Archives par mot-clé : léchez !

Hashtags : des faux amis pour les femmes ?

Jeu

Personne n’a mieux parlé que Juliette Binoche de ce que j’appelle l’affaire Weinstein et cetera 1. Ce point de vue éclairé, attentif, à la fois amical et exigeant, aurait dû devenir la pièce maîtresse du débat : il a été, une ou deux fois, superficiellement évoqué et, dans la majorité des cas, entièrement ignoré. Peut-être, dans quelques années, cette vilaine affaire nourrira-t-elle une de ces belles évocations dont certains médias ont encore le secret mais dont ils oublient toujours la recette en temps réel. Alors on retrouvera ce témoignage. Étranges restaurants qui servent la peau et les os de la réalité en en congelant la chair et crient à la conspiration quand ils perdent l’une après l’autre leurs étoiles. On ne se moque pas du correspondant de guerre qui défie la mitraille. On ne se moquerait pas davantage du correspondant de paix, ou de non-guerre, qui défierait la violence, la sottise et la vulgarité de l’info et de l’actu. Sa carrière, certes, risquerait de ne pas en être facilitée. Mais, journaliste ou pas journaliste, toute la question, aujourd’hui, est de savoir quel jeu l’on joue : si ce n’est pas le grand, ce ne peut être que le petit, le tout petit…

Aveux

Au fur et à mesure que cette affaire s’enrichit de nouveaux chapitres, il devient évident qu’elle ne nous parle plus seulement des femmes, ni même des relations entre les sexes, mais de notre société en déroute, dont elle est un puissant révélateur. Et qu’elle nous en parle par les informations qu’elle fait surgir, mais aussi par ce que sous-entendent ou traduisent ses principaux intervenants, depuis les mouvements féministes qui l’animent et/ou la confisquent jusqu’aux médias, maîtres de l’opinion pourvu qu’ils en soient les esclaves, en passant par la foule des chroniqueurs qui trouvent en elle leur inépuisable aliment. Peut-être n’est-il donc pas inutile, comme on corne dans un livre les pages qu’on veut retrouver, de pointer, pour aider les mémorialistes de demain, quelques-uns des aveux volontaires ou involontaires que l’affaire Weinstein et ses innombrables cetera, a arrachés à ceux qui la conduisent, qui l’observent, qui l’analysent, ou qui l’exploitent.

Idem

Mettre fin aux violences contre les femmes, le projet est assez lourd de sens pour que personne ne puisse en contester le bien-fondé. Pourquoi, en parlant de libération de la parole, formule qui renvoie évidemment à Mai 68, lui conférer une dimension qu’il n’a pas ? Les barricades se sont élevées contre l’inspiration même de la société de consommation. Chacun se faisait porteur sinon d’un projet politique commun, du moins d’un désir partagé d’ordre métapolitique. On parlait de ce qu’on constatait ensemble, de ce qu’on refusait ensemble, de ce qu’on désirait ensemble. Et, tout cela, vécu de mille manières, chacun l’exprimait avec son cœur à lui, son expérience à lui, son intelligence à lui, son existence à lui. Un même souffle, mais des millions d’expressions singulières. La vie de tous, mais sentie et pensée par chacun. Rien à voir avec Metoo. Mai, c’était dire je. Metoo, c’est dire idem. Metoo, c’est ajouter son nom à une liste, mais c’est aussi, sur l’essentiel, passer son tour. Metoo, c’est protester contre la violence de son compagnon, ou de son voisin, ou de son collègue, ou d’une brute anonyme : en cela c’est exprimer la plus réelle des souffrances, mais sans pouvoir en parler vraiment, pas plus d’ailleurs que de soi, des autres, du monde. Soulagement provisoire, peut-être, rien de plus. Libération de la parole est un slogan très flatteur, très vendeur. Mais on ne peut pas imaginer que ceux qui l’agitent comme un drapeau volé ne sentent pas à quel point, dans ce cas précis, il est mensonger. Entretenir et flatter cette illusion ne fait qu’ajouter du ressentiment au ressentiment.

