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Bienheureuse canicule !

LE MARCHÉ LXXX

Tout le monde s’est adapté, soit par la volonté de ne s’apercevoir de rien, soit par la dédramatisation la plus inerte.
Pier Paolo Pasolini

Personne n’a été autrement surpris dans nos contrées quand, trois semaines après la canicule de fin juin, l’arrivée de sa petite sœur a été annoncée. Il est désormais évident que papa Délire et maman Technique ne s’en tiendront pas là. On parlait depuis longtemps de leur discutable comportement. Le constat était prêt, il n’y manquait que la signature. Elle est venue en juin, le coup de tampon décisif en juillet. Jusque-là on savait, maintenant on comprend. La chose est vraiment là, le dégât évident, la gravité confirmée. Confirmé aussi qu’il n’y a pas d’issue de secours. Ni personne à qui refiler le mistigri. Si l’on demande à la planète si c’est elle qui a fait ça, elle répond comme Picasso à l’officier allemand qui lui pose la même question en regardant une photo de Guernica : « Non. Ça, c’est vous. »

Dans le corridor inter-caniculaire de juillet, j’ai découvert au musée de la rue de Thorigny une autre toile du même peintre, le Portrait de Madame Rosenberg et de sa fille 1une œuvre de 1918, entre Dada et surréalisme, qu’on trouve aussi sur Internet. Par un cheminement inattendu, mais fort simple, elle m’a reconduit au climat. Madame Rosenberg, épouse de Paul Rosenberg, marchand de tableaux et ami de Picasso, est assise dans un haut fauteuil droit, vêtue d’une robe sombre dont le drapé renvoie à l’académisme le plus solennel. Elle tient sa fille sur ses genoux, un beau bébé vraiment, bien portant comme tout, avec un chou de cheveux sur une drôle de tête. Lorsque la toile fut présentée au public, plusieurs ont pu penser que cette petite fille avait de bien grosses joues : ils ont toutefois évité de s’étonner trop fort 2. Aujourd’hui encore, sans s’en émouvoir plus que cela, des visiteurs ou des internautes probablement amoureux de la litote trouvent ce bébé un peu trop potelé. En regardant attentivement ce Portrait de Madame Rosenberg et de sa fille, je me suis dit qu’il faudrait lui donner un autre nom, clandestin celui-là : Voyez donc ce que vous voyez. Il faut en effet beaucoup de bonne volonté pour ne pas comprendre que cette toile est une provocation. Cette petite fille n’a pas une tête de petite fille. Plutôt celle d’un sénateur radical-socialiste du Beaujolais au sortir d’un banquet électoral de la Troisième République. Une tête stupéfiante, et qui n’a rien à faire ici. Partout ailleurs, on s’en indignerait, ou on en rirait. Dans ce classicisme sévère, dans ce décor hautain, sous le regard d’aigle de Madame Rosenberg, on n’ose pas la voir, on ne veut pas la voir, on ne peut pas la voir : ce serait incorrect, indécent, désobligeant. Et pourtant, cette toile est une énorme blague effrayante, une projection sur l’enfance de tout ce qui use l’âge adulte, de tout ce qu’il n’ose pas affronter. Mais, finalement, on se tait. Finalement on élude. Et l’on emporte avec soi la honte légère d’être un peu lâche. On s’écrase. On s’est fait avoir et on s’écrase. Toile pédagogique. Toile de formateur. Protestation anti-bourgeoise pur jus. Toile politique. Vous ne croyez pas ? Vous pensez que Picasso ne savait pas peindre les bébés ? Et que son ami Paul ne savait pas regarder la peinture ?

Pour comprendre ce qui nous arrive, il suffit de remplacer, d’une part, Madame Rosenberg, le drapé de sa robe, son salon et son fauteuil Henri II par la sérénade politico-médiatique et, d’autre part, la petite fille par la canicule. Dans les deux cas, l’opération est la même : se demander ce qu’on voit, et donc ce qu’on sent, et donc ce qu’on comprend. Rien de plus simple, rien de plus vrai, rien de plus fort, rien de plus utile, rien de plus salutaire. Au regard de cette humble et héroïque démarche, tout est stupide, même et surtout ce qui semble le plus intelligent. Cette manœuvre, aucune raison supérieure n’est fondée à la gouverner. Aucun projet grandiose n’est appelé à l’encadrer. Aucun drone n’a le droit de la survoler, aucun ange. La raison est en elle. Le sens est en elle. La transcendance est en elle. Elle est, c’est vrai, terriblement inquiétante. Mais a-t-on le choix ? L’envie d’ouvrir les yeux, même si l’on sait qu’on va se trouver en face d’un double chaos, le sien propre et celui du monde, a déjà la fraîcheur de ce qu’elle espère. Tandis que la crainte d’être tout à fait pleutre pèse plus lourd que la canicule.

Il en est de cette chaleur décourageante comme de la fille de Madame Rosenberg. On voit rarement la réalité toute nue dans son berceau. Naguère, à la même époque, les marronniers poussaient gentiment au milieu des journaux télévisés. Les amoureux batifolaient sous les jets d’eau, les bambins pataugeaient dans le bassin du Luxembourg. C’était la fête à la grenouille en plein été, pour tout le monde, sous le large sourire de Phœbus. La technique n’avait pas encore frappé, la nature restait dans les clous, les commentateurs y allaient de bon cœur. Ces temps-ci, les journaux télévisés n’ont plus de quoi rire. Et pas encore le goût de dire.

Quand on annonce au micro de France-Inter que demain sera encore plus chaud qu’aujourd’hui, une voix trop rassurée pour être rassurante s’empresse de claironner dans le studio : « Mais c’est l’été, voyons, c’est l’été, nous sommes en été ! » Les chaînes d’infos jetables, elles, ne claironnent pas. Elles matraquent, elles pilonnent, elles vocifèrent. Impitoyablement, elles assènent des chiffres exacts avec des accents dans lesquels on sent nager des intentions suspectes. Il y a de la cruauté dans la frustration qu’elles imposent et qu’elles s’imposent. Et quelque chose de meurtrier dans ces cataractes d’informations répétitives. Elles disent tout mais en retenant l’essentiel, l’indéchiffrable et inchiffrable essentiel. On les imagine au musée devant un Picasso oublié que le peintre aurait appelé Canicule. Pas une goutte de la sueur qui ruisselle sur les visages anguleux des personnages ne leur échappe. Mais elles n’ont pas le droit de voir que cette sueur est rouge.

