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Après l’hiver

LE  MARCHÉ  XXXIII

Le temps du « tout à l’ego », dit joliment Régis Debray. Et d’en appeler au collectif. Illusion. Le collectif du « tout à l’ego », c’est l’égout collecteur.
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« On ne me fera jamais avaler, écrit Maurice Bellet, que ce monde d’hyperpuissance technique n’est pas un monde fondamentalement fou. » Tout n’est pas dit, et Bellet s’en doute, mais ce qui ne commence pas par ce constat élémentaire est dépourvu d’intérêt. Le mouvement de la modernité – management, communication, challenges, compassion, etc.- nous conduit dans la cour de l’hôpital psychiatrique. Et il ne suffira pas, pour conjurer cette menace, de répartir plus équitablement la folie. Sur ces bases, nous pouvons commencer à réfléchir, et d’abord sur nous-mêmes. Car la fêlure sociale fêle chacun d’entre nous, ou révèle ses failles. Difficile et peu confortable, cette expérience irrécusable est finalement bénéfique. Plus il triche avec la question du sens, plus le monde moderne nous oblige à nous la poser, et de la façon la plus personnelle qui soit. Plus il nous isole, plus il nous conduit à nous demander ce qui nous unit vraiment.
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Pour sortir de soi, y entrer. Pour y entrer, en sortir.
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Les affaires du couple présidentiel ne me concernent ni ne m’intéressent davantage que celles d’un technicien et d’une secrétaire, mais les signes sont à tout le monde. J’en vois un dans le départ de Cécilia Sarkozy. Elle aurait pu rester. L’époque est assez tolérante pour ne pas interdire aux locataires de l’Élysée d’y concilier obligations officielles et liberté individuelle. L’épouse du président aurait pu justifier un choix différent par la tradition, ou par quelque passion des bonnes œuvres. Il n’est pas sans signification qu’une personne en vue mette ainsi à distance les prestiges du pouvoir. Alors même qu’il a investi comme jamais tous les secteurs de l’existence, le pouvoir perd de sa transcendance. Au sens que François Perroux donnait au mot quand il l’appliquait à l’argent, le pouvoir est en voie d’être dés-honoré, c’est-à-dire découplé de l’idée d’honneur. Certes, il n’est pas devenu infamant. Sage, il est toujours digne de respect ; mais on ne lui reconnaît plus une valeur intrinsèque. J’apprécie que cette mise à distance vienne d’une femme. Si j’étais femme, la place que les hommes m’interdisent de conquérir, je la prendrais de force. Et, trois jours après, je partirais sur la pointe des pieds, ayant ainsi prouvé qu’une femme vaut un homme et que le pouvoir n’est pas le meilleur des plans : grand chelem. « Pas si facile, diront les copines, il faudra que tu fasses tes preuves ! » Moi ? Non. Pourquoi ? « Sinon on dira… » Ce qu’on voudra.
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Maud Fontenoy m’aurait-elle lu avant que je n’écrive ? Elle ne sera pas ministre. Femme libre, toujours tu chériras la mer !
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Ma méfiance à l’égard du pouvoir n’est pas la conséquence d’un présupposé anarchiste, mais d’une simple observation : qu’il les étreigne passionnément ou feigne de les contester, le pouvoir ne peut guère, aujourd’hui, qu’accorder sa volonté à celle des forces aveugles qui le déterminent. Il ne s’agit pas seulement des intérêts économiques, mais de la vision délirante des relations humaines, sociales, internationales qui constitue la modernité. C’est cette logique qu’il faudrait mettre en cause : aucun pouvoir politique n’en est capable. De nos jours, à quelque sincérité qu’on aspire, exercer le pouvoir, c’est faire semblant. D’où vient sans doute l’aspect si nettement compensatoire de l’exercice. Du pathologique « tout est possible », négateur de la condition humaine, à la mise en scène de soi-même dans le rôle du chef, tout est forcément ersatz, spectacle, rideau de fumée ; rien n’a d’autre but que de faire oublier le plus agressivement possible une impuissance première. Je ne vois pas qu’il soit un handicap pour un homme ou pour une femme de notre temps de ne pas accéder au pouvoir ; à mes yeux, c’est une chance. Pour les générations actuelles, pour les suivantes peut-être, rien d’utile ne passera par le pouvoir parce que rien de sérieux ne changera dans le monde sans une souveraine et très hypothétique exigence de la liberté humaine. À cela, la force des faibles libres travaille moins mal que la faiblesse des forts enchaînés. Aucun nouveau visage de l’humanité ne se prépare aujourd’hui au sein d’aucun pouvoir ni d’aucun contre-pouvoir. Fausses pistes.
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Ils sortent d’une réunion. Ils viennent d’y sauver la planète. Ont-ils vu Miracle à Milan ?
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À mon retour d’Algérie, en 1961, pour panser, comme tant d’autres, quelques blessures de l’âme, j’ai pris rendez-vous chez un neurologue de l’île Saint-Louis. J’ai encore dans l’oreille les mots qu’il sut trouver et qui m’apaisèrent. Mais, plus encore que de ses mots, je me souviens de la salle d’attente où l’on me fit patienter. Ce médecin en avait fait une cabine de navire. Malles, hublots, cartes et instruments de navigation, élégantes gravures de paquebots, tout y était invitation au voyage, affirmation du voyage. À peine y étais-je entré que je me rappelais que quelque chose, d’où je venais, existait avant mon angoisse et que quelque chose, où j’allais, lui survivrait. Ce tourment qui me dévorait était un bouchon sur la mer. En quelques instants, mon attention se détourna de ses imprévisibles et absurdes soubresauts, dont je m’escrimais en vain à chercher la logique, et s’accorda en souriant à l’océan qui le portait. Rendre quelqu’un à lui-même, c’est le rendre à l’océan. Comment rend-on une société à l’océan ?
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« Je suis un homme du passé et de l’avenir lointain ». dit Pierre Legendre. Dépossession, indifférence chaleureuse, grâce du bonheur. J’ai dû sentir cela un instant en quittant pour toujours mon neurologue navigateur. Les points de croissance, dit le président de la République, j’irai les chercher avec les dents. Les points. De croissance, ou de rugby. Ou de foot. L’homme du foot est le plus explicite des trois, ou le plus douloureux. Les points. « Tout le reste est littérature », ajoute-t-il d’une voix lugubre. Il se déteste de raconter ces âneries, il veut que tout le monde le sache. Faites-lui signe que vous l’avez deviné, des tombereaux de raisons objectives vous dégringoleront sur le crâne, fourrées de valeurs naturellement. Marquer des points, voilà le sens de la vie, l’honneur de l’humanité, sa mission sacrée ! Des points pour le fric, des points pour le pouvoir, des points pour la bienfaisance, des points pour la justice, des points pour mon image, des points pour la gloire, des points pour mon cul, des points pour mon gang, mon parti, ma culture, ma révolte. La même histoire, tout ça, aveugle et inerte : surtout pas de faille dans ma motivation, pas de contradiction dans mon être, pas de nœuds à ma chaîne ! Surtout que je ne soit pas un autre ! Le confort du tank.
