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L’Adieu aux importants

Ce texte a été écrit en 1999. L’anecdote qui en est le point de départ n’a pas été inventée. J’étais l’un de ces voyageurs que défiait une affichette ironique. Ce qu’elle a provoqué chez mes compagnons et chez moi m’a semblé digne d’être rapporté. Il y a des moments où, sans qu’on l’ait ni cherché ni voulu, on voit ce qu’il en est des choses, et du monde, et de soi. Cela s’appelle des états d’âme. C’est un mot qui fait rire les brutes, mais dont les poètes n’ont pas peur. Connaissez-vous l’admirable ouvrage de Léon-Paul Fargue intitulé Haute solitude ? Moquez-vous donc, après cela, des états d’âme !

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Le lent soulèvement de la France contre ses élites traditionnelles, commencé en 1968, se continue inexorablement dans la durée géologique. Après tout, les Alpes et les Pyrénées ne se sont pas faites en un jour.
Jacques Julliard
 Elle : Je suis perdue, je ne suis pas d’ici, je ne suis pas née là. Lui : La nuit sera très froide et très noire. Venez avec moi. Elle : Où allez-vous? Lui : Je ne sais pas. Je suis perdu aussi.
Livret de Pelléas et Mélisande

On n’y trouve rien que de très ordinaire, mais ils ont leur charme, ces commerces qui fleurissent près des stations d’essence des autoroutes. À qui ne fait que passer, rien n’est jamais banal. Tout s’y rapporte au voyage, au confort des automobiles, à l’agrément des passagers. On y déniche des objets insolites, des farces, des affichettes humoristiques. Celle-ci, par exemple, petit rectangle à coller sur la glace arrière, où on lit :”Ne me suivez pas. Je suis perdu.”

Une voiture arbore l’affichette. Dans celle qui suit, quatre n’importe qui. Qu’on les appelle comme on voudra, citoyens, consommateurs, travailleurs, acteurs de la modernité, pourvu qu’on entre avec eux dans cette boîte poussiéreuse où ils tentent, en la revivant par le menu, d’oublier leur journée de collaborateurs de ceci ou d’assistantes de cela : mais ils s’y engluent un peu plus, battant l’air de leurs mots et de leurs pauvres colères comme des oiseaux pris au piège. Unis dans la rage de six heures, ils se prennent à témoin les uns les autres, font lit commun de leurs indignations confondues, s’exaltent à épouser leurs points de vue respectifs dans les querelles du jour. Un peu de temps encore et le récit des disputes sera achevé. La fatigue plaque les têtes contre les glaces. Ça roule un peu. Ça ne roule plus. Le mouvement, c’est de l’immobilité qui se déplace. Tous les quatre, chacun contre sa portière, lourds pétales d’une fleur qui ne s’épanouit pas. Comme leurs rêves sont à l’aise dans les embouteillages! Ils traversent une glace, entrent un instant dans une boutique, effleurent un visage, un corps, et reviennent en boomerang dans la main du maître. Et le maître ensommeillé jouit d’une certitude amère : ses songes ne lui échapperont jamais. Ils seront toujours dans sa main, chiens au bout d’une laisse plus longue que leur liberté. Et ce maître sourit en complice aux autres voyageurs, ses égaux. Bienveillants et sérieux comme des parents dans un jardin public, ils communient tous les quatre dans le sentiment du réel, où marquer sa place est plus doux encore que dans la moleskine.

L’embouteillage les rapproche un instant du petit rectangle. L’un d’eux le remarque. Les autres sourient, puis se taisent. Le silence prend de la densité. Quelque chose d’eux se dit sans eux qu’ils ne peuvent pas contredire, qui les rapproche sans qu’ils puissent s’y opposer. Une parole vient du monde qui n’est pas évaluation, notation, classement, condamnation, absolution. Qui n’encage pas. Qui s’adresse vraiment à eux, pas à leurs ombres. L’affichette les reconduit à une source, à une naissance, à un point de départ qui n’abolit pas le passé mais le transfigure. Sans violence, sans leur faire la leçon, elle met sous leurs yeux la pelote embrouillée de leur existence. Au hasard de la circulation, le petit rectangle grandit et diminue. À chaque arrêt, il démantèle une forteresse de plus. Quand il grandit, la vie entre en eux en force. Quand il diminue, elle y aménage sa profondeur, son écho, son champ.

Perdus, ils sont perdus. Non pas ruinés ou condamnés : égarés, interdits de boussole. Il y a longtemps qu’ils le devinaient : ils n’ont aucune envie de crier à la catastrophe. D’ailleurs, ils se sentent plutôt plus vifs que d’habitude. De vieilles douleurs se réveillent dans un coin du cœur, discrètement, sans faire de cinéma mais, dans un autre coin, ça sifflote. Tout s’est passé comme si, en un seul instant, ils s’étaient oubliés et reconnus. Un verrou a sauté. Deux verrous même, et en même temps. Deux verrous en un. L’un fermait l’intérieur, l’autre l’extérieur ; l’un bloquait la verticale, l’autre l’horizontale. Il leur devient évident qu’ils ne sauront jamais qui ils sont ; mais moins ils le sauront, plus ils le sauront. Évident aussi qu’ils sont seuls et le resteront ; mais, plus ils s’en persuadent, plus les autres se rapprochent.

Qui sont-ils, ces voyageurs ? Pas de vrais pauvres, en tout cas : ils n’échapperaient pas un instant à la pauvreté ; pas de vrais riches : la richesse ne leur laisserait aucun répit. Des gens ordinaires, des quidams, des anonymes comme disent les journalistes, pour qui anonyme est le contraire de célèbre. Collés au monde qu’on leur fait par tous les coins de leur vie, par le désir du confort et la crainte de l’insécurité, par le courage et par la lâcheté, par les vertus et par les vices. Pétris de ce monde jusqu’aux entrailles. Dressés à subir, à redouter, à se protéger, à se taire, à s’excuser. Ils ont toujours vécu ainsi, ils continueront demain. Mais ils viennent de comprendre que la vie pourrait ne pas être toujours aussi étouffante, l’avenir pas aussi lourd. Comme s’ils avaient découvert en eux un appel d’air, un passage secret, un point de fuite. Seul dans la voiture, aucun d’eux n’aurait voulu s’en apercevoir. À quatre, aucune parade possible, pas d’alibi. Chacun a trahi les autres en se trahissant soi-même. Un silence qui se prolonge une seconde de trop, les premiers mots d’une phrase qui tremblent : le jeu est cassé, le mal irrémédiable.

Des images rapides les traversent, des bribes de réalité. Entre ces flashes et leur conscience, rien n’a le temps de s’insinuer. Pour une fois, le monde est nu. Leur âme aussi, nue et violente. Ce qui les menace, ils le voient : des existences anxieuses, gommées, avortées. Ils voient aussi ce qu’il faudrait qu’ils soient, ce qu’il faudrait qu’ils fassent. Ils ne sont pas sûrs de le pouvoir, de le vouloir. Ils ont envie de mentir et de ne pas mentir. Ils ne savent plus. Ils se sentent vivre si fort qu’ils ont du mal à le croire. L’embouteillage à peine dissipé, soucis, obligations, contraintes reviendront s’entasser ; tout redeviendra compact, épais, sévère. À cet instant, il y a de la promesse dans l’air mais ils ne savent pas ce qu’ils redoutent le plus, la voir s’envoler ou la voir s’accomplir.

Jamais ils ne comprendront mieux de quoi est faite leur vie que lorsqu’ils la regarderont dans le miroir de ce souvenir-là. La promesse entrevue n’était pas un rêve ; ils en sentent encore la morsure. Le rêve dissout, le rêve disloque, le rêve confond : ils étaient éveillés comme jamais. Pendant quelques secondes, leur cœur a été plus large, leur esprit plus alerte ; ils ont été saisis d’une stupeur, d’une jubilation que la stupeur et la jubilation des autres ont garanties et amplifiées. Un moment fort, comme dit la télé, mais celui-là n’a eu ni le temps ni l’envie de s’abîmer dans la gloriole. Il s’est immédiatement adressé à eux. Il s’est branché sur eux. Il est allé droit à leurs vies. Il leur a fait connaître qu’il en voulait à leur peau. En vrai pirate de l’air, il leur a dicté ses exigences. Et ils en ont mesuré sur-le-champ les conséquences.

Elles sont lourdes. Exorbitant, le prix de cet instant. Il leur faudrait, pour espérer en être dignes, se laisser submerger par la marée furieuse d’une colère trop longtemps, trop durement contenue, d’un dégoût maquillé de modération et de tolérance, d’un désenchantement patiemment travesti en sagesse pour que leurs enfants aient l’air de grandir en paix. S’ils survivaient au passage de cette houle, obligation leur serait faite de se dévisager eux-mêmes. D’affronter, une à une, leurs peurs ; un à un, leurs mensonges. D’expliquer ce qu’il peut bien y avoir de positif dans la croix inutile de leur soumission, dans la souffrance honteuse de faire semblant de vivre, dans la tristesse de ne jamais être soi et de ne même plus le désirer. S’ils survivaient encore, ils devraient regarder dans les yeux, sans ciller, les persécuteurs, volontaires ou non, qui scandent leur vie de leurs tracasseries. Et pour prix de cette liberté nouvelle, quoi ? Rien. N’attendre aucun appui de l’entourage. Savoir que tout message de conciliation venant du monde cache un piège, une menace, une trahison, une vilenie. Deviner que beaucoup d’autres marchent sur la même route, mais ne les rencontrer presque jamais. Tout cela, en fin de compte, pour avoir le droit de choisir et de re-choisir l’improbable contre le probable. Pour en appeler à l’impossible contre les grasses prairies du possible, où mâchonnent tant de confortables intelligences. Pour guetter ce qui ne viendra jamais.

Ce ne sont là que de brefs éclairs, et fort rares. Nos quidams souhaiteraient qu’il n’y en eût jamais ; de toute leur bonne volonté, ils travaillent à les empêcher. Les gens et les choses, il les colmatent, calfatent, repeignent, poncent, briquent, bricolent. Ils font héroïquement avec. Ils ont beau se faire cabosser tous les jours, et sans casque, ils n’en tirent aucune idée de révolte. S’ils revendiquent, c’est par habitude, quasiment par politesse. Ce dont ils ont vraiment besoin, ils ont été dressés non seulement à ne pas le réclamer, mais encore à ne pas y penser. Dans la résignation absolue, tout va toujours très bien. Ils ont appris à vivre à l’aise dans le mépris, et même dans cette forme supérieurement élaborée de mépris qu’on appelle désormais le respect. Si on leur en montrait la nécessité d’une façon rationnelle, ils accepteraient courtoisement de se laisser couler.

On peut en user avec eux sans arrière-pensées : ils sont définitivement inoffensifs. Ils le proclament : leurs opinions ne regardent qu’eux. Ce qui les dépasse ne les concerne pas. Ce qui les concerne n’a pas à les dépasser. S’ils sont à l’étroit dans cette morale-là, c’est leur affaire ; rien n’en transpirera. Qu’on leur tende en direct, sans crainte, micros et caméras : toujours ils donnent la bonne réponse, sur le ton de brave solidarité qu’on attend d’eux, en montrant la capacité d’apitoiement ou la drôlerie modeste qu’il faut. Dans les cas graves, ils savent tempérer les sanglots qui rendent les voix inaudibles et réaffirmer très vite leur entrain de petits soldats.

Ah ! s’il n’y avait pas ces erreurs-système qui les mettent si brutalement en face d’eux-mêmes et du monde ! S’il n’y avait pas ces plongées dans l’inconnu! S’ils pouvaient se débarrasser de cette capacité terrifiante, deux fois terrifiante, de flairer les catastrophes et d’espérer que tout s’arrange! Ce n’est pas le pouvoir ou l’argent qu’ils envient aux puissants ou aux importants, c’est la science et l’habileté qui leur évitent de se cogner au mur contre lequel ils se fracassent, eux, régulièrement. Ils tournent et retournent, les importants, dans les labyrinthes édifiés pour leur sécurité ; tout leur est écart, tout leur est protection, tout leur est évitement, tout leur est justification. Les quidams, eux, sont au pied du mur. Ils ont atteint la limite. Ils sont arrivés à la frontière, au check-point de la modernité. Ils ne peuvent ni avancer ni reculer. Ils sont ces mécaniciens qui, tandis que, dans le salon des premières, on évoque d’anciens naufrages, viennent de repérer une avarie. Grave. Vraiment grave. Il faudrait un miracle, un miracle si peu probable qu’il vaut mieux laisser ces messieurs dames finir leur soirée ; de toute façon, ils ne seraient d’aucune utilité. Mais, tout à l’heure, les quidams de la mécanique apercevront de loin les importants qui regagnent leur cabine en riant, soûlés, mieux que par l’alcool, par la perspective de leur réussite sans fin ; tant d’assurance, tant de désinvolture les feront douter. Ils se diront qu’ils se sont trompés, que rien ne peut être si grave quand triomphe une telle élégance ; qu’ils ont été manœuvrés par leur jalousie. Ils se rappelleront qu’ils ne sont que des quidams, qu’il n’est pas dans les cartes des soutiers de faire des découvertes, que le tragique n’est pas fait pour eux. Ils se persuaderont de tout oublier et tireront de ce nouveau mensonge, pour leur juste châtiment, un supplément d’amertume.

Mais il n’est au pouvoir de personne d’empêcher ces glissades, ces dérapages, ces lapsus, ces affichettes collées sur les voitures, ces moments où il n’est plus possible aux quidams de se cacher l’évidence. Et là, quand même au premier attrape-nigaud en promotion ou à la première fumisterie de communicateurs ils s’apprêteraient à trahir tout ce qu’ils viennent de comprendre, passe parmi eux un des rares souffles de vérité dont on puisse encore se rafraîchir dans nos climats. Soudain, ce qu’ils voient, ils le voient. Que les visages graves qui, à la télé, se penchent sur leurs maux les trompent joyeusement avec la caméra. Que les importants sont des démarcheurs qui se pressent à leur porte pour vendre leurs salades. Qu’ils ne savent interpréter d’autre rôle que celui-là. Qu’on les reconnaît toujours, même s’ils ont oublié leur cravate, à quelque chose de métallique, d’infroissable, d’inutilement impérieux.

Ne pas laisser passer cet instant luxueux que personne, jamais, nulle part, ne pourra acheter. Les quidams ne l’ont pas choisi. Ils sont tombés dedans comme des promeneurs dans un gouffre. Ce qu’ils y découvrent ne leur appartient pas ; chacun, à leur place, en trouverait autant. Ils ne demandent à personne de se sentir lié à eux par la moindre complicité, encore moins par une suspecte compassion. Ils n’ont aucun besoin qu’on vienne, en hélicoptère, admirer leur courage. Ils n’ont rien à confier à la presse. Qui imaginerait profiter de ce moment pour les circonvenir et leur fourguer plus aisément sa marchandise et ses promesses verrait ses espoirs annulés, ses stratégies ridiculisées, ses projets anéantis : ce qui fait le plus de mal aux quidams, ce n’est pas de ne pas avoir ce qu’ils n’ont pas, c’est de n’avoir jamais à donner ce qu’ils ont. À chaque inondation, à chaque coup de vent, on les félicite de s’être si bien mobilisés, d’avoir si gentiment répondu présent : que d’efforts il leur faut pour masquer leur dépit sous leurs sourires de bons élèves! Est-ce si admirable de défendre sa maison, ses champs, la maison et les champs des autres ? Tout appartient-il toujours au seigneur ?

Ce que le peuple a à proposer, c’est la conscience aiguë qui lui vient, malgré lui, du monde dans lequel nous vivons tous. Il a peu de moyens pour faire la promotion de ce produit. La plupart l’ignorent ; les autres n’en veulent pas. Il est condamné à le laisser pourrir dans son cœur et en tire parfois une misérable satisfaction. Mais que ceux qui lui jettent la pierre ne triomphent pas trop vite! Au moins, lui, il entrevoit quelque chose. Si quatre importants s’étaient trouvés à la place des voyageurs, auraient-ils été aussi sensibles qu’eux à l’assaut de l’affichette? Peut-être auraient-ils réagi plus vite, à la mesure du danger plus grand qu’elle leur aurait fait courir. Mais rien n’aurait été semblable. Le souffle de simplicité qui n’aurait pas manqué de les envahir serait resté stérile ; ils n’auraient pas pu échanger le bref regard qu’ont échangé les quidams.

C’est que les importants sont toujours seuls dans leur cellule. Ils n’ont de complices ni pour s’évader ni pour rêver, seulement pour devenir plus importants encore. Les quidams, eux, à l’instant où il leur semble se perdre et se retrouver, ne sont plus, pour la première fois, verrouillés par la haine : il leur vient une lucidité sans faille et la sévérité tranquille à laquelle elle oblige. Ce qu’ils sentent, tous pourraient le sentir. Ce qu’ils diraient, s’ils osaient parler, tous pourraient le dire. Ils serrent sur leurs genoux les paquets et les soucis de tous ceux qui leur ressemblent, et baissent sur eux leurs yeux. Mais quiconque s’est une fois approché d’eux à l’un de ces instants-là ne peut se satisfaire de leur silence. Trop de vérité, trop de simplicité. Il faut au moins essayer de deviner. Tenter de reconstituer l’itinéraire qui les a conduits là. Imaginer ce qu’ils voient, ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, de ce qu’on veut faire d’eux. Guetter ce qu’ils guettent.

I.

Pas seulement Pelléas, pas seulement La Flûte. Ce monde aussi est une épreuve initiatique. Au fond de la scène, comme d’habitude, les figurants sans nombre du malheur ; l’action est ponctuée de leurs gémissements, de leurs défis dérisoires. On souffle aux quidams, dont on connaît la mauvaise foi, que ces déshérités donnent une justification plus que suffisante à leur inertie : que signifient des réclamations de nantis devant des squelettes d’enfants, des agonies d’innocents ? Et pourtant, avant que ne s’avancent d’autres acteurs malgré d’autres alibis, c’est à eux de jouer, c’est leur tour ; leur complainte est indispensable à la compréhension du livret. Ils le savent, mais leur texte les épouvante.

Ils rêvent tantôt d’une force ancienne et bienveillante, tantôt d’une énergie nouvelle, inouïe. Tantôt d’inventer leur avenir, tantôt de le choisir, comme ils le faisaient d’un gâteau, parmi les propositions de leurs parents. Mais il n’y a plus rien à conserver, et trop à imaginer ; tout doit être tiré, même les limites, même les règles, d’un présent sans grâce dont la hotte est vide. Leurs enfants les assiègent de leur insatisfaction agressive : ils n’ont, pour les calmer, que de la verroterie, des espoirs tordus. Reste le rêve. Des songes d’enfance jamais vécue, de forêt, de paix. Des songes de révolte qui gronde, de justice qu’on arrache, de vengeance ensanglantée. Tant pis si ce n’est que délire : le plaisir qu’ils en tirent n’est pas une illusion.

Ce qu’ils demandent, ils n’osent même pas se l’avouer : non pas un avantage ou un autre, mais une époque où la vie soit possible, n’importe laquelle, mais vite! Celle des saboteurs, des maquisards, des drapeaux brandis! Celle, qu’ils n’en finissent pas d’inventer, où riches et pauvres acceptaient de se tenir dans des limites posées depuis toujours et admises par tous ; où la richesse ne se doublait pas d’insolence, où la pauvreté n’était pas entachée de ressentiment. Où la fortune se mariait à la générosité, la puissance à la grâce, comme dans les feuilletons qu’ils retrouvent encore dans les greniers, avec ces histoires de grandes demeures où, le soir, tandis que les pères, graves et nobles, usent leurs forces à travailler encore pour donner du pain à leurs ouvriers et que les mères, inépuisables fontaines d’amour, pleurent avec les pauvres, de douces jeunes filles, élues pour des destins tragiques et supérieurs, attendent devant des cheminées, le sein palpitant, ceux qui les ont déjà abandonnées. Les racontars de tous les âges, les bobards de révolutions glorieuses ou de riches admirables les tiennent, et solidement. Plutôt que de regarder en face leur servitude et leur colère, ils se passent la cassette de ces balivernes. Même si, quand le Chant des Partisans accompagne, sur un rythme de rap, les défilés où ils revendiquent, ils l’entrecoupent rageusement, pour bien se faire souffrir, des slogans imbéciles des managers : aujourd’hui est un temps pour rien.

Les quidams se défendent de croire aux hommes providentiels, mais ils ne cessent d’étaler leur impuissance d’humains trop ordinaires, et d’y trouver leur excuse. L’égalité les fait sourire. Rien à répondre aux dossiers qu’ils empilent, aux preuves qu’ils accumulent pour en démontrer l’impossibilité, l’irréalité, l’absurdité : aucune pièce n’y est fausse. Mais la passion qu’ils apportent à dresser ce réquisitoire montre que l’inégalité les embarrasse moins que l’égalité. Sans doute aiment-ils penser que tous les bonheurs et tous les malheurs du monde, toutes les richesses et toutes les pauvretés sont taillés dans la même étoffe.

Mais cette étoffe – ils le pressentent, on le leur confirme – n’a pas été présentée en même temps à tous les humains ; elle a d’abord effleuré quelques privilégiés. Naturellement, loin de conférer à ses bénéficiaires une quelconque immunité, cette faveur peut justifier qu’on les traite parfois avec plus d’intransigeance et de sévérité que d’autres ; mais, même quand ils les vilipendent, même quand ils leur reprochent de se montrer indignes de leurs destins éminents, jamais les quidams ne doutent, au fond d’eux, de la nécessité que de tels destins surplombent l’humanité banale. C’est par pudeur qu’ils en soulignent surtout l’utilité pratique, qu’ils ne veulent y voir qu’un bon remède contre le désordre et la violence. Ils n’osent pas avouer qu’ils y croient comme à une vérité première, comme à la seule vérité première, comme au fondement de tout. Que leur article de foi majeur, c’est qu’avant la terre, avant même le ciel, il y a eu ce mouvement léger qui a incliné vers quelques-uns le voile de l’unité des hommes, le tabernacle de leur égalité. Ce mouvement – ils finissent toujours par l’affirmer – l’expérience le reconnaît, la raison l’explique, la sagesse l’approuve, le cœur le proclame. C’est sur cette évidence que les plus enragés d’entre eux échafaudent les stratégies qui, pour terrasser les puissants en place, installeront d’autres puissants : quel autre principe à leur disposition? Faute d’en garantir la justice, les importants assurent au moins la solidité du monde. Y a-t-il des démocraties sans eux, des révolutions, des tyrannies ?

Pas un instant de la vie des quidams qui ne s’imprime sur l’endroit ou l’envers de ce credo-là. Leur obéissance s’y inscrit, mais aussi leurs pauvres transgressions. Rien n’échappe en eux au dogme d’une inégalité fondatrice de toute égalité. Ni leur ferveur religieuse, ni leur scepticisme de libres penseurs ; ni leur prudence conservatrice, ni leurs élans révolutionnaires ; et pas non plus l’éducation de leurs enfants, les félicitations et les reproches qu’ils leur adressent, le goût qu’ils trouvent à la vie, le trouble où les jette la mort. L’organisation de leur existence en est pétrie jusqu’en ses infimes détails, jusqu’aux propos sur lesquels ils quittent leurs amis, jusqu’aux vœux qu’ils échangent avec eux. S’ils prêchent la résignation, ou la servitude, ou la contestation, ou la révolte, ce n’est pas d’abord parce que ce choix leur offre quelque déploiement de leur être, quelque irréfutable accès au vrai : c’est qu’il leur a été expliqué que, dans la résignation, ou la servitude, ou la contestation, ou la révolte, se trouve la meilleure voie d’accès possible aux certitudes venues du haut, le meilleur fil possible pour remonter jusqu’au tapis d’évidences qui, via les importants, descend sur les humains. C’est pourquoi leurs pensées et leurs actes sont toujours empreints d’infiniment de sérieux et toujours marqués d’une pointe d’indifférence : jusqu’au fond de leurs âmes, ils se sentent, pour leur apparent confort et leur malheur profond, des exécutants.

Quand ils les comparent au raz de marée qui déferle parfois sur leur conscience, au séisme qui ébranle en secret les racines de leur être et les menace de tourments si effrayants qu’il leur semble que leurs ancêtres eux-mêmes en frémissent, les embarras de leur sujétion leur paraissent insignifiants et presque aimables ; leur peur de l’avenir prend des airs de gaminerie, les brimades que leur inflige la flicaille de l’entreprise sont de délicieuses agaceries, le stress une caresse de nymphe ; et tous les trains de banlieue roulent vers le soleil. De ce trouble, de cette violence étouffée, personne n’est censé rien voir, rien savoir : pour qui y regarde de plus près, quelque chose en transparaît dans leur soumission trop parfaite, dans leur docilité de gens qui ont la tête ailleurs. Leurs maîtres devinent vaguement quelque chose. C’est pourquoi ils mettent tant d’insistance à les inciter à dénoncer, la main sur le code de la consommation, la moindre misère qu’on leur fait et, pour un mot de travers, à miauler au harcèlement moral. Il est bon que ces gens-là se plaignent, qu’ils se plaignent de tout, de ce qu’on leur fait et de ce qu’on ne leur fait pas, qu’ils se plaignent, s’ils le veulent, de ne pas assez se plaindre, qu’ils se plaignent d’eux-mêmes, des autres, de la lune et du reste ! Tout, pourvu qu’ils oublient ça !

Mais ça, ils n’ont aucune chance de l’oublier. Il s’agit d’une forme évolutive de lucidité, le plus souvent involontaire, qui peut frapper indistinctement toutes sortes de quidams et même, à la mesure de ce qu’ils ont encore de commun avec eux, une partie non négligeable des non-quidams. La chose est grave, très grave. Le secret s’en dévoile jour après jour, avec une lenteur perverse. Elle paraît d’abord si anecdotique qu’ils n’y prennent pas garde. Il leur arrive de trouver aux importants de cinquième choix qui pérorent dans les réunions de travail de faux airs de ressemblance avec les importants de haut vol qui officient à la télévision. Cette pensée les fait rire : compare-t-on les grands crus et les piquettes ? L’illusion demeure. Elle les inquiète ; ils veulent en avoir le cœur net. Ils y regardent de plus près. Impossible, même au dernier des amateurs, de confondre : le nez, la robe, le corps, rien ne se ressemble. Mais rien n’a beau se ressembler, la ressemblance demeure, obsédante. Le jour, ils prêtent à leurs chefs une attention qui les ébahit ; le soir, l’apéritif à la main, ils scrutent chaque visage qui s’invite sur l’écran. Il leur arrive même de jeter sur eux-mêmes, à cette occasion, un bref, un timide coup d’œil. Ce qui leur paraissait d’abord une bizarrerie devient vite un casse-tête, un fracasse-vie. Qu’ils ne peuvent, de surcroît, confier à personne ; plutôt hurler ses turpitudes dans un porte-voix que parler de ça. Parfois un éclair d’humeur guillerette dissipe leur amertume ; il est plus angoissant que l’angoisse.