C’est pourtant sur l’une de ces chaînes que j’ai vu poindre un peu de vérité. Une journaliste et un consultant sont saisis d’un doute et de beaucoup de scrupules. Faut-il faire un tel cas de quelques degrés de plus, se demande le consultant, quand les États-Unis et l’Iran sont peut-être au bord de l’affrontement ? La journaliste, elle aussi, hésite : cette vague de chaleur qui nous vient du Sud, ne pouvons-nous d’abord penser à ceux qui, les premiers et bien plus que nous, en souffrent ? Ces deux-là ne trichent ni ne mentent. Ils voient que la sueur est rouge. Le détail leur a sauté aux yeux, ils hésitent à en faire précisément mention mais il pèse sur leur cœur, il perturbe leur voix, il brouille leurs mots. Ceux-là ne sont pas des propagandistes, ni des distributeurs de vérités toutes faites. Ils sont entre dire et ne pas dire. Comme nous tous. Ce qu’ils entrevoient leur semble si ahurissant qu’ils ne peuvent pas le reconnaître tout de suite, la vérité est souvent si peu digeste ! Mais, au-dedans, ils ont vu. Ils ont pris la mesure de la chose, ils ne l’oublieront plus. Un jour, je le crois, la transmission se fera. C’est que parler de ce coup de chaud, ce n’est pas rien. C’est regarder ce monde, ce monde qui est notre monde, et l’asseoir sur le banc des accusés. Les mots sévères qu’ils ne prononcent pas, les excellentes mauvaises raisons qu’ils avancent pour justifier leur embarras les disent pour eux, mieux qu’eux, plus haut qu’eux. Les situations qu’ils choisissent pour les comparer avec la canicule, les plus violentes qu’ils puissent trouver, parlent d’elles-mêmes. Ils peuvent détourner les yeux de ce tableau. Ils y ont vu, une fois pour toutes, ce qu’il importe au progrès et à la police de la communication qu’ils ne voient pas : l’absurde et le terrible.

Greta. L’arme secrète. Comme elle est confortable cette voix de l’enfance qui vient de loin ! Elle émeut délicieusement le citoyen-consommateur sans rien lui rappeler de lui-même, sans le mettre aucunement en porte-à-faux, sans faire aucune allusion à sa capitulation ! Ses rêves à lui, il y a longtemps qu’il ne les entend plus, il les a enterrés trop profond. Mais quelle doublure, Greta ! Une enfance étrangère munie de tous les sacrements médiatiques. Une enfance en règle avec l’opinion, une enfance officielle qui, de plus, parle le langage des adultes. Une enfance de secours pour les mutilés de l’expression. Greta ou la prothèse d’âme. L’enfance de tout le monde, et de personne, surtout pas la sienne ! Pauvre petite. Ce montage est tellement gros doigts, comme disent les Réunionnais ! Exactement à son âge, dans la chapelle du patronage de Montrouge, je commentais la messe devant une centaine d’enfants et autant d’adultes. Ce qu’il faut de culot et de confiance pour s’exposer ainsi à seize ans, je le sais d’expérience. Rien à voir avec un désir de gloriole. On obéit à un mouvement puissant dont on ne sait rien, plus fort que soi, quelque chose comme une solitude qui n’en peut plus. En dépit de la disproportion de nos audiences, c’est peu dire que je me mets à la place de Greta ! Mais il y a une grande différence. Pour cet exercice, personne, je le jure, ne m’a jamais donné le moindre conseil, suggéré la moindre idée, je ne parle même pas d’éléments de langage ! Nous étions trois ou quatre à assurer cette sorte d’animation spirituelle, chacun y jetait ce qu’il voulait et ce qu’il pouvait trouver de lui-même, de ses doutes, de ses problèmes, de son espérance. Greta, bien sûr, croit dur comme fer à la cause qu’elle défend, mais ce n’est pas sa parole que j’entends. De son discours, peu m’importerait, en ces temps où tout le monde a sa plume, de savoir qui a écrit quoi si ce mélange de vraie et de fausse enfance n’était si détonnant. Cette dévotion technocratique, la véhémence ringarde de ces interpellations d’hémicycle et ce nous les enfants qui sonne si atrocement faux, comment peut-on imaginer que cette purée, aussi lourde que les canicules passées ou à venir, ait quelque vertu nutritive ? Pour vendre des bagnoles, on a besoin du corps des femmes. Pour vendre de l’optimisme politique, on a besoin de l’âme de Greta. Quelques-uns de nos impitoyables censeurs de la moralité publique auront-ils le courage de ne pas faire comme s’ils n’entendaient rien ? On ne sauvera pas la planète en utilisant l’enfance. On ne sauvera pas la planète en trichant avec l’enfance. Pas plus qu’on ne la sauvera avec des générosités narcissiques de milliardaires. Mais là, c’est à pleurer de rire. Là, comme d’habitude, le faux sérieux montre ses fesses. Ce voilier, cette luxueuse économie d’énergie que des meutes médiatiques venues de partout pour accueillir l’héroïne fabriquée se feront un honneur écologique d’annuler vingt fois, comment ose-t-on tourner un nanard d’une telle pouillerie ? Quand la canicule aura versé à nos peuplades le fond de casserole d’énergie que suscite brièvement le désespoir, Lamartine prouvera une fois de plus qu’il est un grand homme : comme il l’a annoncé, la prochaine révolution, dans nos contrées, sera celle du mépris.