Balance

Cette célébration de la balance, tout le monde fait semblant de ne pas voir ce qu’elle a de monstrueux. Balancer, pour les gens de ma génération, n’est pas un mot sympathique. Ma mère, toute sa vie, a souffert de surdité. Je la vois encore, pour entendre Radio Londres malgré le brouillage, monter le son du petit poste de TSF noir qui trônait sur le buffet de la cuisine. Moins fort, lui disait mon père, attention aux voisins ! Car ça balançait sec, à Montrouge, en ces temps-là, les corbeaux ne chômaient guère. Balance, cela m’évoque la Milice, les résistants qu’on venait cueillir chez eux, les petits cercueils qu’on s’envoyait par la poste. Un événement familial, aussi. Le collègue qui avait dénoncé mon père parce qu’après sa journée de fonctionnaire, il lui était arrivé d’utiliser l’équipement du laboratoire de photographie pour des travaux personnels sans lesquels je n’eusse pas été en situation, aujourd’hui, de m’exprimer sur ce site, ce qui eût naturellement constitué l’expression la plus forte de la justice républicaine. Il n’en menait pas large quand il fut convoqué par un très grand patron. La surprise n’en fut que plus grande : « Ne craignez rien, Monsieur Sur, lui dit-il, on va lui faire sa fête, à ce trou du cul. » Balance, dans ces conditions, on comprendra que le mot ne me fasse pas trépigner d’enthousiasme.

Pasolini

J’entends bien, comme on dit aujourd’hui quand on n’est pas d’accord : cette fois, c’est pour le bien, pas pour le mal. Pour protéger, pas pour accabler. Pour la justice, pas pour l’injustice. Mais Alzheimer n’est pas encore trop féroce à mon égard, et j’entends surtout Gabriel Marcel, rue de Tournon, m’expliquer, lui, homme de droite convaincu, que les débats enflammés sur la torture en Algérie lui avaient fait comprendre, une fois pour toutes, que la question des fins tient tout entière dans celle des moyens. On a raison, absolument raison de vouloir en finir avec les violences contre les femmes. Aucune objection à cela, aucune nuance, aucune réserve n’est acceptable, ni même audible. Mais Aragon n’a jamais écrit que la balance était l’avenir de l’homme. Promouvoir la balance, c’est raisonner comme Le Pen, le père, raisonne avec la torture : penser qu’un moyen haïssable peut, malgré tout, servir une intention qui ne l’est pas. Et faire écho à l’inquiétude de Pasolini quand il écrit, le 29 août 1975, dans L’Europeo : « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme. » Il est clair qu’il faut continuer ce combat pour la liberté et la dignité des femmes. Il est tout aussi clair que ce doit être par d’autres moyens. À moins qu’on ne tienne à remplacer un mal effrayant par un mal plus effrayant encore, la guerre de tous contre tous. Dont il faut avoir l’élémentaire lucidité de se demander quels intérêts elle sert.

Léchez !

Dans les années quatre-vingt-dix, alors que j’animais des sessions d’expression dans une grande banque parisienne, j’avais été frappé d’entendre des stagiaires de tous âges, de tous niveaux hiérarchiques, et des deux sexes, raconter, avec le même trouble, la même histoire. Elle datait alors d’une dizaine d’années. Certains d’entre eux en avaient connu les protagonistes, la plupart l’avaient apprise par ouï-dire. Elle était simple et courte. Un haut responsable, quand il voulait envoyer une lettre manuscrite, avait l’habitude de la placer dans une enveloppe qu’il ne fermait pas. Il appelait alors sa secrétaire, lui tendait l’enveloppe et lui disait : « Léchez ! » Cette histoire était devenue une sorte de légende à l’envers. Le récit qu’on en faisait était suivi d’un silence épais. Mais quand nous revenions à nos débats sur l’organisation du travail, je remarquais qu’ils étaient devenus plus denses, que les stagiaires parlaient d’une manière moins conventionnelle, qu’ils se risquaient à faire appel à leur expérience singulière. Il m’a semblé pouvoir établir un lien entre cette sinistre anecdote et le renouveau de leur expression. Comme si la violence schématique du récit s’imposait à leur parole, la sommait d’être vraie. Parfois, l’histoire faisait surgir d’autres récits de violences ou d’indélicatesses à l’égard des femmes. Mais les stagiaires, hommes et femmes, revenaient vite à ce patron et à cette secrétaire qui leur mettaient sous les yeux, traduite dans une dramaturgie courte et impitoyable, la rencontre brutale du pouvoir et du sexe. Une sorte d’épure. Une presque abstraction qu’ils chargeaient de leur expérience. Comme une ascèse dans la perversion. Pour ainsi dire, pas de corps. « Léchez ! » Le bureau, la petite solennité ennuyeuse d’un bureau de patron. Une image qui résumait toutes les tyrannies. Un mal que l’on ne pouvait ni vraiment comprendre ni vraiment guérir si on l’isolait du monde qui le produisait, ou le tolérait.

