir à l’infini qu’on nomme vivre ». Apparemment tout cela n’aboutira à rien. Inès changera de boîte. Ni drame ni conversion. L’un et l’autre, suggère Maren Ade, ont du mal à quitter leur personnage. Toni doit entrer dans une boutique et demander l’aide d’une employée pour se libérer de la monumentale tenue bulgare d’ours géant avec laquelle il est venu incognito – sauf aux yeux de sa fille – à une fête qu’elle a donnée. Elle-même est pareillement en difficulté avec son personnage. Une robe dont la fermeture s’est coincée quand ont sonné les premiers invités l’a jetée dans un tel affolement que l’idée lui est venue – qui, elle, n’affolera personne – que la fête serait une soirée naturiste. Elle abandonnera d’ailleurs aussitôt la compagnie pour courir la ville en peignoir, retrouver l’ours bulgare qui, à peine arrivé, a battu en retraite, et se jeter dans ses bras. Ici, je crois, entre eux, meurent les apparences. Ici, un instant, les cœurs et les âmes se rencontrent. Ils se reverront à l’enterrement de la grand-mère d’Inès, joueront à se raconter des histoires d’autrefois, en sentiront l’inanité. Fin. Leurs vacations, sans doute, resteront farcesques. Mais il n’est plus vacant et elle n’est plus assiégée. Quelque chose s’est rouvert qui, je crois bien, s’appelle vivre, et qui est grand. Ce n’est pas à cela, de toute évidence, que ce monde croûteux m’appelle. Aussi l’emmerdé-je et aussi n’aurai-je qu’un tort : ne pas l’emmerder davantage.

21 août 2020

Post-scriptum

Je ne suis pas du tout certain de pouvoir et de savoir parler comme il faut, ici, un jour, de Jean-François Billeter et de Marcel Jousse. Je ne crois pas que ces deux personnages aient jamais été réunis ailleurs que dans mon crâne. Le premier est notre contemporain. Je dois à ce sinologue suisse, professeur émérite à l’Université de Genève, d’avoir découvert Tchouang-tseu à qui il a consacré deux livres, les Leçons sur Tchouang-tseu et les Études sur Tchouang-tseu. Parmi les merveilleux petits ouvrages qu’il publie aux éditions Alia, j’ai fait une place spéciale à Esquisses. Je tiens en effet ce livre pour ce que j’oserai appeler un déboucheur : quelque chose de neuf est là, à notre portée, et qui nous concerne au premier chef en tant qu’individus et en tant que citoyens. Si j’en parle après un article où je salue les œuvres de deux femmes que je sens, l’une et l’autre, très proches de cette notion fondamentale de jeu à laquelle, dans Esquisses notamment, Jean-François Billeter rend toute sa place, c’est que ce sinologue confirme et éclaire rationnellement ce que des artistes ou des pédagogues peuvent intuitivement percevoir, conscients qu’ils sont et de la paralysie de notre société et de la hâte qui presse les plus vivants d’entre nous – ou les moins morts – d’en finir avec ce qui ne mérite plus maintenant, quelque bonne volonté qu’on maintienne en soi, que le mépris. Ses développements sur la conscience comme mouvement, comme geste, il faudrait être singulièrement myope pour ne pas voir ce qu’ils changeraient de la dinguerie collective s’ils venaient à la connaissance et à la conscience du plus grand nombre et, d’abord, de la jeunesse. Mais en parlant de conscience comme geste, je vends la mèche, l’autre mèche de la lampe que je propose. C’est un étrange monsieur que Marcel Jousse, champion de l’oralité et du geste, du mimisme et de l’intussusception. Même si ses œuvres (ou plutôt les transcriptions de ses cours et de ses interventions) sont rassemblées dans un énorme volume de Gallimard, elles vivent dans une sorte de clandestinité. C’est Jean Sulivan qui me signala son existence et quand je citai son nom à Jacques Berque, il me semble bien qu’il lui fallut un instant pour se remettre de sa surprise. Fils de paysans sarthois, Marcel Jousse apprit le français, à la communale, comme une langue étrangère. Capable, à quatorze ans, non seulement d’écrire des vers latins et grecs, mais de manier l’hébreu et l’araméen qu’un vicaire comme on n’en fait plus