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L’écrivain, pensait Camus, ne doit pas être au service de « ceux qui font l’Histoire », mais de « ceux qui la subissent ». Pour être d’accord, je veux une précision : « ceux qui la subissent et lui résistent ». Je ne peux avoir de sympathie pour le vigile ou la caissière du supermarché qui jouissent d’emmerder une pauvre vieille dont le cabas a sonné ; je ne peux, à cet instant, voir en eux des victimes. Et si, quand on ne le lui demande pas, la vieille en question jouit d’ouvrir son sac tout grand en glapissant qu’elle n’a rien à cacher, je ne peux ressentir pour elle qu’une pitié écœurée. Ce qui pèse sur ces trois-là et les pousse à ces comportements lamentables, je ne l’oublie pas un instant. Je ne sais pas mesurer leur responsabilité, je n’ai pas la charge de leur conscience, je ne suis pas leur procureur. À leur place, peut-être ne ferais-je pas mieux, ou ferais-je pire. N’importe. C’est en tant qu’ils résistent, même difficilement, même chichement, à ce qui les accable, et non pas en tant qu’ils le subissent, que je suis à leur service. Sinon, je jouis moi-même hypocritement d’une supériorité que j’ai entièrement agencée ; ils deviennent mes protégés, ils ne sont plus mes égaux. Ma vilaine indulgence intéressée les méprise. Je suis un tyran ou, ce qui revient au même, un esclave d’esclaves : mon amitié pour autrui ne peut me contraindre à cela. Les pressions cruelles qui pèsent sur les faibles et les pauvres leur sont souvent moins lourdes à porter que l’aveugle bienveillance qui, d’emblée, les dédouane de l’obligation d’être courageux, les exonère de tout rêve d’héroïsme. J’ai assez entendu dans la bouche des petits, des moyens et des grands l’abominable « Que voulez-vous que je fasse ? » ou l’odieux « Je n’y peux rien » pour que la graisse de ma compassion ait eu le temps de fondre. Dans l’entreprise ou ailleurs, l’apparente piété des causes sert surtout à exalter l’importance de ceux qui les proclament ; leur dictatoriale bonté incite les malheureux à penser qu’ils n’ont ni les moyens, ni peut-être le droit, de se défendre eux-mêmes, que leur existence est vouée à osciller entre ceux qui les menacent et ceux qui les libèrent, que leur sort se joue dans les conseils d’administration jumeaux de leurs bourreaux et de leurs sauveurs. L’écrasante, l’effrayante responsabilité des riches et des puissants, loin d’annuler celle des pauvres et des faibles, la leur désigne au contraire comme leur chance et leur salut. Le privilège d’irresponsabilité des pauvres a été inventé par des gens qui, pour mieux les tenir, commencent par leur ôter leur arme la plus glorieuse.
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Père-Lachaise. Humidité, grisaille. À deux pas du crématorium, sur la tombe de Charles-Léopold Mayer, je lis : « L’homme ne vaut que par le progrès. » Oui. Non. Peut-être. Ne rien en penser, ça embête mes surfaces ; au fond, ça me fait plaisir.
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Train de banlieue. Trois adolescentes hyperpomponnées, pieds sur la banquette. L’une des trois enlève ses chaussures, les fourre parmi ses cahiers dans son cartable, d’où elle tire une autre paire de godasses et une feuille de papier. « Quinze lignes pour résumer ça, dit sa copine, elle est dingue, la prof ! J’lui en fais dix, et c’est marre ! » Ça, c’est un texte d’un immense auteur contemporain, Grand corps malade. La prof a dû bouquiner sa sociologie. Et sa pédagogie : elle part des centres d’intérêt des élèves. Hélas ! Deux des trois gamines ignorent tout du génie en question. Pas grave, ça ne les empêche pas de se peinturlurer les yeux. « On va mettre que c’est vachement actuel, hein, les mecs des quartiers, tout ça… » Ainsi se construisent les tanks. Je n’a qu’une chose à faire : se ressembler. Lamartine ou Marot, vous comprenez, c’est trop différent d’elles, le courant d’air les enrhumerait. Délit de non initiante.
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Ex-fan des sixties. Le temps peut passer, la chanson de Gainsbourg et la voix de Jane Birkin m’emportent toujours dans le même sentiment étrange, la nostalgie de la nostalgie. La petite Baby Doll qui dansait si bien le rock’n’roll, je ne l’ai jamais connue, ni aucune de ses grandes sœurs des fifties. Rien n’est plus lourd, plus désolant et ne se paye plus cher qu’une jeunesse trop sérieuse ; c’est un patrimoine d’ennui. Lot de consolation : la nostalgie de la nostalgie est moins triste que la nostalgie tout court. Rien ne l’use, ne la déçoit, ne la décourage.
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Les déprimes, les suicides, mais aussi les films, mais aussi Pierre Legendre qui entre en lice et renvoie les techniciens de surface à leurs bavardages : la propagande managériale, pour la première fois, est sérieusement harponnée. Réjouissons-nous en, mais observons surtout ce qu’elle oppose à ces attaques inédites. Pas question pour les managers de mettre en cause le moindre article de la Doctrine infaillible dont ils sont les hérauts, les prophètes, les prêtres. Si dysfonctionnement il y a, ce ne peut être la faute des penseurs ni des top managers, mais celle du terrain, des petits dirigeants, des cadres, de tous ceux qui ont une responsabilité immédiate sur les travailleurs. De pieuses critiques s’abattent sur ces responsables dont la balourdise, le manque d’humanité, l’incurable ignorance de la psychologie et, surtout, le défaut d’attention à l’égard de l’évolution des mentalités portent préjudice à l’image des entreprises et à la cause sacrée de l’économie mondialisée. S’ils ne veulent pas qu’on en vienne à leur liquidation pure et simple, ces irresponsables irréfléchis devront faire amende honorable et intégrer à leurs mœurs professionnelles la prise en compte de la dimension morale de l’entreprise. Cette réaction est typique de la goujaterie managériale : elle fait sienne une revendication de la conscience, puis la retourne à son profit dans un sens exactement opposé à celui qu’attendent le bon sens, la raison et l’intérêt général. Les travailleurs étaient tenus jusqu’à présent par le salaire, le chantage au licenciement, les prestiges de la modernité, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. Cette nouvelle exigence morale – gageons qu’on parlera bientôt de la NEM, la nouvelle entreprise moralisée – va aggraver leur sujétion. Ils devaient mettre en adéquation avec l’entreprise leurs pensées et leurs actes : c’est leur conscience qu’ils reconsidéreront désormais à la lumière de l’efficacité. L’entreprise sera leur mère et leur maîtresse, mater et magistra comme disait une encyclique. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires généralisé dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de fournir mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre : le management ne sait pas faire autre chose. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute pour exhausser l’être humain. Le management, son contraire, sa dénaturation grotesque, se sert de toute faiblesse, de toute erreur, de toute faute, pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre, comme on le fait si petitement à Air-France ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Plaisanterie. Sauf si, sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, on flaire l’odeur de la joie de descendre, ce goût de néant, cette décréation dont sont objectivement complices tous ceux qui en veulent à la vie, à leur vie.