Les importants, autrefois, personne ne les connaissait. Des voix à la radio, pour les vœux, ou quand ça allait trop mal ; aux actualités, le dimanche, des silhouettes en pardessus qui embrassaient des écolières ou inauguraient des barrages. Dans les usines, une ombre solitaire et grise grimpait son escalier luisant de cire : le patron. Plus une journée désormais sans que ne défile devant les quidams, en vrai, en direct, en live, la gamme complète de l’importance. Alors, qu’ils le veuillent ou non, l’enquête avance. Décidément, non, les petits importants n’ont rien à voir avec les seigneurs. Le perçant du regard n’est pas le même, ni l’agilité des mains, ni la sèche souplesse des intonations. Les petits chefs s’embrouillent dans leur autorité, s’y engluent comme des oiseaux pollués, en deviennent méchants. Ils ont du mal à y garder figure humaine ; ils en souffrent, et cela les dessert. Les grandes pointures, au contraire, se reconnaissent à leur capacité de reconstituer, derrière un indécrochable sourire, une sorte d’humanité de synthèse. Elles sécrètent une simili-présence qui en impose. Toutefois ces premiers résultats sont bien fragiles. Les quidams s’en aperçoivent peu à peu, avec déplaisir et embarras : si les mots de l’importance sont différents, la musique en est toujours la même. Les uns vocalisent, les autres gargouillent, mais tout vient du même tonneau. L’essentiel, ils l’ont tous appris à la même école. Ils pétrissent le même pain industriel. Seuls changent les détails, les emballages, le tablier des vendeuses, ce que les quidams appellent fièrement la culture.

Non ? Les grands crus ne seraient que des piquettes supérieures, des piquettes élégantes, informées, rehaussées de toutes sortes d’étiquettes, de noms de châteaux, de diplômes ? Incroyable ! Toutes ces études, tout ce talent, toutes ces manières ! Mille et une fois, les quidams vérifient leurs résultats, comparent leurs échantillons. L’affaire n’est pas mince. Leur vie entière repose sur la conviction que les gens des sommets, même s’ils sont des êtres humains comme les autres, ont eu le temps de respirer, ne serait-ce qu’un instant, une atmosphère qui les fait plus nobles, plus intelligents, plus généreux, qui les arrache au bourbier où, depuis toujours, patauge le destin des quidams. Au moins une fois, la grâce, la baraka les a frôlés ; même parmi leurs erreurs, même parmi leurs fautes, la trace doit en être perceptible. Que les importants de dernière catégorie fonctionnent comme des balourds ne prouve rien. Il est naturel de leur pardonner d’être arrogants, menteurs, peureux. La frontière est si incertaine entre ces sous-ordres et les quidams ! Normal qu’ils soient rugueux, qu’ils s’expliquent mal, qu’ils aient ces colères brusques, cette façon de claquer les portes après avoir hurlé les consignes. Au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie, l’air, forcément, se fait plus vif, plus léger…

Mieux que le haschisch, ce mensonge ! Il les a si longtemps réconciliés avec leur irrésolution ! Il leur a garanti si efficacement le bien-fondé de leur pusillanimité ! La grâce, la baraka, ils n’ont jamais cru à ces bêtises, bien sûr, mais tant qu’ils pouvaient faire semblant… Le problème, c’est qu’ils ne le peuvent plus. Tout leur drame est là. Les princes dont le maquillage nimbe le visage sans rides d’une immortalité provisoire se servent des mêmes grosses ficelles que les sous-importants ont tirées devant eux toute la journée. Ce sont les mêmes sourires de séduction qui cachent le même chantage à la peur. La même manière grave de leur expliquer à quel point leur avis est précieux en leur tendant un chèque en blanc à signer. De les interroger démocratiquement sur le choix de la garniture du gâteau quand, dans le four, la pâte en est déjà gonflée. De leur faire le grand jeu des grands mots. Là, c’est vrai, on reconnaît vite les importants-piquettes. Ils trébuchent. Ils sont trop froussards pour ne pas dire ce qu’on leur demande de dire mais ils n’aiment pas que les mots fassent la nique aux choses ; c’est pourquoi ils piquent leurs grosses colères, c’est pourquoi ils claquent les portes. Les grands crus, eux, mentent comme des rossignols. Les quidams ne songent d’ailleurs pas à leur en vouloir. Ils n’osent songer à rien, sinon à repousser de toutes leurs forces l’idée qu’il va leur falloir renoncer à leurs rêveries, sortir de leurs caches, découdre le tissu de faux semblants qui les protège des autres et d’eux-mêmes. Ils ne peuvent plus le nier : jeunes ou vieux, hommes ou femmes, les grands crus, du premier au dernier, ne parlent pas autrement que les responsables de stocks, les chefs de rayon, les chargés de caisse. Pas une de leurs phrases que ne contrôle le pouvoir anonyme qui les gouverne, qui ne vibre de la jouissance servile d’en être le canal, le véhicule. À cela près que les chefs de rayon et les responsables de stocks ont honte de leurs chaînes ; eux, ils les brandissent comme des trophées.

C’est l’adieu aux importants. Les quidams vont devoir ranger au magasin des accessoires ces mannequins qu’ils ont fabriqués avec tant de cœur pour oublier le jugement désastreux qu’ils portent sur eux-mêmes, sur leur absence de facilité, sur leur application, sur le parfum de vie courante qu’ils traînent partout, sur la mesquinerie qui les signale de si loin. Ils les ont si bien soignés, leurs importants, si bien nourris, si bien fait grandir ! Ils ont tellement fait mousser la supériorité que donne le savoir, la liberté que procure la puissance, l’élégance dont s’orne la richesse! De toute la souplesse de leur échine, ils ont si bien construit la fiction des forts ! Ils demandaient peu pour eux-mêmes : quelques attentions, un reflet, un geste de la main avant que ne se referme la fenêtre et ne commence le banquet, l’illusion qu’à eux aussi, un jour, il serait donné de s’envoler, de briller ! Patatras ! Retour à zéro. Les importants sont des lourdauds. Comme eux. Ils ne s’envolent pas mieux. Ils n’improvisent jamais. Ils ont la frousse. Ils sont bourrés de rancœur. Les importants n’ont pas d’importance.

Périmés les rêves des quidams. Un tampon s’abat sur leur vie : ratée. Ils continuent machinalement à défiler bras dessus bras dessous pour leurs trente-cinq heures, pour leurs deux et demi pour cent avec effet rétroactif depuis la bataille d’Azincourt. Ils ont raison ? Ils ont raison. C’est leur droit ? C’est leur droit. Personne n’en disconvient, et surtout pas les importants ! Mais que c’est triste le droit, quand c’est l’alibi du désespoir ! Les importants, en attendant, s’accrochent au pouvoir. Et les quidams sont coincés. Ils ne peuvent jouer ni contre eux ni pour eux. Pas pour eux : ils sont leurs victimes. Pas contre eux : ils leur ressemblent trop. Pour se sortir de ce mauvais pas, il faudrait qu’ils fassent marche arrière à en faire gueuler les roues plus fort que dans les films. Qu’ils reviennent au tournant où ils ont inventé les importants, qu’ils renoncent au tapis étoilé de la grâce, de la baraka, qu’ils chargent d’un seul coup tout leur fourbi sur leur dos, qu’ils l’empoignent, leur existence, qu’ils cessent de pleurnicher comme des bonniches, qu’ils envoient paître du même coup les jérémiades, le confort et le système de faux jetons qu’ils appellent les valeurs.

Qui leur reprocherait de ne pas y réussir ? Ils voudraient au moins limiter les dégâts, se faire petits en attendant que tout ça finisse, encore plus petits, toujours plus petits : ils apprennent à leurs dépens que la vie ne se met jamais en stand by. Ils ont beau freiner des quatre fers, il va falloir qu’ils s’appliquent à devenir eux-mêmes des importants au moment précis où ils s’aperçoivent que les importants ne sont rien. Pas de chance. Il leur reste à se motiver pour le vide en suivant l’orphéon du Cac 40.

Quelles solutions ? Aucune. Les manifs n’y pourront rien, ni les flatulences des meetings. Un quidam, un quidam-consommateur, un consommateur-acteur, un acteur-citoyen, un citoyen-témoin de la modernité, ça marche vers la catastrophe. Et ça le sait. Et ça ne pense qu’à ça. Ça répond tout ce qu’on veut à tout ce qu’on veut. “Ça va?”, crient les sondeurs. “Ça va, ça va !”, chantent les quidams. Ils n’ont plus confiance en rien, ni en personne. Leur vie est une reculade en marche avant. Plus ils ressemblent à ce qu’on veut qu’ils soient, moins ils se sentent exister ; et moins ils se sentent exister, plus ils sont dociles. Une chiourme à ce point soumise inquiète parfois ses gardiens. Des gens aussi malléables et pourtant aussi étrangers à tout ce qu’on leur raconte : le cas n’est pas étudié dans les écoles de matons. C’est pourquoi, sans répit, les cavaliers de la modernité fouettent le cortège des quidams, les martèlent de leur propagande, inventent pour eux mille embarras nouveaux. Pas un recoin de leur vie où ils n’aillent semer le trouble, pas un de leurs rêves qu’ils ne leur montrent archaïque, obsolète, dérisoire. Les quidams passent leur temps à panser des plaies et à en découvrir d’autres : simple chirurgie esthétique, leur explique-t-on, il faut bien qu’ils ressemblent à la modernité. Avec ces poltrons, on peut tout se permettre.

Et pourtant… Si, non contents de tolérer la farce permanente dont ils jouent à être les dindons reconnaissants, ils coopèrent à son succès avec une si farouche détermination, ce n’est pas qu’ils soient si lâches ou si stupides que l’affirment en ricanant, dès qu’ils ont le dos tourné, ceux qui viennent de les badigeonner de leur inépuisable considération. Ni que la peur du lendemain les paralyse. Ni même que, de les submerger marée après marée, le dégoût finisse par engloutir en eux toute tentative de désir. C’est qu’ils sont occupés ailleurs. Ils ont tous installé dans leur tête un laboratoire clandestin. Tandis qu’importants et contre-importants se disputent les petits et grands profits de la liquidation générale, ils y analysent en secret des fragments d’idées, des bribes de sentiments ramassés dans leurs déceptions et leurs colères. L’essentiel de leur vie tient dans cette étude ; le reste, c’est une suite ennuyeuse d’obligations, avec de médiocres compensations. Ils tiennent déjà un résultat. Ce que les importants appellent réalité, c’est son cadavre ; leurs discours et leurs projets en précipitent la décomposition plus sûrement que les vers. Ils doivent leur réussite, leur aura, leur délicatesse au dévouement qu’ils prodiguent à cette puanteur. Mais qui voudrait de ce scoop ? Il n’apprend rien aux faibles et ne scandalise nullement les puissants, qui en sourient avec élégance. Même s’ils devinent vaguement que, dans la course à l’avenir, le quidam le plus couvert de bleus, le plus affolé, le plus jobard laisse à trois cents bonnes longueurs le plus performant d’entre eux.

Sauf miracle, il ne reste aux quidams, pour l’instant, que le mensonge. Il leur faut vivre conformes, plus conformes que nature, même quand les traverse l’idée ahurissante, qui aggrave leur désordre, que comprendre le monde pourrait être un jour à la portée de n’importe lequel d’entre eux qui s’y appliquerait un peu. Alors, accablés, désolés, ils s’inventent de vilaines excuses. S’ils tolèrent ceux qui les asservissent, c’est qu’il y a une part de vérité dans chaque être humain : la leur, toutefois, ils ne la montrent pas. Ils disent aussi qu’il ne faut jamais renoncer au dialogue : ils dialoguent, c’est vrai, à s’en user les genoux. Ou bien ils dévalent leur pente en geignant qu’il y a encore des gens bien plus bas : la fin de la phrase se perd dans le fracas de la chute.

L’image de leur vie, c’est celle d’un train pris par erreur, qui file dans le mauvais sens. À quoi bon rester devant la vitre à envoyer des messages de détresse aux vaches et aux canards ? Ils s’assoient, ils prennent l’air content. Ils se disent qu’il fallait y penser plus tôt. Et puis, à qui confieraient-ils leur malheur ? Aux bricoleurs qui s’empressent déjà auprès d’eux, la mallette bourrée d’outils, pour arranger en vitesse le dysfonctionnement ? On ne parle pas de respirer large aux gens dont le métier est d’étouffer et d’étrangler. On ne parle pas de vivre vrai aux faussaires en émotion, aux truqueurs en humanité. Il n’existe pas de spécialistes qualifiés pour entendre ces choses-là. On ne peut pas les déposer dans n’importe quelle oreille, même attentive, même indulgente.

Le jour où une affichette leur souffle un peu de vérité, les quidams jettent, pour la première fois, un regard d’amitié sur leur tristesse, sur le hangar où ils entassent leurs désillusions, sur le jardin poussiéreux qu’ils cultivent au fond de leur âme : ils voient, stupéfaits, avec encore plus d’effroi que de bonheur, que les clôtures en tombent, que la vie s’y engouffre. Ils pourraient réapprendre leur nom, eux, les anonymes ? Trouver leur vraie place ? En attendant, ils sont de moins en moins à l’aise dans les rôles qu’on leur compose, même si, pour les calmer, on leur en modifie de temps en temps une ou deux répliques. Ils remercient poliment, et leur tristesse augmente. Il ne s’agit plus d’ajuster des répliques. Leur vie ne supporte plus d’être rapiécée ; la soumission et les rêves déçus l’ont rendue trop fragile. À moins qu’on ne leur demande pourquoi ils sont perdus. Là, peut-être, ils auraient des choses à dire. Mais qui y songerait ?

II.

Le peuple n’intéresse personne. Il le sait et fait semblant de s’en moquer. Il réagit docilement aux divers tests et expériences qu’on pratique sur lui en vue d’une gouvernance toujours plus finement adaptée. Son statut est celui d’un animal de laboratoire qui aurait, pour l’essentiel, accès aux droits de l’homme. De temps en temps, avec une bonne volonté de plus en plus lasse, il s’acquitte de son devoir de départager des gens et des idées qu’il n’a pas choisis. Hormis ces cérémonies, décisives pour l’assouvissement de quelques appétits mais sans conséquences sérieuses sur la marche du monde, il reste étranger aux affaires. Apparemment, sa partition de troisième personne grammaticale ne lui déplaît pas. S’il est possible qu’il en soit autrement et ce que dit là-dessus la philosophie politique, il se pose peu la question. Les importants non plus, qui trouvent sa discrétion toute naturelle et la mettent au crédit de leur imparable habileté. C’est là une lourde faute de jugement. Tel le fameux garçon de café qui, pour faire oublier sa condition subalterne, transforme son activité en spectacle et la terrasse en théâtre, gagnant ainsi dans l’imaginaire l’importance que la réalité lui refuse, le peuple a longtemps mimé les débats de ses dirigeants, leurs passions, leurs invectives. Il renonce maintenant à cette comédie ; non seulement parce que la télévision le rend moins bavard, mais surtout parce que le rythme, la violence, la nature de leurs interventions l’obligeraient, s’il ne s’y rendait pas insensible, à une vie de billard électrique qu’il ne supporterait pas longtemps.

La modernité le lui chante sur tous les tons : il faut qu’il change. Pas une journée sans qu’on l’invite à rajeunir ses opinions, sa manière de vivre, son image, ses mœurs, l’usage qu’il fait des techniques ; à traquer dans tous les secteurs de sa vie, pour les éliminer, les résistances qu’il serait tenté d’opposer à des évolutions inéluctables, donc bienfaisantes. À cela, en dépit de toutes les amabilités dont sont assorties ces mises en demeure, le peuple comprend qu’on ne l’aime pas : s’il en était autrement, le presserait-on de devenir autre ? D’autant qu’on lui précise que changer n’est pas une éventualité qu’il aurait tout loisir d’examiner, mais une nécessité vitale, une ardente obligation, l’urgence des urgences. Ne pas changer, c’est mettre les autres en danger et s’y mettre soi-même. Qui ne change rien n’est rien. Changer est un devoir citoyen. Parfois pénible, sans doute, mais la souffrance qu’il provoque conduit forcément à une dynamique de bonheur qui, à son tour, rend plus urgents de nouveaux changements, lesquels engendrent, dans la plus logique des logiques sectaires, de nouvelles souffrances qui, etc.

Le rôle des importants, c’est d’aider le peuple à s’asseoir sur ce toboggan : ils l’invitent à changer, ils le persuadent de changer, ils l’exhortent à changer, ils le contraignent à changer, ils lui font honte de ne pas changer, ou, statistiques à l’appui, de changer moins vite qu’un autre peuple, ils le punissent de n’avoir pas changé, ou pas assez. Au fur et à mesure qu’elle se fait plus pressante, l’exigence des maîtres changeurs s’affûte. Elle ne borne plus ses prétentions à des modifications de structure, des agencements techniques, des arrangements économiques, des innovations de toutes sortes dont les citoyens pourraient peser l’intérêt. Elle leur propose, et bientôt leur impose de revoir non seulement l’idée qu’ils ont des choses, mais aussi celle qu’ils se font des êtres ; de passer au crible non seulement l’organisation de la vie collective, mais encore les valeurs morales, ou supposées telles, qu’il convient d’y rechercher, qu’il est civiquement moderne d’y installer.

Jamais on n’aura à ce point bassiné les quidams avec les valeurs. Cette grande maladresse suscite leur méfiance instinctive ; elle les renvoie à leurs leçons de catéchisme, quand trop d’invitations à la pureté les conduisait à son contraire. Il faut des doigts de fée et des circonstances uniques pour oser les grands mots : les prédications de la modernité sont des argumentaires de vente pour grandes surfaces, elles sentent la poudre à laver et l’huile en promotion. Comment les importants, qui sont si instruits, qui payent si cher leurs conseillers, ne voient-ils pas qu’aux yeux du plus idiot des quidams les valeurs, c’est la signature du mensonge ? Autant laisser sa carte bleue sur le lieu du crime, ses empreintes sur le volant ; ces gens-là ne regardent donc jamais Columbo ? Qu’ils arrangent à leur idée les impôts, la Sécu, l’emploi, songent les quidams, soit ! C’est le jeu et, à ce jeu-là, ils ne sont pas des novices. Mais qu’ils aillent chercher les valeurs, ça, ça les rend perplexes. Ils jouent contre leur camp, ou quoi ? C’est le penalty assuré, les valeurs, c’est la main dans le sac! D’ailleurs valeurs, c’est un vilain mot, lourd et triste comme une porte de banque.

Erreur de faussaires débutants. Les cervelles communicatrices ne savent pas que les quidams ne parlent jamais des valeurs, n’y touchent jamais. Pas plus qu’aux trois sous déposés par le grand-père sur le livret de Caisse d’épargne, pas plus qu’aux beaux habits, pas plus qu’à la vaisselle du mariage. Il n’y a que les gens mal élevés pour aller taper tous les matins dans les valeurs. Qu’on dérange des mots comme ça pour un rien, pour un sondage, pour un poste, les quidams en ont le souffle coupé. Les voyant dans cet état, les importants exultent, éclatent de satisfaction, crient à la victoire, se prennent pour Alexandre ! Erreur, erreur funeste : ils ont perdu, définitivement perdu. Ils sont recalés, relégués en division de déshonneur sans accès possible à une poule de rattrapage. Les quidams n’ont même pas besoin de pousser plus loin l’enquête, de soulever le dessus de lit jeté sur les draps douteux, d’enlever le protège-cahier fluo qui dissimule les devoirs cochonnés. Les valeurs, on ne s’en sert pas. Les valeurs, ça ne s’utilise pas. Ceux qui essayent, pas la peine d’expertiser leur camelote : c’est invendable, c’est pourri, c’est l’arnaque garantie. C’est dégueulasse.

Les valeurs, les grands mots, ça fait curé. Les importants sont des curés. Pas de Dieu. Pas de la laïque. Des curés d’eux-mêmes, des curés du marketing d’eux-mêmes. Comme sainte Nitouche est devenue ringarde, ils lui ont inventé une petite sœur futée, ordinaire et sexy soft : sainte Transparence. Sainte Transparence apprend aux importants à faire sortir de leur cœur, quand ils en ont besoin, des sentiments tout simples, tout humains. À les exprimer dans un français pas trop bon, pas trop mauvais, celui qui passe le mieux. Elle leur montre comment on respecte, comment on comprend, comment on s’attendrit, comment on s’apitoie, comment on s’indigne, comment on compatit, tout ça devant des caméras qui connaissent la musique. Comment on salue, surtout, comment on salue toujours et partout, sans oublier personne, ceux qui sauvent, ceux qui sont sauvés, ceux qui ont la chance de travailler, ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont fait l’émission, ceux qui la regardent, ceux qui ne peuvent pas la regarder, tous ceux, en un mot, qui appartiennent à la légendaire tribu des Zomzéléfames, dont le seul nom tord la bouche d’une émotion communicationnelle.

Avec leurs histoires de valeurs, la vie réduit comme les épinards, prend un goût de vin trafiqué. Pourquoi ces gens qui sont tellement au-dessus d’eux leur font-ils un coup pareil? Qu’ont-ils à cacher ? Les quidams voudraient que rien de tout ça n’ait jamais existé. Ils se disent qu’autrefois tout était plus sérieux. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils regrettent ; ils regrettent sans savoir quoi, ils finissent par regretter ce qu’ils inventent, ce qu’ils désirent. La façon qu’avait le temps de couler, avec un amont et un aval, un passé et un avenir de chaque côté du présent. L’époque où l’année qui arrivait n’avait pas l’air de disputer un match contre celle qui s’en allait. Où on ne faisait pas le point des opérations toutes les cinq minutes. Où on ne dérangeait pas les grands mots pour des prunes. Les importants ont l’air si pressés aujourd’hui, si anxieux! On dirait qu’ils ne reposent sur rien, qu’ils ne s’appuient sur rien, que tout dépend d’eux. Ils n’aiment pas le temps, ils le chassent, ils le tuent ; ils ne le consomment qu’assaisonné de violence. Toute leur affaire, c’est de s’asphyxier eux-mêmes et, en eux, d’asphyxier tous les autres.

La vie continue, et elle n’est pas facile. Il existe une manière tout à fait aimable d’étouffer toute protestation dans le cœur des quidams, c’est de leur parler concret, de leur parler quotidien. Les Zomzéléfames retrouvent avec reconnaissance, dans les discours de leurs dirigeants, les histoires de RER et de crèche, de fins de mois et de racket scolaire qui meublent leurs veillées. On leur renvoie l’image d’eux-mêmes qu’ils ne cessent d’accréditer. Ils la contemplent, ils s’y voient étroits, incertains, humiliés : pas de doute, c’est bien eux. Ils peuvent déguster jusqu’à la lie leur satisfaction amère. Rien de nouveau. C’est la stratégie ancestrale des forts que de désigner les faibles par leur misère, de les y enfermer en parlant de la soulager, et parfois même en la soulageant ; c’est la vraie misère des faibles que de renoncer à ce qu’ils sont à cause de ce qu’ils n’ont pas.

Même s’ils roulent voiture et transhument en charters, les quidams restent des dupes consentantes. Ils font semblant de croire qu’on reconnaît leur humanité quand on ne fait que se renseigner sur leurs soucis. S’ils ne cessent d’implorer d’être bien traités, sans jamais montrer les dents plus qu’il ne convient à des pitbulls fichés, c’est qu’ainsi ils peuvent s’offrir à l’inépuisable mépris de tous les pouvoirs, ceux qui les menacent, ceux qui prétendent les défendre. Ils ramassent avec reconnaissance le concret de pacotille que les maîtres, entre deux fantasmes de toute-puissance, tirent de leur poche comme une poignée de bonbons ; ils se goinfrent du quotidien foireux que l’exquise simplicité des princes se divertit à cuisiner pour eux sous les cristaux et les ors.

Pourtant, dans ce concret et ce quotidien où on les enferme, quelque chose d’obscur leur fait signe, quelque chose qui vient de loin, d’un passé qu’ils n’ont pas connu, dont leur vie les a détournés, dont ils ne portent plus guère de traces. Quelque chose qui les fait remonter dans la généalogie de leur soumission jusqu’à des histoires presque mythiques, des séquences incertaines où flottent des personnages flous. Souvent ils entrent malgré eux dans des chaumières où des maîtres bottés de cuir, navrés des infortunes qu’ils y découvrent, glissent un mot à l’oreille d’un intendant empressé. Ou dans des ateliers briqués pour la visite des patrons ; des messieurs y tapent sur l’épaule des ouvriers et parlent très fort de choses compliquées. Peu importe si les quidams mettent un nom sur ces ombres, si des souvenirs habitent ces fantasmes. Des scènes de ce genre tournent en boucle dans leur tête ; elles ont quelque chose à leur dire. L’envie leur vient de scruter l’âme de ces paysans, de ces ouvriers. Ils cherchent. Zoomer plus serré. Pas sur toute l’âme. Là. Sur la honte. Seulement sur la honte. Pas la honte d’être pauvre ou dépendant : la honte d’être rivé à cette pauvreté, vissé à cette dépendance. Cloué à ce manque. La honte de devoir penser qu’on est moins parce qu’on a moins. Ou celle, plus grande encore, d’accepter de le penser. Ou celle, immense, de faire sentir qu’on le pense. Plus serré encore : sur ce que devient cette honte quand le maître quitte la chaumière, le patron l’atelier. Rester sur cet instant-là. Y rester à tout prix. Visionner ça autant de fois qu’il le faudra. Surprendre le paysan, l’ouvrier, seul avec sa honte, quand il cherche à s’en débarrasser. Comme s’il voulait la cacher sous la paillasse, la broyer dans la machine pour qu’elle reste à jamais son secret.

Ce paysan, cet ouvrier, c’est eux. Tout change, mais pas ça. C’est sur eux-mêmes qu’ils ont zoomé. Sur la honte de rouler sur le tapis de la chaîne où ce monde trop sûr de lui, trop fort en gueule, les entraîne, les formate, les conditionne, les empaquette, les trie sans leur laisser le temps de mettre un visage sur leur colère. Sur la honte de ne rien refuser et de tout trahir ; sur la honte d’une haine qui monte et qu’ils haïssent, une haine méticuleuse, désespérante. Lucide. Que les modèles de la modernité constituent le plus bel alignement de postiches dont puisse rêver un collectionneur et ce que valent, au poil teint près, les réussis des deux sexes qu’on propose à leur idolâtrie, ils n’ont besoin de personne pour le leur expliquer.

Leur drame, c’est que leur lucidité s’effondre devant l’indépassable sentiment d’impuissance qui sape en eux toute velléité d’affirmation. Cette faiblesse, c’est leur terrible héritage, le seul apanage de leur lignée : leur nez s’allonge quand ils veulent la donner pour un souci de modération. Qu’ils demeurent obscurs ou qu’ils se hissent au premier plan, leurs âmes restent à l’attache. Une prison a été installée en eux depuis toujours ; chaque génération en a renforcé les verrous. Leur cœur a été retourné comme un gant, leur âme contrainte à rêver à l’envers ; on a empesé, fil après fil, la fraîcheur de leur désir. Ce qu’ils savent faire le mieux, c’est ruminer leur désenchantement en feignant d’y trouver de la consolation. Ils passent leur existence à tenter de ressembler à ces importants qu’ils réprouvent de tout leur cœur : plus ils s’en rapprochent, moins ils ont l’impression d’être quelqu’un. La vie les remorque tous freins bloqués. Leurs moteurs ne sont pas moins performants que d’autres mais leurs pneus gueulent, ça chauffe de partout. Ils ne savent pas dire non, ils n’osent jamais partir. Si l’on insiste, ils changent un peu : mais ils ne partent jamais. Partir de son départ à soi, d’un départ qu’un autre ne peut pas prendre, se sentir partir comme quand on s’évanouit ou qu’on va mourir, sentir qu’on n’est plus là où l’on était, qu’on a fait couler entre soi et soi une rivière sans pont : ça, non.