Combustible

Que des milliers de femmes, des millions de femmes soient lasses non seulement des violences, mais aussi de la stupidité de certains de leurs interlocuteurs masculins, je conseille à ceux qui ne le comprendraient pas de se faire passer quelques instants pour une femme sur un tchat. Ils ne recueilleront pas forcément des obscénités. En un sens, ce sera pire. À peine un prénom féminin est-il annoncé qu’un flot décourageant d’âneries, de platitudes et de puérilités boutonneuses vous submerge. Moyenne d’âge mental de ces citoyens-consommateurs : à mon avis, treize ans et quatre mois. Et l’injure n’est pas loin quand on signifie qu’on ne donne pas suite. La surprise n’est donc pas que les femmes protestent. Mais pourquoi est-ce l’affaire Weinstein qui a tout déclenché ? Les médias ? Allons ! Ils ne font mousser que ce qui peut mousser. Et l’on ne fait pas injure aux comédiennes si l’on suggère qu’elles ne sont pas les plus démunies, ni les moins considérées. D’autres violences sont plus violentes encore, d’autres injustices plus injustes. Alors, identification à la star, à sa vie supposée facile ? Bovarysme moderne ? Pas uniquement. Quand se déchaîne un incendie comme celui-là, même si l’on sait que les médias l’attisent, les passions négatives n’expliquent pas tout. Il faut un combustible.

Sortes

La liberté qu’on imagine aux comédiennes, sans doute. Une existence qui se déploie selon plusieurs modes. Une sexualité qu’on devine moins contrainte, mieux intégrée à la vie, au travail, à la création. Désenclavée. Beaucoup d’illusions dans ces images, mais une touche décisive de vérité. Des vies pluridimensionnelles, plus intenses, une sensibilité plus sollicitée. Pour certaines femmes, c’est un modèle désirable, pour d’autres un rêve agréable à caresser. Quoi qu’il en soit de la violence possible d’un producteur, la relation qu’entretient une comédienne avec lui n’a rien à voir avec celle du patron et de la secrétaire. Ici, la répétition, la logique machinique, le conforme et le conventionnel. Là, le rôle toujours nouveau, le débat toujours ouvert, la sensibilité toujours aux aguets. Prestige de la liberté, surtout quand il s’agit de celle des autres : nous aussi, nous voulons jouer, pensent sans doute les femmes sans trop questionner le mot. Jouer de toutes vos sortes, leur soufflerait amicalement Jacques Berque. Bien sûr qu’elles sont solidaires des comédiennes violentées. Mais, sous cette solidarité, et au moins aussi forte qu’elle, le désir – ou la velléité – de changer de vie, d’échapper au simulacre, au contrôle, à cet avenir déjà vécu dont on vante la nouveauté.