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Exemple. Un professeur américain de management à la Stanford Engineering School, Robert Sutton, vient d’enrichir sa religion d’une pratique inédite, la recherche du « coût total des sales cons. » Jean-Michel Dumay, qui nous rapporte la nouvelle dans Le Monde, cite un fort sérieux article de la Harvard Business Review dans lequel cet expert s’ouvre du généreux projet qui lui a fait écrire un « petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ». Il paraît que ce texte est disponible en français. Tant pis. L’essentiel est de comprendre que le distingué M. Sutton n’est pas un manager contestataire, encore moins un manager révolté, même pas un manager atypique, atrabilaire, provocateur. Non. M. Sutton est un manager, un bon, un très bon, un excellent manager. Cette violence, c’est cela le management, rien d’autre. Attentif, sérieux, méthodique, organisé, discipliné, soucieux de réussir, M. Sutton la déploie là où il le faut, quand il le faut, comme il le faut. Car le management, comme le dit le titre du beau papier que Philippe Petit a consacré, dans Marianne, à un DVD de Pierre Legendre, Dominium mundi – L’empire du management, que j’enrage de n’avoir pas encore réussi à me procurer, le management, c’est la guerre.
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On connaît le propos de Pierre Legendre. Le Management mondialisé, à quoi il accorde la majuscule, ressemble beaucoup à l’Occident chrétien du Moyen Âge qui, fort de l’arme décisive que lui fournit le droit romain, construisit la certitude folle de son dominium mundi, de sa « propriété du monde ». Chez un penseur de cette taille, n’importe qui trouve à rêver à son aise. Je pose un instant mon livre. Me voici à Alger, en 1959. Plusieurs anciens étudiants cathos du Centre Richelieu s’y trouvent affectés, généralement comme officiers. C’est du Legendre. Étudiants, on leur a expliqué, en se fondant sur le thème évangélique du surcroît, qu’outre les mérites spirituels qu’elle leur vaudrait, leur piété trouverait sa récompense dès cette terre : un bon emploi, une bonne surface sociale. Cette assurance leur permet d’apporter la même ferveur légaliste, sèche, raisonneuse, à leur prosélytisme religieux et à leurs convictions politiques. Le monde leur appartient deux fois. Ils en ont le dominium catholique, ils en ont le dominium de la puissance occidentale, ce qui, dans le climat de l’Algérie d’alors, les oblige, quand il est question de la torture, à des contorsions casuistiques qui me semblent parfois plus hideuses et plus inhumaines encore que les pires brutalités. Ils ont fait du christianisme un système idéologique bardé d’une rationalité technocratique glaciale. Ils n’hésitent pas à l’enfermer dans des sigles. Un officier de marine juriste parle du « P.O. » pour désigner ce péché originel qui est la sainte justification de l’aveuglement où il s’enferme. Plus que par le christianisme dont ils se veulent les missionnaires ou par la puissance occidentale dont ils s’imaginent les représentants, leur cœur semble dominé par une orgueilleuse soumission à une force sévère, immarcescible, altière. J’ai rencontré depuis, il est vrai, bien d’autres versions de ce désir de dominium.
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Je n’avais pas de bonnes raisons de fréquenter le Centre Richelieu. Je n’y faisais certes rien de honteux mais ma place, je le sentais, n’était pas là. Pas un crime : une fausse note dont je ne garde pas un bon souvenir et qui me met toujours du côté des gens à qui des censeurs, faute probablement de sentir leur propre vie assez dense, demandent des comptes sur certains épisodes de leur existence. Même s’ils ne sont pas de mes amis, je prends toujours le parti de ces suspects. Pourquoi, à certains moments, on agit contre soi, contre son intelligence, contre son cœur, contre son instinct, ce n’est pas à de vilains oiseaux qu’on explique cela.
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Maigret et l’affaire Saint-Fiacre : Jean Delannoy, 1959. L’illustre commissaire enquête sur un meurtre survenu dans le château dont son père avait été le régisseur. Le jeune comte de Saint-Fiacre est un personnage léger que le drame et la brusquerie bienveillante de Maigret font mûrir. Pour l’enterrement de sa mère, la vieille comtesse assassinée, il a revêtu un costume solennel.  « Comment me trouvez-vous dans la redingote de mon père ? », souffle-t-il à Maigret. C’est la dernière scène du film, et la dernière réplique de Gabin : « À votre place, répond-il. Pour la première fois. » Cette réponse assez peu révolutionnaire m’enchante. Le cinéma des années quarante, que je connaissais par cœur, doit y être pour quelque chose. Riches ou pauvres, héros ou voyous, les personnages habitaient si profondément leur rôle qu’ils le faisaient oublier, ôtant tout intérêt, et presque toute réalité, aux comparaisons. Ils me suggéraient que chaque situation humaine pouvait s’élargir jusqu’à l’infini de la profondeur, de la largeur, de la hauteur ; que chacune était à la fois pesante et légère. Danielle Darrieux dans une belle demeure ou Ginette Leclerc dans un beuglant : même transcendance de l’humain. Transcendants les aristos, transcendants les prolos. Tous et toutes me conduisaient, par des voies toujours merveilleusement nouvelles, à la même bouleversante découverte de ce qui les habitait tous et toutes, et donc m’habitait aussi. Gosse de banlieue, je voyais bien ce qui me ressemblait ou non. Mais, par la grâce du cinéma, ce que je reconnaissais me devenait aussi étranger que ce que je découvrais. Le cinéma m’enseignait que je ne serais jamais ce que j’imaginerais être, que j’habiterais toujours l’incertain, le discutable, le confus, l’immature. Si, du moins, j’avais le courage d’y demeurer, si je ne ramassais pas dans quelque poubelle dorée les frusques des autres, si je ne me distribuais pas à moi-même mon rôle.
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« J’ai été bouleversé au plan humain », déclare le témoin d’une injustice. Sur les autres plans, ça allait ?
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Alexis Grüss. On lui parle des créateurs. Il répond que, pour lui, il n’y en a qu’un ; les autres ne font que recoller des morceaux. Et l’argent ? Bien pratique pour faire les courses, reconnaît-il. Je suis content.