S’ils se prennent à rouvrir les archives de leur soumission, c’est qu’ils sont victimes, depuis un certain temps, de curieuses hallucinations. Peu de chose. Des détails leur sautent aux yeux auxquels ils ne prenaient pas garde. L’empressement de plus en plus enthousiaste avec lequel les importants de troisième zone se rangent à l’avis de leurs supérieurs. Leur façon de multiplier les marques de prévenance, la satisfaction excessive qu’ils semblent en tirer. L’air d’indifférence aux choses ordinaires qu’arborent les grands chefs puis, soudain, si un malheur survient, l’espèce de détresse avec laquelle ils débitent des consolations creuses, comme s’ils désespéraient d’aborder jamais au rivage de l’humain. La fragilité qui les gagne quand le champagne leur fait retrouver le temps de leurs culottes courtes, de leur enfance pittoresque, touchante, exceptionnelle, toujours exceptionnelle. Le ton hautain sur lequel ils mettent fin à ces confidences. La dureté de leur regard quand ils en reviennent au présent, aux affaires, à la réalité. Et les départs en retraite ! Ils y parlent de la jeunesse, où l’on apprend la technique et la vie ; de l’âge adulte où l’on travaille, si l’on a de la chance, pour le prestige de sa société ; enfin du droit bien mérité de se reposer en profitant de ses petits-enfants.

À observer de plus près leurs importants, les quidams aperçoivent ainsi toutes sortes de failles, de fêlures, de brisures qui leur échappaient et dans lesquelles ils croient parfois reconnaître leur propre détresse. Ils s’étonnent que ces découvertes les renvoient à leurs fantasmes de chaumière, d’atelier, de honte cachée sous les paillasses, laminée par les rouleaux : quel rapport entre ces inavouables vieilleries et les exploits de ces pionniers ? Entre ce monde rationnel, positif, triomphant et les images d’humiliation qui ressuscitent en eux? Mais, peu à peu, l’idée que les importants leur ressemblent cesse de les décourager. Ce qu’ils comprennent de ces doubles si désirables les reconduit à cette planète à découvrir : eux-mêmes. Si tout le monde est pareil, eux aussi sont pareils : alors pourquoi se détourner toujours de soi ? Ils apprennent à relire l’histoire de leur vie comme un livre interdit, chapitre après chapitre, ne levant la tête que pour jeter un coup d’œil sur les importants : le laboratoire tourne à plein. Peut-être, après tout, ne sont-ils pas les moins chanceux ? La vie des importants n’a pas l’air de rouler mieux que la leur et ils n’ont même pas la chance de s’en être aperçus depuis toujours. Mais ces idées-là peuvent aussi les reconduire à la résignation. Leur villa Ça m’suffit n’est jamais bien loin.

Une chose les frappe. Que les importants parlent d’eux-mêmes ou des affaires de la société, chez eux, rien jamais ne semble fait maison. Sur toutes les choses de la vie, sur l’enfance, sur l’amour, sur la mort, ils ont un script. Dans le travail, ils paraissent toujours forcés de faire ce qu’ils ne voudraient pas. La phrase qu’ils préfèrent, c’est : “Je me vois obligé.” Ils mettent de la fierté dans ces mots-là pour bien montrer qu’ils sont dépositaires de secrets importants, un plan de licenciement, peut-être, ou une usine qu’on va racheter dans un pays pauvre. Mais il y a aussi de la tristesse dans leur voix. Les mots sont si terribles. Un chef, c’est quelqu’un qui, quand il se regarde, se voit obligé? À fond de cale, les fers aux mots ? C’est ça l’image qu’il a de son pouvoir? C’est ça l’envers de sa suffisance ? Son argent, son beau bureau, sa manière d’interpeller les gens, son tintamarre, ses coups de gueule, ses vantardises, sa façon de plastronner, sa simplicité travaillée, tout ça, c’est parce qu’il a un secret à cacher ? Comme l’ouvrier ? Comme le paysan ? Pas sous la paillasse, bien sûr. Pas dans les entrailles de la machine. Sous le beau canapé ? Sous les coussins de la voiture ? Dans le portable ? Quel secret ? Le même ? La honte ? Lui aussi ? Alors, zoom sur les chefs ! Pleins feux sur les chefs !

Avec ses airs si dégagés, ses idées si claires, sa belle ambiance de carnaval, la modernité serait bâtie sur la même honte que celle qui déferlait dans la chaumière ou l’atelier ? Le vrai changement serait que rien n’ait changé ? Tous ces comptes, toutes ces évaluations, tous ces bilans, ce serait pour compter ce qui ne compte pas ? On en serait toujours aux temps anciens ? Tout serait faux ? Tout ce progrès, tous ces discours, toutes ces courbes qui grimpent : pour rien ? Eu égard à leur réputation de prudence, les quidams font mine de s’interroger. Pas la peine ! Ils le savent bien que tout est faux ! Que la honte n’a pas reculé d’une semelle ! Plus grave. Tout a été fait pour l’installer dans ses meubles. Pour son confort, on a inventé des mots, des idées, des sentiments, des valeurs. Loin de vouloir la déloger, la modernité l’a excusée, l’a justifiée, l’a sanctifiée. Vive la honte ! Qu’on aille la chercher là où elle se terre, cette modeste, qu’on la fasse acclamer sous les projecteurs! Qu’on lui donne pignon sur rue, qu’on la légalise, qu’on la réglemente, qu’on la gère !

Le seul vrai défi que se soit jamais lancé la modernité, si l’on renvoie au néant d’où elles viennent les tartarinades financières de commis couverts d’assurances et boudinés dans leurs relations, c’est de tenter de conjurer la honte en la multipliant, de la faire oublier à force de l’exhiber : défi insensé et perdu d’avance, mais dont l’absurdité tragique est au moins à la hauteur de l’enjeu. Rêve dément, effrayant, enfantin : de quelques officines où bricolent des esclaves, va sortir l’élixir qui fera de la liberté avec de la servitude, du courage avec de la lâcheté, du bonheur avec du chiffre d’affaires, de la fraternité avec de la cruauté, de la vérité avec du mensonge. Pathétique la procession des importants enchaînés par leur importance et qui, depuis longtemps, ne savent pas plus ce qu’ils croient qu’ils ne croient ce qu’ils savent, condamnés à une seule torture, rivés à une seule espérance : montrer qu’ils ne comptent pas pour du beurre. Pathétique leur façon de déplacer précautionneusement les meubles du salon en gloussant aux réformes tandis qu’en dessous ça grince, ça gratte, ça grouille, ça grogne, ça gronde.

Les quidams s’interrogent. Autrefois, en allait-il autrement ? La nature, les fêtes, les veillées, peut-être sauvegardait-on des moments sans honte, des espaces sans honte ? Peut-être, tout simplement, était-il plus facile de dissimuler ? En tout cas, personne ne peut plus l’ignorer : la honte remonte à la surface. Seuls des idiots pourraient imaginer que le monde va continuer éternellement à s’abrutir avec les techniques d’arnaque et les ressources humaines ! À cette perspective, les quidams tremblent pour leurs enfants ; ils courent leur conseiller d’aller voir du côté des techniques d’arnaque et des ressources humaines, ne serait-ce que pour assurer leurs arrières. Il faut s’y faire. Les quidams, ce n’est jamais “Courage d’abord”. Regarder les gravats s’amonceler et, en attendant, fouiller un peu dedans, ça leur ressemble. Parfois, au cirque universel, ils s’essayent à un tour de piste ; ils tombent le nez dans la sciure et sont encore plus malheureux. N’importe. Il faut quand même parier sur eux. Ils sont encore dans la course. Au fond, ils n’aiment pas le malheur. On dit qu’ils commencent même à se plaindre. À l’heure du déjeuner, dans les bistrots où l’on accepte les tickets-restaurant, il paraît qu’on peut entendre, au-dessus du hareng pommes à l’huile, leur complainte ténue : “Je n’existe pas. Je te le dis : pour ces gens-là, je n’existe pas…” On ne dit pas ça, même quand on est un peu couard, si on n’a pas une petite envie d’exister. Ou que d’autres, plus valeureux, un jour, vous y aident. En attendant, côté modernité, au fond de son cœur, on fait le ménage.

III.

Des discours des importants, les quidams ne redoutent vraiment que la fin. Les exigences de la compétitivité, les plans sociaux salutaires, les erreurs de communication, les efforts à consentir en vue du salut de l’entreprise, du pays, de la civilisation, de l’euro, tout ça c’est le crachin des jours, la pluie sur la vitre, l’insignifiance ordinaire. Puisque la vie ressemble à la télé, normal qu’on y passe de la pub. Mais quand, ayant tout épuisé, les orateurs embrayent sur l’humain, alors les quidams regardent le plafond.

Quelle lucidité, ces importants, quelle intelligence des âmes ! Il ne leur échappe pas que le truc des quidams, comme d’autres les berlingots, les cigarettes anglaises ou le chanvre indien, c’est l’humain ; que, sitôt qu’on leur parle humain, ils s’apaisent, hochent la tête, prennent l’air profond et font ce qu’on leur dit. Les chevaliers de la compétition doivent à leur réflexion constante cette profonde connaissance des êtres. Tout un week-end, pour l’acquérir, ils s’enferment dans un château. Entre deux parcours de golf, des spécialistes leur enseignent que les poissons s’attrapent à l’appât, au leurre, au vif ; les quidams, à l’humain. Naturellement, le permis de pêche ne peut pas être délivré à n’importe qui. Manié par un sans-pouvoir, l’humain ne sert à rien, ou devient dangereux. Il faut avoir bien en tête l’ensemble du système. Proposition numéro un : les quidams ne sont pas de mauvais bougres. Proposition numéro deux : leur condition leur fait horreur. Proposition numéro trois : ils sont d’une abominable lâcheté. Conclusion : il faut qu’ils se persuadent que la lâcheté fait nécessairement partie de la panoplie du bon bougre.

Donc, plus on les cadenasse, plus on les isole, plus on les dresse, plus il faut faire humain, parler humain. La qualité de l’humanité d’un quidam est inversement proportionnelle à l’importance qu’il accorde à ses états d’âme et à ses scrupules, faiblesses qui traduisent sa difficulté à s’adapter aux changements. S’il veut grandir en humanité, une seule méthode : accepter les objectifs qu’on lui propose, ne ménager aucun effort pour les atteindre, engranger le capital plaisir qui lui revient. Dans ces conditions, il verra s’épanouir sa convivialité. Sa chaleur relationnelle s’élèvera de plusieurs degrés ; il en tirera de grandes satisfactions. Les apprentis importants, dans leur candeur, considèrent que tout ça est trop gros, que les quidams ne peuvent pas être dupes. La question n’est pas là. La question, c’est qu’ils obéissent et, par conséquent, qu’on leur fournisse, en quantité suffisante, des occasions de se montrer lâches avec dignité et de tenir les éventuels sursauts de leur conscience pour ce qu’ils sont : l’expression de leur paresse congénitale.

On veille donc à leur servir régulièrement leurs rations d’humain ; en manque, ils ont des ratés, ils toussent. Heureusement, l’humain est pratique, pas cher, pas dangereux et, comme le soja, va avec tout. Un peu d’entraînement, et tout le monde peut en faire la base de son image. Au début, les quidams se montraient timides ; maintenant, on leur en verse à pleines louches et ils en redemandent. Grâce à l’humain, tous les jours et dix-sept heures par jour, ils fonctionnent en live! Dans la vie. Devant la télé. L’éternité, c’est la vie allée avec la télé. Un feuilleton toujours recommencé les tient en haleine, qui suppose, outre les innombrables figurants dont la compagnie du Quotidien concret assure le casting, la participation gracieuse des plus grandes vedettes mondiales de la politique et de la vie carcérale, de la spiritualité et du football, de l’érotisme et du bricolage, des banlieues dures et des médecines douces. L’avantage, c’est que toute cette sensibilité humaine mise à leur disposition, toute cette intelligence humaine, toute cette sensualité humaine, toute cette liberté humaine, toute cette transgression humaine, tout cet entassement d’humanité humaine les impressionnent tellement que, lorsqu’ils regardent leur petit stock personnel d’humanité, ils se font modestes. Ils le trouvent vieillot, mal dégrossi, pas très présentable et le remballent sans délai. Réaction naturelle : pourvu que l’humain qu’on leur présente soit suffisamment attractif et que la qualité en soit suivie, ils n’ont aucune raison de ne pas s’en montrer satisfaits.

Le compliment par lequel on les berne, les quidams le savent par cœur. Mais, c’est vrai, l’humain, ils en redemandent. Au début, ils ont été surpris et flattés de voir de si grands personnages les traiter avec cette simplicité, leur parler des choses profondes qui intéressent tous les vivants. Ils ont cru que les temps allaient changer, qu’on allait leur faire confiance, les considérer comme des égaux. Bizarrement, plus on leur parle humain, plus on se montre dur envers eux, autoritaire, indifférent : même les plus crédules le remarquent. Ce qui les étonne le plus, c’est que les importants n’aient pas l’air de comprendre qu’ils ont compris. Font-ils semblant ? Continuent-ils sur leur lancée faute d’imagination ? Sont-ils plus malins qu’ils ne le paraissent ? Ont-ils deviné que les quidams finissent toujours par entrer dans leur jeu ? Que jamais ils n’oseraient leur dire que leur humain et leurs valeurs, c’est du bidon ? Que ça les ennuierait trop vis-à-vis d’eux-mêmes, vis-à-vis de leurs enfants, vis-à-vis de la politesse ? En tout cas, ils ont pris le parti de ne s’apercevoir de rien. Quand les importants poussent un peu trop loin le bouchon, ils se font savoir les uns aux autres qu’ils ne sont pas dupes pour un sou, et que c’est en toute connaissance de cause qu’ils gobent tous ces bobards. Mais c’est ainsi : dès qu’on parle d’humain sur un certain ton, dès qu’on fait vibrer une certaine corde, ils baissent la garde. Ils sont humanodépendants. Pourtant c’est peu dire qu’il les dégoûte, cet humain de supermarché que les importants viennent dégueuler dans leur poste avant d’aller se payer leur tête dans leurs cantines à mille balles ! Ils ont honte, bien sûr. Mais plus ils ont honte, plus ils aiment ça. Et plus ils ont honte. Et plus ils sont seuls. Et plus il leur faut de l’humain pour tromper leur solitude. L’humain, ils viendraient le manger dans la main. Il leur fait tout accepter les yeux fermés, surtout la fausse monnaie.

Ce sont de gros consommateurs d’humain, des consommateurs qui, peu à peu, se transforment en dealers. Entre leurs mains, l’humain devient un objet d’échange, un produit d’appel qu’ils jettent sur la table des soldes pour écouler le reste du stock. Quoi qu’ils vendent, quoi qu’ils achètent, c’est de l’humain qu’ils veulent négocier. Humain : ce mot magique occupe toute leur attention. Ils en oublient la camelote, ils s’en oublient eux-mêmes. La vie n’est plus qu’une énorme foire sans marchandises, sans acheteurs, sans vendeurs, où l’humain coule à flots. Bien sûr, il reste quelques préjugés culturels. Il faut savoir convaincre le client. L’essentiel, c’est d’avoir des mots : ils les apprennent. L’image, pour cet article-là, c’est décisif : ils inventent des liturgies, des mises en scène. C’est leur théâtre en pleine vie, leur grand théâtre. Ce n’est pas une pâtée pour chiens, l’humain, c’est un produit noble, à faire désirer. Il faut laisser le temps aux aboiements d’enfler, aux mâchoires de grincer, aux crocs de s’aiguiser. N’importe quelle firme ne peut pas en proposer, ni n’importe quel vendeur. Il faut tout savoir sur le produit, en être tout imprégné comme si l’on était soi-même de l’humain. Le client doit en reconnaître le goût dans l’argumentaire de vente, le sentir fondre comme du miel dans la bouche du démonstrateur. C’est un article à respecter. À aimer. Un article religieux. Un acheteur bien motivé doit se sentir comme à l’église, autrefois, quand il tournait son chapeau entre ses doigts et que des larmes lui roulaient dans les yeux. Si on les met dans cet état-là, les clients, ça va marcher.

Ça marche. Et les quidams, hébétés, prennent conscience de leur efficacité de placeurs d’humain. À en rire. Les clients se ruent sur les stocks, examinent les morceaux d’humain, les soupèsent, les comparent. Ils sont si fiers de consommer de l’humain, d’échanger de l’humain, d’acheter de l’humain ! Ils y mettent tout leur talent, tout leur sérieux ! Ils sont tous là, autour de la table, les petits, les gros, les raffinés, les brutes, les cœurs secs, les âmes sensibles, chacun avec ses manières, ses habitudes, son appétit : l’humain n’est pas un produit standard, il demande à être personnalisé, diversifié ! Comme ils se haïssent, les gens, quand ils choisissent leur portion d’humain ! Comme ils se jalousent ! Ils jouent aux connaisseurs, ils veulent montrer leurs compétences en humain. Ils font voir qu’ils savent, à la fibre près, quelle part leur convient, quel morceau leur est profitable. Et, soudain, quel regard furieux sur la portion qu’un autre vient d’emporter, quel dépit quand ils la comparent avec celle qu’ils ont achetée ! Quel air d’égarement quand ils se précipitent de nouveau à la curée !

Trop, c’est trop. Il arrive que les quidams ne puissent plus faire face. Tout cet humain qui leur passe entre les mains… Qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Qu’est-ce qui est faux ? Est-ce que tout est vrai ? Est-ce que tout est faux ? Est-ce un seul lot ? À prendre ou à laisser ? Parfois, sur l’étal, quelque chose scintille. Trop tard. Emporté. Leur vie est une criée assourdissante. Ils sont cernés. Fuir, fuir par l’intérieur. Le plus effrayant, c’est cette lucidité. Ils savent, ils savent tout, ils n’oublient jamais qu’ils savent. Le scénario de leur soumission, ils peuvent l’écrire à la virgule près. Personne ne les a jamais trompés. Aucune manœuvre ne les a jamais surpris. Ils sont si bêtes, d’ailleurs, les stratèges des châteaux ! Elles sont si ringardes, leurs manigances ! Tactiques de pions et de sous-offs, odeurs de salles de permanence et de chambrées.

Les quidams voient bien qu’il suffirait, pour que s’écroule ce château de cartes crasseuses, qu’ils disent tout haut que l’humain n’est pas ce goudron sucré dont on les barbouille pour les immobiliser. Qu’une seconde ils se fassent confiance. Qu’un instant ils s’abandonnent. Qu’une seule fois ils osent prendre le bon chemin d’eux-mêmes. Mais non. Non. Plus tard, pas tout de suite, pas encore. Pas ça ! Quand ça va trop mal, plutôt jouer les émotifs, les battus sensibles, les vulnérables, les habitués des nécessités historiques : ces emplois-là sont dans leurs cordes, ce sont les plus performants qu’ils puissent présenter au concours du meilleur humain. C’est pourquoi ils fignolent amoureusement leur signature sur tous les papiers que leur tendent les importants. C’est pourquoi ils tiennent à leur disposition, nuit et jour, le comptoir d’humain qu’ils ont si généreusement installé chez eux. C’est pourquoi, en toute occasion, ils présentent tout grands ouverts à leur contrôle leur sac, leur cœur, leur vie, sans même attendre qu’ils l’exigent.

Il suffirait de vraiment peu. Puisqu’ils ont compris, le plus dur devrait être fait. La question est de savoir s’ils vont vivre longtemps dans la mauvaise foi, quels avantages ça leur procure, si ça en vaut vraiment la peine. Pour l’instant, rien ne leur remonte mieux le moral que de contempler de temps en temps un médaillé de la modernité, un as du positif venu exhiber la prothèse bien lisse, bien souple, bien articulée qui lui sert d’humanité. Pauvre bonhomme ! Pourvu que ses piles ne tombent pas en panne ! Quand ils l’entendent expliquer que tout doit d’abord être placé sur un plan humain, les quidams répriment des fantasmes de lapins éventrés, de couteaux ensanglantés brandis par des cuisiniers ivres. Mais c’est quand même un bon génie ou un espion avisé qui met un de ces gars-là sur leur route : avec eux, pas moyen de douter. Tout l’humain qui se vend sur la place, c’est du dégriffé. L’interactif, les interfaces partout, tout ça aussi c’est du dégriffé. N’empêche, il faut suivre son temps, même pieds nus et bras en croix. Grâce à son petit portable, on peut quand même montrer au wagon entier qu’on communique, qu’on traite des affaires sérieuses, qu’on envoie des bisous. On peut toujours informer quelqu’un qu’on a passé Vitry, qu’on va arriver à Choisy. On peut décorer son moi comme on veut, en mât de cocagne, en arbre de Noël. Côté humain, les prothèses sont parfaites : impossible de les reconnaître. Tout ça ne fait pas un paradis mais, avant, était-ce vraiment mieux, avant ?

Ils ne peuvent pas répondre : il leur faudrait des mots, et ils n’en ont pas. Ceux d’hier sont périmés, ceux d’aujourd’hui ne sont pas arrivés. Parfois un quidam découvre l’oiseau rare mais, à peine l’a-t-il déniché, ce mot qui lui ressemble, qu’il disparaît comme si une machine à gueule de crocodile l’avait dévoré. Le climat de l’époque est mauvais pour les mots. Leurs conversations sont des feux qui ne prennent pas, qu’il faut toujours surveiller, relancer. Personne ne se risque plus à y brûler quelque chose qui vienne vraiment de soi. Sans doute aussi attendent-ils trop des mots. Comme s’ils pouvaient, à eux seuls, faire tomber toutes les prothèses, comme s’ils conduisaient, par leur seule force, au bout du voyage. Les mots sont comme les fusées. Ils emmènent jusqu’à un certain point, puis ils retombent. Tout seuls, ils n’ont jamais délivré personne. En tout cas, les quidams préfèrent passer pour des demeurés plutôt que de se servir des mots comme le font les importants. Pour ces gens-là, ce sont des chaloupes sur lesquelles, en cas d’urgence, les passagers de première classe peuvent toujours tirer leur révérence et filer avec standing. Des pistes de ski pour glissades esthétiques d’amateurs fortunés. Des toboggans pour la trahison.

Avec tous ces faussaires qui courent les médias, il faudrait les désosser comme des pendules, les mots, les ouvrir un à un pour voir ce qu’ils ont dans le ventre. Un amateur de mots ne peut plus se séparer de son dictionnaire mensonge-français. Sinon il s’imagine que la citoyenneté, c’est d’aller tous ensemble, la main dans la main, ramasser avec bonne humeur le cancer oublié par les pétroliers ! Les mots sont devenus des pièges. N’importe lequel peut faire sonner le portique. Aussi les quidams sont-ils toujours sur leurs gardes : en cas de contrôle, ils savent qu’ils doivent avoir l’air de prendre les choses du bon côté. Un jour, on leur apprend que leurs enfants ont une grande propension au suicide ; puis, dans la foulée, on leur demande s’ils se sentent heureux ou si quelque chose menace leur bonheur. Mais oui, ils se sentent heureux. Naturellement. Rien ne les menace, rien. Où est le problème ? La contradiction trouble un chroniqueur radiophonique consciencieux. Il hésite un instant, puis résout sans coup férir l’équation rebelle. Quand on parle de suicide, explique-t-il, on parle de bonheur intime : ce n’était pas à cela que l’échantillon interrogé devait penser.

Bien vu ! Un autre bonheur ! Ils pensaient à un autre bonheur, nos citoyens de l’échantillon ! Un bonheur qui n’excursionnerait pas au fond de leur cœur, qui n’allumerait pas leur intelligence, qui ne secouerait rien d’endormi. Un bonheur sans personne pour être heureux et dont, par convention collective, il leur serait possible de s’absenter à certaines heures. Un bonheur de généralité, compatible avec l’envie de se supprimer. Un bonheur de convenance, de communication sociale. Inscrit dans la Constitution. Aussi prévisible que le passage du métro. Qui ne viendrait jamais par surprise. Jamais on ne sait d’où. Un bonheur à attendre en longues files consensuelles. À répartir équitablement sous l’œil du médiateur. Un bonheur à négocier. À déclarer au poste-frontière du désir. Soumis à des quotas d’irrigation en sorte que le plus fertile de l’être n’en soit pas affecté. Un bonheur pour assécher le bonheur, pour le nécroser. Un bonheur pour quidams, distribué par les importants.

S’il savait, le chroniqueur, s’il savait que la tribu des Zomzéléfames, cet indispensable réservoir à reportages, n’a plus de mots à elle ! Qu’elle répète ou qu’elle se tait. Qu’elle fait la carpe ou qu’elle fait le perroquet. Que les mots qui sont sur ses lèvres, elle n’y croit pas ; que ceux qui montent de son cœur, elle n’ose pas encore les prononcer. Qu’un mensonge comme celui de la modernité la renverse, la tétanise, l’anéantit. Que les vieux en bafouillent, que les jeunes en deviennent idiots. Non qu’ils aient pris l’authenticité pour totem ni qu’ils soient dévots de sainte Transparence et de son faux cul. Les quidams ne sont pas des intégristes de la sincérité et n’exigent pas de leur conjoint ou de leur patron qu’il le soit. Mais, s’ils font plutôt bon ménage avec le mensonge, c’est qu’ils y trouvent, malgré tout, une image en creux du vrai, qu’ils y voient une façon juste un peu trop cavalière de le rendre moins exigeant. Mentir, pour eux, c’est prendre un sens interdit pour retrouver la vérité plus vite et s’éviter, en cours de route, des désagréments inutiles. C’est lui donner une petite bourrade amicale pour s’assurer qu’elle respire bien, qu’elle est toujours là.

Ces mensonges-là rayent la carrosserie de la vie mais n’en mettent pas le moteur en danger. Le drame, c’est que tout est en train de s’inverser. La modernité ne ment pas seulement sur ce qu’elle fait, elle ment aussi sur ce qui est. Elle vide ce qui est de ce qu’il est ; elle le dévitalise. Toutes les façades sont debout, mais il n’y a plus que des façades. Plus d’appel, plus de recours. Plus d’ici, plus d’ailleurs. Plus de caves, plus de greniers. Plus de haut, plus de bas. La vie comme un parc d’attractions où l’on est renvoyé de glissière en glissière, où des haut-parleurs hurlent des slogans toujours renouvelés, toujours semblables. Pour masquer le vide, des leçons, toujours des leçons, de la morale à en écœurer les bonnes sœurs. Un seul projet, une seule obsession, une seule urgence : sauver les apparences par d’autres apparences qui en exigeront aussitôt de nouvelles. Fuite insensée, débâcle honteuse que les niais de service tentent de camoufler en aventure, en conquête, en recherche. Affirmer, toujours affirmer, affirmer tout et son contraire : rien n’importe de ce qu’on affirme, seul compte le bruit qu’on fait, le vent qu’on déplace, l’air qu’on affiche, le chèque, le spasme qu’on vole au néant. Affirmer, encore et toujours, pour faire oublier que toutes ces affirmations s’appuient sur une formidable négation première, celle qu’on s’est d’abord infligée à soi-même, celle qu’on veut imposer au monde entier, celle que l’on déguise en sincérité, en logique, en bienveillance, et à qui on ouvre, les unes après les autres, les portes des écoles, des ateliers, des banques, des hôpitaux, des consciences.

Et soudain, un mot, un slogan qui se propage d’important à important, et la négation remonte à la surface de l’eau, stupide, boursouflée, inerte, obscène. Le sens ! Ils parlent de sens aux quidams ! Mais ils n’ont jamais pensé qu’à ça, les pauvres ! À ces inquiets qui se demandent ce qu’ils fabriquent sur terre, comment il faut y vivre, y aimer, y mourir, et que protège seulement du désespoir leur humour plus épais que nature, ils font le coup du sens ! Et à quel propos ? Pour des histoires de participations croisées, de milliardaires gâteux, de combines électorales, tout un salmigondis de chiffres et d’intérêts qu’ils débitent sur un ton si étranglé qu’il semble que leur emploi les occupe à mi-homme comme d’autres à mi-temps. Le sens ! Mais ils débordent de mensonge comme des égouts ! S’ils croyaient au sens, les quidams le sentiraient. Devant la télé, ils s’arrêteraient de manger, par politesse. Ils salueraient, fourchette en l’air, même s’ils ne comprenaient pas tout, le passage du sens : ils savent que c’est une chose grave et mystérieuse, qui touche le cœur des humains, qui en ôte toute ironie, toute colère. Mais les importants se moquent bien du sens. Pour eux, c’est une schlague comme une autre, un knout comme un autre. “Cherche le sens, citoyen responsable, cherche !” Occupe-toi. Colloque, congresse, sens-toi libre et responsable. On ne sait jamais, camarade ! Si, par hasard, tu la déterrais, la truffe du sens, quel bonus pour l’exploitation !