Jour après jour vont s’entasser les oreillers de données, les polochons de commentaires, les matelas de statistiques, les couettes et les traversins de décryptages en tout genre sous lesquels des régiments, des divisions, des armées d’informés mal formés vont tenter de faire disparaître l’étonnante nouvelle que Léon-Paul Fargue nous a annoncée, au siècle dernier, avec une tranquille précision quand il nous a dit que « l’univers grillait comme une andouille ». L’info n’est pas un bobard. Personne ne peut plus la contredire. La seule solution est donc de tenter de l’oublier sans l’oublier, de l’amadouer, de la repeindre aux couleurs du possible, du tolérable. Il y a tant de manières d’éluder ! Très efficace, celle qui consiste à se lancer dans une chasse minutieuse aux symptômes de la canicule : excellente façon de retarder le moment de l’affronter. Plus classique, bien sûr, la stratégie de reconnaître en elle du connu, ce qui permettra – au moins un temps – de remettre en selle les objectifs et les méthodes qui auront conduit le monde à ce désastre. Les responsables leur renouvelleront leur confiance avec un enthousiasme redoublé, même s’il sera devenu impossible au plus naïf des terriens de dénicher dans ces manœuvres plus de modernité que dans un curriculum vitæ de dinosaure. Pour chasser les doutes du populaire, on lui fera un devoir sévère de s’inspirer de l’exemple de ses premiers de cordée, de ses premiers enchaînés. Ainsi l’humanité pourra-t-elle marcher en ordre, en rangs et à reculons vers son parking définitif. Je parie pourtant bien qu’elle ne s’y enfermera pas tout entière, même si, parfois, dans ses moments de désespoir, elle sera tentée de le regretter. Ce qui lui arrivera – en essayant de le dire, je me dis que je rêve mais je ne me crois pas – ne sera finalement que l’envers d’une naissance, l’envers massif et effrayant d’une éclosion délicate. Elle entrera dans une nouvelle ère dans laquelle la question de sa survie sera son pain quotidien et, avec elle, l’évidence de sa fragilité. Elle en sera bouleversée de fond en comble, et d’abord bouleversée de se sentir à ce point bouleversée. Peut-être la mort ne lui sera-t-elle plus un très gros problème. Peut-être lui apparaîtra-t-il, comme à Léon-Paul Fargue ou à Simone Weil, que mourir n’est rien d’autre que se détourner de la naissance.

S’adressant à de jeunes dirigeants d’entreprise dans une ancienne gare devenue une halle, un homme politique qui venait d’arriver à d’importantes fonctions, leur tenait, il y a deux ans, un étrange langage. Filant la métaphore de la gare, il alla droit au but. Une gare, constata-t-il, « c’est un lieu où l’on passe ». Mais, précisa-t-il, c’est aussi « un lieu qu’on partage ». Et d’en faire le modèle de notre vie à tous. Nous y sommes. La conséquence lointaine de la canicule, c’est que les habitants de la terre vont être invités jour après jour par leur planète elle-même – et non plus seulement par des religieux ou des penseurs – à partager l’évidence qu’ils sont des passants et à reconnaître dans ce passage et dans ce partage ce qui s’y trouve effectivement depuis le commencement du monde : le sens même de leur humanité et sa plénitude. Cet homme politique s’appelait, je crois, Emmanuel Macron. Le Président de la République a sans doute les moyens de le retrouver. Je souhaite de tout cœur – pour lui et pour nous – qu’il en fasse très vite son plus proche conseiller.

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Je devais avoir treize ou quatorze ans quand j’ai rencontré l’avertissement de Paul Valéry. Je ne crois pas en avoir été troublé, bien au contraire. Cette limite était libératrice, elle me décollait d’un monde qui m’engluait, une solidarité nouvelle s’installait entre lui et moi. Elle était fondée sur notre commune fragilité, mais la mienne n’était pas une nouveauté et qu’elle fût aussi la sienne était plus consolant que désastreux. Pourtant l’essentiel n’était pas là, un autre sentiment m’envahissait. L’image qui l’évoquerait le moins mal serait un château et, dans ce château, les portes des appartements, en enfilade, qui s’ouvrent les unes après les autres, jusqu’à un je ne sais quoi que je peux appeler l’infini. J’ai repensé à cette image quand j’ai entendu le programme de fin de vie qu’on propose à ceux que l’on ne peut plus soigner : « La sédation profonde et continue jusqu’au décès. » C’est exactement mon rêve. Mais à l’envers.

La canicule et les désastres qui vont sans doute s’ensuivre ne raniment pas forcément en nous la pensée de la mort. À peine sommes-nous inquiets. Pas indifférents pour autant. Dégoûtés et résignés. Résignés au dégoût, dégoûtés de la résignation. Trop, c’est trop. Le monde finira-t-il par ressembler à une prison dont les détenus, las de crier et de pleurer, prendront le parti de rire si fort de leur condition que leurs geôliers seront eux-mêmes gagnés par une hilarité énorme qui secouera leurs clés dans leurs poches ? Triomphe du dérisoire ! Le grand perdant perdant des énarques ! Monsieur le Dérisoire général, c’est ainsi qu’on s’adressera au président du monde ! Allons. Vilaines rêveries. Chacun se retrouvera dans le paysage intérieur que lui aura laissé son expérience du monde, voilà tout. Je ne puis parler que du mien, il est rude. Contingence, incertitude, formes ouvertes, scepticisme absolu sur presque tout et d’abord sur moi-même, voilà mon kit de survie, voilà les quelques mots que je jetterais, avant de m’enfuir, à qui voudrait savoir ce qui me laisse vivant. Si je crois en Dieu, questionneur, demande-le à ta petite sœur. Peut-être que je n’en sais plus rien, peut-être que je n’ai plus envie d’en parler. Mais ne me pollue pas la question, j’y tiens : la réponse est dans la manière dont on la pose. Questionneur, tu n’es pas neutre. Questionneur, tu n’es jamais neutre. Questionneur, quand tu crois que ta science te fait neutre, tu es un ballot. Personne, un seul instant, n’est neutre. Tu ne joues plus aux billes, questionneur, tu n’as plus droit aux coups d’essai, aux coups d’ess’, comme on disait. Tous tes coups sont des coups bons, questionneur ! Être neutre, questionneur, c’est la manière bourgeoise d’être nul, c’est la manière bourgeoise de s’annuler ! Être neutre, questionneur, c’est la manière bourgeoise d’ « accumuler dans un coin », c’est la manière bourgeoise « d’oublier d’où l’on vient et où l’on va » comme disait l’ancien conseiller du Président de la République, celui qu’il va rappeler.

« Ah ! non ! me lance la boulangère comme si on lui avait tagué sa boutique, ah ! non ! cette fois c’est trop, c’est insupportable, moi je dis Non ! » On peut dire autre chose. Il reste beaucoup d’autres choses à dire. Pourtant, elle a tout dit. Si ses mots ne sont pas le ciment et l’armature de ce qu’on va ajouter, tout ce qu’on racontera sur le climat sera inepte et mensonger. Même et surtout si c’est très savant : aucune pensée ne peut tenir debout, ne serait-ce qu’un instant, ne serait-ce qu’une infime fraction d’instant si elle n’a pas mesuré, sous la drôlerie de la formulation, la largeur et la profondeur de cette protestation. En l’ignorant, en la minimisant, en la méprisant, on est un monstre. Non pas l’un de ces monstres grandioses d’autrefois qui désignaient la beauté en exhibant l’horreur : un monstre de série, un monstre ordinaire, un monstre homologué, un monstre validé, un monstre conforme bourré de principes nés de personne et de rien, un monstre à objectifs, un honnête monstre qu’il est légitime de décorer, un terrifiant monstre rassurant au-delà duquel rien n’est à chercher, ni la vie ni la mort, ni l’amour ni la haine, un monstre banalement destructeur, machinalement destructeur, un monstre efficacement nul, éternellement ballotté entre lui-même et lui-même, entre un oui qui a des allures de non et un non qui a une gueule de oui, entre une soumission qui est une révolte inavouée et une révolte qui ne peut étouffer une soumission secrète.