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Depuis les dernières élections, je rumine une certaine séquence de l’information matinale sur France-Inter. Invités à donner leur point de vue sur la façon dont la station avait rendu compte de la campagne, des auditeurs reprochaient aux journalistes une certaine partialité. Ces derniers s’en défendaient vigoureusement : leur indignation ne me semblait pas feinte. J’écoutais de toutes mes oreilles ; je ne trouvais trace de mauvaise foi ni chez les uns ni chez les autres. Et j’observais que, peu à peu, ce qui avait commencé par une altercation devenait une sorte de silence à deux voix. On continuait à faire du bruit sur l’antenne mais, des deux côtés, les arguments devenaient moins convaincants, les reproches moins vifs. Il survient rarement, ce miracle de la bonne foi qui conduit au silence, au brouillage des idées toutes faites, au partage inattendu d’une certaine stupeur. Je cite de mémoire un propos de Lacordaire qui me vient de Jean Guitton : « Lorsque je discute avec mon interlocuteur, je ne me soucie pas de le convaincre d’erreur, mais de m’unir avec lui dans une vérité plus haute. » Plus haute, on l’a noté : ni négociée, ni consensuelle. Je pensais à cela, l’autre jour, dans ce joli restaurant où un ami m’invitait. La pluie qui tambourine sur les vitres, la salle si douillette, le vin, le service discret, avec juste la pointe d’ostentation qu’il faut, l’oreille patiente de mon hôte : refaire le monde est si délicieux, si gratifiant ! Mais, dans ces cas-là, il ne faudrait jamais jeter un coup d’œil sur les autres tables. Au même instant, on y prophétise aussi dur, on s’y prend pareillement à témoin, on y baisse la voix quand arrive le serveur. Au même instant, la même indignation, les mêmes mises en garde, les mêmes certitudes ou la même apocalypse que scelle ou nuance une gorgée de Morgon. Comme on passe facilement du charme à l’horreur, de la vie à la mort ! Comme elles disparaissent vite, les idées généreuses, dans l’épuisette des jours ! Miracle à Milan encore : ces notables en lourds manteaux de fourrure dont la parole devient un aboiement. Nous traînons de la mort avec nous ; gueuler plus fort qu’elle ne la fera pas taire. Silence, silence ! Le moins de bruit possible.
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Écrire, n’est-ce pas faire du bruit pour rien? Cela peut être aussi un rôle, écrire, un rôle pour s’écarter de soi-même. Une activité noble à disposition, quoi de mieux pour s’enfuir ? On vous lit ? C’est délicieux ! On ne vous lit pas ? Plaisir plus rare ! Vrai. Mais on peut dire cela de tout. Tout est rôle, rien n’est rôle. Vous êtes embarqué, comme dirait M. Bébéar, qui prend Pascal pour un consultant d’AXA.
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Aristocratie ? Élite ? Réseaux ? Aucun mot ne convient pour désigner ce que je désire de tout mon cœur. Des gens venus de partout, sans curiosité pour le pouvoir, l’argent, les diplômes, la gloire, la sécurité, affiliés à rien, attroupés dans aucune confrérie mais heureux de n’être pas seuls, des gens modestes et rieurs, différents mais indifférents, unis par le même projet de n’en avoir aucun, vivants et patients. Mais ai-je besoin de désirer cela ? Ça existe, ça m’attend, ça m’appelle.
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Le haut-parleur de la gare m’invite à prendre garde au passage d’une « circulation rapide ». De quoi s’agit-il ? Un convoi exceptionnel, nucléaire ? La reine d’Angleterre se promène ? C’est pour une superproduction ? Sarko vérifie les rails ? Non. C’est ce que les vaches et moi appelions jusqu’à présent un train, un brave train avec une loco, des wagons et des gens dedans. Cette circulation rapide m’inflige une petite blessure inutile, une de celles qui ont le plus de mal à cicatriser, une de celles qui dégoûtent. Le type qui a inventé ça mérite de circuler, et rapidement.
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Dans Lettres, cette belle revue qui défend si bien la langue française, une citation de Diderot, tirée de sa Lettre sur le commerce de la Librairie, où il fonde le principe du droit d’auteur : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? » Hélas ! Quelque chose me dit que c’est cela, précisément, qui lui appartient le moins. Ce qui ne signifie pas que d’autres doivent s’en emparer, encore moins l’État. De gros tirages m’auraient-ils fait changer d’avis ? Je ne le pense pas. L’argent est le seul domaine de mon existence où l’instinct marche bras dessus bras dessous avec la raison. Comme beaucoup de gens aujourd’hui ; mais, chez eux, ils marchent dans l’autre sens.
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Pas de voiture ce matin. Pour atteindre Sens, première étape, j’ai droit, moyennant deux euros, au car de ramassage des collégiens. Dans chaque village, il butine quelques  ados qui l’attendent dans la nuit. Bonjour poli au chauffeur, qui répond à chacun. Que ces enfants sont bien élevés ! Une fête. Un pépiement gai, des rires sans malice, un essaim de confidences. Au fond du car, des petits couples se forment. « Monsieur, crie un garçon au chauffeur, vous pouvez éteindre un peu la lumière, s’il vous plaît ? » La jeunesse du monde. J’en oublie mes rhumatismes. À Sens, ce sera une autre affaire : le train. Il n’y peut rien, le pauvre, mais que c’est laid, que c’est triste, que c’est lourd, que c’est décourageant, cette circulation rapide de travailleurs en marche vers leur épanouissement par le développement économique et la démocratie moderne ! De pauvres gens écrasés qui, à chaque instant, peuvent devenir méchants. Ces quatre-là tapent le carton ; on dirait qu’avec chaque carte, ils abattent un peu de leur vie. Dans dix ans, les gamins et les gamines du car seront ici. Au mieux. Rêveront-ils encore de leur adolescence ? À qui demanderont-ils de rallumer les lumières ?
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La pub pour les pros dans laquelle les entreprises encore un peu publiques gaspillent notre argent n’a l’air d’étonner personne. Les cadres supérieurs qu’elle ridiculise ne protestent pas. S’accommodent-ils de l’image grotesque qu’on donne d’eux ? Plus aucune réaction ? Capitulation en rase campagne ? Fierté à zéro ? Et les patrons ? C’est pour produire de telles âneries qu’ils ont fait des études supérieures, préparé les grandes écoles, fréquenté les élites, strip-teasé leur culture dans les dîners ? Allons, je suis injuste. Me vautrer dans un fauteuil de première classe en feuilletant un contrat, voilà un idéal qui, si on me l’avait proposé à vingt ans, m’aurait puissamment aidé à choisir mon destin : je me serais fait socio-psychiatre. Voudraient-ils décourager la jeunesse ? Pas impossible. L’inconscient est parfois plus sympa qu’on ne le croit. Ils disent aux jeunes ce qu’ils n’ont plus le courage de se dire à eux-mêmes : « Ne te lance pas là-dedans, mon petit gars, c’est dégueu ! » Le problème, c’est que, si le petit gars finit président d’une Université, le classement de Shanghai flanquera ses nuits en l’air, et ses beaux rêves avec.
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J’ai bien connu dans ma jeunesse le Cardinal Lustiger. Je ne sais rien de son successeur. Il vient d’expliquer que l’Église, c’est d’abord le peuple chrétien, non pas les « cadres » que sont les évêques ou les curés. Image troublante. Les paroissiens sont la première ressource de l’Église ? Comme les travailleurs la première richesse de l’entreprise ? Après Marx et le MEDEF, les cathos reprennent au refrain. Saint Management, priez pour nous ! Mal barré.