Contagion

Ce qui est là, pourtant, est là. Tout ce que nous analysions déjà, dans cette banque, il y aura bientôt trente ans, et qui a pris des dimensions que nous n’attendions pas. Contrôles haïssables, évaluations mesquines, protections hypocrites. Toutes ces formes de soumission ordinaire, dans la vie de l’entreprise, qui consonaient si fort, qui rimaient si juste avec cet abominable « Léchez ! ». Et aujourd’hui, pour la plupart des femmes, l’angoisse d’un monde qu’on ne comprend plus, le poids des jours encadrés, la monotonie des promesses de changement. Et voici que l’affaire Weinstein fait surgir ces comédiennes, si lointaines par leur vie, si proches par leurs déboires, et que le fossé entre le rêve et la réalité se creuse comme jamais. Alors, tout à coup, cette contagion de la balance, rageuse. Ces vieilles choses qu’on réveille, souvent pour le vilain plaisir de se faire du mal, même quand elles auraient pu continuer à dormir. Une volonté furieuse d’expression. Incroyable cocktail. Inanalysable. Le plus vrai et le plus faux, le meilleur et le pire. Certaines sentent se rouvrir une plaie brûlante. D’autres croient devoir gratter des souvenirs confus. Tous les sentiments en même temps. La colère, bien sûr, réanimée par les comédiennes. Une compassion sincère, un peu appliquée, pour elles. L’élan de l’expression collective, mais aussi l’inévitable insatisfaction qu’il entraîne. Et un énorme besoin de parler, de changer de registre. D’exister, comme disent les médias. En tout cas de se sentir vivre. Et de le dire.

Reproduction

Et alors, quoi ? Eh bien, Metoo ! Comme dans l’entreprise, figurez-vous. « On ne vous a pas encore entendu, M. Dupont, vous êtes d’accord avec ce que nous venons de dire, au moins ? » « Oui, Monsieur le Directeur. » « Parfait. Et vous, Mme Durand, vous êtes d’accord, vous aussi ? » « Metoo, M. le Directeur, metoo ! » Fascinante reproduction du système. Rien à en attendre de plus. C’est lui, mais en plus grave. La pire corruption, c’est la corruption du meilleur. Metoo, quand il s’agit de changer de bureau ou de connecter les ordis, ça suffit bien, contente-toi de ça, mon gars ! Metoo, quand il s’agit de la vie, et parfois de la mort, c’est une arnaque. Un produit qu’il a fallu des décennies de pitreries managériales, des lustres de rationalisation foireuse des têtes et des corps pour qu’il ait l’air opérationnel. Le pire, c’est que ceux qui l’ont inventé étaient sincères ! Et celles aussi, plus sincères encore, si c’est possible ! Ma tête à couper qu’ils voulaient bien faire.

Alerte

J’aime beaucoup le pape François. Il est simple et profond. Il ne mâche pas ses mots, surtout quand il s’agit de Sa Majesté le Fric qu’il salue en lui donnant son vrai nom : le fumier du diable. L’autre jour, pourtant, il m’a fait rire. Il parlait aux prêtres de leur démon de midi. Et, malgré lui, cet homme si intelligent retrouvait le ton et la manière des prédicateurs de sa – de notre – jeunesse. Je donnerais gros pour savoir s’il en était conscient. Je ne veux pas, je ne peux pas imaginer qu’il n’ait pas senti de quelle vision du monde archaïque et terrifiée il se faisait l’interprète. Ainsi, en gros, jusqu’à quarante ans, rien ne va trop mal pour les hommes. Mais là, tout à coup, fussent-ils prêtres, le démon sort du bois et suscite des tentations que la malheureuse victime n’aurait même pas pu imaginer. Il ne faut pas en avoir honte, dit le pape, il ne faut pas en avoir honte ! Il faut seulement appeler les pompiers, se faire aider, recourir à l’amitié des autres. Alerte rouge, quoi ! Du Mauriac avec effet retard : pour l’auteur de Thérèse Desqueyroux, tout se gâtait dès l’adolescence.