lui avait enseignés, c’est tout naturellement qu’il entra chez les Jésuites. Sa mère, pour l’endormir, accompagnait ses chansons en patois sarthois d’un balancement que le savant anthropologue ne cessa d’expliquer et d’illustrer. Jousse joua un grand rôle dans la vie intellectuelle du XXe siècle. C’est tout naturellement que Jean-François Billeter m’a rappelé cette monumentale Anthropologie du Geste, par ailleurs modestement vendue en Livre de poche, qui est comme l’Everest de ma bibliothèque. Mon bonheur est d’autant plus complet que, comme disait qui vous devinez, l’un de ces deux champions du Jeu croit au ciel et l’autre pas. Mais Jousse a là-dessus une idée très précise. Ce qu’il dit du Jeu vaut à la fois pour notre destinée temporelle et pour l’autre, si l’on y croit. Tout se passe comme si l’on pouvait choisir entre deux billets pour faire le voyage. Le premier est un billet Terre-Terre, l’autre Terre-Au-delà. On peut dire aussi : un pari Terre-Terre et un pari Terre-Ciel. On devine celui qu’a choisi Jousse. Mais on l’aurait bien mis en colère en cherchant, par contre, quelque différence, dans la première partie du trajet, entre des voyageurs munis de billets différents. Aucune. Zéro. Bernique. Vous n’imaginez pas comme cela me plaît. En attendant, si des jeunes cherchent un sujet, en voilà un. À moins, naturellement, qu’ils n’aient dans l’esprit des choses plus sérieuses, un mémoire, par exemple, sur la notion de carrière dans la pensée politique de Ségolène Royal.

 

« Pendant les dix ou vingt premières années de sa vie, chacun met au point une personnalité qui répond aux exigences de la vie pratique et de la vie en société, au sein de la famille puis au-delà. Les uns se satisfont de ce premier travail d’intégration. D’autres ne veulent pas s’en tenir là, ou ne le peuvent pas. Ils éprouvent le besoin de donner droit à toutes les forces qui les habitent, y compris celles qui sont restées exclues, et se livrent à un second travail d’intégration qui aboutit à une personnalité vraie parce qu’elle est la synthèse de tout ce qu’ils portent en eux. »

Jean-François Billeter, Esquisses

« Il faudrait que nous connaissions toutes choses, mais nous ne sommes pas des dieux. Nous sommes à peine des hommes ! Nous n’avons même pas encore su utiliser la puissance qui était en nous à notre service. Nous allons au moins nous rendre compte de cela. Il faut que nous fassions toujours la synthèse de tout ce que nous allons étudier et de tout ce qui va s’étudier en nous. Donc pas de découpage, pas de morcelage, pas de ces petits ratatinages sous n’importe quel prétexte. Nous voulons tout avec tout, parce que l’homme vivant est un homme total intégralement vivant. Rien n’est mort chez lui. Dès que vous allez tuer quelque chose, que ce soit par l’écriture, que ce soit par la photographie, que ce soit par n’importe quel procédé, j’aurai le droit de vous dire : ”Là, vous n’avez plus le droit de parler de la vie. Vous tuez et vous n’étudiez plus la vie.“ »

Marcel Jousse (Extrait de cours)

La communauté, c’est nous

LE MARCHÉ XVIII

Elle tire ses deux caddies sur quelques mètres, revient vers ses deux valises à roulettes, les conduit un peu au-delà des caddies qu’à leur tour elle va mener cinq pas plus loin, tout cela avec une élégance que son petit feutre rond et la cape noire jetée sur ses épaules feraient presque liturgique. La première fois, on s’y trompe : elle cherche un taxi, sans doute. Elle ne cherche rien, et n’a rien. Dans ces bagages impeccables, tout ce qu’elle possède, ses habits, des couverts, deux ou trois livres ; elle processionne patiemment dans les rues du quartier avec cet équipage, l’air un peu agacé d’une femme du monde qui aurait perdu son chauffeur. Elle marche comme on tricote, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais que tricote-t-elle au juste ? Je me dis que la vérité de son voyage est plus forte que sa misère, que sa folie peut-être. Mais c’est une facilité. Et je n’ai plus rien à penser.