Hormis son pain, je ne sais rien de la boulangère. Mais elle ne m’a jamais parlé de cette façon. Généralement elle me dit : bien cuit ou pas trop cuit ? Ou elle me dit : le flan, nature ou aux fruits ? Ou elle me dit : au revoir, Monsieur, merci, bonne journée à vous. Elle parle une langue qui n’a rien à prouver, rien à conquérir. Une langue pour faire ce qui est à faire, dire ce qui est à dire. Qui ne lui remplit pas la bouche, l’esprit, le cœur. Qui n’est pas la vitrine de son âme, pas non plus une pâtée pour étouffer autrui. Une langue discrète, qui occupe peu de place. Une langue pourtant qui a de la réserve, une langue qui en a gardé sous le pied. Avec la prudence de l’honnêteté, elle a mis de côté l’espace dont elle aurait besoin un jour qui ne serait pas un jour ordinaire. Je vois bien d’où part cette langue et comment elle s’affirme, comment elle s’impose sans violence. La boulangère ne déclare la guerre à personne mais, dans les grandes circonstances, elle ouvre le coffre-fort secret de son cœur dans lequel, jour après jour, baguette après baguette, croissant après croissant, s’est constituée toute seule, miette après miette, sa réserve de sens.

Tout est ici infiniment concret, mais d’un concret qui ridiculise celui des spécialistes, des politiques, des chroniqueurs. Un concret qui vient de loin, et qui pèse son poids.  Derrière la boutique, entre pétrin et four, son mari, en tricot de peau, s’éponge le front, les bras, les épaules. Par la porte entrebâillée, le jeune commis passe la tête ahurie d’un gamin qui n’a pas révisé le bon chapitre. Les clients sont nerveux, faussement joviaux, pas un qui n’y aille de sa blague inquiète sur le climat. La boulangère fait tout pour rester aimable, elle sourit, elle confirme, elle remercie, elle passe son épreuve de bonne volonté. Elle s’appuie un peu à son comptoir, la sueur lui fait constamment essuyer ses lunettes. Tandis que ses doigts pianotent sur la caisse, elle regarde les clients, le débraillé qu’impose la chaleur ne leur va pas bien. Ce qu’elle voit tous les jours, aujourd’hui elle le regarde, ou le contemple. Tout est habituel mais rien n’est comme d’habitude.

S’adapter, ils mâchouillent tous ce mot. Ce n’est pas celui de la boulangère. Ni le mien. Subir, oui, bien sûr, subir ce qu’on ne peut éviter. S’adapter, il y a de la démission là-dedans. Une militante écologiste de premier plan, confondante d’humilité, témoigne de sa vertu sur le ton légèrement hésitant du pénitent qui avoue ses péchés. Oui, c’est vrai, plutôt que les jeter, elle fait réparer ses appareils ménagers. Oui, elle en convient, la viande, elle en mange chez ses amis, pour ne pas les embarrasser, mais jamais chez elle. L’avion, elle le prend maintenant tous les trois ans, non plus tous les ans, quand elle ne savait pas. Ses vêtements, elle les porte plus longtemps puis les donne à recycler. Le journaliste lui aussi se fait humble. Il admire respectueusement. Il sait que tout le monde n’agit pas comme cette femme exemplaire mais son cœur généreux connaît les contradictions humaines. Il admet que les gens aient en eux ce qu’il appelle des paradoxes, un apôtre se doit d’être doux et patient. Tout cela est magnifique, magnifiquement magnifique. Mais j’ai beau faire, j’ai beau n’être payé ni par la boucherie, ni par Air France, j’ai beau comprendre ce qu’on me dit et ne pas avoir la moindre envie d’en prendre le contrepied, j’ai beau faire et j’aurais beau dire, de tout ce bavardage que je sais pourtant sincère je ne crois pas un mot. Un vin trop léger, et qui veut trop prouver. Un vin de circonstance. Pas assez de corps. Un produit. « Nature ou aux fruits, le flan ? », demande la boulangère.

Je ne récuse pas le point de vue de cette écologiste. Mais son discours me convainc peu et deux mots de la boulangère me convainquent beaucoup. L’écologiste s’adresse à une part de moi, la boulangère s’adresse à moi. Elle parle comme ma sœur en humanité, l’écologiste comme l’honorable représentante d’une honorable théorie. Celle-ci a droit à mon respect, celle-là suscite mon amitié. Celle-ci veut m’empêcher de mourir, celle-là veut que je continue à naître. Et moi, c’est la naissance qui m’intéresse, pas la mort. Et donc je ne veux pas m’adapter à la canicule. Et donc je ne veux pas collaborer avec la canicule. Je ne veux pas m’adapter à l’avidité, à la soumission, à l’orgueil dément qui l’ont produite. Contraint de la subir, je veux la considérer dans toute sa réalité, avec toutes ses causes, avec toutes ses conséquences et, surtout, avec tous les présupposés, toutes les prétentions et tous les abandons qu’elle nous a suggérés ou imposés. Je veux qu’elle nous reconduise à ce point de nous-mêmes où nous avons choisi la folie pour que, de ce point, nous repartions tout autrement.

Entre cette écologiste et ce qu’elle a raison de combattre, il existe une terrifiante complicité dont je ne pense pas un instant qu’elle ait conscience et dont je suis certain, si tel était le cas, qu’elle la dénoncerait hautement. Son discours colle au monde autant et plus que celui qu’il refuse et qu’il condamne, celui du productivisme cynique, des affaires, de l’argent-roi, de la tyrannie de la marchandise. Ce n’est pas en effet seulement par ce qu’il impose que l’économisme managérial dévitalise la Terre et ses habitants, les individus comme leur société. C’est aussi, et surtout, par ce qu’il refuse, par le lugubre non-sens d’une vie qu’il veut vider de son intériorité, d’une imagination dont il entend limiter la portée au visible et au connu, d’une liberté dont il n’autorise le déploiement que dans la cour que ferment l’utilité et la misérable morale de surveillants qu’elle engendre, d’une existence dominée par la tyrannie morbide de la réussite, d’une culture mécanisée, d’un mépris radical de soi-même dont les plus jeunes et les plus démunis apprennent à leurs frais à quelle exaltation barbare il peut conduire.