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En cette période de débats socialistes, François Hollande explique, dit-on, qu’il faut laisser dégorger les escargots. Une boutade, bien sûr, une boutade ! Mais qui le réconcilie, au moins sur ce point, avec Ségolène Royal : elle ne préconisait rien d’autre. Et non seulement avec elle : avec à peu près tout ce qui fait semblant de penser la vie démocratique. Exprimez-vous pour que je décide. Exprimez-vous pour que je vous tienne. Bien sûr, après une vie consacrée à la formation, il serait fâcheux que je me montrasse trop naïf. Il y a du déchet, et beaucoup, quand tout le monde se met à parler ; il y a de la sottise, de l’ignorance, du parti pris, du ressentiment. Il est très facile d’interpréter, d’ironiser, de faire le savant distancié ; cette sémiologie-là est à la portée du premier nigaud. Mais on peut faire autrement. On peut accepter que la bêtise des autres donne la mesure de la sienne propre, moins apparente naturellement, masquée par le talent, les formules, la tchatche. On peut vouloir communier, antérieurement à toute bêtise et à toute passion, dans le simple sentiment d’une existence partagée, d’une faiblesse semblablement désirante, d’une volonté identiquement équivoque. Dans ces cas-là, dégorgés de leur vanité et de leur manie d’imiter les importants, les escargots, à leur insu, prophétisent superbement.
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Dans à peu près tous les domaines, je me sens aux antipodes des choix du gouvernement actuel et de celui qui les inspire. Et pourtant, je ne suis pas pressé, pas pressé du tout, de voir arriver une éventuelle alternance, si tant est qu’elle soit concevable. Familier des blocs opératoires, j’ai une immense admiration pour les chirurgiens. « Allez, Monsieur, vous prenez votre courage à deux mains, et on y va. » Le cancer de notre vie collective est sous nos yeux : Nicolas Sarkozy ne l’a pas inventé. C’est un mal ancien, profond, multiforme, pervers, insaisissable. Il touche à tout ce qui est essentiel, à tout ce qui est vivant. On ne le guérira pas de sitôt ; mais on peut essayer de le comprendre un peu, admettre qu’il est là, s’avouer qu’il nous ronge. On peut peut-être même commencer à se déprendre de ce qui le favorise. Le premier résultat de l’alternance socialiste serait, à mon sens, de refermer la plaie sur le cancer et de caresser la cicatrice avec des onguents humanistes : je ne souhaite pas cette régression. Bien sûr, on peut raisonner autrement ; je ne me battrai pas longtemps sur ce terrain. L’important est moins ce qu’on pense, ce qu’on dit, ce qu’on défend que le niveau auquel on fait retentir sa pensée, sonner sa parole. Pour ma part, je ne conseillerais jamais à un jeune de se faire le vendeur de la modernité, même si elle ne produit pas que des mauvaises choses ; et pas plus, même si c’est très souvent nécessaire, de se donner pour mission de l’épouiller de ses injustices. Vendre et dénoncer procèdent du même esprit de certitude et de possession, de la même logique de forteresse, de tank. Autre chose nous sollicite, autre chose est plus urgent. Habiter le vide que le lent glissement du pouvoir laisse entrer dans la conscience ? Apprendre un abandon qui ne soit pas démission ? De point en point, de tache en tache, esquisser ce que sera le visage du monde après l’hiver ?

(8 novembre 2007)

La caserne libertaire

LE MARCHÉ VI

J’assiste en compagnie d’un ami arabe à un colloque Orient-Occident. Au programme, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, l’Iran. À la tribune, une rangée de chercheurs, jeunes et vieux. Les débutants commencent leur intervention en présentant leurs hommages rituels à leurs anciens. L’âge semble pourtant avoir peu d’influence sur la science politique : benjamins et seniors parlent du même ton précis et pressé. Thésards ou post-thésards munis de toutes les informations possibles, ils ne convainquent pas. À quel jury imaginaire s’adressent-ils donc ? Quelle autorité plane au-dessus d’eux qui leur interdit d’habiter leur parole ? « Écoute-toi parler, tu parles pour les autres », disait Eluard. Ces spécialistes ne parlent ni pour eux, ni pour leurs auditeurs ; pour leurs pairs, plutôt, ou pour la déesse de leur discipline. Pas un instant ils ne se libèrent de l’air de courtoisie savante que le professionnalisme aimable et sceptique du président impose au débat. On dirait qu’ils herborisent dans les sociétés dont ils traitent, des sociétés qui semblent sans désirs, sans souffrances, sans histoire ni intériorité. Rien de ce qu’ils disent n’est sans doute faux, mais rien ne sonne juste : des restaurants de poisson où l’on servirait des arêtes. Cette autopsie du vivant, est-ce cela, la science ? L’ami arabe est troublé, peiné. Je le vois s’agiter. Soudain il n’y tient plus : « Pourquoi, me demande-t-il , ont-ils de nous une idée si étroite ? » Ma réponse vient toute seule et nous surprend tous les deux : « Parce qu’ils ont d’eux-mêmes une idée plus étroite encore. »
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À Hubert Védrine, orateur vedette de ce colloque, il serait bien injuste d’adresser de tels reproches. Sa parole simple, nuancée, chaleureuse oscille constamment entre l’affirmation et le doute. La pudeur de l’expression, qui se libère parfois en une sortie de la plus belle venue – sur l’originalité de ce droit d’ingérence si cher à Bernard Kouchner, par exemple, dont la paternité est à attribuer à Urbain II, le pape de la première croisade -, protège la droiture de la réflexion et l’authenticité de l’inquiétude. Hubert Védrine décrit fort bien ce « mélange vicieux » de valeurs et d’intérêts sordides que l’Occident tente de faire passer en fraude dans le reste du monde. On sent que cette hypocrisie sale lui répugne, qu’il la refuse de tout son esprit et de tout son cœur. Un instant, je me dis que l’improvisation de l’ancien ministre va être un grand moment, qu’il va en appeler à un grand chambardement culturel et moral, à la destruction des « ciments pétrifiés », au surgissement des consciences, à la libération des intelligences captives. Mais soudain – est-ce le réalisme du politique qui n’ignore rien du poids des choses ou une certaine paralysie de l’audace imputable à la formation classique ? – il hésite et conclut tout autrement, expliquant que le défi de l’Islam se situe à l’intérieur de lui-même tandis que celui de l’Occident est à chercher dans la transformation de son comportement à l’égard des autres, c’est-à-dire dans une manière de faire plus que dans une manière d’être. Et là, si la sympathie demeure, ma déception est profonde et mon désaccord total. La seule contribution sérieuse que l’Occident puisse apporter à la paix, le seul antidote possible aux « mélanges vicieux » qui l’empoisonnent en empoisonnant tous les autres, c’est de mettre cul par-dessus tête l’ensemble de ses représentations du monde. Les autres aussi ont beaucoup à faire pour contribuer à ce chantier ? Certes ! Mais c’est à eux de savoir quoi, pas à nous.