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J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les bœufs et les ânes de rencontre de valider mes connaissances.
Ξ
Nous serions tous fous si, dans l’expérience que notre enfance a faite du monde, les choses s’étaient strictement identifiées aux noms qu’on nous a appris à leur donner, ne laissant ainsi aucun jeu entre signifié et signifiant et nous interdisant toute créativité. Notre capacité de bonheur tient peut-être à l’équilibre délicat qui s’est établi en nous entre les mots et les choses. Que le nœud en soit trop serré, nous voici menacés par le formalisme. C’est le cas inverse que je connais le mieux : une enfance empêtrée trop tôt dans d’incompréhensibles passions d’adultes, matraquée d’émotions inexprimables, et dont les désirs naissants sont condamnés à bouillir dans le chaudron fermé par la peur et la honte. Pour les gens de cette sorte, les relations entre les mots et les choses restent orageuses ; les réconcilier sera l’affaire de toute leur vie. Parfois -c’est alors l’angoisse- les mots désertent les choses, ou bien celles-ci échappent à leur contrôle, revendiquant leur antériorité sauvage. Parfois, au contraire, de n’être ni habituelle ni vraiment naturelle, la rencontre inattendue des mots et des choses est si violente qu’elle se manifeste par une explosion de vitalité, un incendie de joie. On peut envier de tels tempéraments pour leur enfance persistante ou les plaindre d’être si constamment problématiques. En tout cas, la vie leur coûte cher : ils l’aiment d’autant plus.
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Certains d’entre nous ont ainsi à donner des noms nouveaux à des choses restées inapprivoisées, tandis que d’autres doivent apprendre à laisser filtrer un peu d’air dans la prison des mots : nous avons tous rendez-vous, finalement, au même carrefour incertain.
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Je regrette souvent de n’avoir aucune formation économique. Cela m’interdit d’entrer dans bien des débats et m’oblige à chercher, pour comprendre certaines interventions, un biais qui me soit accessible. Cette démarche est pénible, mais parfois assez féconde. Comme je suivais assez mal, ce matin, la démonstration de Frits Bolkestein sur France-Inter, j’ai mis en œuvre ma stratégie de contournement. Cette fois, elle a payé. À un auditeur qui lui demande pourquoi il déplore que la France ait mis en place une procédure de référendum pour ratifier la Constitution européenne, il répond, de manière surprenante, que la démocratie n’est pas faite pour les gens peureux. Compris, Frits, votre truc, c’est les patrons d’industrie qui roulent des mécaniques et à qui on apporte le café avec deux sucres ! Pas besoin d’en savoir plus : gardez vos salades ! Si mon pâtissier m’annonce que l’hygiène lui paraît, dans sa profession, une qualité superfétatoire, je n’ai pas besoin de savoir comment il fabrique ses éclairs au chocolat pour aller les acheter ailleurs.
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Le président de Total s’étonne de l’indifférence que portent les Français à leurs belles entreprises championnes. Un jour, peut-être, il comprendra, et ce sera son chemin de Damas. À l’instant de l’illumination, il voudra s’enfuir. Inutile : on aura déjà eu le temps de l’éjecter.