Faute de mots à eux, les quidams finissent par prendre goût à ceux qu’on leur souffle. Ils s’arrangent un profil sens. Ils font mine de s’angoisser du matin au soir, comme s’ils avaient des méninges d’importants ; d’être sur la piste de quelque chose, mais sans savoir de quoi, et malgré soi. Ils se travaillent un look chercheur. Ils aiment bien aussi parler d’eux d’une manière triste. Ils se plaisent à répéter qu’ils sont des esclaves modernes. Mais les esclaves anciens, le soir, retrouvaient les musiques et les chants du pays perdu. Eux, aucune musique ne les rapatrie nulle part. Dans le temps libre qu’on leur aménage, ils discutent le nombre de cannes à sucre à couper et négocient la violence des coups de fouet. Ils expliquent aussi qu’ils sont des prisonniers. C’est vrai. Des prisonniers tout à fait sérieux, qui trouvent leur liberté en prison, qui y cantinent une conduite, une moralité, une religion. Qui y tricotent, de toute leur perversité, avec la laine offerte par l’ensemble des aumôneries politiques, religieuses, syndicales et culturelles, de quoi emmailloter le seul mot par où puisse leur venir quelque reflet du vrai, du beau, du bien : dehors. Qui s’embobinent de reconnaissance pour les visiteurs, les psychologues, les grands écrivains de la bibliothèque, les examens qu’on prépare en cellule, près des latrines. Qui comprennent les geôliers eux-mêmes ; et de comprendre un geôlier à l’aimer, il y a si peu !

Pas les mots. Décevants, les mots. Avec eux, on piétine. Et ce goût d’amertume qu’ils laissent… Entre les quidams et eux, ce ne sera jamais la paix. D’ailleurs qu’ont-ils à faire des mots quand chaque jour leur propose cent occasions nouvelles de se rendre utiles ? Est-ce que la misère attend, elle ? À peine cette idée les effleure-t-elle qu’ils courent, toutes sirènes hurlantes, soulager le malheur du monde. C’est une chose inhumaine, le malheur, mais qui rend les gens si fraternels, si ressemblants dans l’innocence, si disposés à l’indulgence, qui les arrache si vite à leurs songes mesquins, qui les empêche si bien de se préoccuper d’eux-mêmes! C’est une telle délivrance d’aider les malheureux ! Heureusement qu’ils… Quoi ? Qu’allaient-ils dire ? Heureusement qu’ils existent ? Impossible. Jamais ils n’ont pensé ça, jamais ils ne le penseront. Mais jamais non plus ils ne pourront se débarrasser de ce doute. Aider les autres, c’est certain, il n’y a rien de mieux. Peut-être même n’y a-t-il que ça de vrai. En se dévouant, on oublie ses ennuis, on est fier de soi, on trouve de bons amis. On se sent tellement vivre quand on aide! Mais alors, s’il n’y avait pas de misère, s’il y en avait moins, ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai dans la vie disparaîtrait, se raréfierait ? Si soulager la misère donne du sens à l’existence, il faut bien qu’il y en ait un peu, de la misère, si l’on veut qu’il y ait du sens ! Donc, au mieux, même quand on ne la favorise pas, on la tolère ?

Qu’est-ce que cette complicité ? Que cherchent-ils d’obscur en soulageant les autres ? Pourquoi cette idée les met-elle si mal à l’aise ? Ils ont beau faire leur examen de conscience, ils ne veulent pas de mal aux autres. Ils ne rêvent pas de vivre sans eux. Ils savent qu’ils ont besoin d’eux, qu’ils ne peuvent rien sans eux. Tout le monde le leur chante sur tous les tons, l’entreprise, le syndicat, la copropriété, les médias, les parents d’élèves : “Tu ne peux rien sans nous.” Vrai. Mais quand on le leur dit de cette façon, ça sonne faux. Ce n’est pas parce que c’est vrai qu’on le leur dit. Ce n’est pas dans leur intérêt, pas pour les aider. C’est pour leur faire payer ce qui est gratuit. C’est le pot de vin de ceux qui se sont installés en intermédiaires entre les autres et eux. C’est pour qu’ils s’imaginent que, sans ces gens-là, ils ne sont que des égoïstes. C’est pour les empêcher de vivre. Pour les rendre méchants. Et eux-mêmes, que demandent-ils aux malheureux en échange du temps qu’ils passent avec eux ? Des raisons de vivre ? Rien que ça? Alors, ils sont les démarcheurs de la misère ? Ils sont truqués jusque dans leur compassion ? Même dans l’humanitaire, ils n’existent pas ?

Quand l’instituteur montait sur ses grands chevaux parce qu’un petit quidam avait copié son devoir, le petit quidam devinait qu’il n’était pas le plus menteur des deux. Il ne pouvait confier cette certitude à personne. Il ne lui restait qu’à se repentir : son remords trop docile ajoutait un mensonge de plomb à un mensonge de plume. Il lui paraissait pourtant impossible que le monde fût aussi ridiculement fragile, aussi sottement vulnérable à une faiblesse d’enfant et qu’il fallût, pour la réparer, ces airs offusqués, ces sermons interminables et le catalogue complet des principes. Le soir, autour du feu de camp, les Zomzéléfames évoquent, aux accents de musiques brutales, la légende du petit quidam qui n’était pas plus mauvais qu’un autre et à qui, en sorte qu’il devienne méchant et se sente coupable, on avait limé les ongles de la révolte. Il paraît que beaucoup baissent les yeux. Il paraît aussi, selon les quidamologues, que l’enfance est le seul pays perdu dont puissent rêver ces indigènes. N’ayant plus aucune idée de cette contrée, ils la représentent par toutes sortes d’images naïves et angéliques que les autorités leur renvoient en riant pour les garder lâches et stupides. Toujours selon ces spécialistes, il paraît encore que les puissants et les importants auraient, si les quidams s’avisaient de leur erreur, beaucoup à craindre, et que pourrait s’instaurer, au moins dans les cœurs, sous le nom de désordre, un ordre profond qui leur serait fatal.

IV.

Pour l’instant, ils en sont aux grimaces qu’on attend d’eux. Ils jouent les épicuriens de grandes surfaces, les aventuriers de l’autoroute, les explorateurs de l’Internet. Ils chantent les louanges de la vie personnelle, qui est tellement plus authentique que l’autre. Ils posent bien en vue sur leur bureau, comme des grigris contre le mauvais sort, les photos de leurs enfants. Ils cherchent docilement dans l’actualité fraîche pondue les raisons de s’angoisser, de s’indigner, de protester, de jouir gratis du plaisir de vendre ces criailleries pour des audaces contestataires. Ils détaillent les horreurs du jour, y ajoutant un peu de ce qui traîne dans le réfrigérateur de leur ressentiment, dans le placard de leur ennui. Mais les changements climatiques, la pollution, la mondialisation, la créatine, le chômage, les violences à l’école, la gamme complète des harcèlements, le porno en goguette, les satellites espions, les MST et les OGM, les libéraux qui ne le sont plus, les embarras des grandes villes, les socialistes qui ne l’ont jamais été, les intellectuels qui volent une fois de plus au secours de la victoire et même, si on ajoute au compliment ce qui ne date pas de la dernière pluie, les massacres, les famines, les crimes en tous genres, rien de tout cela qui puisse vraiment les atteindre. D’un côté, le malheur ; de l’autre, la stupidité. L’époque est ainsi. Ils sont habitués. Ils ne se sentent plus responsables.

Le vrai danger, ils le frôlent en secret quand ils cèdent à la tentation de regarder d’un peu trop près les importants. Tout devient vite trop clair : comment ces gens-là sont devenus ce qu’ils sont, pourquoi ils les ont acculés à cette colère muette, à ce désespoir, pourquoi ils les conduisent tout doucement à l’évidence qu’il n’est pas possible de continuer comme ça, qu’il ne le faut pas. À peine conçue, cette dernière pensée rameute chez les quidams des émotions contradictoires. La terreur devant le prix à payer. Le besoin violent de relever le défi. Une fraîcheur soudaine, puis la chape de plomb qui s’abat, la volonté qui s’effondre. Versatiles quidams. Ils considèrent les importants avec un mélange d’admiration, de compassion, d’envie, de pitié, d’inquiétude. Ils les regardent comme les petits accidentés qu’on a laissés dans un couloir d’hôpital regardent les grands brûlés passer sur des brancards. Pour eux-mêmes, ils ont peu de souci : la quille viendra avant qu’on n’ait achevé leur instruction, qu’on ne les ait débarbouillés de leur quant-à-soi. Mais si les importants ne survivaient pas, qui protégerait les enfants qui sourient dans leurs jolis cadres ? Ce tourment leur vaut un revenez-y de cette confiance aveugle qui est leur meilleur rempart contre le courage. L’espoir fou les ballonne que les importants finiront par choisir le bon camp. Qu’ils sauront remettre le monde dans le droit chemin, eux qui sont si instruits. Qu’à la fin des fins ils voudront défendre les couleurs de tous. Au moindre signe qui leur viendrait d’eux, à leur plus léger aveu de souffrance ou de doute, le cœur des quidams bondirait. Mais non. Rien. Jamais rien.

Alors, se battre ? Ils sont encore capables de faire reculer les pouvoirs. Et après ? Le lendemain du triomphe, tout recommence. Pendant trois jours, le temps que prennent les importants pour changer de cravate et de mots, ils se racontent qu’ils ont limité les dégâts, et même marqué des points : le rouleau compresseur les laisse poliment rédiger leur communiqué de victoire, puis procède à la séance d’écrabouillage prévue. Ils savent, sans oser s’en parler, que leur meilleure chance n’est pas là, n’est plus là, qu’elle est plus profonde, plus sérieuse, plus forte, plus simple. Leur chance, c’est de s’obliger à se tenir droits. D’aller au bout de ce qu’ils pensent, un de ces matins de déception, par exemple, quand ils voient les importants tout farauds remonter sur le manège. Leur chance, c’est de zoomer sur eux, de faire pleins feux sur eux. Non pour les haïr davantage : ils ne les haïssent pas. D’ailleurs le temps n’est pas aux sentiments ; on ne se demande pas si l’on aime ou si l’on déteste les gens en compagnie desquels on va sombrer.

Leur chance, c’est de scruter l’affabilité avare des puissants, leur optimisme triste, leur bonhomie cruelle. Pas pour les accabler. Pour aller jusqu’à la racine de l’importance. Pour perdre des illusions qu’ils savent plus que compromises et brûler une bonne fois leurs vaisseaux. Pour s’ouvrir la vie. Tâche impossible. Effort contre nature. Mais, même incomplet, il laisse des traces, quelques clichés à étudier à la loupe. L’infime sourire de dédain par lequel les importants montrent qu’ils savent garder leur calme et signifient que l’argent et le pouvoir apaisent tout. Leur bénignité si ostentatoire qu’elle ferait oublier le grincement des couteaux qu’on affûte. C’est urgent : pleins feux sur la science supérieure d’être un important. Sur ces mécanismes qu’on a posés sur leur âme pour leur permettre l’accès à toutes les apparences de l’humain et pour leur en interdire, sauf aux heures de promenade, la réalité. Sur ce vernis si soigneusement étendu qu’il épouse leur liberté en l’enfermant. Sur ce masque de soie si parfaitement tiré sur leur peau qu’il n’en comprime aucun volume, n’en brise aucune ligne. Sur cette cellule si compréhensive qu’ils traînent après eux, qui les suit partout où les conduisent leurs tentatives d’évasion.

Ne pas les accabler, ne pas les excuser. Comme disait le professeur de gymnastique : prendre ses grandes distances. Ne pas leur laisser les clefs de soi-même, préserver ses possibilités d’envol. C’est si facile pour eux de conduire les gens à la résignation ! Ils vous y emmènent comme les voyous, dans les films, entraînent leurs victimes dans les parkings et les terrains vagues. Il faudrait penser plus large, être plus fort, plus sûr de ses idées, même lentes, de ses sentiments, même confus. Il faudrait sentir sa vie bien rassemblée autour de soi, comme les bagages autour d’un voyageur. Aucune vie de quidam n’est comme ça. Leur vie, on la leur fait étroite et dépendante, on l’encadre, on l’enferme, on la réduit. On leur a enseigné depuis toujours que, pour mieux exploiter l’existence, il fallait la quadriller en zones bien identifiées. Le carré de la famille. Le parterre des loisirs. Le champ ingrat de la vie professionnelle, où dorment peut-être des trésors. Le buisson maigre des passions. Ils ont retenu la leçon : ils cultivent leurs lopins de vie un à un, chacun selon son espèce, les labourent, les sèment de projets, les bêchent, les engraissent de bonne volonté, les protègent du doute. Ils s’enorgueillissent des belles fleurs et des bons fruits qu’ils ont ainsi produits ; en bons métayers, ils remettent aux importants la part qui leur revient. Naturellement, il est toujours possible de discuter des modalités du partage : le dialogue, toujours le dialogue. La seule chose qui ne leur serait pardonnée par aucune importance, contre-importance, para-importance ou méta-importance serait que ces lopins remembrés forment jamais un seul domaine, deviennent jamais leur domaine.

Difficile, pour eux, de regarder les importants en face. Ils ne peuvent s’y risquer que s’ils s’accordent une chance de leur résister, s’ils font confiance à un écho qui leur assure, au fond d’eux, que, même blessés, mal sevrés, contestables, ils sont quand même vivants. Peut-être faudrait-il moins d’héroïsme qu’ils ne le pensent. Il leur suffirait de refuser gentiment de faire contrôler leurs yeux à la douane. De dire non, quel que soit le fabricant, au regard fabriqué. De se contenter de celui que la vie leur a fait, avec le désir et la souffrance dont elle l’a lesté. Grand changement. Il faudrait qu’ils prennent aussi leurs distances avec les mots, qu’ils apprennent à leur tenir tête, qu’ils renoncent aux bavardages pleurnicheurs qui quémandent le mépris, aux phrases toutes faites qui montrent les crocs comme un chien qui va se soumettre. Qu’ils cessent de répondre quand on les sonne. Qu’ils ne mendient pas l’honneur de discuter avec les puissants pour oublier les humiliations qu’ils leur infligent. Qu’ils viennent se camper devant eux, qu’ils les regardent dans les yeux, sans morgue, sans peur. Qu’ils ne se soucient ni de les approuver ni de les désapprouver. Qu’ils laissent reposer en eux, patiemment, jusqu’à décantation, les slogans dont on les fatigue. Qu’ils attendent que se fasse tout seul le tri de ce qui est utile et de ce qui est vain. Qu’ils confient aux instances discrètes de leur conscience le soin de décider de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas.

Ça leur arrive. Pas souvent, pas longtemps. De moins en moins. Ils ne veulent pas abuser des alcools forts. Inutile, en outre, de faire le test trop fréquemment : les résultats en sont acquis, et personne ne sait comment les exploiter. Pour l’instant, donc, garder le dossier sous le coude. Quand un crack s’attaque avec gravité, comme si c’était une première, à la critique de la mondialisation, du capitalisme sauvage, du tout-marché, ils applaudissent le virtuose du jour et attendent en souriant le numéro suivant. Ils ont tellement mieux… Pas besoin de démonstration mathématique, pas besoin de monter au cocotier philosophique. La vie qu’on leur fait, ils la connaissent par expérience directe. Ils savent très précisément ce qu’elle vaut : rien. Ils constatent d’ailleurs tous les jours que les farceurs qui l’organisent ne croient même pas en la vraisemblance de leurs balivernes. C’est une cathédrale en bouts de ficelle qu’un passage à vide de l’imagination oblige à laisser provisoirement en l’état. Aucune trace dans aucun musée d’un quidam qui, de quelque potage qu’on l’ait nourri, ait jamais pensé autrement. Certains chercheurs croient pouvoir avancer qu’il existe un consensus quidamier pour décrire la modernité comme une parabole du néant.

À rire, à pleurer, ce monde-là. Comment le prendrait-on au sérieux ? La communication, le développement humain, le saint-frusquin des managers, il faut ne pas être du pays pour se mettre à réfuter tout ça. Autant réfuter des sacs de pommes de terre. Les images quotidiennes suffisent. Les pauvres qui se prennent pour des stars et vous racontent leur vie en vous balançant leurs principes. Les caissières du super, toutes pâlottes, toutes nerveuses. Les malabars qui les surveillent, plus méfiants que des souteneurs. Les bons élèves qu’un badigeon de marketing a gratifiés de gueules de mangoustes informatisées. La secrétaire aux relations humaines qui n’a même plus la tête à ses mots fléchés parce que, ce matin encore, son train prend du retard. Tous ces malheureux barricadés derrière leur guichet qui expliquent au client que, s’ils le persécutent, c’est pour sa sécurité. Les codes qu’on protège de son bras comme jadis les interros d’algèbre. Le blockhaus partout, dans les rues, dans les cœurs, dans les crânes, un blockhaus tartiné d’une dégoûtante gelée consensuelle où vient s’engluer toute singularité, toute fraîcheur, toute audace. Les profs qu’on organise en équipes de dix, comme les contrôleurs du métro, pour améliorer la force de frappe. Jusqu’à l’entraîneur de rugby, les yeux exorbités, qui hurle à ses mastodontes en caleçon que leur seul problème, leur seul, leur vrai, c’est d’être plus forts que les autres, plus forts que le Sud, plus forts que les autres planètes, plus forts que les autres systèmes, plus forts que les autres univers. Cette frénésie de vouloir être le number one de quelque chose, de n’importe quoi mais tout de suite, même des ânes, même des dindons, même des faisans, même des porcs, en sorte d’échapper au sort inhumain de n’être pas assez souvent compté, évalué, trié, noté, classé. Croit-on que, dans la tête des quidams, cette chiennerie se mette en congé sabbatique quand le cadre de service monte en chaire pour expliquer que le but de l’entreprise, le but de l’économie, le but de tout, c’est l’homme ?

Les grands chefs, encore, ils ont l’excuse d’avoir tout oublié ! Un bain de foule de temps en temps, pour l’hygiène, le saucisson dans la sous-préfecture : après ils rentrent tranquilles au château, et en avant pour les fantasmagories arithmétiques, la leçon de croche-pieds, les mots pour rien ! Mais les autres, les moyens chefs, les petits, les tout petits, les minuscules ? Ils sont au courant, eux ! Ils vont se faire filmer dans les banques, comme tout le monde. Ils regardent qui monte dans le wagon, comme tout le monde ; à côté de qui ils s’assoient, comme tout le monde. Ils sonnent sous les portiques, comme tout le monde. Ils entendent les gens parler. Ils la sentent gargouiller dans les cœurs, cette colère qui ne sait pas comment sortir, qui tourne en minables histoires de bureau, en vacheries sordides, cette colère qui bouffe tout le monde comme une vérole. Et ils peuvent continuer à vendre leur compétition comme si de rien n’était, comme s’ils y croyaient ? Être croque-morts, ça ne leur suffit pas ? Ils veulent passer chefs croque-morts ? L’idée ne leur vient pas qu’ils pourraient un peu s’élargir, abattre quelques cloisons ? Vivre n’est pas prioritaire dans leur projet de vie ? Entendre leur vraie voix colorée de leurs vrais sentiments, cassée par leur vraie souffrance, lourde de leurs vrais désirs, ça ne leur dit rien? Ces choses-là ne sont pas pour le bureau ? Tiens donc ! Serait-ce trop demander à l’existence ? Ou serait-ce trop futile ? Craignent-ils que cela ne donne des idées à leurs enfants ? Ils sont comme les toutous, leurs enfants : pour eux aussi, la laisse s’allonge…

Commencer à déboulonner, au moins dans leur jugeote, l’importance des importants ne rend pas les quidams méchants. Mais, quand même, ça les sonne ! Alors ils tâchent de faire les neutres, les dégoûtés. Ils soignent leurs fleurs, ils arpentent les sentiers de grande randonnée. Récupérer, aller aux choses saines, propres, se mettre du bio dans les idées. Pour le reste, faire avec. Mais comme on n’empêche pas la terre de tourner, il faut bien qu’ils en pensent un peu plus. Et qu’ils se débrouillent, notamment, de deux idées, l’une assez facile à admettre, l’autre beaucoup plus coton. La première vient toute seule. Elle est si répandue, si unanimement admise que la télé elle-même ne peut pas la cacher. Quelle que soit la question qu’il leur pose, les gens la lancent à la tête du journaliste : un monde comme ça, où l’argent dirige tout, ce n’est pas bien. Curieux pour des citoyens : ils expliquent qu’Athènes fait eau de partout, que ses lois, écrites ou non, ne tiennent pas la route. Puis ils filent, laissant leurs semelles à filmer, contents d’avoir eu accès à une idée générale, certains de n’être démentis par personne, suffoqués d’avoir dit les choses comme elles sont.

Alors la seconde idée, plus embarrassante, montre son nez. Cette société qui ne vaut rien, les importants font beaucoup plus qu’eux pour l’aider à se maintenir ; ils en font même d’autant plus qu’ils deviennent plus importants. Difficile pour eux de la critiquer, presque impossible de la combattre, sauf à scier la branche sur laquelle ils champignonnent ou à prendre le risque, aujourd’hui insensé, d’appartenir à l’espèce protégée des opposants déclarés. Même si leur courage n’éclaire pas la tour Eiffel, les quidams ont les coudées plus franches. Ils ne se gênent pas, après un regard circulaire sur l’auditoire, sinon pour vider tout leur sac, du moins pour grogner, pour soupirer, pour hausser les épaules. À la différence des importants, ils ne sont pas contraints à s’inventer une cohérence de façade, à barbouiller de pub leur désarroi. Résistance bénigne, sans doute, mais moins qu’il n’y paraît. Peu à peu, ils s’aperçoivent qu’ils ne s’opposent pas aux importants comme un groupe à un autre, qu’ils n’aspirent pas beaucoup à leur pouvoir, à leurs privilèges, qu’ils sont naïfs et irréfléchis quand ils cèdent à cette tentation. C’est juste : mis à part quelques jocrisses, la jalousie et la revanche ne les obsèdent pas. Ce n’est pas aux importants qu’ils en veulent, c’est à l’importance. Cette drogue-là, c’est comme l’alcool ou le tabac : le moyen le plus sûr de s’en débarrasser, c’est d’en avoir été écœuré. Sur ce point, la modernité leur rend un fier service : elle leur fournit le contrepoison avec le poison. Elle les aide à se débarrasser de l’importance qui s’est faufilée dans leur propre vie.

Comment le croire ? Tout ce qui traîne en eux d’incertain, de tordu, d’obscur, d’inavouable, d’ambigu, tout ce qu’ils ont toujours repoussé du pied sous les meubles pour que le visiteur inopiné ne le voie pas, tout ce désordre qui les humiliait quand ils le comparaient en silence à l’ordre impeccable du monde, tout cela pourrait être un recours – peut-être le seul recours possible – non seulement pour eux mais pour tous ? Cette impression qui les intriguait, et qu’ils chassaient, d’être plus proches de la réalité que les autres, elle ne les trompait pas ? Ce n’était pas orgueil, candeur, effet de leur sottise ? Cette humiliation d’être si maladroits, c’était leur chance ? Ces chemins à peine tracés allaient quelque part ? Tout pourrait redémarrer non pas grâce à leurs idées – ils n’en ont pas – mais grâce à ce qui les traverse, à ce qui les sous-tend, à ce qui les fonde ? Non, ils n’y croient pas vraiment, surtout quand ils prennent le temps d’y songer. Mais c’est en eux, ça travaille. C’est là. Les importants aussi sont là. Heureusement : en les regardant, on comprend tout.

Ils constituent un matériel pédagogique irremplaçable. Leur caractéristique principale, c’est que la vie se développe à leurs frontières, un peu à la manière d’une grossesse extra-utérine. Ils ne s’habitent pas. Leurs facultés, leurs qualités, leurs vertus, même les plus remarquables, vivent chez eux en location, ou en squat. D’où une sorte d’absence à eux-mêmes, une forme d’immunité à la responsabilité. Quand le technicien qui vient d’examiner leur mécanique se relève en s’essuyant les mains, le verdict est toujours le même : “Problème transmissions”. Ce sont des machines de la dernière perfection mais dépourvues de commandes centrales, des avions suréquipés en électronique qu’un fil invisible retient au sol. Ils vrombissent, ils vrombissent : rien. Ils essayent toutes les manettes, passent d’un projet à un autre, d’un mot à un autre, d’une excitation à une autre, d’une conviction à une autre. Ils veulent montrer qu’ils ne sont pas des paresseux, des oisifs, des rêveurs, des recroquevillés, qu’ils sont positifs et actifs ; en réalité, ils ne songent qu’au précipice qui les sépare de l’existence, aux moyens de le franchir. Leur drame, c’est d’être formés très jeunes, mais de ne mûrir jamais. Ils ont sauté une étape ; c’est pourquoi ils comprennent presque tout, mais jamais rien. Ce qu’ils appellent leur carrière, c’est le droit imprescriptible, qu’ils ont acquis à vingt ans, de passer directement de l’état de fruit vert à celui de fruit sec.

Les quidams ne leur porteraient pas un intérêt aussi hargneux s’ils se sentaient à l’abri de leurs difficultés. Quoi qu’ils en disent, ils leur reprochent moins de leur rendre la vie impossible que de leur tendre constamment, à longueur de palabres et de réunions, cet insupportable miroir qui ne leur laisse de choix qu’entre capituler et se révolter : capitulation impossible à admettre, révolte impossible à mettre en œuvre. D’où l’extrême indulgence qu’il leur arrive, en fin de compte, de leur témoigner. Ils plaident que les importants n’ont pas eu de chance, que, comme le dalaï-lama, tout les a préparés, depuis toujours, à ce qu’il leur fallait bien devenir. Que l’âge est arrivé, le confort, la mauvaise foi, la guerre économique avec ses déjeuners meurtriers. Ce sont des piégés de luxe.

Sans doute. Et tout ça est une fin de partie. Mais ils se savent légers de s’excuser en les excusant : cela veut dire qu’ils raisonnent comme eux, qu’ils se baguenaudent avec eux sur l’apparence des choses. Le plus grave n’est pas le train-train de leurs menaces, de leur chantage, de leurs coups bas : la preuve, c’est le foin qu’on fait autour de tout ça, comme si la guerre n’était pas la guerre ! Le plus grave, c’est quand les quidams se laissent aller à rire avec eux, quand ils papotent avec eux cinéma, sport, livres, enfants ; quand ils veulent leur montrer qu’ils ont les idées larges ; quand ils acceptent de jouer à l’humain avec eux, au moins jusqu’à ce que l’arrivée d’un dignitaire d’un rang plus élevé mette fin au jeu par consentement mutuel. Ça, ils ont beaucoup de mal à se le pardonner, même si c’est une faute qu’ils n’avoueront jamais, que personne ne leur reprochera jamais, qu’on ne détectera pas en leur grattouillant la langue.

Il leur est plus facile de trouver aux importants des raisons légitimes de vouloir les virer que de se pardonner de leur avoir fait croire que la scarlatine de leur gamin leur rendait une virginité ; qu’il est naturel de se payer un joint d’humain entre deux séances de reptation au sol ; que la sensibilité est une pièce rapportée de la vie ; qu’ils leur seraient éternellement reconnaissants de leur avoir fait la grâce de partager avec eux, entre deux portes, le trop-plein de leurs émotions. Les quidams se guérissent mal de leur sale manie d’être polis ; cette faiblesse leur joue de vilains tours. Elle les empêche d’épingler comme il le faudrait les importants qui esquissent leurs deux pas habituels d’humanisme démocratique avant d’aller traficoter le prochain plan social, étrangler un concurrent plus faible, manger leur chapeau devant leur patron.