Objectif

Prendre le pouvoir sur les êtres en contrôlant leur sexualité et, surtout, l’idée qu’ils en ont. Et en l’ajustant à l’esprit du temps, au pouvoir du temps. Rien de neuf là-dedans. Tout ce qu’on peut raconter sur le sexe ne l’empêchera pas de rester mystérieux, aussi désirable qu’inquiétant, et rétif à toute espèce d’explication, de si haut ou de si profond qu’on la tire. Intolérable à tout pouvoir, ce formidable contrepoids. Le sexe est un pied de nez à l’autorité. Le rire formidable d’Arletty, qui balaie l’ordre social. Obsession du pouvoir : civiliser la sexualité. Au sens où l’entendait ironiquement Stanislas Fumet, trop intelligent pour croire en ce projet idiot. La civiliser : non pas en faire une chose savante et distinguée, un élément de culture. En faire une chose de la cité. La conformer à l’esprit, au mode de fonctionnement, aux intérêts de la cité. En quelque sorte, donner à la sexualité l’objectif de servir l’idée qu’on a de l’homme et du citoyen. Tous les régimes, tous les pouvoirs s’y sont essayés, persuadés de détenir la vérité du sexe ou son sens, sûrs que les autres hypothèses étaient diaboliques, ou tyranniques, ou immorales.

Appoints

Allons. Pour ne parler que du plus récent, qui ne voit que la morale vilainement pudibonde dans laquelle François, comme beaucoup d’autres, se trouve encore, bien malgré lui, empêtré, a largement servi les intérêts du monde bourgeois et de l’industrie naissante en imposant à toutes et à tous et, particulièrement, aux enfants et au monde ouvrier, une vision sinistrement tragique de la sexualité, rendue terrifiante par les perspectives eschatologiques qu’on déployait derrière elle ? Demandez aux Québécois, par exemple, ce qu’a été ce délire. Est-ce à dire que l’Église catholique voulait mal faire ? Je ne le crois pas. Pas plus que j’imagine les mouvements féministes obsédés par la défense de la finance internationale et les intérêts de Wall Street. Et pourtant, de la même manière que le catholicisme du XIXe siècle, quand il servait l’essor de l’industrie et favorisait la prospérité bourgeoise, a abruti plusieurs générations de ses préceptes moraux loufoques et nettement moins évangéliques que cyniques, l’action des mouvements féministes, telle qu’elle apparaît dans l’affaire Weinstein et cetera, s’inscrit dans le droit fil de l’anthropologie de la mondialisation et constitue un appoint de première force à son entreprise d’aliénation.

Lubrifiant

Le projet de cette folie furieuse est simple. Faire de toutes les possibilités et de toutes les activités humaines des lubrifiants qui facilitent la circulation non pas seulement des capitaux et de l’activité économique, mais surtout d’une volonté de puissance délirante dans laquelle on voit la première et presque la seule source de sens à la disposition de l’humanité et de ceux qui la composent. C’est cela que j’ai combattu, autant que je le pouvais, dans les entreprises. Quand je vois dans quel état d’aplatissement et de désabusement végètent à la retraite les cadres supérieurs qui s’y pavanaient, je regrette les quelques nuances que j’apportais à ma critique. À l’origine de ce désastre, aucun complot. Des esprits domestiqués et châtrés par une morale bourgeoise, chrétienne ou laïque, qui ne leur a laissé aucun moyen d’exister quand s’est abattue sur eux la séduction d’une rationalisation universelle qui, en asservissant peu à peu leurs facultés intellectuelles et en paralysant leur sensibilité, leur faisait découvrir les charmes puissants et pervers d’une servitude plus radicale que tout ce qu’ils avaient pu craindre, ou espérer.