Notre univers ? Un « canton détourné de la nature », dit Pascal. Le « petit cachot » où l’homme se trouve logé. Les changements climatiques ? Moins que la griffe d’un chaton sur un tronc d’arbre. Mais, pour nous, l’absolu de l’immense. Le suicide, pour un être comme pour l’humanité, c’est quand on se ferme le mystère. Non pas le mystère comme question, non pas le mystère comme exercice de l’esprit. Le mystère comme source, comme miroir, comme propulsion, comme gouffre d’évidence. Et surtout, le mystère comme relation. La canicule ? Tout s’y rencontre, le monde, notre histoire, nos cœurs, l’infiniment grand et l’infiniment petit, mon minuscule destin et la procession des univers. Tout ce que notre époque veut fuir en s’inventant un concret sur mesure qui n’est qu’une paire de bretelles dont l’une soutient la bêtise et l’autre la lâcheté.

Il y a de magnifiques pensées qu’on hésite maintenant à recopier tant l’usage qu’on en a fait est sordide. Rien ne résiste à la vulgarité. Ce n’est pas en songeant aux affaires des partis politiques, même transparentes, que Friedrich Hölderlin nous affirme que « Quand grandit le danger, grandit aussi ce qui sauve ». J’imagine, par contre, que cet étrange conflit qui s’est ouvert entre nous et le monde, et qui ne semble pas devoir se fermer de sitôt, est une occasion, digne du poète, de méditer sur sa profession d’espérance. Le seul danger, c’est de ne pas nous sauver par ce qui nous grandit et de ne pas nous grandir par ce qui nous sauve. Le reste, vie et mort et tout ce qu’il y a entre elles, amour et haine et tout ce qui les sépare et les réunit, le reste c’est notre ordinaire, c’est-à-dire – à nos yeux effarés et incrédules – notre extraordinaire. Toute cette histoire de climat…  J’allais dire que c’est une pédagogie mais là encore le mot n’est plus un cadeau. Et pourtant, voyez la complication, cette histoire, elle, si nous savons la lire, est un cadeau. Bienheureuse canicule !

11 août 2019

Notes:

  1. On trouve la toile de Picasso à l’adresse suivante : https://en.wikipedia.org/wiki/File:Pablo_Picasso,_1918,_Portrait_de_Madame_Rosenberg_et_sa_fille,_130_x_95_cm,_Mus%C3%A9e_Picasso,_Paris.jpg  
  2. On trouve le détail dont il est question à cette adresse : https://www.flickr.com/photos/btempel/18823036474