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J’aurai quand même appris une chose bien intéressante durant ce colloque. C’est en 1970, en pleine période d’abondance, que l’islamisme est apparu en Arabie Saoudite ; c’était une révolution contre le gavage, pas contre la pauvreté. Mais qu’importe ? Rien n’empêchera les oies politico-médiatiques de cacarder que tout va bien pour les pauvres, pourvu qu’ils bouffent ! Un pauvre, c’est un riche qui a le ventre vide, n’est-ce pas ?
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« Quand j’entends le mot valeurs, disait Marie-Dominique Chenu, ce grand dominicain, je mets mes mains sur mes poches. »
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Quand même ! Ne me croyez pas entièrement aveugle ! Ce matin de dimanche, écrivant ce Marché dans notre petit deux pièces, son aspect parano me met en joie…
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Les cathos officiels, qui ne sont pas nécessairement ringards en tant que cathos mais le sont forcément en tant qu’officiels, m’ont beaucoup reproché mon amitié pour Aragon. Pourtant, c’est encore un mot superbe de lui que je trouve dans le dernier livre de Jean Ristat, Avec Aragon. Un journaliste leur demande à tous deux si l’écriture est un plaisir. Ristat répond un peu vite : « Oui, mais c’est un plaisir solitaire. » Et Aragon de corriger : « Non, c’est une solitude. » Il y a plus de contenu religieux dans ce seul mot que dans les délibérations de cinquante-trois commissions épiscopales.
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La solitude de l’écriture, celle où je suis ce matin, c’est quand personne n’est là, sauf quelqu’un qui, dans l’autre pièce, dort encore, et quand, pourtant, tout le monde est présent, chacun à sa place selon l’ordre non écrit de l’intimité. Cet état de simplicité royale, que je dirais glorieuse si le mot pouvait être lavé de toute connotation de puissance et de vanité, c’est l’essence, accessible à tous, de l’expérience humaine. Être seul et ne l’être nullement. Ce sommeil familier que je devine, il me semble qu’il fait l’aller et retour entre le monde et moi, qu’il est à la fois une partie de moi et une partie du monde. C’est un sommeil-passerelle, un sommeil-palpitation. Mais allons ! Que je n’oublie pas le trouble où me jetaient, plus jeune, ces évocations trop idylliques de la présence et du mystère ! Cette solitude-là ne va pas de soi. Elle est constamment menacée. Pour y atteindre, une tout autre solitude est à traverser, le désert du manque, du besoin, du vide inapprivoisé qu’il faut combler avec n’importe quoi… Peut-on connaître le premier visage de la solitude sans connaître le second ? On le pourrait, oui, si la terre était le paradis.
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La plupart des gens que je connais et qui me parlent de Résurgences, de toute évidence ne le lisent pas. Au début, ça m’agaçait un peu ; après quelques mois, j’en souris. Je verrai bien, en tout cas, combien d’amis seront allés jusqu’à ces lignes : à mon avis, pas beaucoup. Mais on écrit surtout pour les amis inconnus. Ce site n’est pas un signe de ralliement, c’est une bouteille à la mer.
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Les Français ne sont pas plus paresseux que d’autres et ne détestent nullement le travail. Mais la façon dont l’idéologie du management pervertit les tâches professionnelles n’est pas de nature à grandir, c’est le moins qu’on puisse dire, ceux et celles qui les exécutent. Les gens qui prétendent le contraire sont le plus souvent des esclaves joueurs de flûte, des nantis dociles à qui le travail apporte profit, honneur, puissance. Peut-être penserais-je autrement si ma connaissance du monde moderne m’était venue par les conventions des colloques et le ouï-dire médiatique. Dans notre société, le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la résignation à l’absurde, la docilité infantile, les commérages, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu leurs compagnons s’y décomposer, mais auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste, de l’effort héroïque des hommes pour ne pas être lucides ou de l’effort héroïque des femmes pour oublier qu’elles le sont.
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Plus je vais, plus il me semble que l’essentiel, tout le monde le connaît. En tout cas, tout le monde patauge dedans. Ce sont les détails que nous ignorons, les choses secondaires, accessoires, celles qu’on peut trouver dans les livres, ou sur Internet. La perversion de la prétendue culture occidentale, c’est de nous faire croire que cet essentiel, que nous connaissons, n’est rien et que ces détails, que nous ignorons, sont tout. C’est là aussi une définition de la mondanité. On nous fait honte de savoir ce qui est important et d’ignorer ce qui est subalterne. Naturellement, plus l’information prolifère et plus l’accessoire recouvre l’essentiel, plus nous devenons savamment idiots. Secouer à la fenêtre la couette de la modernité, si possible un jour de grand vent.
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Visite à la maison de Claude Bernard à Saint-Julien-en-Beaujolais. Un mélancolique, ce grand homme. Un banc sous une rangée de six ifs devient le banc de Sisyphe. L’exposition le proclame malheureux en ménage. D’où peut-être ce propos désabusé : « La science m’absorbe et me dévore. C’est tout ce que je lui demande pourvu qu’elle me fasse oublier mon existence. » Jeune préparateur en pharmacie, il s’écrie : « Je fais quelque chose, je suis un homme ! » Mais, à la fin de sa vie : « J’ai fait, toute ma vie, des choses. Devenu vieux, je me demande ce que j’ai fait. Je ne crois pas aux illusions. »
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Une belle lecture du Journal de Paul Claudel, par Michèle Venard, au Théâtre du Nord-Ouest. Une phrase me réjouit particulièrement : « Les jeunes gens d’aujourd’hui ne rêvent que d’arriver ; moi, je n’ai jamais rêvé que de partir. »
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On parle de juger les malades mentaux criminels, soignés jusqu’ici dans les hôpitaux psychiatriques. Puisqu’il n’est pas question de condamner ces malades, le seul intérêt de tels procès serait d’innocenter éventuellement quelqu’un qu’on aurait accusé à tort : reconnaissons qu’il n’est pas mince. Il est curieux, en revanche, qu’on mette en avant un argument qui ne tient pas, à savoir que la souffrance des proches des victimes en serait allégée, qu’ils pourraient ainsi commencer à faire leur deuil, etc. Chimère d’esprits faux. Les dommages matériels peuvent être réparés, et doivent l’être. La perte d’un être cher est irréparable. La fonction de la justice n’est pas de rendre possible cette impossibilité, mais de faire respecter la loi pour affermir l’ordre social et empêcher la barbarie de s’installer. Compter sur ces procès pour consoler ceux qui ont perdu un des leurs, c’est se tromper sur la justice et sur la souffrance. Naturellement, les grands mots valsent : ainsi ces audiences auraient une fonction cathartique. De là à les comparer au théâtre antique, il n’y a qu’un pas, mais impossible à franchir. La catharsis du théâtre grec n’est pas individuelle, mais collective. Elle n’est pas liée à un événement particulier, mais à la nature de la condition humaine. Elle n’a pas pour but de consoler un individu, mais de consolider la cohésion de la communauté en la mettant en face des mystères qui la dépassent. Elle n’en appelle pas à l’opinion, mais aux dieux immortels. Cela, tout le monde le sait. Alors pourquoi ces bondieuseries psychologiques ? Parce que la société médiatique tâche vainement de remplacer la transcendance par la représentation et qu’elle n’a pas le courage d’avouer que le résultat de cette substitution est grotesque.