Occasion

Avec des hauts et des bas, des reculs et des avancées, des pleins et des déliés, des périodes de résistance et des périodes de capitulation, tout est passé, passe ou doit passer par ce monstrueux laminoir. Les humains et les non humains, bizarrement – ou logiquement -confondus ces temps-ci. Le travail et le loisir. L’école, la culture. Le langage. La pensée. Les relations entre les sociétés et les personnes. Et le sexe, lui, serait exempt de conversion ? Comment l’imaginer ? Piège diabolique pour les consciences, et d’abord pour celles des protestataires. Car cette protestation est fondée, évidemment, et plus que légitime ! Nécessaire ! Mais le nœud est ici. Qui niera que la modernité – ou cette surmodernité dont on commence à parler et qui, paraît-il, l’enterre – a encore aggravé le climat de violence général de notre société et, particulièrement, celui dont souffrent les femmes ? Que l’injure, la délation qui prospèrent sur ce que le fric appelle sinistrement réseaux sociaux le rend chaque matin plus étouffant ? Que la morale moderne, ou surmoderne, projette sur toutes les relations entre les êtres et, au premier chef, sur celles des hommes et des femmes, cette obsession d’ivrognes qu’est le délire de compétition ? Que l’ahurissant isolement dans la prison portative des machines, grignoteuses de liberté, fait désormais de soi-même l’objectif principal, ou presque unique, de chacun ? Qui peut nier ces choses ? Mais qu’attendre de la protestation contre la violence quand les slogans proposés par les hashtags sont eux-mêmes nourris, tissés, bourrés de la même violence ? Quand ils mettent en place, comme si elles étaient moralement neutres, les stratégies auxquelles se confient les commerciaux les plus pervers et les politiques les moins scrupuleux ? Vous ne voulez pas voir cette flagrante contradiction ? Vous ne ferez rien d’utile. Quelles que soient vos intentions. Et si pathétique que soit votre ton.

Jamais

En dépit de ses excellentes intentions, et parce qu’il n’ose pas sortir de la logique de la modernité, parce qu’il a peur du grand air, le mouvement en cours ne s’intéresse pas vraiment aux femmes. Il s’intéresse à l’idée qu’il en a. Il s’intéresse, comme tout le monde aujourd’hui, à sa propre puissance. La violence de son expression et ses outrances viennent de là, de la conscience qu’il a sans doute de cette cruelle limite, de la souffrance secrète qu’elle inflige à ses responsables. Je ne souhaite pas que ce mouvement cesse d’exister. Je souhaite qu’il aille là où il ne sait pas, qu’il dise qu’il ne sait pas. Je l’attends à ce rendez-vous sans quoi rien ne commence et tout finit de mourir. Je l’attends en porte-à-faux, en déséquilibre, en inquiétude, en questionnement. Je ne sais plus quelle militante veut rayer de la carte la poésie courtoise, au motif qu’elle a servi à retarder les revendications féminines. Sottise lourde de sens. Ce n’est ni à Marie de France ni à personne d’autre que s’en prend cette enragée. C’est à elle-même, à elle-même en elle-même, à elle-même en toutes les femmes. Comme c’est elle-même que trahit, en pleine Assemblée Nationale, la ministre qui prononce cette phrase terrifiante et proprement fanatique : « Les femmes ne sont jamais responsables d’aucune des violences qu’elles subissent. »

Contondant

Voyons. Si un citoyen-consommateur m’assomme au coin d’une rue pour me dérober le petit livre de poche de La Boétie que je serre sur mon cœur, je ne vois pas en quoi ma responsabilité pourrait être engagée. Mais qu’importe alors que je ne sois pas une femme ? Qu’est-ce que ça change, Madame la Ministre ? Ou alors… Cette femme avec qui je vis, ou cette secrétaire qui me supporte depuis vingt ans, ou toute autre qui me connaît bien et que je connais bien, si je sais que je prends depuis longtemps un malin plaisir à l’emmerder, le jour où elle m’enverra à la tête, parce qu’elle aura perdu les nerfs ou parce qu’elle est maladroite, un objet que la police scientifique classera dans la catégorie des contondants, est-ce que je risque de violer un arrêté ministériel si j’imagine, tout au fond de moi, n’être pas tout à fait pour rien dans l’expédition dudit objet ? Mais alors, si elle, c’est moi, et si moi, c’est elle, la démonstration ne tient plus ?