Changement de régime

LE MARCHÉ XVI

Même sans violences ni déprédations, la loi fait maintenant de l’évasion un délit. Elle a deux fois tort. D’une part, c’est une faute de jugement. On ne peut obliger un détenu à accepter son châtiment, à en reconnaître le bien-fondé, à le confesser bienfaisant et désirable : il suffit qu’il le subisse. Pas plus que le travailleur n’est payé pour adhérer à l’esprit de l’entreprise, le détenu n’est enfermé pour s’imprégner de l’esprit de la prison. Cette confusion entre le for interne et le for externe est la marque infaillible de l’esprit totalitaire. D’autre part, c’est une faute de goût. Envoyer au musée le romantisme de la cavale pacifique, c’est assassiner inutilement bien des rêves chez les prisonniers. Sans augmenter, c’est le moins qu’on puisse dire, la sécurité des gardiens.
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Un instant encore avec la Justice. Un très haut magistrat donne son sentiment sur ce bracelet électronique qu’on imposerait, après leur libération, aux délinquants sexuels dangereux, notamment aux pédophiles. Il fait sa démonstration en trois temps. Premier temps, les principes. Il est du devoir de la société de protéger les enfants contre de tels individus quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. La contrainte est d’ailleurs toute relative. Le bracelet est discret et ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. De toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Soit. Parfait. Très bien. Mais – deuxième temps – parlons faisabilité. Ce bracelet sera-t-il efficace ? Dans certaines circonstances, sans doute, oui, peut-être. Il faut pourtant reconnaître que, dans la plupart des cas, à moins que le criminel n’agisse dans les phares d’une voiture de gendarmerie, on n’aura pas le temps d’intervenir. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi, demandez-vous ? Mais parce que les principes. Le troisième temps est un copier/coller du premier. Parce qu’il est du devoir de la société de protéger ses enfants contre de tels criminels quand les psychiatres ne peuvent affirmer qu’ils ne sont plus dangereux. Parce que la contrainte est d’ailleurs toute relative. Parce que le bracelet est discret et qu’il ne gêne que très modérément l’activité de l’ancien détenu. Parce que, de toute façon, on ne peut mettre en balance ce désagrément et les risques que courent les enfants. Voilà un raisonnement typique d’une époque pourrie d’idéologie qui se dit éprise de concret, d’une époque soumise à l’obligation de paraître, à la nécessité de résoudre, ou d’en avoir l’air.
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Quoi qu’on pense des intentions américaines, il serait inconvenant de confondre la criminelle expédition irakienne et l’opération humanitaire en Asie. La lamentable équipée de Bush, pure et simple invasion fondée sur le mensonge, la cupidité, la sottise et la violence, et qui trouve en face d’elle non pas seulement une poignée de terroristes, mais le mépris et la résistance du peuple qu’elle a martyrisé et qu’elle prétend maintenant relever de ses ruines, ne peut nous empêcher de nous féliciter de voir la même force matérielle sauver des vies dans les pays dévastés. On ne doit pourtant en rester ni à la colère ni à la gratitude ; le sentiment et la morale sont de très mauvaises optiques pour observer l’époque. L’une et l’autre opération, la douce et la dure, la méchante et la gentille, relèvent de la même obligation de paraître que le débat sur le bracelet électronique. Surplombant violence et générosité, une espèce de putasserie tragique mène le bal, à laquelle aucune autorité, de quelque ordre qu’elle soit et à quelque niveau qu’elle se situe, ne semble désormais en mesure d’échapper. Du président des États-Unis à la sous-chef de caisse de mon super, le pouvoir est devenu frime et souci d’importance. Effet des techniques nouvelles ? De la rage d’informer et de communiquer ? De la pandémie d’angoisse ? Se faire voir, être là, être dans le bon coup, exhiber tantôt ses biceps, tantôt ses neurones, tantôt son grand cœur : le risque de ce comportement nerveux et faiblard grandit avec l’étendue des responsabilités. Les États-Unis, encore en tête du hit-parade, en fournissent aujourd’hui l’exemple le plus éloquent. Quand d’autres pays leur raviront la suprématie, nous changerons d’exhibitionnistes.
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Ainsi annoncée, la nouvelle est assez guignolesque. J’ajoute qu’elle ne doit obliger personne à colorier la tour Eiffel : j’ai compris dans Tchouang-tseu pourquoi j’aime tant Lamartine. Je croyais que c’était pour le cœur, pour cette présence si chaude et si libre à lui-même, à ceux qu’il aimait, à son merveilleux Mâconnais, pour cette priorité constamment donnée à l’intériorité qui l’écarte des clans et des partis et le ramène chez lui après chaque aventure politique, pour cette âme que tout atteint et que rien ne déloge. Il y a cela, sans doute, mais, à lire les Leçons sur Tchouang-tseu de Jean-François Billeter, je vois que mon amitié pour le romantisme lamartinien me cachait quelque chose de plus profond. Ce n’est pas au sentiment de la nature qu’est adossé Lamartine. Ou, plutôt, ce sentiment s’adosse lui-même à une expérience plus fondamentale, à un affrontement du vide qui sépare le poète des autres et du monde en même temps qu’elle le relie à eux. Si les poèmes où il chante sa douleur – il eut bien des occasions de le faire – restent si sereins, c’est qu’on y ressent, comme à l’état pur, la puissance de cette solitude reliée. Il s’agit de cet autre régime d’activité de la conscience que suggère Billeter, d’un autre regard sur soi (et donc sur les autres et sur le monde), d’une autre façon de se penser (et donc de penser). De quoi est faite cette attitude ? De l’acceptation d’un déplacement constant. De la descente dans un en deçà d’où se projette un au-delà. De l’exil volontaire dans un ailleurs qui rapatrie. De la ferveur d’un doute qui affirme. Du refus de poser ses valises dans les problématiques fermées.
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Le jour béni où nous dirons ensemble que nous avons tous perdu notre chemin. Le jour béni où nous ne ferons plus semblant de savoir, ni d’agir, ni de penser, ni de sauver.
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Dans un couloir de Gabriel Péri-Asnières-Gennevilliers, (un héros et deux villes pour une station de métro), un prophète hirsute est assis sur le sol au milieu d’une marée de sacs en plastique. Il y en a là trente, quarante, cinquante peut-être, serrés autour de lui comme les poussins autour de la poule. Dans cette station de pauvres, personne n’irait lui reprocher de bloquer plus de la moitié du couloir. La foule contourne avec respect ce vieil homme majestueux bardé de ses remparts dérisoires. Parfois, se penchant autant qu’il le peut, il va redresser, du bout du bras, un de ses compagnons de misère : il a à cœur que tous tendent bien haut leurs poignées vers le ciel. Puis il regarde fixement devant lui. J’aime ce mémorial de la détresse et de la fragilité humaine, plus émouvant que ceux des architectes. À chacun de mes passages, je m’arrête quelques minutes, à distance respectueuse de l’ermite. Dans une autre station, on le trouverait encombrant ; toutes sortes de gens raisonnables et humanitaires auraient les mots qu’il faut pour le chasser. Ici, il ne tient pas trop de place : il tient sa place, tout simplement. Quand les pauvres le saluent de leur silence tranquille, ils songent que, dans un quelque part inconnu, la leur les attend.
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Pour être sûr d’avoir réussi sa vie, il faut être un imbécile ; pour être certain de l’avoir ratée, un orgueilleux.