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On veut à tout prix que je sois pessimiste parce que je pense que l’Occident, s’il n’est pas capable de se décoloniser de soi-même, n’a aucun avenir digne de ce nom. Je ne vois pas en quoi le non-sens de la modernité m’empêcherait de porter un regard amical et confiant sur mes semblables. Nous roulons dans une bagnole pourrie, voilà tout. Il faut la mettre à la casse et repartir à pied si nous n’avons pas assez de sous pour nous en payer une autre. Où est le drame ? À moins d’avoir des actions dans l’usine : ce n’est pas mon cas. Étrange, quand même, cette solidarité des pauvres, non pas avec les riches (ce serait héroïquement fraternel), mais avec l’argent des riches, les soucis qu’il leur procure et les énormes bêtises qu’il leur fait commettre.
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Une aspiration populaire profonde s’autodétruit dès que les technocrates qui feignent de la représenter commencent à bavarder pourcentage. L’esprit de Mai 68, si l’on gratte un peu, est toujours vivant : Grenelle, c’est un bébé mort-né.
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Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il envisage ses relations avec l’entreprise autrement que pour ce qu’elles sont réellement : un travail bien fait contre un salaire correct, et bien le bonsoir, M’sieurs Dames. « Rien de plus ? s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large.
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En 1962, la revue La Table Ronde, dont j’étais alors le secrétaire de rédaction, souhaitait consacrer un numéro spécial à Jacques Maritain. Le philosophe répondait ainsi, le 12 octobre, à la lettre dans laquelle je lui avais fait part de ce projet : « Cher Monsieur. Je vous remercie cordialement de votre aimable lettre que je viens de recevoir. Je suis très touché de l’idée qu’a eue le Conseil de rédaction de La Table Ronde pour son numéro de décembre et ma gratitude à votre égard, comme à l’égard de Stanislas Fumet et des autres membres du Conseil, est très vive pour cette amicale et généreuse pensée. Après cela, je ne saurais vous cacher mon désir et mon instante prière que vous vouliez bien renoncer à un projet qui contrarierait beaucoup mon présent besoin de solitude et de silence. Je suis maintenant très retiré du monde : et autant je chéris la fidélité et l’affection de mes amis, autant je me sens déconcerté (pour ne pas dire plus) à la seule pensée d’un “hommage” à mon “œuvre”. Je ne mérite aucun hommage. Quant à l’œuvre, elle est à présent interrompue ; et le mieux pour elle est de l’abandonner, comme je le fais moi-même, entre les mains de Dieu, qui est maître de l’avenir. J’ai confiance que vous comprendrez mes sentiments à ce sujet et saurez les faire partager à nos amis. Dites-leur aussi que je leur serai doublement reconnaissant de m’apporter, en renonçant à ce témoignage public, un autre témoignage d’amitié qui répond aux plus intimes désirs du vieil homme que je suis. Je suis heureux que vous m’ayez donné leurs noms, en sorte que je puisse avoir dans le cœur une pensée de gratitude pour chacun d’eux. Veuillez agréer, cher Monsieur, avec l’expression renouvelée de mes remerciements, celle de ma meilleure sympathie. »
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Cette lettre est longtemps restée pour moi une référence secrète. Elle ouvrait un chemin, elle en fermait d’autres. Un peu plus tard, j’ai lu chez un autre écrivain catholique, Jean Sulivan, un propos qui mettait mon admiration sens dessus dessous : « Pourquoi refusez-vous les honneurs, puisqu’ils ne sont rien ? » Cette boutade n’a rien changé à mes sentiments, mais elle m’a aidé à comprendre que la vie intérieure n’est pas un jeu de rôles, même éthéré, qu’elle ne copie aucun modèle, qu’elle est souple, et modeste, et incertaine, et changeante, et multiple : qu’elle est la vie, quoi !
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Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est donc sans énigme, univoque et plat. Faute avouée, faute à moitié pardonnée.