Répondre

Une agression par quelqu’un qu’on connaît, ou qu’on estime, ou pour qui l’on a de l’amitié, ou qu’on aime, ou qu’on a aimé, ou qu’on aurait voulu aimer, si elle pose évidemment ses principales questions à l’agresseur, n’en pose-t-elle pas aussi quelques-unes à la victime ? N’est-il pas possible, n’est-il pas compréhensible, n’est-il pas tout simplement humain que, loin de toute espèce de fantasme de culpabilité, elle s’interroge simplement sur ce naufrage, revive les bons et les mauvais jours de cette relation, en un mot réponde du mieux qu’elle peut aux questions que lui pose l’angoisse ? Qu’est-ce qu’être responsable, si ce n’est être capable de répondre ? Mais comment répondre si on ne se pose pas de questions ? Voudrait-on qu’une femme agressée ne s’en pose pas, qu’elle s’installe dans sa situation de victime ? Dans son identité de victime ? Femmes, hommes, jeunes, vieux, tout peut devenir cinéma, tout, même dans le drame ! Voudrait-on que, renonçant à penser, elle se contente de jouir d’un non-lieu qu’elle n’a pas sollicité et que celle qui le lui décerne n’a d’ailleurs aucun titre à lui accorder ?

Nulle

Pourquoi la ministre a dit ce qu’elle a dit, je n’en sais rien. Mais, le faisant, elle nous a mis sous les yeux l’exemple parfait de la lubrification dont je parlais, sorte de traitement au kärcher des subjectivités qui est la marque de fabrique de la servitude mondialisée. Pas d’interventions des consciences sur la réalité, pas de retour sur soi, ou seulement dans les circonstances et dans les formes prescrites. Tout pour l’objectivation, le reste embrouille la mécanique. La victime, si c’est une femme, n’y est jamais pour rien, point. Prière de ne pas fatiguer les services officiels avec des considérations qui gênent la production des valeurs. Pour rien. Pour rien du tout. Quoi qu’elle ait pu dire, faire, suggérer, demander, supporter, refuser.  Quand elle a dit noir, elle aurait pu dire blanc, ça n’aurait rien changé. La fois où elle s’est barrée trois jours, elle aurait pu rester, ça n’aurait rien changé. La fois où elle a dominé sa colère, elle aurait pu tout aussi bien la laisser éclater. Quand elle a embrassé, elle aurait pu mordre. Et embrasser quand elle a mordu. Se taire quand elle a parlé, parler quand elle s’est tue. Cet ami, ou cet amant, elle n’a pas le droit de se demander si elle l’a vraiment aimé ou non. Tout ce qu’elle a essayé d’inventer pour que la vie avec lui soit la moins mauvaise possible, aujourd‘hui c’est nada. Copie blanche. Compteurs à zéro. Madame, vous avez vécu pour rien. Prenez la file, et recommencez. Ce que je pense de cela ? Refuser a priori à cette femme toute possibilité de responsabilité, à quelque degré que ce soit et dans quelque situation qu’elle se trouve, c’est tout simplement nier son existence. La considérer comme nulle. Méconnaître sa complexité. L’emprisonner dans l’artifice. Très vilain cadeau. Manœuvre légère. Bourgeoise. Mécanisation du vivant. Qu’est-ce que cet être sans contradictions, sans mystère ? Où avez-vous trouvé ce produit ? Dans une multinationale ?

Zerline

Après la lubrification de la conscience, le passage au kärcher de la sensibilité. Mozart va nous rafraîchir un instant, mais pas davantage. Je mets sur la chaîne Là ci darem la mano, le duo entre Don Juan et Zerline. Expliquons aux jeunes. C’est une histoire de drague. Don Juan, le seigneur, essaye de séduire Zerline, la servante. Qui hésite. Pas trop longtemps à vrai dire, mais assez pour que la musique nous fasse entendre et voir tout ce qu’il y a dans cette hésitation, la profondeur qu’elle révèle, la vie secrète qu’elle laisse imaginer. Vorrei e non vorrei, chante-t-elle, je voudrais et je ne voudrais pas. Don Juan, lui, sait très bien ce qu’il veut. En l’occurrence, cela se résume à une idée fixe, devinez laquelle. Elle, apparemment, n’est sûre de rien. Et pourtant, elle a l’air de grandir, comme si elle engrangeait de la vie. Pendant que lui, il sèche sur place. Eh bien, cela, dans la logique de la lubrification, c’est fini.