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Le dernier CD de cette chanteuse : « Que du bonheur ! » Ces amateurs sont repartis avec six buts dans leur valise mais ont réussi à transformer un penalty : « Que du bonheur ! » Le dernier message, dans le langage des aveugles, des mains qui vont s’engloutir : « Que du bonheur ! »
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Histoire d’O réapparaît. Mon émoustillement n’y avait d’abord repéré qu’une fort agréable pimentade. C’est mieux que ça. À certains moments, cheminement assez rare, le trouble conduit à l’émotion. Quelqu’un souligne qu’on y sent trop souvent la pose. Exact. Mais compare imprudemment cet abandon érotique, qui serait pur trucage, à l’abandon de la religieuse, réputé authenticité absolue. Un peu simple. Toutes nos vacations sont farcesques, non ? Chassez le théâtre, il revient au galop !
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Quand un smicard lira dans le relevé annuel que lui enverra la Sécurité sociale qu’il a coûté mille euros à la collectivité, il fera le fier et le bravache, grommellera « c’est toujours ça de pris » mais craindra en secret d’y être allé trop fort. Devant le même relevé, le nanti se promettra de ne plus négliger sa santé.
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Une église de village. Le curé nous fait part de sa découverte : les rois mages n’étaient pas des rois. Bien, je peux penser à autre chose. Cette vieille dame, à gauche, profil d’aigle, regard légèrement ahuri de qui vient d’atterrir sur un continent hostile, c’est l’ancienne châtelaine. La propriété est vendue mais elle aura le droit d’y mourir. À droite, une villageoise au sourire moqueur, éclatante de santé. Je donne des sous-titres aux regards qu’elles échangent. « Vous faites semblant d’être de là-haut et de la haute, raille la seconde, mais vous êtes de la terre, comme moi. » « Juste, répond l’altière châtelaine, mais si vous n’étiez pas sûre d’être, vous aussi, de là-haut, vous n’oseriez pas m’adresser la parole. » La fille de la terre et l’amie des idées se retrouveront à la boucherie-charcuterie. Ou presque. La villageoise, à l’intérieur, complète sa commande. La châtelaine se contentera d’écraser son nez contre la vitrine. Les langoustes à la mayonnaise, c’est trop cher, décidément trop cher : on ne peut plus, mon ami, on ne peut plus.
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La société française tient tout entière dans le bureau de poste de Paris-Daumesnil, au demeurant fort convenablement reconstruit il y a une dizaine d’années. Mais le contenu n’a pas suivi le contenant. De la porte d’entrée aux guichets, des cordages délimitent une file, véritable diagonale du Fou, où les clients patientent à la queue leu leu. Conséquence de cette judicieuse utilisation de l’espace, 75% des locaux deviennent aussi inutiles que les friches autour du béton. Seule explication possible : on a voulu limiter les interventions des techniciens de surface. Aux heures de pointe, la file obstrue carrément la porte, interdisant l’entrée aux entrants et la sortie aux sortants, les jetant les uns contre les autres, sous l’œil attentif des caméras, dans une fraternelle mêlée que survolent divers noms d’oiseaux. Pour limiter les mouvements, le stratège local a fait fermer les boîtes à lettres naguère installées à l’intérieur des locaux. Par temps de pluie, chacun serre contre son cœur la facture de France Telecom qu’il va poster dehors si, d’aventure, il a trouvé les machines à affranchir en état de distribuer autre chose que des excuses pour la gêne occasionnée. Faites comme vous l’entendez, camarade receveur ! Voyez : les clients sont d’accord, les postiers aussi. Tout le monde est d’accord, camarade manager ! Voulez-vous que nous passions un peu l’aspirateur ? Que nous vous aidions à calculer votre prime de productivité ? Ma France aux yeux de tourterelle me l’a dit à l’oreille : cette fois, elle s’en tape, et pour de bon !
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On m’a beaucoup interrogé, ces temps-ci, sur ma pratique religieuse. J’ai dit la vérité. Je vais à l’église aux grandes fêtes, trois ou quatre fois par an. Affirmation d’une adhésion intérieure, refus d’une mobilisation plus précise. Je tricherais si je ne faisais pas ces quelques gestes, je tricherais si j’en faisais davantage. Il est vrai qu’à vingt ans j’aurais vomi cette attitude : tout ou rien, la révolte ou l’immersion. À qui me les demande, je donne mes raisons comme je peux, sans aucunement prétendre être dans le vrai. Une ou deux fois, pourtant, quelque chose m’a alerté. Une manière de prendre trop de précautions, de montrer trop de scrupules, comme si la question était d’une scandaleuse indiscrétion. Qu’est-ce donc que cet écho, cet écho très ancien que j’entends dans la voix de mes interlocuteurs ? Qui donc avait pour moi les mêmes égards un peu suspects ? Qui semblait secrètement rassuré par mes mauvaises réponses, et les accueillait avec la même compassion ? J’y suis ! Mon voisin de table, à Louis-le-Grand, ce dadais laborieux et gris, fils de la bibliothèque de son père, dont l’apitoiement désolé, au fur et à mesure qu’il faisait la liste des livres que je n’avais pas lus, masquait de plus en plus mal sa satisfaction de ne pas avoir en moi un concurrent trop dangereux. Celui-ci, tu ne le connais pas ? Comme c’est dommage ! Celui-là non plus ? Je te le prêterai, bien sûr. Non, non, chers amis soucieux de mon âme, je ne vous prendrai pas votre place au concours du Paradis !
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Allons, ce n’est pas à ma pratique religieuse qu’on s’intéresse si fort ! Tant de gants pour me demander si je vais à la messe, et quand ? Pas la peine d’avoir pâli sur Freud : c’est à ma vie sexuelle qu’en douce on pose des questions. Ils auront beau jurer le contraire : pour les catholiques bien élevés, le salut se joue toujours au-dessous de la ceinture. Ça ne changera donc jamais ? Combien faudra-t-il de décennies et de révolutions pour qu’ils jettent sur ces choses un seul regard de simplicité ? Tout est léger à une certaine espèce de catholiques. Amour, politique, société, bienfaisance, culture : dans ces parages-là, ils sont comme les oiseaux dans le ciel. Tout leur est occasion de joyeux pépiement parce que tout leur paraît y faire diversion au monstre qui dort au creux de sa tanière, ou de la leur. Dans ce que le sexe ne semble pas trop contaminer, vous les trouvez si guillerets, si agiles, si taquins ! Je ne veux ni ne peux pourtant me moquer d’eux : l’ironie me reconduirait vite à moi-même, et elle aurait raison. Je n’aurai pas vécu comme eux. Ai-je cédé ? Affronté ? Les mots sont les mots. Je ne vais pas me féliciter d’avoir connu le désordre, je ne vais pas me pavaner dans mes contradictions. Il y eut des fêtes inattendues, mais tant de déceptions, de douloureuses ambiguïtés, tant d’angoisses. De la terreur, parfois. Je ne profiterai pas de l’air du temps pour prendre le genre avantageux du libéré. Je n’aime pas l’ombre des confessionnaux ; elle triche avec la lumière. Mais je n’aime pas non plus la lumière trop vive des sensualités triomphantes ; elle triche avec l’ombre. Il me faut de la lumière avec de l’obscur, de la nuit avec un désir de matin ; c’est là qu’est le vrai, c’est là que je rencontre tout le monde, et même ceux qui voudraient mépriser la vie, et même ceux qui voudraient ignorer la mort. Au bout du compte, je n’aurai pas trouvé grand-chose. Pas plus que ceux que j’attaque un peu, sans doute ; moins, peut-être. Mais un vide s’est creusé en moi, que je reconnais dans beaucoup de mes semblables, et que je peine à trouver chez ces chrétiens qui ne me sont pourtant pas des étrangers. Je les sens occupés. Quand je parle avec eux, il me semble que je les regarde et qu’eux, ils me soupèsent.