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Dans cette maison de campagne où je passe le week-end, je suis chargé de recevoir le technicien qui vient vérifier la chaudière du chauffage central et de l’interroger sur le fonctionnement de la machine. Des pédagogues de ce tonneau vous réconcilieraient avec la technique. Il est patient, prêt à reprendre, sous un nouvel angle, les explications mal comprises ; il corrige mes sottises comme si elles allaient de soi mais souligne mes progrès avec chaleur. J’admire surtout l’usage qu’il fait du vocabulaire assez restreint dont il dispose. Ainsi du mot conneries, qu’il emploie tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et auquel il donne deux significations bien distinctes. Premier sens : erreurs. « Attendez, Monsieur, je réfléchis un petit peu, je ne veux pas vous raconter de conneries ! » Deuxième sens : propos à ne pas prendre au premier degré, trait d’imagination, comparaison, exemple approximatif, hypothèse. « Tenez, pour bien vous faire comprendre, je vais vous dire une connerie… » Je le prétends sans la moindre ironie : cet homme est un véritable humaniste, un des rares que j’aie rencontrés ces temps-ci. Je ne plaisante pas. Il est humaniste parce qu’il a un souci énorme du vrai, et qu’il accepte la possibilité de se tromper, ce qui confère à son propos fermeté et gravité. Il est humaniste parce que, tout en distinguant ces deux dimensions, son langage se déploie dans la double perspective du réel et de l’imaginaire. Il est humaniste parce qu’il se met, sans aucun esprit de supériorité, à la portée du cancre qu’il a la charge de former. Il est humaniste, enfin, parce que, chemin faisant, il me fait part des observations recueillies chez ses clients, parce que sa leçon de chaudière débouche sur des anecdotes surprenantes, piquantes, touchantes, parce que, dans cette grange où nous parlons, toute une région se met à vivre, toute une humanité. Il lui serait infiniment plus facile d’apprendre ce que doit savoir un homme politique ou un chef d’entreprise qu’à ces derniers de retrouver le tour d’esprit dont il est, à son insu, le dépositaire. L’élite, c’est lui et les gens qui lui ressemblent. Rafraîchissante leçon de chauffage.
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« La gloire d’être simple sans plus attendre » (Verlaine)
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Plus de télé depuis un certain temps. Quand ce truc disparaît, comme on s’en fout ! Reste la radio. À la rigueur, si les petits camarades ne me faisaient pas de blagues, j’arriverais à lire la météo marine sans pouffer de rire. Mais je serais bien en peine d’expliquer sérieusement que les obsèques de Jean-Paul II se sont soldées par « un bilan spirituel exceptionnel. »
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Cette femme, sauf avis contraire des spécialistes, n’a pas voyagé idiot. Dans tous les coins du monde où elle est allée, elle a tâché de comprendre et de se faire comprendre, cherchant à ne pas heurter les croyances ni les mœurs des gens qu’elle rencontrait. Mais le mieux peut être l’ennemi du bien. Je me demande si son acharnement à respecter les « codes », surtout si ses interlocuteurs en usaient de la même manière à son égard, n’a pas asséché ses rencontres. Ailleurs comme ici, les codes sont vides. Ce sont d’honorables coquilles fabriquées par les millénaires ou les siècles, auxquelles on a sans doute tort de trop demander. Sous prétexte de considération pour les manières des autres, ne cherche-t-on pas surtout à protéger les siennes ? Je me méfie du culturalisme de la courbette mentale : c’est un exercice mondain. Parlant d’où je parle, je me fais confiance pour me faire entendre de mon interlocuteur ; et je lui fais confiance, à lui, pour deviner, d’où il m’entend, ce que je sais mal traduire dans ses signes habituels. Autrement dit, je fais le pari que nous sommes tous deux capables de transgresser nos codes : la transgression des codes, voilà une bonne définition de l’expression, voilà le vrai principe d’une révolution culturelle sans dogme ni violence. Casser les images ! Casser les images et les images des images ! À vrai dire, nous n’avons pas le choix : sinon, autant nous déguiser en Japonais, en Persans ou en Indiens, et parler à notre miroir. Les codes sont le résidu de l’expression inauthentique.