ZoneGrise

Ce passage, on va le changer de nom. Désormais, on va l’appeler le duo de la zone grise. Et si on l’oublie tout à fait, ce ne sera pas plus mal. La zone grise, enseigne-t-on aux gamines qui le répètent avec une gourmandise inspirée, c’est ce qui se passe dans leur tête quand elles ne sont pas franchement d’accord avec le projet du copain sans pour autant être en total désaccord. Eh bien, cette zone grise, elles doivent l’oublier. Désormais, elles doivent penser oui ou elles doivent penser non, elles doivent dire oui ou elles doivent dire non. Les femmes doivent être comme le Marché, elles ne doivent pas supporter l’incertitude. On vend ou on ne vend pas. On signe ou on ne signe pas. On vire ou on ne vire pas. On baise ou on ne baise pas. Pauvres gosses, non ? Eux aussi croyaient en avoir fini avec leurs zones grises, ces grands cadres qui, maintenant à la retraite, pleurnichent régulièrement dans mon téléphone ! Quelle volupté pour eux, au temps de leur gloire servile, de se sentir chassés d’eux-mêmes, quel soulagement d’être broyés entre des oui et des non ! Comme ils s’éclataient, ces pneus gonflés de vide ! Je les écoute par habitude, l’éducation chrétienne est puissante. Mais c’est aux gamines que je pense, et aux affolés du néant qui ont inventé cette idiotie. La zone grise, c’est l’hésitation, le débat intérieur, non ? La zone grise, c’est l’anti-codes, l’anti-technocratie, l’anti-bluff. Ce qui nous interdit de répondre mécaniquement aux questions truquées qu’on nous pose, non ? Ce qui nous invite à vivre par le chemin de nous-mêmes, non ? Ce qui donne à notre existence son exigence et sa saveur, inséparables et inimitables. La zone grise, c’est ce qui nous ouvre la porte secrète des autres, non ? Pourquoi l’appeler zone grise, ce réservoir de sens et de vie qui nous fait échapper à la lugubre condition de ramasseurs de balles de la nécessité ? Pourquoi zone et pourquoi grise ? C’est sans cette zone grise que nous sommes gris comme des communicants en retraite ! Ne croyez pas ce qu’on vous raconte, les filles ! Les garçons sont des tonneaux de zone grise congelée, vous savez. Il suffirait que vous leur en parliez…

Cascade

« Comme ça, sans vraiment réfléchir, la première idée qui vous vient, c’est quoi ? » Je posais cette question à un stagiaire, parfois, quand nous n’y arrivions pas. Plus de stagiaires, ce soir je me suis posé la question à moi-même. Qu’est-ce qui me vient à l’esprit quand je pense à tous ces débats ? Bizarrement, un vers d’Aragon. Pas le meilleur, certes, mais il m’est devenu un refrain : « On vient de loin disait Paul Vaillant-Couturier ». Ne me demandez pas ce que vient faire ici ce grand militant communiste. Rien. Il n’est pas de ma famille, je le connais à peine. Vraiment rien. Qu’on remplace ce nom par un autre, ces noms par d’autres, si l’on veut. À condition, quand même, que l’idée demeure. C’est quelqu’un (Aragon) qui parle de quelqu’un qu’il a connu et qu’il estime (Paul Vaillant-Couturier), lequel parle non pas pour lui-même mais pour tous ses amis et pour tous ses compatriotes, en quelque sorte pour tout le monde (on) mais avec, dans le cœur, dans la mémoire, dans la voix, une interminable cascade d’échos (de loin) et le sentiment d’être sur un chemin, d’avoir marché beaucoup et d’avoir encore beaucoup à marcher. C’est ainsi qu’il faut parler de l’homme et de la femme, et du sexe, et de tout ce qui les concerne. Qui que l’on soit. Quoi que l’on pense. Quoi que l’on veuille et fasse. « Tout le reste est crime », disait encore Aragon.

 3 mars 2018

Notes:

  1. Voir, sur ce site, l’article Weinstein et cetera : oui à Juliette Binoche.