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Étrange, cette constance avec laquelle les gens installés dans une vision du monde globale la contredisent dans leurs réactions élémentaires. Pas de procureurs plus inflexibles que les chrétiens. Et pas de plus fieffés snobs que les communistes, me disait Aragon. Heureusement, il existe ailleurs des gens authentiques. Renaud, par exemple, qui chante si bien les banlieues et les blousons volés, et qui expose son portrait dans le métro pour lutter contre les téléchargements illégaux. Voilà ce qu’est un véritable socialiste, un bon neveu de Tonton : le sentiment populaire et la fibre anar, d’un côté, le réalisme économique, de l’autre. J’ai vu une de ces affiches. Les visages de quatre chanteurs y étaient présentés mais, seul, celui de Renaud avait été lacéré. Les autres, probablement, n’étaient même pas décevants. Si on trouve le coupable, je demande à témoigner en sa faveur. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs du Tribunal, ce garçon était en état de légitime défense : c’était ça ou la schizophrénie.
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Ce colloque, il y a près de trente ans, à Biarritz. Je prenais un verre avec d’autres intervenants, près de la plage. Il y avait là un essayiste catholique, père d’une dizaine d’enfants et d’une quarantaine de livres, venu avec sa femme. Quelqu’un interrogeait cette dame sur la façon dont elle se débrouillait d’une telle famille et d’un mari si occupé. Elle eut un mot terrible, et splendide. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour lui, bien sûr. Elle tapait ses manuscrits à la machine. Un beau tas de papier ! Un instant de silence, puis elle se tourne vers son mari. « Il n’y en a qu’un que je n’ai pas voulu taper. Tu sais lequel ? » Il le sait. Elle le laisse dire. Il lâche, avec un sourire : « Mon livre sur le couple. » « Celui-là, dit-elle, encore effrayée, je ne pouvais vraiment pas ! »
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Pascal : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » (1Pensée 421)
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Pascal : « S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » (Pensée 420)
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Mmes et MM. les Préfets viennent, si j’ose dire, de découvrir l’Amérique : les Français, découragés, baissent les bras. Il est réjouissant de voir ces serviteurs de l’État sortir du discours convenu, pré-fait, si j’ose encore dire. Dans un document qu’il eût été avantageux de soumettre pour avis à la Commission nationale de syntaxe, ils constatent : « Les Français ne croient plus en rien. C’est même pour cela que la situation est relativement calme, car ils estiment que ce n’est même plus la peine de faire part de son point de vue, ou de tenter de se faire entendre. » Tout cela est vrai. Les préfets voient clair. Je voudrais leur dire un seul mot : bravo ! Il va pourtant me falloir reprendre le sentier ingrat de l’admonestation. En effet, à pister leur lucidité jusqu’à ce qu’elle débouche sur l’aveu de leur crainte, on apprend que celle-ci a un nom, un nom familier : Jean-Marie Le Pen. Ce qui, dans les inquiétudes de nos compatriotes, tracasse le corps préfectoral, c’est que « le Front national continuera à s’en nourrir et continuera à faire de très bons scores. » Bien. Une énième campagne, aussi inutile, voire contre-productive, que les précédentes, se profile donc à l’horizon. Le Pen multipliera les provocations. Le petit peuple médiatique, plus menteur que Pinocchio, feindra de les prendre au tragique et montera sur ses grands mots. Personne n’osera piper, de crainte d’être taxé de fascisme. Il y aura des élections. Au mince bataillon des fidèles du Front national, s’aggloméreront, le temps d’une grosse colère, les déçus et les sacrifiés du moment. On parlera des discours. On marchera des défilés. On fera semblant d’estimer l’issue incertaine. Les sondeurs seront aux quatre cents coups fourrés. Finalement, divine surprise, Le Pen sera vaincu, les préfets rouleront des mécaniques républicaines, et les électeurs se congratuleront d’avoir conjuré un grand péril citoyen ; le sentiment d’être des héros leur fera oublier leurs misères pendant trois bonnes semaines. Puis un sociologue particulièrement avisé flairera que quelque chose, à nouveau, est en train de clocher. Il estimera doctement qu’il y a, dans ce pays, plus qu’un malaise : un mal-vivre, carrément, et peut-être un mal-être. Si les circonstances l’exigent, il n’hésitera pas à diagnostiquer un vivre invivable, ou une non-vie, ou un pseudêtre, ou n’importe quoi. Le Nouvel Obs se demandera si un Mai 68 (bien plus féroce que le premier !) n’est pas en vue. Des sympathisants de droite et de gauche en débattront équitablement. Une fois de plus, ils évoqueront, en s’étranglant de respect, les hommes et les femmes de ce pays, lesquels et lesquelles s’en foutront. Les éditeurs, réflexion faite, appuieront l’hypothèse visionnaire de l’hebdo : le quarantième anniversaire des pavés ne sera pas loin. Préfets et préfètes publieront alors un rapport de synthèse qui, etc.
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En 1934, Aragon s’attaquait à un livre qui allait devenir le premier roman du cycle du Monde réel : Les Cloches de Bâle. Il avait commencé par ce qu’il connaissait le mieux, l’évocation de son enfance et la description de la société bourgeoise. Les cent premières pages, brillantes et décourageantes, racontent les aventures galantes d’une demi-mondaine, Diane de Nettencourt, sur fond de magouilles politiques et de coups financiers. Ces pages, il les lut un jour à Elsa. Il a raconté lui-même la scène : « Quand j’eus fini ma lecture, tu gardas un assez long temps de silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m’en souviens comme si j’y étais. J’eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis très simplement : et tu vas continuer longtemps comme ça ? » Il en finit instantanément avec les aventures de Diane, fit de ce prénom le titre de la première partie du roman et se lança dans la deuxième, y mettant en œuvre un autre régime d’activité de la conscience. Ce fut Catherine, et le vrai début des Cloches de Bâle.
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« Tu vas continuer longtemps comme ça ? » Le vrai début de ce siècle, ce serait que chacun pose la même question à tous les autres, en commençant pas soi-même. Sinon, autant tirer au sort parmi les médecines qu’on nous propose : celles qui ne nous tueront pas nous rendront idiots. Que faut-il donc comprendre ? Ceci : il ne s’agit plus de comprendre, tout le monde a compris. Il suffit d’oser penser ce qu’on pense, ni plus ni moins, et, sans exaltation ni timidité, sans obligation d’héroïsme mais sans égard pour les risques encourus, de le dire. « Celui qui pense plus n’est véritablement celui qui pense plus que s’il est aussi celui qui dit plus. »
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Je reprenais contact avec cet ami perdu de vue depuis nos années d’étudiants et le Centre Richelieu, dont il avait été, comme moi, un des responsables. Au téléphone, une voix de femme m’accueille. La fiancée d’il y a cinquante ans ? Je balance prudemment mon nom, je parle sur des œufs. À peine un instant, puis un rire, un beau rire, mélancolique, amusé, désabusé, profond. Depuis quelques cafés aux terrasses du quartier Latin, nous ne nous étions pas dit un mot, la rieuse et moi. Et soudain, dans la voix de quelqu’un dont je ne sais rien, dont je ne devine rien, comme s’il y avait un demi-siècle de… Je n’ose pas dire de vie commune, bien sûr, mais c’est cela. Dans une voix singulière, toute une histoire qui la dépasse, qui me dépasse, et dans laquelle, pourtant, je me sens m’insérer comme un petit rouage, un petit rouage déposé vivant par un horloger habile. Ce qu’il en fut pour elle, pour moi, de tout ce temps, qu’importe ? Ce rire qui scelle un oubli profond, ce rire comme un cachet, c’est aussi un envoi.

(23 janvier 2005)