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Désolé d’y revenir, mais la turlutaine du deuil par la vengeance prend désormais l’allure d’une catastrophe nationale. On peut comprendre que des gens hébétés de travail, de soucis familiaux et de RER finissent par répéter machinalement ce qu’on leur raconte. Mais quand un grand éditeur, censé dérober parfois quelques instants de réflexion à la frénésie concurrentielle, entonne le même refrain, avouez qu’il faut s’accrocher. Et pourtant, Claude Durand, PDG de Fayard, le dit à propos du livre de Nadine Trintignant : « Grâce à cette écriture, elle a pu commencer à faire son deuil. » Chers éditeurs, consolateurs des affligés…
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Ce que je pense de l’horrible affaire en question ? Rien, bien sûr, et je m’étonne que tant de gens en pensent quelque chose. Il est vrai que, du côté des élites culturelles, on a la profondeur facile.
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La raison de ce déraillement de la pensée occidentale, probablement incontrôlable désormais, il me semble l’entrevoir dans un article publié par un animateur culturel fort sincèrement en quête de son « identité » et qui tâche de se repérer dans le dédale des liens communautaires anciens et nouveaux. Il fait honnêtement état de son trouble, cherche les principes auxquels il peut se référer, évoque les craintes individuelles et collectives qui l’assaillent, puis en vient, dans le paragraphe final, à ses raisons d’espérer. Et là, surprise, il se contente de recopier, sans rien y ajouter, sans la commenter d’aucune façon, une phrase, qu’il laisse d’ailleurs inachevée, de Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Je cite : «L’unité de la République ne devenant plus celle d’individus soudés autour d’une vision du monde fixe, mais plutôt celle d’une culture démocratique partagée et atomisée, favorisant le pluralisme, la participation, l’autonomie collective et le respect de décision… » J’ai longtemps tourné et retourné cet étrange paragraphe. Peut-on dire son espoir par les paroles d’un autre ? Nos références, nos admirations n’ont de sens que de nous féconder, pas de nous abolir ! Cette citation brusquement interrompue signifierait-elle que l’auteur estime qu’il est inutile de continuer, que tout cela n’est que paroles verbales ? Ce décrochement formel est-il l’amorce d’un décrochement plus profond, celui d’une conscience fatiguée de ne pas se saisir, d’une voix qui ne tolérerait plus d’être interdite d’affirmation ? On ne m’en voudra pas de me déclarer incompétent pour juger l’œuvre du philosophe allemand. Je remarque pourtant que ce qu’on cite de lui est d’une exceptionnelle banalité. Lui arrive-t-il ce qui est arrivé à Sartre et à tant d’autres victimes de sectateurs prompts à caricaturer une pensée ? En tout cas, voyez cette citation, voyez les vertus sociales qu’elle feint de constater. Toutes sont contestables. Participation ? À quoi ? Aux décisions politiques ? À la vie de l’entreprise ? Vous trouvez ? À la définition du contenu des médias ? Quant à l’autonomie collective, de laquelle s’agit-il ? De celle des joueurs de boules ? Des communautés closes ? Vous pensez sérieusement qu’il existe une autonomie collective des membres d’un parti, d’un syndicat, que ce ne sont pas les caciques qui gouvernent ? De quoi parle donc Habermas ? De quel rêve hâtivement fringué en réalité ? Et le respect de décision, dans quel sens joue-t-il ? Vous voyez les riches respecter les pauvres, les puissants respecter les faibles ? Tout ce bla-bla est un évitement, une crainte, une dérobade. Ce maillage de pieuses abstractions laïques attire nos douleurs, nos désirs, notre corps, notre âme, notre esprit comme la glu attire les mouches. Au-cu ! au-cu ! aucune réalité ! Bien sûr qu’il est difficile à tout le monde de digérer ces déceptions dont est tissée l’époque, et dont Serge Parot parle si bien ! Bien sûr que la nappe des conventions aimables et des débats académiques a été si brutalement retirée que les boissons de nos verres se sont quelque peu mélangées ! Il a raison notre animateur culturel, ou son inconscient a raison pour lui. Le laïus du temps ? Laisse béton ! Alors ? Alors, quand ça va trop mal ou quand c’est vraiment trop difficile, me disait autrefois Francis Jeanson, surtout, ne pense pas ! Laisse venir !
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Libération raconte qu’au plus fort de leur conflit, Edwy Plenel aurait déclaré à Daniel Schneidermann : « Il faut savoir si tu es dedans ou dehors. » Je ne perdrai pas un mini-octet pour m’attarder sur l’incident, mais cette phrase, dans quelque contexte qu’elle soit prononcée, déclenche toujours en moi une insurmontable répulsion. Les seuls bons souvenirs qu’elle rameute sont ceux de l’enfance. Sur la cour de l’école ou dans les tourbillons de poussière du patronage, quand le rire pouvait encore aller de pair avec une brutalité pas trop malsaine, il était de rigueur de demander à qui passait à portée de croche-patte ou de ramponneau : « T’es avec nous ou contre nous ? » C’était un jeu et, pour le jouer, tout le monde était d’accord avec tout le monde ! Quand tout le monde n’est plus d’accord pour jouer, la même phrase sonne comme une bêtise, une vilenie. Me demander si je suis dehors ou dedans, c’est me demander si je préfère la prison ou le bannissement. Un homme libre ne parle pas ainsi à un homme libre.
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Analysant un ouvrage récent, L’arrogance française, un chroniqueur du Monde le résume ainsi : « Une tendance ancienne de la diplomatie française que la guerre d’Irak a encore aiguisée : la prétention de donner des leçons au monde sans disposer des moyens de la puissance. » Parfait. On ne peut donc donner des leçons au monde que si l’on possède la puissance qui est, comme chacun sait, le fruit de la sagesse et de la bienveillance ! Et que peut-on alors enseigner, sinon ce qui permet de parvenir à la puissance, c’est-à-dire la volonté de puissance ?
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Cité par Hannah Arendt, ce propos de saint Augustin : « Pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. » La philosophe conclut : « Ce commencement garanti par chaque nouvelle naissance, il est, en vérité, chaque homme. » Le temps, un commencement qui se déplace ?
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Ils expliquent qu’Hillary Clinton est une magnifique mécanique intellectuelle. À sa place, ça ne me plairait pas.