Les voir, oui, et tout nus, et sans que le dénommé respect empêche l’examen d’aller jusqu’au bout, jusqu’au diagnostic : ces gens-là n’accèdent pas à la réalité, à son cœur, à ses sources. Ce sont des enfants assez doués, mais à qui l’on a fait croire qu’ils trouveraient toujours des itinéraires qui les dispenseraient des embouteillages. Que, pour eux, tout serait lisse et rationnel, qu’ils seraient garantis contre les aspérités, contre les gouffres. Que faire l’important, jouer à l’important guérit tout, remplace tout, évite tout. Maintenant, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent, il leur manque la première ligne, le premier mot, la première lettre. Le gouffre leur manque. Non pas le gouffre du malheur, bien sûr, qui ne leur fait pas plus défaut qu’à d’autres, s’il les déconcerte tellement plus. Ce qu’ils ignorent, c’est le gouffre premier, le gouffre d’avant tout malheur, d’avant tout bonheur. On les a privés de la solitude initiale, amputés de l’abandon fondateur. On ne leur a pas enseigné à s’amarrer sur ce qui est fragile, pas sur ce qui est solide ; sur ce qui est emporté, pas sur ce qui l’emporte ; sur ce qui inquiète, pas sur ce qui rassure. Le manque leur manque. Ils n’ont pas jeté leur vie, une fois pour toutes, dans la grande peur d’être des humains. Ça continue. Ils s’inventent des frousses spéciales, des frousses pour importants, des frousses privilégiées, des manques de luxe.

Ce sont de bons petits, de bonnes petites. De pauvres bons petits, de pauvres bonnes petites. De terribles pauvres bons petits, de redoutables pauvres bonnes petites. Les plus désespérants d’entre eux ne sont pas toujours les plus cruels, les templiers du fric, les inquisiteurs, les tueurs. La violence que ceux-là ont choisie est si effrayante qu’on comprend qu’ils ont déjà perdu ; avec eux, c’est comme si le cessez-le-feu avait déjà retenti, comme s’ils avaient droit à une minute de silence par anticipation. On ne peut plus rien pour eux. On ne se sent plus lié à eux par rien, par aucune forme d’espérance, par aucune sorte de désespoir. Reste la meute bavarde et mondaine des libérés à trois sous qui se croient exempts de tout une fois qu’ils se sont déclarés antifascistes, ces nerveux toujours prêts à se battre contre les dangers qui les menacent le moins, toujours capables de dire non au monde entier, sauf à leur supérieur direct, et qui rêvent de broder de grandes aventures mentales sur leurs existences de finette. L’Histoire, pour ceux-là, a dû mal prendre ses mesures : ils ne sont pas aux dimensions de l’époque. Aussi se rabattent-ils volontiers sur de minuscules conflits familiaux qu’ils chargent de grandes significations historiques : si leur belle-mère les contrarie, ils la comparent à Hitler.

Beaucoup de ces importants pourraient : ils ne peuvent pas. Quelque chose les retient, les empêche, les entrave. Quand avoir fait semblant trop longtemps les a bien épuisés, ils en concluent que rien ne vaut rien, font profiter les autres de cette riche découverte et montrent à leurs grands enfants comme ils sont des parents ouverts. Problème transmissions, sans doute. Problème frein moteur aussi. Problème boomerang : ils reviennent toujours sur eux-mêmes. Quelle gentillesse quand ils barbotent dans le petit bassin de la vie ! Mais, dès qu’ils n’ont plus pied, quelles sales bêtes ! Pour les choses qui comptent, ils tranchent en larbins ; pour celles qui ne comptent pas, en seigneurs. Tout leur souci est de faire oublier cet étrange dédoublement et de justifier l’étroitesse première qui est leur marque de fabrique, et dont ils n’ont même plus la chance de souffrir.

Ils semblent nés avec une dette qui les empêche d’être à jour avec eux-mêmes, qu’il leur faut sans cesse essayer de solder, et où ils enfournent leur vie, comme jadis le charbon dans le foyer de la locomotive. Comme s’ils avaient été inventés avant d’exister, comme s’ils étaient des représentations approximatives d’une image préalable d’eux-mêmes. Le plus souvent, ils donnent assez bien le change ; mais, dès qu’ils doivent s’affirmer, dès qu’il leur faut disposer de tout eux-mêmes, rien ne répond plus. Tout leur est bon pour justifier cette incapacité. Leur prétendu réalisme, bien sûr, le plus grossier de leurs alibis. Leur intelligence qui piétine, qui assèche, qui immobilise, en contraste flagrant avec la propagande lyrique du prophétisme économique. Leur culture de garde-fous, d’interdictions, de pense-bêtes, de stops ; jamais de signaux, d’invitations, d’élans. Le respect d’autrui qu’ils prêchent, et qui ressemble à l’espace de discrétion qui, à la banque, protège les secrets misérables des clients. Quant à ceux d’entre eux qui se réclament de la spiritualité, qui commentent l’Évangile devant les coffres-forts et qui, non sans profiter au passage du frisson qu’elles leur procurent, se chargent de faire avorter toutes les vraies libérations, on comprend, à les écouter, que le Salut avait pour premier dessein de racheter la faute la plus terrifiante jamais suggérée par Satan à l’orgueil humain : dire merde à un chef.

Les quidams sont perdus, et de moins en moins désolés de l’être. Est-ce l’instant de lucidité et de paix qui, paraît-il, précède la noyade ? Les mots tournent autour d’eux comme des poissons affamés. Citoyen… Un beau mot, citoyen. Une écharpe tricolore sur le ventre, une pièce vide et froide, un chapeau noir avec une cocarde, un papier sur une table de bois, une plume d’oie qui gratte. Pourquoi pas ? Libre citoyen irait encore mieux. Le libre citoyen est prié de passer au bureau. Voici les objectifs assignés au libre citoyen. Le libre citoyen a le droit de poser une question, mais courte et sur le sujet prévu. La réunion des libres citoyens est terminée. Le libre citoyen doit envoyer une lettre de motivation. Le libre citoyen vient de franchir le cap du millénaire : il-a-ga-gné, il-a-ga-gné ! Quelle blague ! À propos, pourquoi la noyade ? C’est simple, c’est bon d’être perdu : c’est se découvrir encore un peu vivant dans un monde mort. Il devrait y avoir mieux à faire que de se passionner pour l’enterrement.

V.

L’attention que leur portent les quidams, les grands importants n’en peuvent comprendre le sens. Le présent leur échappe ; les bribes insignifiantes que leur en ramènent les enquêtes et les sondages ne les aident guère à le saisir. Ils ne voient rien, et ne veulent rien voir, du drame où la modernité précipite le peuple, du désordre et du trouble où elle le jette. Ils n’ont pas la force d’admettre que, sous sa feinte indifférence, il ne cesse d’explorer en eux, et avec quelle anxiété, l’image de son avenir. Qu’interroger cette image, à la fois repère et repoussoir, et deviner ce qui s’y dissimule, est devenu pour lui une affaire capitale. Que la gravité de l’enjeu aiguise sa lucidité et lui permet d’éventer très vite les ruses des apparences. Qu’il a, pour leurs faiblesses et leurs limites, bien plus d’indulgence qu’ils ne le croient et qu’il leur donnerait volontiers acte de leurs mérites. Mais qu’il n’accorde plus un sou de crédit à l’impuissance hypocrite à laquelle ils se complaisent. Que l’affligeante irréalité de leurs débats, de quelque orchestration médiatique qu’on l’assaisonne et de quelque vibrato de sincérité qu’ils l’agrémentent, lui chante sur tous les tons que le refus de combattre est le mot de ralliement de leurs supposées différences.

Imaginent-ils par exemple ce que peuvent ressentir les quidams quand toutes les hiérarchies qui les dominent, des petits chefs qui ânonnent les consignes aux maxi-importants qui pérorent en gloire devant les drapeaux, s’adressent à eux comme à une gigantesque équipe de football qu’ils adjurent de jouer le jeu, de respecter les règles du jeu, de ne pas se mettre hors-jeu ? Est-ce pour les humilier qu’ils ont élaboré une aussi fine stratégie ? Est-il vraiment nécessaire au devenir de l’humanité que les quidams correspondent toujours à l’idée la plus bête qu’on se fait d’eux, qu’il leur soit impossible de protester contre la tyrannie de ces images infantiles, qu’ils doivent l’aggraver de leur autodérision, la nourrir de leurs plaisanteries suicidaires ? Se rendent-ils compte, les importants, qu’un trucage d’une telle vulgarité eût été impossible il y a cent ans, que ni l’instituteur ni le vicaire n’auraient osé offrir aux villageois le spectacle d’une telle désinvolture, qu’ils avaient plus de respect pour les bambins qu’ils enseignaient ou catéchisaient et pour l’enseignement qu’ils leur dispensaient ? Que l’avenir appartient à la frime, aux frimeurs et à la frimologie, est-ce là l’évangile de la modernité, est-ce de cette étoffe que se tisseront demain de grandes destinées ?

Quand un important de haut rang file les métaphores sportives pour entretenir le peuple de son destin, doit-on comprendre qu’il ne sait pas ce qu’il fait, qu’il est à ce point déjeté qu’il se prend pour le capitaine de l’équipe ou, au contraire, qu’il ne le sait que trop ? Les règles du jeu ? Quel jeu ? Quelles règles ? Questions futiles, sans doute, aux yeux d’un frimologue, et qu’une nouvelle couche de propagande recouvrira bien vite. L’essentiel, dira-t-il, n’est pas de discuter de l’état du terrain ou de l’arbitrage : c’est de jouer au ballon. Le bon citoyen, c’est celui qui met fin à ces discussions inutiles parce qu’il sait qu’il faut forcément en passer par les règles et les contraintes ; le bon citoyen, c’est celui qui fait avancer les choses, avancer les choses… Qu’importe d’ailleurs ce qu’elles sont, les choses ! Ce qui compte, c’est la convivialité qu’on saura créer entre partenaires, le sens de l’humain qu’on manifestera. D’ailleurs, c’est promis : hormis les contraintes, rien qui ne puisse être négocié. Le cri de guerre de l’équipe : confiance dans les hommes !

Oui. Quelles règles ? Quel jeu ? Quand les quidams se font vider la tête et assécher le cœur par la compétition économique, ils jouent ? Se tuer à petit feu pour les stokopchionnes des autres sans même savoir si ses successeurs auront la veine de pouvoir en faire autant, c’est un jeu ? Et les règles ? Qui en a décidé ? Qui les a votées ? D’où sortent-elles ? Elles s’imposent de leur propre autorité ? Alors, à quoi bon les citoyens ? À moins qu’on ne cache le Solon qui les a conçues ? Mais s’il n’y a pas de Solon… Les intérêts d’un groupe particulier ? La volonté d’un tyran ? Même pas. Les intérêts d’un groupe, d’autres groupes peuvent les combattre. La volonté d’un tyran, si cher qu’elle ait coûté, la nature ou une bombe finiront bien par en avoir raison. Même pas les privilégiés, même pas le tyran. Personne. Les importants s’agenouillent devant les règles de personne, voulues par personne, conçues par personne, accrochées par hasard au char de quelques banquiers ahuris que la surprise amaigrit encore et qui, de tirer du feu des marrons inattendus, tâchent de faire croire à leur génie, eux qui eussent été bien incapables d’imposer quoi que ce fût à une mouche si, des profondeurs de l’Histoire, à un moment où l’humanité tout entière se dévore de terreur, toute la faiblesse du monde n’était venue les supplier de la prendre sous sa protection et n’avait rivalisé de séduction pour leur présenter, chaque matin, l’offrande sacrée des justifications repeintes de frais et des raisons garanties démocratiques.

C’est la peur de la liberté, plus encore que le goût de l’argent ou du pouvoir, qui conduit la plupart des importants à se faire les relais et les exégètes des règles du jeu. Le tropisme de soumission qui leur a été comme perfusé depuis l’enfance fait peu de cas de leur volonté, de leurs idéaux, de leurs analyses, de leurs frondes ; leur générosité elle-même s’éteint lorsqu’ils soupçonnent qu’elle pourrait les conduire à la révolte. L’angoisse que leur impose un siècle où tout vacille, rien ne les a préparés à l’affronter, encore moins à s’en faire une alliée. Leurs responsabilités et leur savoir l’exacerbent : plus ils avancent en importance, plus il leur est urgent de s’en débarrasser. Se sentir séparés de la foule mais, en même temps, noyés en elle, tel est leur obscur désir. Comment ne se précipiteraient-ils pas dans les tourbillons de l’énorme panique collective où le renoncement de presque tous entretient la domination absurde de quelques-uns ? Qu’ils l’approuvent ou qu’ils le critiquent, ils sont fascinés par le gigantesque jeu de société dans lequel cette panique feint de s’organiser, ce jeu maniaque dont la cité tout entière proclame la puissance, dont tout ce qui dispose d’une autorité ou d’une influence se fait l’avocat, le héraut, le camelot.
Quel courage il leur faudrait pour ne pas calquer leur image sur celle de ce monde en déroute, leur mensonge sur son mensonge ! Ils savent pourtant parfaitement que la démocratie si diserte, si respectueuse, si attentive aux différences, si experte, si savante, si interactive qu’inventent inlassablement les frères communicateurs, c’est une réclame. Ils savent sous quel règne implacable il vit, le beau fantasme démocratique. Ils savent que, quand ils le défendent, leur optimisme sent le cadavre. Cette modernité-là, il est vrai, la plupart d’entre eux auraient secrètement préféré qu’elle n’existât jamais : elle leur coûte trop de honte. Mais cela, ils n’osent pas se décider à le dire. C’est leur irrécupérable faiblesse. C’est leur faute impardonnable. Ils préfèrent faire semblant. Ils préfèrent tout fausser. Mais comment feraient-ils autrement ? Ils se méfient d’eux-mêmes encore plus que du peuple. Ils ne refusent le peuple que parce qu’ils se refusent eux-mêmes.

Les importants de la vie publique comprendront-ils un jour pourquoi on les observe avec cette angoisse croissante ? Ne voient-ils pas dans quel drame il se débat, ce peuple tiraillé entre sa pusillanimité ancestrale et l’absurdité patente de continuer à s’en remettre à elle ? Ne le voient-ils pas hésiter devant un immense renouvellement dont ni les marchands, ni les professeurs d’éthique n’ont la clef ? Favoriser un peu cette naissance, ne serait-ce pas plus utile que de travailler à une image que, de toute façon, les imbéciles seront les seuls à prendre au sérieux, et qui sera la risée de l’avenir ? Ne vaudrait-il pas mieux se faire l’avocat du désir du peuple plutôt que le conseil de sa névrose, de sa nécrose ? Pourquoi, au risque de se brouiller avec tous les stratèges, et peut-être avec leurs propres électeurs, ne se feraient-ils pas accoucheurs de ce désir ? Pourquoi pas une autre vision de la politique, peut-être même une autre esthétique de l’action ? Venir aux affaires publiques, profiter de ce passage pour libérer ce qui peut l’être, puis, s’il le faut, retourner, l’esprit en paix, à des tâches plus obscures, ce jeu-là ne les tente pas ? N’offre-t-il pas assez de gages à leur volonté de puissance ? Sans doute y faudrait-il moins d’importance, et plus d’existence. Au moins, si l’aventure leur semble impossible, ou trop risquée, qu’ils ne se prennent pas pour des saint Sébastien percés des flèches de l’incompréhension publique ! Pourquoi des gestionnaires tout occupés de leur propre succès devraient-ils susciter l’affectueuse sympathie d’un peuple que tourmentent toutes les incertitudes ? Faudrait-il que les citoyens se relaient pour pleurer leurs ambitions insatisfaites ? Qui la maltraite le plus, la démocratie, les quidams déçus qui n’ont d’autre ressource que la brocarder ou ceux qui s’y comportent en employés de grande surface pressés de devenir enfin chefs de rayon pour pouvoir, entre gens habiles, mépriser la nature humaine comme elle l’a toujours mérité ?

Pour aggraver l’embarras des quidams, les gentils critiques agréés de la modernité ne le cèdent en rien aux puissants. Surenchérir de subtilité vengeresse dans l’analyse du démon économique alors que non seulement on accepte de vivre sous sa loi mais qu’on proclame encore à l’envi qu’on ne saurait sérieusement en imaginer une autre, quel talent ! C’est à qui lui tirera les cornes le plus fort, à ce vilain, mais c’est à qui regardera de plus haut ceux qui prétendent qu’il n’est qu’un épouvantail inventé par des malins pour faire peur à des enfants timides, qu’il n’y a, hormis la débandade des intelligences, la nullité des imaginations, la couardise des cœurs et l’avachissement des désirs, aucune raison que son règne se prolonge indéfiniment, qu’il n’a d’autre pouvoir que celui que lui a accordé hier une humanité à qui, comme à une grisette, un chemin de fer suffisait à faire perdre la tête et que proroge aujourd’hui sa descendance, radieuse de se croire définitivement à l’abri de tout sursaut de vitalité, fière de mettre de plus en plus d’efficacité à se détruire, experte à ne ramener jamais dans ses filets que de nouveaux motifs de s’humilier.

Ses plus fidèles serviteurs ne sont pas toujours les meilleurs apôtres de la grosse bête économique ; s’ils perçoivent les dividendes de leur soumission, ceux-là en portent aussi les marques infamantes. Sa nécessité, son statut d’irréversible grossièreté, ses prétendus adversaires contribuent largement à les lui fabriquer. Feignant de la combattre, ils ne désirent que gonfler démesurément sa puissance pour se protéger de la tempête qui s’abattrait sur eux le jour où il leur faudrait se reconnaître libres de son joug. Ce mythe originel de la possession, auquel ramène toujours l’argent, mythe vide de toute espérance, exempt de toute rédemption, promesse écrasante de malheur pour des générations de générations, les sommaires maîtres d’hôtel de la modernité ne sauraient le concocter et le mijoter sans l’aide active de leurs fidèles escouades de marmitons de l’humanisme et de la bienfaisance, spécialistes de la critique indolore et de la contradiction affectueuse : ils s’y entendent, eux, pour donner à l’argent sa bouteille, son chic, sa classe ! Ils soufflent à leurs patrons des idées fabuleuses, par exemple celle de persuader les citoyens de remplacer le mot de liberté par cette trouvaille épatante : espace de liberté. Il suffit de si peu! La liberté transformée en espace de liberté : le ciel des humains se ferme. Personne n’est plus pour personne le reflet et la validation d’un désir. Personne n’est plus une trace sur le chemin de personne. La souffrance de personne ne peut plus aider personne à surmonter la sienne. Tout est sans recours et sans pitié. Le monde n’est plus qu’un cadavre dont les citoyens réclament leur portion selon des quotas établis par des ilotes instruits. À vos espaces de liberté, citoyens hamsters ! Votre vie, c’est de faire de la com dans des cours de récré pour quadras, de la muscu pour libido dans le jardinet de vos fantasmes !

Et les quidams de songer. On peut donc, au nom de la règle du jeu, alors qu’on va tutoyer les planètes et visiter les secrets de la vie, enfermer la conscience des humains dans des espaces de liberté dont le seul nom atteste que, dehors, c’est la prison ? On peut donc se savoir voisin de tous les habitants de la Terre et appeler politique la gestion paperassière de contentieux dérisoires ? On peut donc, à longueur de discours, célébrer les différences et faire vivre les gens dans l’enfer de la surveillance réciproque ? Proclamer la nécessité de l’expression et les inviter à s’agglutiner comme des mouches autour des mêmes comptoirs ? Quel mal s’est abattu sur le monde ? Pourquoi tout va-t-il à rebours de ce que le premier venu perçoit comme une évidence ? Qu’est-ce que cette règle du jeu qui nomme liberté ce qu’elle enferme ? Qui l’a inventée ? Pourquoi ? Et pourquoi s’est-elle imposée comme une loi ? De quoi est-elle faite ? Est-elle ancienne, est-elle nouvelle ? Comment ne pas s’interroger quand aucune initiative, aucune idée ne semble plus avoir d’autre fonction que de la mettre en valeur, quand les champions du dialogue social et les fanatiques de la nécessité économique la célèbrent en chœur ? Comment en sont-ils venus à donner l’impression, même quand ils se querellent, qu’ils sont attachés au même piquet, qu’ils broutent la même herbe ? Pourquoi parlent-ils tous d’ouverture au monde en tirant leurs verrous ? Pourquoi prennent-ils tous leurs querelles d’avares pour de fortes aventures intellectuelles ? Pourquoi ces chantres hardis du progrès et du risque passent-ils leur temps à s’assurer et à se réassurer, et à se réassurer encore contre les réassureurs ? Pourquoi toujours le même décor avec, aux manettes, l’œcuménisme des financiers, prompts à déverser leur argent dans les râteliers les plus divers et, au pupitre, les besogneux du commentaire, rendus susceptibles par le néant qu’ils débitent et attifés de toges de plus en plus solennelles, mais toujours trop courtes pour dissimuler leurs entraves ?

Pourquoi le décalque du monde est-il en train de se superposer au monde ? Pourquoi son image, loin de le refléter, le dissimule-t-elle ? On fait semblant de penser à lui, de parler de lui : on ne s’occupe que du décalque, on ne se tourmente que pour l’image. On raisonne, on agit, on prévoit, on organise ; tout à coup tout semble s’écraser contre une vitre, tout se fige, tout devient plat, stupide, inutile. Casser la vitre ? Les précautions sont prises. Aplati contre elle, voici tout le panthéon : les tenants de la modernité glorieuse, ses opposants déclarés, des humanistes entre deux colloques. De temps en temps, un floc! signale qu’un expert en mal-être social vient de finir son parcours. Encore un qui est allé dégoter un furoncle pas possible, qui a gueulé à l’horreur, qui a dénoncé la société à mort avec des trémolos à n’en plus finir. Puis qui a baissé le son en douceur, qui a modulé son indignation en souplesse jusqu’à la shunter et qui, finalement, comme ses prédécesseurs, pour réfléchir sereinement au meilleur moyen d’éliminer la nuisance, a collé son tarin sur la vitre à côté de celui du patron.

C’est qui les plus pires ? se demandent voluptueusement les quidams. Quel est le tiercé gagnant ? Les cyniques, bouffeurs de stokopchionnes ? Les socio-enfarinés des valeurs ? Les révolutionnaires genre beaux gosses bien dans le coup qui ne feraient pas de mal à un capitaliste ? Quel est le plus grand danger, le démon, ses diables, ses diablotins ? On n’en voudrait pas aux quidams de prendre ces choses à la blague si on devinait de quel sérieux cette dérision est l’envers : car ils sont infiniment sérieux. En cherchant bien, ils ont même une idée, une seule probablement, mais qui vaut cent ans de chroniques politiques : le monde n’est pas comme ça. C’est une idée qui leur vient d’ailleurs, de cet ailleurs que les autres ont massacré, ou n’ont jamais connu. C’est une idée de pauvres, de gens problématiques, de têtes de linottes qui font semblant d’écouter ce qu’on leur raconte mais n’en retiennent jamais un traître mot. Ils l’ont trouvée dans le bac à sable qu’ils ont encore dans l’âme, parmi la terre des squares de banlieue et les coquillages cassés des dernières vacances. Elle leur est venue tandis qu’ils tricotaient leurs petits barbelés de sagesse autour de leurs désirs avortés. Tandis qu’ils installaient dans leur cœur, grain à grain, un désert fait tout exprès pour y tenir au chaud leurs soupirs et leurs sanglots, pour qu’ils viennent y arroser leurs souvenirs fanés.

Il n’est pas vrai que les quidams ne s’intéressent pas aux affaires du monde, même si le rôle qu’on leur confie leur fait honte, même s’ils ont besoin de toute leur résignation pour jouer les zozos badgés qui quémandent leur ration de compétence auprès des spécialistes, tout fiers s’ils sont éventuellement associés, comme jadis à l’aménagement de leur chambre de gosse, à celui du jardin public et des passages piétons de leur commune. C’est leur habitude ancestrale de s’ennuyer avec dignité dans les assemblées où actionnaires, syndicalistes, militants ou sectateurs de ceci ou de cela rivalisent d’originalité pour faire écho, le plus fidèlement possible, à l’opinion de ceux qui posent à la tribune. La vérité officielle, c’est qu’ils désirent ardemment qu’on peaufine leur quotidien, qu’on offre un lifting à leur concret : ils laissent dire et, si nécessaire, approuvent. Ce sont là balivernes rituelles qu’on raconte en politique, comme, dans les mariages, les gauloiseries. Ils feignent de les trouver bouleversantes et se demandent, à part soi, ce qu’ils désirent vraiment. En attendant, ils apprennent à débattre, à objecter comme il faut, à élever la voix, à s’indigner. Singer l’élégance et l’habileté des importants est bien plus facile qu’ils ne le croyaient : le talent nouveau qu’ils se découvrent en s’adonnant à ces exercices leur fait oublier qu’ils sont frivoles. La vie politique ressemble à la course à la cocarde : on y invente des petits dangers pour se protéger des plus grands.

Il n’est pas vrai qu’ils soient individualistes, sinon par dépit amoureux, sinon parce que les équipes dont on leur vante l’immense valeur humaine ne sont que de grossières machines de guerre, destinées à combattre d’autres équipes, à ruiner d’autres quidams. Que peuvent-ils croire de l’humanisme de ces importants qui vont racoler, de l’autre côté de l’Atlantique, des hâbleurs ignorants et prétentieux aux gages de vingt mille francs par jour pour qu’ils viennent leur expliquer qu’ils doivent être les concurrents de leurs voisins de bureau, de couloir, de cantine, que ça les rendra heureux, que ça fera le monde plus harmonieux ? L’individualisme des quidams, c’est celui de l’amitié douloureuse, du découragement, de la tristesse : les joyeuses équipes dynamiques que forment les autres, de quelque bénédiction qu’elles s’honorent, ce sont des gangs.

On se fait trop vite des relations sur le boulevard de la modernité. Rien à tirer de ces types à tu et à toi parce qu’ils ont fait la même école, qu’ils grimpent les barreaux des mêmes échelles, qu’ils courtisent le même boss, qu’ils se refilent périodiquement le même caviar. Passe pour leur chemise trop blanche, avec ces deux plis verticaux, de chaque côté de la poitrine, qui les font ressembler à des étagères. Mais ils posent, sans s’en douter, une sacrée question. Il suffit de les regarder pour comprendre qu’ils ne pèsent pas lourd. Ils batifolent dans les espaces de liberté mis à leur disposition par le service des relations humaines comme les conscrits, sous l’œil de l’adjudant, dans la cour de la caserne. Pour un rien, leur gentillesse peut tourner vinaigre. Leurs sentiments sont des casaques imposées par les circonstances. C’est là-dessus qu’ils trichent le plus, les importants. C’est ça leur talon d’Achille : les relations. Plus ils font de stages, plus ça cloche. Là est le point commun de tous les importants du monde, leur signe de reconnaissance, leur secret à l’envers. Leur messagerie, c’est www.tricherelations.