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Sur cette question des codes, voir le formidable débat qui oppose deux sinologues, François Jullien et Jean-François Billeter. Mieux vaut lire leurs œuvres que d’écouter les chroniques de Jean-Marc Sylvestre sur le thème : la Chine est puissante, la Chine fait du fric, la Chine rigole de nos hésitations. Cette démagogie sommaire qui veut nous faire honte d’être plus petits que les plus gros, c’est peu dire qu’elle me répugne : j’y vois l’essence même de la barbarie, je m’en sens comme physiquement agressé, elle me condamne au dédain. De telles analyses, scandaleusement partiales, ne relèvent que de la propagande. Il est vrai que le libéralisme sauvage déferle sur la Chine, mais pourquoi ne pas faire savoir ici que les Chinois informés sentent le danger, qu’ils mesurent, par exemple, ce que pourrait être une révolte des campagnes favorisée par l’accroissement des inégalités ? Qu’ils répètent, en insistant sur la fin de la formule, que le modèle chinois actuel veut être l’économie de marché à caractère social ? Pourquoi ne pas dire aux Français que le gouvernement chinois, qui n’a sans doute pas un besoin urgent des commentaires de Jean-Marc Sylvestre, vient de lancer, sous le slogan de la politique de l’harmonie, une idée nouvelle et forte : le développement parallèle de l’économie et du progrès social ? Ce qui l’emportera finalement en Chine, personne ne peut le deviner. Par contre, en ne témoignant pas de ce que nous savons, en ne tentant pas de briser, ici et ailleurs, le cercle maniaque et violent de l’exaltation par l’argent, nous nous faisons à nous-mêmes autant et plus de mal que nous n’en faisons à nos amis chinois.
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Pour soi-même, pour la société où l’on vit, l’exigence, encore l’exigence, toujours l’exigence. Pour les autres, pour les sociétés auxquelles on n’appartient pas, le témoignage droit, l’amitié positive, un langage sincère et dépourvu de passion. L’Occident fait le contraire : absolutiste et moralisateur pour les autres, il est toute complaisance pour ses propres tares. La raison ? Il n’est plus nulle part.
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J’ai besoin des autres et, si nul que je sois, les autres peuvent avoir besoin de moi. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché l’indépendance, propédeutique de toute relation. Et détesté l’autonomie, cette prétentieuse bulle d’air qu’un peu d’ironie crève si bien.
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Pour laisser son nom dans l’Histoire, une seule solution, pour un révolutionnaire : tout brûler. Le problème, c’est qu’il se retrouve alors nez à nez avec des cendres. Les dégâts « partiels » infligés par les émeutiers aux cathédrales comme aux temples bouddhistes ont quelque chose de dérisoire. Seules ont la tête coupée les statues que les insurgés ont pu atteindre en se haussant sur la pointe de leurs petits pieds, comme les enfants qu’attirent les confitures. Aux étages supérieurs des édifices, la transcendance leur fait un bras d’honneur, ou les pardonne, ou les ignore.
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Difficile de vivre dans cette société. Dans la plupart des situations, on fait semblant et on rit aux anges ; une fois sur cent, on prend la mouche, et on ne la lâche plus. Si on ne se fâchait jamais, on aurait honte de soi ; si on s’indignait trop souvent, bonjour le neurologue.