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Pierre Legendre donne cette définition fulgurante de ce que nous appelons la démocratie : « la caserne libertaire ». On ne peut mieux dire. Les fantasmes, les pulsions, les opinions tournoient dans la chambrée comme en mon jeune temps de bidasse la fumée de ces horribles cigarettes, gauloises du pauvre, qu’on appelait les élégantes. Ivresse de la liberté truquée : cette contrefaçon-là ne tombe pas sous le coup de la loi qui, au contraire, l’organise. Le fond de la doctrine est toujours le même : soyez libres pourvu que vous obéissiez. Plus besoin de juteux pour former la jeunesse ; le banquier, le politologue et le DRH se chargent de la lifelong education. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, Pierre Legendre a tout vu. Mais alors, comment sortir de cette bouillie ? Il semble accorder, lui, beaucoup de confiance à l’idée d’État, presque transcendante à ses yeux. Mais l’idée d’État, ou plutôt la sensibilité de ceux qui lui accordent trop, contient un autre danger, peut-être symétrique : le danger de l’ordre. Je ne parle pas de cet « ordre » plus ou moins fascisant qui est le meilleur fonds de commerce de l’extrême-droite. Je songe au contraire à ce que préconisent des gens raisonnables, sensibles au meilleur de la tradition, épris de grands textes, attachés à la République et à la démocratie, et que l’on peut trouver à droite comme à gauche. Pour ces estimables observateurs, le salut est à chercher dans la restructuration intellectuelle et politique de tous, surtout des élites, et dans une saine recomposition de nos institutions. Comparée aux fumées de la « caserne libertaire », cette façon de voir remet bien agréablement nos têtes en ordre. Pourtant, le point de vue constamment synthétique qu’adoptent ces démonstrations, la place excessive qu’elles font à l’autorité, l’allure conceptuelle de leur propos fleurent trop l’ancien. Si la « caserne libertaire » est un aspect de l’enfer moderne, la pensée « tour de contrôle » renvoie à trop d’insatisfactions passées. Oserai-je dire qu’elles ont secrètement partie liée ? La tentation de sombrer dans la docilité glauque de la modernité et celle de nous « raccrocher » aux branches imaginaires d’une impeccable cohérence sont l’avers et le revers du même refus de soi. S’abolir devant les vérités du Grand Ordre ou s’abolir dans le magma indistinct ! Dans la souveraineté des essences ou dans le trouble des bouillonnements élémentaires ! Il serait trop facile d’opposer au délire du présent une logique d’hier réputée universelle et éternelle mais, en réalité, aussi dépendante de l’esprit de son temps que la modernité l’est de la révolution technique. Le monde moderne n’est pas à considérer à partir du passé, mais à partir du dedans de la conscience, c’est-à-dire à partir du point où se rencontrent furtivement le présent et l’éternité. Le regardant ainsi, on le voit comme avant le premier matin, quand « la terre était vide et vague », ce qu’elle est sans doute encore un peu. Et l’on ne s’étonne plus qu’en dépit de la « caserne libertaire » et de la pensée « tour de contrôle » qui la surveille, tout continue à commencer.
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« Les chiens sont francs mais les chats sont hypocrites, m’expliquait mon grand-père. Les lions sont comme des gros chiens et les tigres comme des gros chats. » Employé des PTT, il installait des téléphones. Il n’avait jamais perdu son latin du petit séminaire, qui résonnait dans sa bouche comme la mer dans un coquillage : Age quod agis, fais ce que tu fais. Il me disait encore que l’essentiel, pour moi, était d’apprendre à parler en public parce que tout est possible aux orateurs. Saint Augustin, lui, lorsqu’il s’est converti au christianisme, a abandonné son métier de professeur de rhétorique, découvrant avec horreur qu’il n’avait été jusque-là qu’un « marchand de paroles ». Qui croire ?
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Ce vote de la France à l’ONU en faveur de la dernière résolution américaine sur l’Irak m’inquiète. Comme tous les pékins qui ne peuvent se référer qu’aux médias, je suis privé d’informations et dois rester prudent. Y a-t-il là-dedans une part de la stratégie ? Ne pas transformer ce site en café du Commerce. J’attends. J’espère n’être pas déçu. Si la France a le courage de continuer à défendre son point de vue, qui est le bon, et dont les conséquences iraient, de toute évidence, bien au-delà de l’affaire irakienne, mes points de désaccord avec ce gouvernement, qui sont légion, ne l’emporteront pas : quelque chose d’essentiel, pour une fois, aura été fait. Mais quand j’entends dire que ce vote pourrait avoir été dicté par la crainte de voir la France s’isoler, mon sang ne fait qu’un tour. Non que je confonde politique et western, ni que j’exige du ministre des Affaires étrangères, qui pourtant ne serait pas mal dans le rôle, une chevauchée solitaire à travers le désert de la modernité. Ni une nation, ni une société, ni un individu ne peuvent, ne doivent cultiver leur isolement. Mais le plus gros danger de l’époque n’est pas la solitude, c’est l’engluement dans la marmelade : paradoxalement, la meilleure manière de ne pas être seul, c’est de s’en extirper. La France a le monde avec elle quand elle dit non à l’oncle Bush. Non seulement les pauvres et les révoltés l’entendent, mais aussi, même s’ils veulent étouffer une voix qui vient de plus profond qu’eux, les riches et les établis. Il y a des non qui résonnent plus fort que des oui, des non plus vivants que des oui. Un pays, un groupe, un individu, lorsqu’il cesse d’être un mort vivant, un cadavre solennel, une dépouille raisonneuse, quand il s’expulse du non-sens, se donnant enfin naissance, ce pays, ce groupe, cet individu, le monde reconnaissant et joyeux vient le visiter dans sa solitude. Et tous l’accompagnent dans sa marche, un peu comme dans ce beau film australien où une foule entassée sur un quai, devenue littéralement une mer humaine, portait l’un vers l’autre les amants séparés.
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Voyez comme on accapare la connaissance. « Nous, scientifiques, écrit avec quelque emphase le Professeur Baulieu, savons combien notre condition humaine, équilibre entre le corporel, le cérébral, le spirituel, est à la fois vulnérable et aléatoire. » Moi qui en suis resté à SO4H2, je le sais aussi bien…
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Les intermittents ont envahi la Star Ac’. Ils sont plantés là, presque gênés. L’animateur, colibri dans la fosse des hippopotames, bat des ailes. Du côté des visiteurs du soir, quelque chose flotte, un peu comme un train qui va sortir de ses rails. D’une voix claire, le porte-parole prononce deux ou trois phrases. Puis se tait. On lui prend des mains le micro qu’on vient de lui tendre. Il laisse faire. Il est ailleurs. Il pourrait se retirer ; il reste, pétrifié dans son silence. Il se familiarise avec l’obscurité du public, avec la sienne. Il vient de prendre un baptême d’infini. Il a été marqué du point blanc que les peintres hollandais peignaient sur les théières pour les faire échapper à l’espace. Demain, il militera encore, mais plus de la même manière. Il a compris le pourquoi. Le jeu s’est cassé entre ses mains. Il est descendu dans les sources où les beaufs de la Star Ac’ ressemblent aux champions de la libération. Il paraît que TF1 a perdu des euros. Hélas ! Le changement a un coute.

(novembre 2003)