Jalousie ? Non. C’est à leur vie que pensent les quidams, toujours à leur vie : ils ne pensent qu’à ça. Ils se demandent si elles valent mieux que les gangs des importants, leurs bandes de copains qui ruminent les mêmes rancœurs, se trempent les fesses dans les mêmes vagues, se prennent la tête aux mêmes soucis, payent les mêmes impôts, cassent les œufs pour les mêmes omelettes, font le même boulot, et même l’amour aussi, parfois. Tout ça, au caviar près, fonctionne comme chez les importants. D’un côté, les barreaux qu’on a installés autour de soi ; de l’autre, le code. Cul et chemise. Le code, c’est les barreaux. Les barreaux, c’est le code. La seule bretelle d’autoroute pour échapper à tout ça, c’est soi : forcé qu’on se sente perdu. Même si l’on a de bonnes raisons de croire que, tout au bout, le monde recommence à exister, que les autres laissent tomber leur défroque de reflets, que la vie se décide à être enfin ce qu’elle est : le club universel des sans-club, l’étoile polaire des sans-repères, le point de fuite de tous les paumés, de tous les vivants.

Pas un quidam qui ne se reconnaisse dans l’aventure des compagnons de l’embouteillage. Un éclair inattendu, un flash de vérité : ils se sont sentis proches des autres, du monde, d’eux-mêmes. Tout leur a fait signe, les boutiques, les lumières, les talons des femmes qui télégraphiaient que la nuit approchait. Le silence minéral des collègues leur a confirmé qu’ils ne rêvaient pas. Tout ce quotidien dont on leur chante les vertus est venu s’asseoir au milieu de leur songerie comme un boulet, comme un appel, comme une question. Avec des images d’importants, bien sûr : comment seraient-ils absents de leurs pensées puisqu’ils leur désignent l’avenir, et le leur ferment ? Le verdict est tombé. Il s’est formulé tout seul : c’est non. Sans colère. Sans illusions. Sans rêves de chemins de roses. Sans bêtises de lendemains qui chantent. C’est non. Ce ne peut être que non. Il n’est pas vrai que ce monde soit humain. Être soi-même humain, c’est le lui dire. Rien d’autre, jamais. C’est la méfiance, fille de la haine, qui le guide; grossière, le plus souvent, parfois plus fine. Dictée par l’intérêt, par la ladrerie. Imposée par l’obsession de soi, par l’orgueil.

La méfiance est connaturelle à cette société-là. Elle y a été instaurée en règle, en principe, en loi. Il n’est presque personne qui ne souhaiterait échapper à cette horreur mais il n’est presque personne qui ne tire alibi d’une aussi bonne intention pour s’y enchâsser chaque jour un peu plus étroitement. Tenter de transformer cet univers, tenter bêtement de le renverser, c’est voler au secours de la peur qui le fonde, c’est valider son impuissance. Prétendre changer ceux qui y vivent, c’est céder soi-même à la plus stupide des vanités, à la pire méfiance. Il reste le non venu du profond du désir. Il reste le sourire de l’ironie. Il reste la distance infinie, et son corollaire, l’existence incertaine, rebelle, toute simple. Ne pas demeurer une seconde de trop dans ce marais. Ne rien croire de ce qui s’y raconte. Ne pas lui prêter un iota de son être. N’y aspirer à rien. Y trouver sa subsistance quand on y est contraint, et quand on le peut. Toujours préférer fuir. Protéger ce non où il y a l’enfance et l’avenir, soi-même et le monde. Ce refus n’est pas une bannière, un style, une dérobade, un prétexte à violence ; c’est l’envers silencieux, paradoxal, nécessaire, d’un oui. Travailler ce non jusqu’à ce qu’il tinte comme un oui aux oreilles de quelques-uns. On ne peut en effet en douter : le oui que réclame la modernité, c’est un non.

De plus en plus difficile d’expliquer. À la moindre contestation, des types se jettent sur vous, vous prennent à la gorge et vous demandent, la voix tremblante, quelle solution vous avez à proposer, vous qui critiquez si bien. Comment montrer à ces bons élèves, à ces chefs de classe qu’ils ne voient rien, ne devinent rien, ne sentent rien, ni l’eau ni le feu, ni l’âme ni le corps, ni la vie ni la mort ? Qu’ils sont des innovateurs de vieilleries ? Que le monde n’est pas un problème à résoudre mais un désir, un appel ? Presque impossible. Leur volonté de puissance et leur angoisse siphonnent les mots qu’on leur adresse avant même qu’ils ne les entendent. Leur fierté, c’est que rien ne mord plus sur eux. “C’est dans la seringue”, disent gaiement les grands importants quand les choses tournent comme ils le souhaitent. À leur avis, les quidams aussi sont dans la seringue : ils ressembleront bientôt en tout point à ce qu’ils veulent qu’ils soient. Ils ont peut-être raison. Tout va tellement vite ! Alors chacun pourra se mettre sur son trente-et-un pour aller discuter réalisme sous le chapiteau du grand cirque de l’Importance et de sa gentille contradiction réunies. Mais si, au risque de mettre en péril leur prochain contrôle en marketing social, quelques jeunes étourdis ont encore la faiblesse de se demander dans quelle époque ils vivent, il se trouvera forcément un clochard épanoui pour leur expliquer qu’au temps où il était lui-même étudiant en littérature on n’imaginait pas un conférencier qui, avant de ranger ses notes, de serrer quelques mains et de partir pour de nouvelles aventures, ne rappelât, avec l’air de gravité qu’il fallait, que notre civilisation savait désormais qu’elle était mortelle. Eh bien ! Elle est morte !

À votre santé ! Et à la prochaine !

Guyancourt

LE MARCHÉ XXX

Guyancourt. Guyancourt et ailleurs. Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence de difficultés repérables et repérées. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. La preuve en est qu’il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents ; que les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé ; que les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure ; que certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut même tuer. Le titre du film récent dit tout : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Il faudra très peu de temps pour que les mêmes causes produisent, presque mécaniquement, les mêmes effets dans les pays où les délocalisations vont porter les mêmes principes.
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Le malheur dont est responsable le travail moderne est spécifique. Il doit très peu – de moins en moins – aux circonstances particulières de tel pays, de telle inspiration politique, de telle entreprise. Aucune révolution n’en triomphera. Aucun appel à l’humanisme ne le conjurera. Il résulte d’une folie qui se donne l’allure d’une rationalité imparable ; mais un fou, disait Chestov, a tout perdu, sauf la raison. Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Ce n’est pas l’arbre qui s’abat sur le bûcheron. Ni la lourde chaîne qui rompt et la pièce de métal qui écrase l’ouvrier. Ni l’imprévisible circonstance qui fait soudain une tragédie d’un geste mille fois répété. Ni les produits sournois qui ruinent la santé de ceux qui les manipulent. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui tisse ce malheur. Ni le stress, ce mot poubelle chargé de tout ce qu’on ne veut pas dire. Ce n’est pas non plus la mauvaise volonté des salariés qui est responsable de leurs souffrances. Ni le regard critique qu’on porte sur l’entreprise. Ni le pessimisme que les nantis ont coutume de reprocher aux faibles et aux opprimés. Faussaires de la joie de vivre, négationnistes du désarroi, c’est parce qu’ils ne veulent pas que ce malheur-là soit jamais guéri que ces coucous sortent périodiquement de leur boîte pour un numéro de satisfaction gueularde où ils sont les seuls à voir de l’optimisme.
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Les travailleurs luttent pour les salaires, l’emploi, les conditions de travail. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans une entreprise ou avoir décidé de se désintéresser de ses contemporains pour ne pas les y encourager. Mais l’élan des luttes, pour autant qu’il existe encore, ne doit pas cacher une dure vérité. Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance et de la tolérance, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et nous y brûlerons tous. Et toutes. Car l’enfer, c’est la séparation, et l’entreprise la mieux gérée du monde, la plus respectueuse de ceci, de cela et tralala, est aujourd’hui séparée de la vie.     « Je ne dis pas cela pour démoraliser », chante Jean Ferrat.
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Dans d’autres circonstances, on s’amuserait franchement. Des négociations ont été ouvertes chez Renault entre la direction et les syndicats. Elles portent sur trois points. On formerait l’ensemble des managers à la gestion du stress. On inventerait des séances de causette pour réinjecter un peu d’humanité dans les relations de travail. Et on envisagerait de reprendre la réflexion sur un système de partage des bureaux qui permet de réduire les frais. Sur un plateau de la balance, vous posez ces trois fariboles. Sur l’autre, la pensée des morts et les insomnies des vivants. Ça penche d’un côté ? Faites la tare avec l’aveuglement du patronat et la myopie des syndicats. Ni les uns ni les autres n’ont senti que le remède et le mal n’étaient pas du même ordre.
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Surveiller et punir, tout le monde a lu ce livre. Rappelez-vous les commentaires de Michel Foucault sur le panopticon de Jeremy Bentham, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Eux sont exposés. La vie sous la menace du regard de l’autre. Ou le sommeil.
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« Résister se conjugue au présent. » Cette belle affirmation de Lucie Aubrac est partout. Mais, dans cent ans, un Michel Foucault bis expliquera que Jeremy Bentham peut être cité parmi les précurseurs des méthodes managériales venues, pour l’essentiel, des États-Unis et du Japon, et qui, apparues en Europe à la fin du XXe siècle, auront largement contribué à précipiter le suivant dans le non-sens. Cette révélation scandalisera infiniment les intellectuels et les journalistes de l’époque, s’il en reste. Ils multiplieront les témoignages d’indignation et regretteront in petto que la fermeté de leurs convictions démocratiques les empêche de précipiter dans un cul-de-basse-fosse tel confrère dont le soutien leur paraît trop timide. Ils éplucheront notre siècle, le radiographieront, le convoqueront au tribunal qu’ils auront tout exprès bricolé pour lui. Rivalisant d’une sainte colère, ils exigeront à qui mieux mieux mémoire et repentance. Presque personne ne voudra remarquer que cette gigantesque activité justicière ne leur laisse plus une seconde pour se pencher sur leur temps. C’est pourquoi, au début du XXIIIe siècle, un Michel Foucault ter
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Un amateur, ce Jeremy, dira-t-on, mais il a donné à penser aux managers. Eux ont fait avancer le système. Plus besoin de prison, de murailles, de surveillants. Même plus besoin d’entreprise. Le télétravail a réduit les frais et limité les échanges. Avant qu’il ne soit complètement mis en place, ils avaient trouvé un truc décisif : l’individualisation des objectifs. Une merveille, cette horreur. Le gars s’enfermait tout seul. Il était à lui-même sa prison et son surveillant. Il coexistait avec ce qui le menaçait. Mieux : il l’inventait. Victime et bourreau. Le bracelet électronique cérébral. Il plaçait lui-même la barre au-dessus de la hauteur qu’il savait pouvoir sauter ; de cette façon, il devenait son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand il jouait avec les allumettes. C’était fait. Il s’en prenait à lui-même. Il était bouclé dans son âme, et il le savait. Il traînait ce secret dans les réunions électorales, au lit, à l’église, au tiercé. Trapus, les mecs qui avaient inventé ça. De sacrés fumiers ! Notez, la clef du système restait dans la poche du prisonnier : un « je t’emmerde » bien placé et tout pétait. Mais c’était ne plus bouffer : mauvais pour la santé. C’était surtout le grand air, le grand froid, la grande peur, la liberté non aménagée. Brrr ! Mieux valait prendre la pose. Ils la prenaient tous. Par exemple, ils se racontaient, via la trouille moralisée, qu’ils faisaient le bonheur de leurs enfants. Ou, via la trouille domestiquée, qu’ils allaient devenir les rois du monde. Ou, via la trouille marxisée, que tout cela était une partie de qui perd gagne. Ou, via la trouille démocratisée, que les prochaines élections remettraient les choses d’équerre. Ou, via la trouille sanctifiée, qu’en s’écrasant devant leurs managers, ils travaillaient à la rédemption. Ou, via la trouille esthétisée, qu’ils regardaient ça de si haut qu’ils s’en foutaient, s’en foutaient, s’en foutaient.
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Voilà trente ans qu’une poignée de gens à laquelle je crois appartenir osent dire, contre le silence de droite et le mutisme de gauche, que ce système est meurtrier. Il était à craindre que ce ne fût pas une formule. Guyancourt est un fait central. Pas un fait central : le fait central. Le fait central de notre prétendue civilisation : le système de travail sur lequel elle repose tue. Le système de travail si virilement mis en place par les patrons, si courtoisement combattu par les syndicats, si poliment accepté par les citoyens, les travailleurs, les consommateurs et les téléspectateurs est un système de mort. Ne parlons donc pas d’autre chose.
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Trêve de gentillesse. Le gel des bureaux partagés, les laïus pour réhumaniser l’entreprise, la gestion du stress, tout cela ne porte qu’un nom : la honte. Va-t-on demander aux instituts qui ont installé les procédures qui tuent de mettre en place celles qui vont soigner les survivants ? Je ne voudrais pas me trouver à la table où patrons et syndicalistes discutent. Vraiment je ne jetterais pas la pierre à ceux qui, sans un mot, se lèveraient et quitteraient les lieux. Il faut du courage, quand tout le monde mâchonne les mêmes bobards, pour ne pas faire semblant et avouer qu’on n’y peut rien. Même si on est sûr que la dînette des intérêts lourdingues et l’exaltation masturbatoire de la compétition économique ne peuvent pas faire un avenir.
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Devant tant d’injustice, les gens de la direction pleurnichent. On les « stigmatise », eux qui ont mis si gentiment au boulot des psychologues tout ce qu’il y a de sympa pour enquêter sur le stress ! Les malheureux. Ils sont là depuis cinq ans, dix ans, vingt ans et ils n’ont toujours rien compris au film, pas un mot, pas une image ! La déprime des autres leur fait de la peine, mais l’idée qu’ils font fausse route ne les effleure pas. Une direction ne peut pas faire fausse route. Ce qui est marqué sur du papier glacé ne peut pas faire fausse route. Les procédures validées ne peuvent pas faire fausse route. Le progrès de l’économie par l’économie pour l’économie ne peut pas faire fausse route. L’obéissance ne peut pas faire fausse route. Ce qui est bon pour la carrière ne peut pas faire fausse route. La politesse entre gens du même monde ne peut pas faire fausse route. L’esprit de l’entreprise ne peut pas faire fausse route. Les copains ne peuvent pas faire fausse route. Oh ! Les niais ! Oh ! Les ignorants, quand même ils parleraient douze langues et frissonneraient à Mozart ! Les pauvres, les pauvres gens dont la moindre circonstance peut faire si aisément, avant même qu’ils ne s’en aperçoivent, des misérables ! Ce qui tue, comment comprendraient-ils jamais que c’est ce qui réussit à l’entreprise, ce qui lui fait des bons comptes et des bons amis, ce qui la met au niveau, au sommet, à la pointe, au top ! Comment verraient-ils de quelle minutieuse, implacable, effrayante négation des êtres se paient, jour après jour, la vanité de quelques anciens bons élèves et les rots retentissants de leurs actionnaires puisque, de ces anciens bons élèves et de ces actionnaires, ils ont choisi d’être les larbins distingués ? Comment oseraient-ils s’avouer qu’on en finirait en quinze jours avec le stress et sa gestion si l’on mettait froidement à plat toutes les procédures de travail, si l’on allumait un feu de joie avec les bouquins de management où l’on cache les DVD pornos, si l’on virait une fois pour toutes, sans retour, les consultants et les instituts qui, consciemment ou non, organisent le massacre des managés ?
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J’ai vu tant de gens pleurer, tant de gens incapables d’aller au bout de la phrase imprudemment commencée. Ce poids, ce poids… Ce n’est pas qu’une entreprise soit un lieu maudit, ni les hiérarchiques toujours des bourreaux. Que pèsent-ils d’ailleurs, ces petits chefs, dans ce cyclone confus de violences anciennes et nouvelles, dans ce fascinant entassement de verrous, dans cet invraisemblable amas de silence que tentent vainement de séduire des mots fabriqués à la demande, comme des gaufres ? Des sémaphores, des pantins décorés, voilà ce qu’ils sont, les petits chefs. S’ils s’accrochent plus fort que les autres aux oripeaux du rôle, c’est qu’ils craignent de se retrouver tout nus bien plus vite.
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Ils me disaient que je détestais les entreprises. Mais non ! J’étais fasciné comme personne par ce nœud de passions, par cette fureur rentrée, par ce pathétique avortement, par cette conspiration d’apparences souffrantes, et ces mots mécaniques, et ces accords désaccordés, et ce tissu déchiré, et cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Un lieu auquel personne ne comprend rien, qui ne peut rien inspirer à personne et où il faut, l’air enjoué, faire semblant d’aimer des choses inertes comme si elles apportaient le salut. De ces bureaux propres et vides, de ces couloirs pour nulle part montent parfois les soupirs, les appels légers, les gémissements étouffés qu’on guette dans les ruines après le tremblement de terre. On l’entend, cette rumeur, on lit dans le regard de ceux qu’on croise qu’ils l’entendent aussi, puis on doute si ce n’est pas là un bruit enregistré. Si ça parlait dans une entreprise, si ça parlait vraiment, elle exploserait. La complicité de méfiance qu’elle suscite la protège.
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Stupéfiant que personne ne s’intéresse jamais à la vie énorme qu’il y a là-dedans. Une vie qui se refuse, qui se renie, qui se cache, mais une vie quand même. Je suis allé voir ce qui se disait sur le sujet à l’Assemblée nationale, il y a vingt-cinq ans, le 13 mai 1982, quand on y discutait des lois Auroux. Le ministre socialiste les présentait en personne. Pour le RPR, Philippe Séguin lui répondait. Des propos sans âge, des mots vides, les mêmes politesses qu’on continue de s’adresser, dans les réunions, entre rombières économiques. Le ministre n’hésitait pas à affirmer que « notre première richesse sont (sic) nos entreprises et les femmes et les hommes qui y travaillent. » J’ai assez commenté ici cette idiotie stalinienne. Rien à ajouter. Si vous êtes une richesse, vous êtes un esclave, point final. Un esclave contraint, on le défend, on le libère ; un esclave volontaire mérite sa chaîne, rien de plus. À la navrante approximation de la gauche, Philippe Séguin, soucieux de tenir les deux bouts de la chaîne (précisément), c’est-à-dire de ne perdre de vue ni l’humanisme ni l’efficacité économique, répondait, au nom de la pensée RPR, par une proposition paralogique, par une fausse symétrie que j’ai retrouvée cent fois dans la bouche de braves gaziers de DRH tentant de se persuader que ce qu’ils faisaient n’était pas entièrement stupide : « Pour nous, l’entreprise est à la fois un centre de production et une communauté d’hommes. » Non. L’entreprise n’est pas une communauté d’hommes. Au mieux, une collectivité obligée, subie. Et qu’elle soit un centre de production n’éclaire rien. La question est de savoir ce qui s’y fait, dans ce centre, et pourquoi, et comment, et quelle idée de l’homme s’y trimballe, et dans l’intérêt de qui.
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En trente ans, rien n’a changé. L’entreprise reste un continent ignoré. Pas inexploré pourtant. Au cinéma, L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout, Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Bien avant, la magnifique leçon de Max Pagès et ses disciples, L’emprise de l’organisation. Puis Le mythe de l’entreprise, de Jean-Pierre Le Goff. Et Souffrance en France, de Christophe Dejours. Un continent exploré, mais ignoré. On va pleurer en regardant L’emploi du temps et, le lendemain, au bureau, on manage comme si de rien n’était. Pouce ! crient les enfants qui sentent un caillou dans leur chaussure en jouant au gendarme et aux voleurs. Le travail est un gigantesque Pouce ! hurlé à la vie. On doit s’y contenter de banalités sinistres, de rengaines. Réconcilier la France avec l’entreprise, opinait à tout hasard François Mitterrand, que ces trivialités assommaient.
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La panoplie des méthodes managériales est aussi inépuisable que la rouerie et la mauvaise foi de ceux qui les mettent en œuvre. Se contenter de désigner quelques pratiques détestables revient à donner un feu vert à l’apparition de leurs sœurs jumelles, au risque de les trouver plus perverses encore. Le problème posé par ces méthodes est global. Il dépasse largement le cadre des entreprises et du monde du travail ; mais, dans ce cadre même, on ne peut comprendre de quoi il s’agit si on ne cherche pas ce qui fonde ces manipulations et explique la misère qu’elles créent.
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Paradoxe. L’utilité des entreprises n’est pas à démontrer. Pourtant les salariés, dans leur écrasante majorité, les vivent comme des lieux d’absolue fermeture et témoignent qu’en dépit de tous les dispositifs mis en place pour aérer les locaux et les esprits, l’air y est irrespirable, suffocant. Cherchant son identité dans ses performances ou dans une sorte de singularité collective, l’entreprise peut parfois susciter dans son personnel, quand tout va bien, un enthousiasme passager ou quelque fierté, pour le losange de Renault par exemple, l’un et l’autre liés à la satisfaction d’intérêts élémentaires, argent, volonté de puissance, besoin de protection. Mais cette excitation n’a rien à voir avec le sens. Le « losange dans le cœur », quel pitoyable refuge pour des gens de trente, quarante, cinquante ans ! Le losange dans le cœur, les Cœurs Vaillants : le même narcissisme de groupe, gentillet ici, cruel là. Les ados de banlieue sont bien plus adultes ! C’est que les entreprises, n’ayant plus avec la société qui les entoure que des rapports d’intérêt et de ruse, ne savent plus rien de ses rêves. Plus elles entassent les études de marché, moins elles la connaissent ; plus elles s’imaginent la dominer, plus elles s’enferment en elles-mêmes. Leur énorme naïveté est de vivre comme un triomphe cette victoire à la Pyrrhus. Privées de toute affinité de sens avec le monde où elles vivent, elles prétendent sécréter leurs propres valeurs : en fait, elles admirent leur image.
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Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent encore se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations différentes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par des intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce principe de Carlos Ghosn, que rapporte un bel article de Sonya Faure dans Libération, n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à traîner mes guêtres, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité du propos, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, va les rendre disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que ce fatras typiquement sectaire porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée, de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.
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Il a fallu beaucoup de perversité à une minorité de dirigeants et beaucoup de naïveté, d’ignorance et de lâcheté à la majorité d’entre eux pour laisser s’installer cette horreur. Un jour, un romancier montrera de quelle dégradation de la société occidentale elle aura été le signe et l’accélérateur. Égocentrisme craintif, matérialisme obtus, défaut radical d’imagination et de liberté, pathologie de l’obéissance, telles sont les belles vertus qui ont concouru au succès apparent des pratiques managériales.
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J’ai souvent eu à séjourner quelques semaines ou quelques mois de suite dans une entreprise. Sans rien y trouver de monstrueux, je ne parvenais pas, en dépit de la gentillesse de beaucoup de mes interlocuteurs, à m’y sentir à l’aise. Je me souviens du sentiment bizarre qui m’envahissait quand je quittais des bureaux installés dans une tour de La Défense et que je retrouvais le métro, la rue, les autres gens. La bizarrerie était de ne ressentir aucun changement. Comme si la « communauté » de l’entreprise ne dégageait pas plus de chaleur ni de vie que les transports en commun ou le flot des piétons pressés et nerveux. Même atmosphère dans ce temple de la technique et dans le grand hall de La Défense. Un ensemble vide, artificiellement bourré d’exigences, de chiffres, de mots. À cela près que la concentration d’angoisse y était plus forte. Un expresso à côté d’un café des Ardennes, pour reprendre les termes d’une joute dont le constant renouvellement entre ma mère et ma grand-mère paternelle scandait mon enfance.
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Dans l’entreprise, on peut fréquenter des collègues pendant dix ans ou plus sans rien deviner de leurs préoccupations. C’est que tout, par hypothèse, y est normal, que tout y va de soi, même la souffrance. Une barrière invisible – une cloison de verre ? – interdit l’accès à ce que les salariés appellent naïvement leur « vie personnelle » et qui n’est, en réalité, que la sensibilité non exprimée qui les torture. Je me sentais balourd de tenter parfois d’enfreindre la loi non écrite de cette frileuse réserve ; cette sorte de saignée mentale était pourtant nécessaire. L’entreprise est une serre à l’envers : un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; ce pacte inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Que de drames silencieux ! Des gens dont on admire et dont on envie l’équilibre, apparemment garantis pure réussite, y témoignent soudain d’une stupéfiante fragilité.
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Elle n’échappe pas aux consultants. Certains – je devrais dire et certaines : les Québécoises, je l’ai constaté à EDF, sont de première force à ce jeu-là – ont bien vu quels bénéfices on pouvait tirer de l’exploitation de ces douleurs silencieuses. Réparer le narcissisme des salariés avec le bon rire franc bien réaliste de la séduction libérée, c’est-à-dire leur faire oublier qu’ils pensent ce qu’ils pensent et différer d’autant leur éventuelle réconciliation avec eux-mêmes, faire comme si l’entreprise était une sorte de manège où de beaux brins de consultantes rient à gorge déployée et racontent au premier venu, les yeux dans les yeux, qu’il est un capitaine d’industrie, personne ne semble trouver cela un peu court, ni les vendeurs ni les acheteurs. On dira qu’à terme, une telle attitude est condamnée. Soit, mais à terme, encore une fois, ne figure pas au lexique managérial. Tout et tout de suite. C’est pourquoi l’exaltation grossière du narcissisme reste la plus efficace des manipulations managériales. À EDF, il s’agissait de persuader les gentils agents, pourtant pris dans un entrelacs de contraintes, que chacun d’eux constituait une petite entreprise personnelle (une PEP) d’où il tirerait son bénéfice individuel net (le BIN). Des âneries de cette altitude ne doivent pas être passées trop vite par pertes et profits. Il en est de même dans tous les totalitarismes : ces braves grosses blagues colportées dans une population qu’on méprise cachent un invraisemblable délire d’orgueil. D’un côté, la PEP et le BIN : fumisteries pour le populo. De l’autre, ce stupéfiant quatrain que je découvrais avec terreur dans un livre d’un maître-coacheur, Vincent Lenhardt :

Au cœur du responsable, un champion ;
au cœur du champion, un Prince ;
au cœur du Prince, un “homme nouveau”.
Au cœur de l'”homme nouveau”, l'”Esprit Divin”…