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De Philip Roth, mon conscrit comme on dit encore dans les campagnes, à propos d’un des personnages de La Tache : « Elle n’avait pas la force de perdre ses illusions sur sa force. »
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« En mai 68, par éclairs, nous fûmes nous-mêmes la communauté », écrit Bernard Sichère dans son bel essai Il faut sauver la politique (Lignes-Manifeste). Cette formule d’une puissante simplicité, lourde, dans la mémoire de quelques-uns, de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais s’il y a beaucoup de gens aujourd’hui pour oser en deviner le sens. Que la communauté ne soit pas cette entité abstraite qui flotte au-dessus de nos têtes pour nous rappeler à la raison, à l’altruisme et au devoir, mais une dimension physiquement perceptible de notre propre corps, qu’elle soit constitutive de nous-mêmes en même temps que nous sommes constitutifs d’elle, ce n’était là ni rêverie, ni construction de l’esprit. Un éclair, comme dit Sichère, une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Chacun essayait ensuite vainement, naïvement, de retrouver l’instant perdu. Combien de fois l’ai-je guetté, jusqu’au ridicule, le retour de 68 ! Une crise boursière, une élection perdue, un mouvement social : ça allait recommencer ! Pour nous consoler, il nous restait les formules, l’intrépidité rhétorique ; Lacan, rappelle Sichère, préconisait de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ! Reste que nous avons vécu ces moments dans une grande ferveur. Nous en avons tout de suite mesuré l’exigence. Il n’est pas vrai que nous nous soyons réfugiés dans des fantasmes narcissiques ou dans la mégalomanie. Nous n’avons pas pris tous nos désirs pour des réalités. Les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux. Nous n’avons pas, nous, jeté toute l’autorité avec l’eau du bain : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait cette expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure finie, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous espérions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et nous nous écartions de tout sans jamais rien abandonner.
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Daniel Cohn-Bendit met son grain de sel dans le référendum français. Bienvenue ! Il ridiculise notre complexe d’Astérix. Soit. Mais attention, Dany ! Astérix, vous le savez bien, c’est la version timide, populaire, autocritique de Cyrano. Et Cyrano, vous ne l’ignorez pas, c’est la version flonflon de Ruy Blas. Et Victor Hugo, vous l’avez lu dans Péguy, ce n’est pas très loin du Cid, ni d’Horace. Voyez-vous, Dany, la culture populaire, c’est un fil électrique dénudé, ça vous bousille une pensée, surtout lorsqu’elle se prétend héritière de 68. Astérix mène à Corneille, et à la fierté d’être du petit bonhomme gaulois, que vous ne méprisez ni plus ni moins, je veux le croire, que le petit bonhomme germain. Un gars de 68 ne méprise pas le peuple, Dany. Il sait quelles tortures, quels débats cornéliens se cachent derrière sa bonhomie conforme et cette trouille qu’il lui faut toujours justifier ; un gars de 68 sait ce qui pèse sur un peuple, il ne rigole pas avec ça. On dit que vous êtes un « symbole de la révolte » métamorphosé en « héros du conformisme ». Pour vous parler franc, je n’en crois rien. Vous avez commencé en agitateur, vous finissez en politicien bourgeois : un plan de carrière honorable, somme toute, mais qui n’a rien d’inédit. Des barricades à Strasbourg, ou la politique comme exaltation de soi : voilà un titre pour vos mémoires. Je vais vous dire, Dany. Il n’y a jamais rien eu entre l’esprit de Mai et vous : vous en êtes l’exacte antithèse. Tout cela est un malentendu, et peut-être une arnaque. Vous étiez déjà, et vous êtes encore, du côté du gros animal, comme ces patrons d’industrie qui s’étonnent que Fabius puisse dire non quand le monde économique européen dit oui : le gros animal et 68, Dany, ça ne marche pas ensemble. Je suis sûr qu’au fond vous vous foutez, autant que moi, de la Constitution de Giscard. Mais le peuple, cette fois, s’il disait non, vous renverrait pour toujours à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un conservateur opportuniste, un suceur de roues qui joue les échappés, un suive-en-queue, comme on dit à la Réunion. Bienvenue, Dany ! Il nous faut maintenant parler sérieusement.

(14 avril 2005)