Le management vit de séduction, grossière le plus souvent, parfois alambiquée. Mais l’essence de toute séduction, c’est la prise de pouvoir. Quand les managers débitent leurs billevesées, leur cœur, comme celui de tous les sectateurs de toutes les sectes, de quelque façon qu’ils promettent le bonheur, est dur ; il s’exalte de sa fermeture, s’enivre de la puissance qu’il se prête, s’emplit de mauvais plaisir en jouissant de l’habileté cynique avec laquelle il distribue aux naïfs et aux timorés ses mensonges glacés.
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On ne comprend rien aux événements de Guyancourt si on les réduit à un simple problème d’organisation du travail auquel, dans un climat d’émotion générale, la bonne volonté des patrons et celle des syndicats pourraient trouver solution. Ce qui s’est passé dans ce Technocentre, chez Renault, dans une entreprise française, dans un système politique d’orientation libérale, et qui met évidemment en question chacune de ces instances, n’a pourtant ses racines ni à Guyancourt, ni chez Renault, ni dans les entreprises françaises, ni même dans la société libérale. La perversion spécifique du management – je l’ai constaté en Chine, je le vois aussi dans certains pays arabes – s’accommode de tous les climats culturels, économiques et politiques. Le syndrome qu’offre le management est un résumé puissamment significatif de l’angoisse contemporaine et des remèdes pitoyablement affolés qu’elle s’invente. Emporté par une inventivité matérielle qui l’a dépassé, l’homme de la modernité managériale s’est déchiré, dilacéré. Pour reprendre le mot où l’ironie populaire voudrait trouver l’expression du bonheur, il s’est éclaté. Et cet éclatement le jette deux fois dans l’angoisse. D’un côté, une activité fébrile et irréfléchie qui le contraint à se demander du matin au soir : à quoi bon ? De l’autre, des présupposés abstraits délirants, sans rapport avec la réalité humaine, et qui exaltent une volonté de puissance de plus en plus agressive et de plus en plus stérile.
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Que les circonstances créent une tension trop forte ou que les responsables se montrent particulièrement déficients – ce qui peut se dire aussi : particulièrement efficients -, en voilà assez pour faire sauter la poudrière. Le face-à-face brutal avec cette absurdité cruelle ne manque pas de troubler des gens vulnérables, ou tout simplement sensibles et scrupuleux. D’un côté, le pratico-inerte et les choses désignifiées ; de l’autre, le verbiage paranoïaque : c’est trop, c’est trop triste, c’est trop bête, c’est trop nul. Que le travailleur qui n’a jamais connu ce sentiment d’accablement lève le doigt.
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Les structures d’autorité jadis les plus rassurantes sont en déroute et, avec elles, non seulement toutes sortes de solidarités ancestrales, mais encore les représentations élémentaires qu’on se faisait, il y a de cela deux ou trois générations, de la vie, du monde, des autres et de soi. Cette débandade provoque un choc en retour d’une grande violence et suscite mille et une tentatives en vue de retrouver, par la restauration de l’ordre et de l’obéissance, la sérénité et la sécurité enfuies. C’est cet espoir impossible et naïf qui alimente la soumission à la pathologie managériale : se repérer, obéir, se sentir protégé. Mais obéir à qui, être protégé par quoi quand les idéologies tombent comme des tourterelles, quand il ne reste plus que deux puissances régnantes, et qui n’en sont qu’une, la technique et l’argent ? Obéissons donc à la technique et à l’argent. Ce mouvement de régression pourrait constituer une étape, même négative, de l’évolution si la technique et l’argent, à l’instar des pires tyrans, offraient au moins une prise à la critique et, par là, à l’altérité. Ce n’est pas le cas. La technique et l’argent sont coextensifs à l’angoisse qui oblige à avoir recours à eux. Les dominer, c’est dominer cette angoisse : cercle. On ne domine pas la technique et l’argent. Mais leur céder, c’est céder à la fuite, au soulagement de nier sa liberté, c’est procéder aux préparatifs d’un suicide symbolique. Dans ce dilemme, dans cette défaite annoncée, se trouve le fond de l’ahurissant individualisme moderne. Loin d’être le feu d’artifice de fantaisie, de liberté et de volupté que suggère la publicité, il n’est que la gestion anxieuse et forcément désastreuse de conflits insolubles.
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Tout cela pourrait néanmoins fonctionner si nous étions des soldats de plomb ou des anges, si notre existence ne se déployait pas dans la durée, si elle n’était pas constamment soumise à des choix existentiels, si nous disposions de la sécurité des fantômes ou de celle des menhirs, si nous pouvions nous couler dans un moule définitivement rassurant, de pierre ou de chair, n’importe, ou d’esprit, ou de chiffres. Mais voilà ! Jusqu’à ce qu’un laboratoire dûment agréé ait recyclé la personne humaine, il faudra l’accepter incertaine et ambiguë, menacée par le hasard, dévorée de contradictions, fondamentalement troublée et troublante. Et on ne l’empêchera pas, vivant dans le temps, de vivre par conséquent dans les problèmes, c’est-à-dire dans les choix, c’est-à-dire dans les décisions.
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Que se passe-t-il donc pour l’homme de la modernité managée lorsque les circonstances, ou sa propre réflexion, ou les deux ensemble, le placent non pas devant un de ces choix subalternes (et illusoires) qu’on fait entre des conserves de poisson, des produits culturels en promotion, des partis politiques surgelés ou des idéologies périmées, mais devant un carrefour où il sent qu’il va engager son existence et témoigner de soi-même ? Que se passe-t-il quand il devine qu’il va se choisir avec ce qu’il va choisir ? Peu m’importe ce qu’il décidera : c’est son affaire. Par contre, il m’importe au premier chef de comprendre ce qui va guider son choix, le fonder, l’assurer, c’est-à-dire, quelles que soient nos différences, nos singularités, nos oppositions, de savoir de quoi nous pouvons parler ensemble, sur quoi nous pouvons nous appuyer ensemble, sur quel terrain nous pouvons nous retrouver et constater que nous ne sommes pas seuls.
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Si, comme je le crois, la conscience de la modernité est éclatée entre des pratiques absurdes et des fumisteries sectaires, la tentation est de dire : ce terrain-là n’existe pas ; seuls, nous le resterons irrémédiablement. Pourtant, c’est une illusion. Nous ne sommes pas seuls et ce terrain existe. À condition toutefois que nous le retrouvions : toute l’affaire est qu’il n’est plus donné de façon évidente, naturelle, immédiate. Entre ces pratiques absurdes et les fumisteries sectaires qui les fondent, il n’y a apparemment plus de place pour le sens. À limiter notre regard à cette apparence, nous sommes définitivement perdus : dans les espaces vides et désolés de la modernité, nous ne pouvons plus choisir qu’entre des pulsions venues du hasard, ou de l’opinion, ou de vieilleries radotées, ou de nulle part. Il n’y a plus, entre le monde et nous, cet espace de négociation profonde où, tout à la fois, s’individualisent et se solidarisent les destinées. Les choix que nous tentons de faire, revenant sur nous comme des boomerangs, soulignent notre solitude. Incapables de fonder ces choix en nous-mêmes, puisque nous ne sommes plus garantis par aucune correspondance avec le monde, nous cherchons fébrilement à les amarrer à ceux des autres ou, ce qui revient au même, à les en distinguer. Dès lors, deux possibilités. Ou bien nous choisissons comme le plus grand nombre, au nom de je ne sais quelle sagesse collective ou ancestrale supposée. Alors nous étouffons, nous souffrons de notre authenticité méprisée. C’est l’angoisse de mélange. Ou bien nous choisissons contre ce plus grand nombre. Alors la solitude nous étreint, alors le regard critique d’autrui nous devient insupportable. Nous projetons sur lui, comme un reproche, le désir terrible que nous avons de sa présence. C’est l’angoisse de séparation. Tant que notre liberté n’a pas retrouvé la relation au monde forte et secrète sans laquelle elle s’assèche, tant qu’elle n’a pas affirmé cette humble mais réelle transcendance sur les choses et les situations qui lui fait retrouver le pays des autres, nous sommes lugubrement renvoyés de l’angoisse de séparation à l’angoisse de mélange et de l’angoisse de mélange à l’angoisse de séparation. Dans l’entreprise, la rapidité de l’alternance est vertigineuse. S’isoler parce qu’on se sent mélangé. Se mélanger parce qu’on se sent isolé. Malheur sur malheur. Il y a gros à parier qu’à Guyancourt, après ces drames, l’angoisse penchera d’abord vers le mélange. Faire corps pour oublier, pour nier, pour expliquer, pour affirmer la bonne santé collective. Jusqu’à ce qu’on en suffoque et qu’on se retrouve seul, encore plus seul.
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Qu’il n’y ait pas de remèdes à la pathologie managériale, qu’il s’agisse d’un système intrinsèquement pervers et qui devrait être traité comme tel, une déclaration du P.-D.G. de Renault, Carlos Ghosn, et un article d’Emmanuel Couvreur, secrétaire adjoint CFDT au comité du groupe le confirment. La confusion et le conformisme régressif de ces deux témoignages attestent la profondeur de ce qui est en jeu à Guyancourt. À moins qu’à l’instar de la Bible on ne décide de les croire inspirées, ces réactions montrent à quel délabrement intellectuel en sont réduits les partenaires sociaux. C’est peu dire que ces gens ne prennent en aucune manière la mesure de ce qui se passe : ils n’y comprennent tout simplement rien. Il leur faut parler ; ils parlent. Ils attrapent des mots qui traînent sur le bureau du DRH, les ajustent au petit bonheur la chance, comptant que la dignité de leurs fonctions, la gravité de la circonstance et la stupeur des salariés les chargeront de profondeur. Il y a quelque chose de létal à considérer ces deux personnages qui, sans même s’en rendre compte, en appellent, pour pleurer les morts et consoler les vivants, à cela même qui a tué les uns et qui tourmente les autres. Il y a quelque chose de funèbre dans le discours d’un président qui fait comme si le management était la victime principale du drame, comme si c’était lui qu’on conduisait au cimetière, lui dont il fallait rappeler les hauts faits. « Le management est une notion fondamentale, déclare Carlos Ghosn, parce qu’elle touche à la première ressource de l’entreprise : les femmes et les hommes. Sans eux, l’entreprise n’a ni avenir, ni succès possible. » Quel rapport avec les événements en cours, cette réitération maniaque ? Quelle consolation pour les travailleurs, ce piétinement lourd de menaces voilées ? Nous sommes au-delà d’Orwell. L’esprit est laminé, dévoré, bouffé par les choses. Défendre son management, voilà la première réaction du président, voilà celle qui lui a été suggérée ! Inimaginable narcissisme ! Ce chapelet de slogans imbéciles, M. le Président ne l’a pas senti, dans ces circonstances, inapproprié ? Décidément, comme déclare Francis Mer dans un livre où se déposent les trésors de la double sédimentation des fonctions gouvernementales et des hautes charges industrielles, « les patrons ne savent plus séduire et motiver leurs collaborateurs. » Séduction et motivation. Il suffisait d’y penser.
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Heureusement le responsable CFDT veille. Quels sont les trois principes fondamentaux « nullement en contradiction avec les ambitions de notre entreprise » qu’il demande poliment à la direction d’avoir la gentillesse de bien vouloir restaurer ? La transparence. La confiance. La reconnaissance. Mais ces fumisteries dont le travailleur le plus ignare rigole, c’est précisément cela, la logique managériale : le gouvernement par les mots, la gouvernance par les Valeurs ! Transparence ? Le management est fondé sur le secret, le mensonge et les castes. Confiance ? Il généralise la compétition et le conflit. Reconnaissance ? Exploitation maximale et cynique, avec bonus pour les affidés. Sur l’île déserte que ce syndicaliste semble habiter en compagnie de son président, les communications avec le monde extérieur sont coupées. « Quant aux jeunes, écrit-il pour conclure, l’entreprise focalise de fortes attentes sur leur déroulement de carrière. Il ne suffit pas de mettre en place un nouveau système d’évaluation individuelle, encore faut-il reconnaître les efforts fournis. » Ainsi, non seulement il ne voit pas quels reproches il pourrait adresser à l’évaluation individuelle, non seulement il ne comprend pas qu’il s’agit d’une prison invisible, mais encore il la souhaite plus performante, c’est-à-dire plus discriminante, c’est-à-dire moins transparente, c’est-à-dire moins confiante, c’est-à-dire reconnaissante seulement à l’égard de ceux en qui la direction peut précisément se reconnaître. Il ne me paraît nullement en contradiction avec les ambitions des travailleurs de penser qu’ils défendraient mieux leur cause sans l’intervention de tels avocats.
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Je commente, je bavarde, je proteste. J’ai pourtant des choses plus sérieuses à dire aux travailleurs. Tout cela est une épreuve de la vie. Je ne parle pas de la vie de l’entreprise, qui est métaphorique et, quoi qu’en pensent les productivistes d’un bord et de l’autre, subalterne. Je ne parle pas seulement de leur vie à eux. Je parle, si j’ose dire, de la vie tout court, telle qu’elle se présente sur notre petite planète à ce moment de l’histoire. Je ne crois pas délirer. Dans les bureaux et les ateliers, il se passe quelque chose de secret et d’immense. Non pas à cause de l’incidence sur le CAC 40 : je m’en fous. Non pas à cause de l’honneur de l’entreprise : les abstractions n’ont pas d’honneur. Non pas à cause de la compétition, de l’énergie virile que doivent y déployer les hommes, et même les femmes : ceux qui chantent cette chanson-là, des planqués de première, chanteraient n’importe quoi d’autre si on les payait davantage. Je ne pense même pas ici au salaire, à la famille, aux enfants : rien ne justifie qu’un être humain s’enfonce dans l’absurde, surtout pas la famille, surtout pas les enfants. Je ne pense pas le moins du monde aux progrès que pourrait faire l’entreprise grâce à la participation des travailleurs : tout ce qui va dans le sens du management sera accepté, tout ce qui va dans un autre sens sera refusé. Je ne pense pas davantage aux triomphales perspectives ouvertes par le camarade de la CFDT : s’il y croyait lui-même, il ne prendrait pas ce ton de commis respectueux.
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Je pense à ce que pensent les travailleurs eux-mêmes s’ils veulent bien, un instant, oublier ce qu’on leur a raconté, ce qu’on continue de leur raconter. S’ils veulent bien ôter de leur tête tout ce qui les empêche de regarder, comme si c’était la première fois, leur bureau, leur atelier, leurs paperasses, toute cette grisaille, toute cette propreté triste, ce vide, et ces machines, et ce téléphone, et cet agenda ; s’ils veulent bien faire comme s’ils sortaient d’un rêve, comme si cet univers professionnel était un paquet qu’ils déballent, comme s’ils se déballaient eux-mêmes avec lui. Comme si on ne leur avait jamais rien dit, jamais, sur le travail, sur le devoir, sur l’entreprise, sur le syndicat, sur rien. Comme s’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils font là. Comme si les slogans des uns et les revendications des autres leur importaient autant que la tournée du facteur aux Nouvelles-Hébrides. Je pense à ce qui se passe en eux s’ils osent se faire comme stupides devant ce qui les entoure. S’ils n’offrent plus de résistance aux sentiments qui passent, roses, gris, sombres, noirs, très noirs, et que, loin de mettre des mots sur eux, ils en dégustent avec autant de cœur le charme, ou le mystère, ou l’horreur.
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Toutes ces choses, devant eux, qui ne sont les choses de personne, qui ne sont des choses pour personne. Et – quand même elles seraient nécessaires – étranges, étrangères, inassimilables. Ces choses qui ne sont pas leurs choses. Tout l’amour, toute la haine dont elles ne sont pas chargées. Et parfois, pourtant, touffe d’herbe sur le ballast, le signe furtif qu’elles ont l’air d’envoyer.
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L’humanité devant le monde qu’elle s’est donné, c’est eux. Ici est comme ailleurs. Tout ce qui est ailleurs est ici. Ce bureau, cet atelier, c’est le centre du monde. Au sens où ils en parlent tous, et Ghosn et Couvreur, ce n’est rien, strictement rien, ça ne mérite pas un regard. Ces gens n’osent pas voir, ces gens n’osent pas rester avec ce qu’ils voient. Il est plus facile d’encombrer les autres de son délire, et même de sa bienveillance et de son humanisme, que de se planter tranquillement devant le monde, de le laisser se décanter en soi, d’être le boa qui le digère et, avec lui, toutes les contradictions qu’on sent en soi, et l’envie de se tirer, et le fait qu’on reste. Plus facile de bavarder que d’accepter de sentir ce qu’on sent, de tout manger du monde tel qu’il est pour le digérer et l’évacuer. En étranglant en soi, au passage, l’idée qu’il est irresponsable, ou orgueilleux, ou égoïste, de penser de cette manière-là et d’aborder le travail sans les préservatifs mentaux aimablement distribués par l’entreprise. Vue sous cet angle, sous ce grand angle, c’est fantastique, une entreprise. Rien de mieux à Venise, rien de mieux à la plage. Le Rialto et les bains de mer, c’est pour penser à l’instant d’ici, quand on essayait de conclure un nouveau pacte avec le monde, à cet instant où, en en tremblant, on s’est enfin senti vraiment indifférent et où les autres, soudain, sont devenus si proches, si proches pour rire.
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Prétendre qu’un atelier ou qu’un bureau puisse devenir ce centre de gravité, n’est-ce pas une manière de célébrer l’entreprise qui devrait être saluée par les grands managers ? Non, ils ne la salueront pas. Ils se fichent bien du centre et de la gravité ! La gravité ? Combien de stocks-options, la gravité ? Et centre de quoi, puisqu’ils ne sont nulle part ? S’il y a un centre dans l’entreprise, ce ne peut être qu’eux ; depuis l’enfance, ça a toujours été eux. À douze ans, quand nous sortions du Lycée Montaigne, j’étais écœuré de voir la racaille bourgeoise de ma classe jeter chaque soir ses bombes à eau sur les journaux du vieux papetier de la rue Bréa. Devenus de grands dirigeants, quelques-uns de ces brillants sujets, enfermés dans le blockhaus de leurs valeurs, gavés de sécurités de tous ordres, ont sans doute passé leur vie et leur ennui à lancer, non plus des bombes à eau, mais des missiles managériaux programmés pour détruire dans les autres confiance et sérénité.
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Laurence Parisot, chef des patrons, reproche aux candidats à la présidentielle leurs piètres ambitions en matière de croissance. 2,5% l’an prochain, pouah ! C’est 3,5 qu’il nous faut, dit-elle, comme nos amis allemands ! Je propose 4, 8, 25, 57, qui dit mieux ? Ainsi pourrons-nous exprimer convenablement notre reconnaissance aux gens qui quittent l’entreprise. C’est arrivé à une amie de Laurence Parisot ces temps-ci, il faut voir comme elle l’a défendue ! La dame, après avoir bien travaillé, avait décidé de s’en aller ; normal qu’on lui en témoigne un peu, de la reconnaissance. Même si elle ne semblait pas à la rue, j’aurais très bien compris qu’on se fendît d’un cadeau. L’idéal aurait été qu’il sortît de la poche des travailleurs. Un canevas bricolé en dehors des trente-cinq heures, peut-être, dont elle aurait décoré son salon. Ou, avec trois sous rajoutés par l’entreprise, un grand gueuleton pour tout le monde ; au dessert, on lui aurait offert un bijou, un beau bijou, elle l’aurait porté en souvenir. Ringard que je suis ! Ce n’est pas ça du tout, la reconnaissance, ce n’est pas pour ça du tout que plaidait la présidente du MEDEF. Une histoire de blé, de blé pour le blé, de blé sans odeur, sans couleur, sans saveur, de blé qui ne fera jamais aucun pain, un chèque de blé qu’on reçoit sans plaisir, et sans doute avec une certaine aigreur. « Formalité accomplie. Stop. Blé engrangé. Stop. Reconnaissance témoignée. Stop. Appartenance au clan confirmée. Stop. Cherchons nouveaux objectifs. » Que d’aveux dans la voix de L. P. ! Sa démonstration est absurde. Elle le sait. Aucune reconnaissance ne vaut cette somme-là. Il se met du ressentiment dans ses intonations. Puis l’embarras de sentir qu’il s’en met. La dureté que produit cet embarras. Du fond de l’affaire, on a tout oublié. Reste un désarroi agressif. Deux pauvres dames, finalement. Ce qui est bien consolant, c’est que, chez ces gens-là, femmes ou hommes, la parité est parfaite. Encore que, diront-elles…
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Oh ! Pas de bûcher, pas de guillotine, pas de vengeance ! Puissent-elles, puissent-ils comprendre un peu, s’ils le peuvent. Ce n’est pas sûr. En tout cas, bonne vie à eux, à elles, bon vrai blé, bon vrai pain ! Voilà de bonnes pensées, n’est-ce pas ? Elles sont sincères. Seulement, pour qu’elles puissent vraiment m’habiter, il y a une condition : je dois expulser de mon esprit la totalité de la vision du monde dont ces gens ont eu le malheur de se faire les serviteurs, aussi sale et aussi bête chez les pauvres que chez les riches, chez les ordinaires que chez les exceptionnels.
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Il va peut-être falloir regarder les choses d’un peu plus près. À cause de ces suicides, bien sûr. À cause des maladies nerveuses et psychosomatiques de toutes sortes dont les médecins du travail s’épuisent vainement à faire la liste. À cause des nuits sans sommeil, des nerfs à vif, de l’angoisse du lendemain. À cause de la paralysie de l’expression, du double langage obligé, des relations de travail pourries. À cause du pessimisme horrible dont toute l’existence est barbouillée. À cause des enfants qui, dans ce climat, apprennent à ne pas vivre ou à tricher. Tout cela, c’est l’urgent, l’immédiat, l’évident. Mais il y a autre chose. Voilà des décennies que les managers proclament que l’entreprise est le nœud de notre vie collective, que les travailleurs y font une expérience centrale. Soit. Mais constater que ce centre, ce nœud, est pourri, n’est-ce pas là une donnée capitale quand nous réfléchissons à notre avenir ? À celui de l’Europe ? À celui de ce que nous appelons l’Occident ? Et que la logique pourrie de ce centre, de ce nœud, tende à s’imposer partout comme le principe même du développement, cela ne comporte-t-il pas de sérieuses conséquences pour le monde ? La première question à régler ne serait-elle pas celle-là ?
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Il y a plus grave que le goût du blé et le désordre accumulatif où Laurence Parisot veut voir la satisfaction d’un délicat besoin de reconnaissance. C’est la tricherie générale, la misérable tricherie générale sur le pourrissement central de la société. J’ai beaucoup de mal à imaginer qu’un homme ou une femme qui a fait des études, qui a réfléchi à son époque et qui, de plus, prétend à une haute fonction, puisse proposer à ses semblables « d’investir dans la ressource humaine. » Laurence Parisot et son assistée de grand luxe ne me font pas passer le goût de rire. « Investir dans la ressource humaine », au contraire, voilà un projet qui me décourage profondément.
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Le langage, bien sûr. Ces mots du lexique managérial nous collent à ce dont il nous faudrait précisément nous dégager. D’emblée, ils imposent un plafond, ils ferment l’horizon. Investir : connotation économique. Ressource humaine : exploitation et rationalisation. Tout ici est échange matériel. L’humain n’est qu’un adjectif, une coloration, une particularité accidentelle de ces échanges matériels. Nous voilà déjà chassés de nous-mêmes. Discours inhumain sur des choses humaines.
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Allons à ces choses. Apparemment, rien d’insurmontable. La « ressource humaine » n’est pas si exigeante. Elle souhaite seulement qu’on cesse de l’abrutir. Elle ne veut pas la peau des entreprises. Elle ne veut pas mener une croisade contre la technique. Elle ne nie pas la nécessité d’un minimum d’organisation. Elle ne refuse pas de comprendre la dimension économique. Elle n’ignore pas que le travail n’est pas toujours un chemin de roses. Elle n’en fait pas un idéal, mais elle ne voit pas comment elle pourrait lui échapper. Et elle ne cherche plus guère le mot révolution que dans le vocabulaire des astronomes. Tout pourrait donc s’arranger raisonnablement. On prendrait le temps de mettre au point un système nouveau, made in France ou made in Europe ou made in Méditerranée, qui concilierait au mieux l’équilibre des travailleurs, l’innovation technique, les exigences économiques, et sur lequel tout le monde pourrait, en gros, s’entendre. On pourrait même prévoir de le réviser de temps en temps, tous les dix ans par exemple. Le bénéfice serait évident pour les travailleurs comme pour les entreprises.
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Oui, il s’en faudrait de bien peu pour que tout change : un petit effort des patrons, des syndicats, des travailleurs eux-mêmes. Pourtant, à moins d’un miracle ou d’un cataclysme, ces gentillesses ne deviendront jamais réalité. Les patrons ne toucheront pas de sitôt à la logique managériale. Non que les désastres qu’elle provoque ne les attristent pas ! Je n’imagine pas un instant que les dirigeants de Renault n’aient pas été meurtris par ce qui s’est passé à Guyancourt : mais la pharmacopée envisagée n’effleure même pas le problème posé. Quelques jours après le drame, ils précisaient leurs intentions. Ils voulaient, apprenait-on, renforcer le management des équipes, améliorer les conditions de vie dans l’entreprise, mieux planifier la charge de travail, optimiser la gestion des compétences. Qui ne sent l’inadéquation de ces éructations technocratiques avec ce qui se déchire et se dévoile jour après jour ? Les patrons ne feront pas mieux. Je ne crois pas qu’ils le veuillent. Je ne crois pas qu’ils puissent le vouloir. Cette remise en cause écrasante dépasse leurs moyens. Tout le monde n’est pas Copernic. Les syndicats non plus, s’ils le voulaient, ne le pourraient pas. Je pense même, me rappelant d’innombrables conversations, qu’ils ne voient même pas de quoi il pourrait s’agir ; ou que, s’ils l’imaginent vaguement, cela leur paraît si éloigné des réalités courantes, si insolemment étranger à leurs neurones, à leurs fiches, à leurs stratégies qu’ils ne peuvent évoquer sans méfiance cette suspecte bizarrerie. Pour faire bonne mesure, ce que ni les patrons ni les syndicats ne peuvent concevoir, les travailleurs ne peuvent pas davantage se le représenter. Justification honteuse de ce qui les abrutit, dénégation, redoublement de servilité, fuite dans la rêverie, fabrication d’une « personnalité rapportée », valorisation effrénée des avantages secondaires, sens du martyre, opposition verbale ou symbolique : telles sont les défenses qu’ils puisent et continueront de puiser, selon les jours, les humeurs et les besoins, dans la caisse à outils mentaux dont, pour survivre, tout salarié est nécessairement équipé.
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L’idéologie managériale, tout le monde l’a avalée. Je n’ai cessé de me demander pourquoi. Si j’ai au moins une hypothèse, c’est à mon statut de formateur que je la dois. Travaillant cinq ou dix ans dans la même entreprise, je n’aurais rien vu. La formation m’a donné la chance d’observer et de sentir une multiplicité kaléidoscopique de situations. De leur diversité, quelque chose s’est peu à peu dégagé. Un pressentiment d’abord, sur quoi je ne pouvais mettre un nom. Qui était en connivence avec une expérience familière, ancienne, simple, intime. Et aussi, de plus en plus souvent, au-delà des considérations sur la compétition économique et l’organisation de l’entreprise dont ils croyaient devoir m’abreuver, avec l’expérience de mes stagiaires, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, grands cadres ou petits employés. Plus qu’à leurs discours récités et à leurs opinions copiées, je m’intéressais à l’envers d’eux-mêmes, aux blagues du repas, aux fous rires, à des gestes, à des regards, à des inquiétudes subites, aux maigres informations qu’ils lâchaient sur leur vie familiale. À leurs formidables contradictions aussi, qui souvent m’indignaient. Comment des gens qui, autour d’un verre, savaient démonter impeccablement les ressorts de l’horloge managériale, pouvaient-ils, à peine revenus dans l’entreprise, se faire si naïfs et si dociles ?
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Ils se moquaient des managers, de leurs mots prétentieux, de leurs objectifs tordus ; mais le management, sur eux, ça marchait. Interrogés là-dessus, ils s’engageaient dans des explications confuses. Étaient-ils déjà sous influence ? Drogués ? Lâches à ce point ? Incohérents ? Rien de tout cela. Ils n’avaient jamais rien connu d’autre que le management, voilà tout. Même quand ils ignoraient tout de lui, même avant qu’il n’ait un nom, même avant qu’il n’existe. Ils étaient des managés de naissance.
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Des miettes de souvenirs s’assemblaient. Des repas de famille en province. Les soirées chez les parents de mes copains de Montrouge, quand c’était leur tour d’inviter la bande. Des bouts de conversations chez les commerçants. La dame du quatrième, Mme Provensal, avec son accent du sud-ouest et ses lunettes, qui m’arrêtait dans l’escalier et s’exclamait. Je faisais du latin ? Non ? La bonne situation que ça allait me faire ! Qu’elle était transparente, l’âme de ces gens ! Les mots, les choses. Libérés par les mots, asservis par les choses. Leur fête, c’était de lâcher des mots et de faire semblant d’oublier que les choses allaient vite les récupérer. Je n’ai jamais pu me moquer d’eux. J’ai essayé mille fois de ne plus les aimer, je n’y suis jamais parvenu. La cérémonie de la politesse, je ne l’ai jamais manquée. Pour reprendre le beau mot de Frédéric Soulié dans Les Mémoires du diable, ces rencontres-là me laissaient poigné. Des gens menés par les choses, avec des mots pour faire semblant et une si grande gentillesse ! Les bourgeois, quand j’ai appris à les connaître, ne m’ont pas semblé si différents, même si les mots, chez eux, ont plus de tenue et moins de naturel, moins de fraîcheur. Une âme bourgeoise, c’est une âme qui n’oublie jamais que les choses gagnent toujours, et qui y prend plaisir. On en trouve partout.
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Les mots inutiles et la tyrannie des choses, qu’est-ce d’autre, le management ? La résignation tempérée par la représentation de soi-même, mais c’est là-dedans qu’ils ont été élevés par leurs chers parents, les salariés ! Le rôle reçu d’autrui, la vanité et le désarroi qui s’y attachent. L’idée que, quelque couleuvre qu’on avale, on reste un privilégié. Le petit confort comme éthique. Les relations comme échange d’images. La constante exhibition des apparences pour oublier ce que serait l’arrivée de la réalité. En quoi la gymnastique qu’on leur impose pourrait-elle étonner les travailleurs ? Elle leur est native. Leur a-t-on jamais dit que les mots ou les pensées devaient jouer le moindre rôle dans les choix décisifs de l’existence ? Exterritorialité. La chose économique et professionnelle – c’est-à-dire la chose réussite, c’est-à-dire, pourvu qu’on pousse encore un peu, la chose morale, c’est-à-dire la chose dignité – est devenue une valeur, la première, la seule valeur, objective et mesurable. Et la politique, la culture, la religion ? Déguisées en soubrettes de comédie. Saint-Paul et Marx s’arrêtent à la gestion du portefeuille. La différence est nulle, quand il s’agit de l’avenir des enfants, entre des familles chrétiennes, athées, de gauche, de droite. Papa et Maman chantent la pauvreté évangélique ? Papa et Maman mitonnent les lendemains qui chantent ? Papa et Maman font du fric ? Papa et Maman ont des prétentions culturelles ? Détails ! Les rejetons se retrouvent à l’école de commerce et apprennent le marketing. Dans la pâte lisse de notre société, la réussite sociale est un grumeau que personne n’entreprend même plus de dissoudre, d’examiner, de critiquer. On le bénit si on en profite. On le maudit si on n’en profite pas. Dans tous les cas, on le vénère, et toute la question – question de civilisation totalement hors de portée de nos actes et à peine accessible à nos pensées – est là. L’Occident n’a pas dissous son grumeau. Et ce grumeau, désormais, lui reste dans la gorge. Il a beau essayer de danser, l’Occident, et de produire, et d’inventer, et de faire le libre, le libéré, le libérant : rouge, il devient, violet. Pas rouge comme le parti ni violet comme les évêques : rouge et violet comme un goinfre qui s’étouffe.
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Ce qui a changé est plus quantitatif que qualitatif, à cela près qu’une accumulation de quantité peut produire un changement de qualité. Pas beaucoup plus de matérialisme agressif dans une réunion de managers que dans les rêves d’un gentil petit ménage des années 60. Voir Les Choses, de Perec. Mais la direction politique qu’a prise le monde, le fabuleux concubinage de l’économie et de la technique, les montages culturels, éducatifs, moraux qu’on en a habilement déduits, ont conféré une dimension universelle à ce qui ne semblait pas naguère tirer à conséquence. Le petit grumeau indépendant de modernité, tout guilleret, tout circonstanciel, tout esthétique, est devenu une monstrueuse machine totalitaire servie par des sbires affolés et capables de férocité.
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Pas la faute de la technique, pas la faute de l’économie si on les a abandonnées à cette prolifération cancéreuse. Mais peu de solutions. Proclamer les vertus du système, raconter que la croissance et le management rendent heureux, seuls s’y risquent ceux qui y trouvent un bénéfice immédiat ; encore n’assurent-ils plus qu’un service minimum. Faire semblant de négocier avec le grumeau, avec le cancer ? Le moraliser ? Lui faire la leçon, le coachonner ? Investir dans la ressource humaine ? Je le dis comme je le pense : c’est pire que la drogue, que la débauche, que n’importe quoi. Restent les causes à défendre, les innombrables causes ! Reste à se faire l’infirmier, gentil et sévère, du reste du monde ! Mais dès qu’elle n’est plus secrète, gratuite, imprévue, aérienne, ma gentillesse, dès que mon émotion argumente, dès que ma bonté part en guerre, je sais bien ce que je fais : je manage mes passions, j’achète le droit de m’oublier moi-même, je parle fort pour ne pas m’entendre, mes obligés sont mes faire-valoir. Qui, heureusement, s’en tapent !
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Ce n’est pas de trop de travail, ce n’est même pas de trop de management qu’on meurt à Guyancourt ou ailleurs. On meurt de pas assez d’aveux à soi-même, on meurt de pas assez de simplicité avec les autres. On meurt de ne pas accepter de reconnaître en quelle complicité l’on s’est mis avec ce qui tue. On meurt de ne pas oser se raconter sa longue histoire. On meurt de ne pas oser se dire que, si plate et triste qu’on la trouve, un poète y trouverait à chanter ; le management, lui, si cher qu’il paye, n’inspirera jamais que des quatrains de merde. On meurt de ne pas oser se dire qu’il est souvent dangereux d’essayer de s’évader, mais qu’il est toujours mortel de ne pas essayer.
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Pour le reste, que savons-nous ? Là où croît le danger, ce qui sauve pourra-t-il vraiment croître ? Quelque cataclysme imprévisible viendra-t-il clore le chapitre ? En ouvrir un autre ? Finirons-nous par nous habituer à résister ? Une guerre de mille ans contre son propre délire attend-elle l’humanité ? Questions légitimes, sans doute, à condition qu’elles ne nous écartent pas de l’essentiel. Le malheur où nous sommes pris ne se combat pas par des mots, des proclamations, des colères, des n’importe quoi. C’est en chacun de nous que le monde occidental s’est divisé et continue à se déchirer. Rien de vrai qui ne soit d’abord question à nous-mêmes. La « bataille d’hommes » de Rimbaud, le « grand djihad » pour et contre soi-même, l’immense simplicité de désirer. Surtout pas de performances intellectuelles, prophétiques, morales, stratégiques ! Pas de fixation sacrificielle sur une cause, c’est-à-dire sur soi-même ! Tout est trop grave pour être dramatique. S’écarter, s’écarter gracieusement, comme on peut, autant qu’on peut. S’écarter par une pensée. S’écarter par une parole. S’écarter par un acte. S’écarter par une omission. Ne pas couvrir la musique. Confidences à quelques-uns, aveux de cœur. L’attention, la sainte et ignorante attention. Être présent, mais à la limite de l’absence. Être absent, mais toujours sur le point de venir. Sous les pétrifications de Guyancourt, sous ces glaces accumulées par la méchante sottise du temps, il y a du feu, de l’eau, de la vie. Une seule goutte, un seul éclair, un seul rayon qu’on laisse filtrer en soi ; un seul mot, un seul geste, un seul sourire, une seule larme qui en porte la trace : ce monde est déjà mort, le monde est déjà né.

(23 mars 2007)

La communauté, c’est nous

LE MARCHÉ XVIII

Elle tire ses deux caddies sur quelques mètres, revient vers ses deux valises à roulettes, les conduit un peu au-delà des caddies qu’à leur tour elle va mener cinq pas plus loin, tout cela avec une élégance que son petit feutre rond et la cape noire jetée sur ses épaules feraient presque liturgique. La première fois, on s’y trompe : elle cherche un taxi, sans doute. Elle ne cherche rien, et n’a rien. Dans ces bagages impeccables, tout ce qu’elle possède, ses habits, des couverts, deux ou trois livres ; elle processionne patiemment dans les rues du quartier avec cet équipage, l’air un peu agacé d’une femme du monde qui aurait perdu son chauffeur. Elle marche comme on tricote, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, mais que tricote-t-elle au juste ? Je me dis que la vérité de son voyage est plus forte que sa misère, que sa folie peut-être. Mais c’est une facilité. Et je n’ai plus rien à penser.
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J’apprends de ce spécialiste des randonnées pédestres que ne s’intéresser ni à la topographie du terrain ni aux noms des plantes, c’est marcher idiot. J’aurai décidément tout raté. La prochaine fois, j’emporterai des manuels d’onomastique végétale et je prierai les bœufs et les ânes de rencontre de valider mes connaissances.
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Nous serions tous fous si, dans l’expérience que notre enfance a faite du monde, les choses s’étaient strictement identifiées aux noms qu’on nous a appris à leur donner, ne laissant ainsi aucun jeu entre signifié et signifiant et nous interdisant toute créativité. Notre capacité de bonheur tient peut-être à l’équilibre délicat qui s’est établi en nous entre les mots et les choses. Que le nœud en soit trop serré, nous voici menacés par le formalisme. C’est le cas inverse que je connais le mieux : une enfance empêtrée trop tôt dans d’incompréhensibles passions d’adultes, matraquée d’émotions inexprimables, et dont les désirs naissants sont condamnés à bouillir dans le chaudron fermé par la peur et la honte. Pour les gens de cette sorte, les relations entre les mots et les choses restent orageuses ; les réconcilier sera l’affaire de toute leur vie. Parfois -c’est alors l’angoisse- les mots désertent les choses, ou bien celles-ci échappent à leur contrôle, revendiquant leur antériorité sauvage. Parfois, au contraire, de n’être ni habituelle ni vraiment naturelle, la rencontre inattendue des mots et des choses est si violente qu’elle se manifeste par une explosion de vitalité, un incendie de joie. On peut envier de tels tempéraments pour leur enfance persistante ou les plaindre d’être si constamment problématiques. En tout cas, la vie leur coûte cher : ils l’aiment d’autant plus.
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Certains d’entre nous ont ainsi à donner des noms nouveaux à des choses restées inapprivoisées, tandis que d’autres doivent apprendre à laisser filtrer un peu d’air dans la prison des mots : nous avons tous rendez-vous, finalement, au même carrefour incertain.
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Je regrette souvent de n’avoir aucune formation économique. Cela m’interdit d’entrer dans bien des débats et m’oblige à chercher, pour comprendre certaines interventions, un biais qui me soit accessible. Cette démarche est pénible, mais parfois assez féconde. Comme je suivais assez mal, ce matin, la démonstration de Frits Bolkestein sur France-Inter, j’ai mis en œuvre ma stratégie de contournement. Cette fois, elle a payé. À un auditeur qui lui demande pourquoi il déplore que la France ait mis en place une procédure de référendum pour ratifier la Constitution européenne, il répond, de manière surprenante, que la démocratie n’est pas faite pour les gens peureux. Compris, Frits, votre truc, c’est les patrons d’industrie qui roulent des mécaniques et à qui on apporte le café avec deux sucres ! Pas besoin d’en savoir plus : gardez vos salades ! Si mon pâtissier m’annonce que l’hygiène lui paraît, dans sa profession, une qualité superfétatoire, je n’ai pas besoin de savoir comment il fabrique ses éclairs au chocolat pour aller les acheter ailleurs.
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Le président de Total s’étonne de l’indifférence que portent les Français à leurs belles entreprises championnes. Un jour, peut-être, il comprendra, et ce sera son chemin de Damas. À l’instant de l’illumination, il voudra s’enfuir. Inutile : on aura déjà eu le temps de l’éjecter.
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On veut à tout prix que je sois pessimiste parce que je pense que l’Occident, s’il n’est pas capable de se décoloniser de soi-même, n’a aucun avenir digne de ce nom. Je ne vois pas en quoi le non-sens de la modernité m’empêcherait de porter un regard amical et confiant sur mes semblables. Nous roulons dans une bagnole pourrie, voilà tout. Il faut la mettre à la casse et repartir à pied si nous n’avons pas assez de sous pour nous en payer une autre. Où est le drame ? À moins d’avoir des actions dans l’usine : ce n’est pas mon cas. Étrange, quand même, cette solidarité des pauvres, non pas avec les riches (ce serait héroïquement fraternel), mais avec l’argent des riches, les soucis qu’il leur procure et les énormes bêtises qu’il leur fait commettre.
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Une aspiration populaire profonde s’autodétruit dès que les technocrates qui feignent de la représenter commencent à bavarder pourcentage. L’esprit de Mai 68, si l’on gratte un peu, est toujours vivant : Grenelle, c’est un bébé mort-né.
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Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il envisage ses relations avec l’entreprise autrement que pour ce qu’elles sont réellement : un travail bien fait contre un salaire correct, et bien le bonsoir, M’sieurs Dames. « Rien de plus ? s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large.
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En 1962, la revue La Table Ronde, dont j’étais alors le secrétaire de rédaction, souhaitait consacrer un numéro spécial à Jacques Maritain. Le philosophe répondait ainsi, le 12 octobre, à la lettre dans laquelle je lui avais fait part de ce projet : « Cher Monsieur. Je vous remercie cordialement de votre aimable lettre que je viens de recevoir. Je suis très touché de l’idée qu’a eue le Conseil de rédaction de La Table Ronde pour son numéro de décembre et ma gratitude à votre égard, comme à l’égard de Stanislas Fumet et des autres membres du Conseil, est très vive pour cette amicale et généreuse pensée. Après cela, je ne saurais vous cacher mon désir et mon instante prière que vous vouliez bien renoncer à un projet qui contrarierait beaucoup mon présent besoin de solitude et de silence. Je suis maintenant très retiré du monde : et autant je chéris la fidélité et l’affection de mes amis, autant je me sens déconcerté (pour ne pas dire plus) à la seule pensée d’un “hommage” à mon “œuvre”. Je ne mérite aucun hommage. Quant à l’œuvre, elle est à présent interrompue ; et le mieux pour elle est de l’abandonner, comme je le fais moi-même, entre les mains de Dieu, qui est maître de l’avenir. J’ai confiance que vous comprendrez mes sentiments à ce sujet et saurez les faire partager à nos amis. Dites-leur aussi que je leur serai doublement reconnaissant de m’apporter, en renonçant à ce témoignage public, un autre témoignage d’amitié qui répond aux plus intimes désirs du vieil homme que je suis. Je suis heureux que vous m’ayez donné leurs noms, en sorte que je puisse avoir dans le cœur une pensée de gratitude pour chacun d’eux. Veuillez agréer, cher Monsieur, avec l’expression renouvelée de mes remerciements, celle de ma meilleure sympathie. »
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Cette lettre est longtemps restée pour moi une référence secrète. Elle ouvrait un chemin, elle en fermait d’autres. Un peu plus tard, j’ai lu chez un autre écrivain catholique, Jean Sulivan, un propos qui mettait mon admiration sens dessus dessous : « Pourquoi refusez-vous les honneurs, puisqu’ils ne sont rien ? » Cette boutade n’a rien changé à mes sentiments, mais elle m’a aidé à comprendre que la vie intérieure n’est pas un jeu de rôles, même éthéré, qu’elle ne copie aucun modèle, qu’elle est souple, et modeste, et incertaine, et changeante, et multiple : qu’elle est la vie, quoi !
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Un aveu. « Diana, dit le commentateur de la radio, était médiatique ; Camilla est plus énigmatique. » Ce qui est médiatique est donc sans énigme, univoque et plat. Faute avouée, faute à moitié pardonnée.
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Dans cette maison de campagne où je passe le week-end, je suis chargé de recevoir le technicien qui vient vérifier la chaudière du chauffage central et de l’interroger sur le fonctionnement de la machine. Des pédagogues de ce tonneau vous réconcilieraient avec la technique. Il est patient, prêt à reprendre, sous un nouvel angle, les explications mal comprises ; il corrige mes sottises comme si elles allaient de soi mais souligne mes progrès avec chaleur. J’admire surtout l’usage qu’il fait du vocabulaire assez restreint dont il dispose. Ainsi du mot conneries, qu’il emploie tantôt au singulier, tantôt au pluriel, et auquel il donne deux significations bien distinctes. Premier sens : erreurs. « Attendez, Monsieur, je réfléchis un petit peu, je ne veux pas vous raconter de conneries ! » Deuxième sens : propos à ne pas prendre au premier degré, trait d’imagination, comparaison, exemple approximatif, hypothèse. « Tenez, pour bien vous faire comprendre, je vais vous dire une connerie… » Je le prétends sans la moindre ironie : cet homme est un véritable humaniste, un des rares que j’aie rencontrés ces temps-ci. Je ne plaisante pas. Il est humaniste parce qu’il a un souci énorme du vrai, et qu’il accepte la possibilité de se tromper, ce qui confère à son propos fermeté et gravité. Il est humaniste parce que, tout en distinguant ces deux dimensions, son langage se déploie dans la double perspective du réel et de l’imaginaire. Il est humaniste parce qu’il se met, sans aucun esprit de supériorité, à la portée du cancre qu’il a la charge de former. Il est humaniste, enfin, parce que, chemin faisant, il me fait part des observations recueillies chez ses clients, parce que sa leçon de chaudière débouche sur des anecdotes surprenantes, piquantes, touchantes, parce que, dans cette grange où nous parlons, toute une région se met à vivre, toute une humanité. Il lui serait infiniment plus facile d’apprendre ce que doit savoir un homme politique ou un chef d’entreprise qu’à ces derniers de retrouver le tour d’esprit dont il est, à son insu, le dépositaire. L’élite, c’est lui et les gens qui lui ressemblent. Rafraîchissante leçon de chauffage.
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« La gloire d’être simple sans plus attendre » (Verlaine)
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Plus de télé depuis un certain temps. Quand ce truc disparaît, comme on s’en fout ! Reste la radio. À la rigueur, si les petits camarades ne me faisaient pas de blagues, j’arriverais à lire la météo marine sans pouffer de rire. Mais je serais bien en peine d’expliquer sérieusement que les obsèques de Jean-Paul II se sont soldées par « un bilan spirituel exceptionnel. »
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Cette femme, sauf avis contraire des spécialistes, n’a pas voyagé idiot. Dans tous les coins du monde où elle est allée, elle a tâché de comprendre et de se faire comprendre, cherchant à ne pas heurter les croyances ni les mœurs des gens qu’elle rencontrait. Mais le mieux peut être l’ennemi du bien. Je me demande si son acharnement à respecter les « codes », surtout si ses interlocuteurs en usaient de la même manière à son égard, n’a pas asséché ses rencontres. Ailleurs comme ici, les codes sont vides. Ce sont d’honorables coquilles fabriquées par les millénaires ou les siècles, auxquelles on a sans doute tort de trop demander. Sous prétexte de considération pour les manières des autres, ne cherche-t-on pas surtout à protéger les siennes ? Je me méfie du culturalisme de la courbette mentale : c’est un exercice mondain. Parlant d’où je parle, je me fais confiance pour me faire entendre de mon interlocuteur ; et je lui fais confiance, à lui, pour deviner, d’où il m’entend, ce que je sais mal traduire dans ses signes habituels. Autrement dit, je fais le pari que nous sommes tous deux capables de transgresser nos codes : la transgression des codes, voilà une bonne définition de l’expression, voilà le vrai principe d’une révolution culturelle sans dogme ni violence. Casser les images ! Casser les images et les images des images ! À vrai dire, nous n’avons pas le choix : sinon, autant nous déguiser en Japonais, en Persans ou en Indiens, et parler à notre miroir. Les codes sont le résidu de l’expression inauthentique.
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Sur cette question des codes, voir le formidable débat qui oppose deux sinologues, François Jullien et Jean-François Billeter. Mieux vaut lire leurs œuvres que d’écouter les chroniques de Jean-Marc Sylvestre sur le thème : la Chine est puissante, la Chine fait du fric, la Chine rigole de nos hésitations. Cette démagogie sommaire qui veut nous faire honte d’être plus petits que les plus gros, c’est peu dire qu’elle me répugne : j’y vois l’essence même de la barbarie, je m’en sens comme physiquement agressé, elle me condamne au dédain. De telles analyses, scandaleusement partiales, ne relèvent que de la propagande. Il est vrai que le libéralisme sauvage déferle sur la Chine, mais pourquoi ne pas faire savoir ici que les Chinois informés sentent le danger, qu’ils mesurent, par exemple, ce que pourrait être une révolte des campagnes favorisée par l’accroissement des inégalités ? Qu’ils répètent, en insistant sur la fin de la formule, que le modèle chinois actuel veut être l’économie de marché à caractère social ? Pourquoi ne pas dire aux Français que le gouvernement chinois, qui n’a sans doute pas un besoin urgent des commentaires de Jean-Marc Sylvestre, vient de lancer, sous le slogan de la politique de l’harmonie, une idée nouvelle et forte : le développement parallèle de l’économie et du progrès social ? Ce qui l’emportera finalement en Chine, personne ne peut le deviner. Par contre, en ne témoignant pas de ce que nous savons, en ne tentant pas de briser, ici et ailleurs, le cercle maniaque et violent de l’exaltation par l’argent, nous nous faisons à nous-mêmes autant et plus de mal que nous n’en faisons à nos amis chinois.
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Pour soi-même, pour la société où l’on vit, l’exigence, encore l’exigence, toujours l’exigence. Pour les autres, pour les sociétés auxquelles on n’appartient pas, le témoignage droit, l’amitié positive, un langage sincère et dépourvu de passion. L’Occident fait le contraire : absolutiste et moralisateur pour les autres, il est toute complaisance pour ses propres tares. La raison ? Il n’est plus nulle part.
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J’ai besoin des autres et, si nul que je sois, les autres peuvent avoir besoin de moi. Voilà pourquoi j’ai toujours cherché l’indépendance, propédeutique de toute relation. Et détesté l’autonomie, cette prétentieuse bulle d’air qu’un peu d’ironie crève si bien.
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Pour laisser son nom dans l’Histoire, une seule solution, pour un révolutionnaire : tout brûler. Le problème, c’est qu’il se retrouve alors nez à nez avec des cendres. Les dégâts « partiels » infligés par les émeutiers aux cathédrales comme aux temples bouddhistes ont quelque chose de dérisoire. Seules ont la tête coupée les statues que les insurgés ont pu atteindre en se haussant sur la pointe de leurs petits pieds, comme les enfants qu’attirent les confitures. Aux étages supérieurs des édifices, la transcendance leur fait un bras d’honneur, ou les pardonne, ou les ignore.
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Difficile de vivre dans cette société. Dans la plupart des situations, on fait semblant et on rit aux anges ; une fois sur cent, on prend la mouche, et on ne la lâche plus. Si on ne se fâchait jamais, on aurait honte de soi ; si on s’indignait trop souvent, bonjour le neurologue.
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De Philip Roth, mon conscrit comme on dit encore dans les campagnes, à propos d’un des personnages de La Tache : « Elle n’avait pas la force de perdre ses illusions sur sa force. »
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« En mai 68, par éclairs, nous fûmes nous-mêmes la communauté », écrit Bernard Sichère dans son bel essai Il faut sauver la politique (Lignes-Manifeste). Cette formule d’une puissante simplicité, lourde, dans la mémoire de quelques-uns, de tant d’espérance et de tant de déceptions, je ne sais s’il y a beaucoup de gens aujourd’hui pour oser en deviner le sens. Que la communauté ne soit pas cette entité abstraite qui flotte au-dessus de nos têtes pour nous rappeler à la raison, à l’altruisme et au devoir, mais une dimension physiquement perceptible de notre propre corps, qu’elle soit constitutive de nous-mêmes en même temps que nous sommes constitutifs d’elle, ce n’était là ni rêverie, ni construction de l’esprit. Un éclair, comme dit Sichère, une perception instantanée et stupéfiante, une révélation du naturel, les retrouvailles avec une réalité toujours refusée. Chacun essayait ensuite vainement, naïvement, de retrouver l’instant perdu. Combien de fois l’ai-je guetté, jusqu’au ridicule, le retour de 68 ! Une crise boursière, une élection perdue, un mouvement social : ça allait recommencer ! Pour nous consoler, il nous restait les formules, l’intrépidité rhétorique ; Lacan, rappelle Sichère, préconisait de « fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » ! Reste que nous avons vécu ces moments dans une grande ferveur. Nous en avons tout de suite mesuré l’exigence. Il n’est pas vrai que nous nous soyons réfugiés dans des fantasmes narcissiques ou dans la mégalomanie. Nous n’avons pas pris tous nos désirs pour des réalités. Les enfants gâtés de la bourgeoisie, solidement amarrés à la bassesse par l’argent, ont trouvé en Mai l’occasion idéale de satisfaire leurs caprices habituels et de s’en inventer de nouveaux. Nous n’avons pas, nous, jeté toute l’autorité avec l’eau du bain : nous avons commencé laborieusement, douloureusement, un tri qui nous occupe toujours. Fini, le sujet supposé savoir. Fini en politique, fini en art, fini en morale, fini en religion. Finie la reddition au grand chef, au grand esprit, à la grande âme, au grand frère. Pendant un temps, nous avons fait cette expérience étrange de descendre, corps et âme, dans les entrailles de notre société ; l’aventure finie, il nous est resté sur la peau comme une marque, un signe, une trace des autres. C’est ainsi que nous rêvions, que nous imaginions, que nous pensions, que nous espérions. Pas d’abord avec les fumées de l’intellect. Pas d’abord avec la chair. Pas avec l’âme telle qu’on nous l’avait présentée. Avec cette marque, avec ce signe, avec cette trace qui, tout à la fois, nous rendait plus solitaires que nous ne l’aurions jamais redouté et plus proches des autres que nous ne l’aurions jamais espéré. Et le temps passait, et le siècle s’abêtissait, et nous ne nous reconnaissions en rien. Et nous nous écartions de tout sans jamais rien abandonner.
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Daniel Cohn-Bendit met son grain de sel dans le référendum français. Bienvenue ! Il ridiculise notre complexe d’Astérix. Soit. Mais attention, Dany ! Astérix, vous le savez bien, c’est la version timide, populaire, autocritique de Cyrano. Et Cyrano, vous ne l’ignorez pas, c’est la version flonflon de Ruy Blas. Et Victor Hugo, vous l’avez lu dans Péguy, ce n’est pas très loin du Cid, ni d’Horace. Voyez-vous, Dany, la culture populaire, c’est un fil électrique dénudé, ça vous bousille une pensée, surtout lorsqu’elle se prétend héritière de 68. Astérix mène à Corneille, et à la fierté d’être du petit bonhomme gaulois, que vous ne méprisez ni plus ni moins, je veux le croire, que le petit bonhomme germain. Un gars de 68 ne méprise pas le peuple, Dany. Il sait quelles tortures, quels débats cornéliens se cachent derrière sa bonhomie conforme et cette trouille qu’il lui faut toujours justifier ; un gars de 68 sait ce qui pèse sur un peuple, il ne rigole pas avec ça. On dit que vous êtes un « symbole de la révolte » métamorphosé en « héros du conformisme ». Pour vous parler franc, je n’en crois rien. Vous avez commencé en agitateur, vous finissez en politicien bourgeois : un plan de carrière honorable, somme toute, mais qui n’a rien d’inédit. Des barricades à Strasbourg, ou la politique comme exaltation de soi : voilà un titre pour vos mémoires. Je vais vous dire, Dany. Il n’y a jamais rien eu entre l’esprit de Mai et vous : vous en êtes l’exacte antithèse. Tout cela est un malentendu, et peut-être une arnaque. Vous étiez déjà, et vous êtes encore, du côté du gros animal, comme ces patrons d’industrie qui s’étonnent que Fabius puisse dire non quand le monde économique européen dit oui : le gros animal et 68, Dany, ça ne marche pas ensemble. Je suis sûr qu’au fond vous vous foutez, autant que moi, de la Constitution de Giscard. Mais le peuple, cette fois, s’il disait non, vous renverrait pour toujours à ce que vous n’avez jamais cessé d’être : un conservateur opportuniste, un suceur de roues qui joue les échappés, un suive-en-queue, comme on dit à la Réunion. Bienvenue, Dany ! Il nous faut maintenant parler sérieusement.

(14 avril 2005)