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Un épisode informe ?

(À propos de Résolution, de Pierre Mari)

Pour oublier cet épisode informe.
Pierre Mari, Résolution
 

L’acte littéraire crée une ligne de partage. Il la révèle et l’impose. Indifférent à ce que nous disons de nous-mêmes, à ce que nous croyons croire, à ce que nous pensons penser, il fait surgir du profond du temps, de la complexité des circonstances, de l’embarras des consciences, la nécessité d’un choix auquel nul n’échappera. L’acte littéraire est chirurgical, maïeutique, prophétique. Chirurgical : il va droit à la tumeur qui dévore les existences. Maïeutique : il tire de cet affrontement une parole neuve. Prophétique : il lance à son époque des brassées de suggestions amicales et sévères.

Il n’y a de littérature que déroutante. Un écrivain est un pirate qui détourne pensées et sentiments de leurs itinéraires balisés et libère en eux ce qu’ils avaient caché de dangereux. Les caravanes auxquelles, par-dessus tout, il aime à s’attaquer sont les plus lourdes, celles qui transportent les certitudes épaisses, les évidences patinées, les repères incontestés. On n’écrit pas sur les ambulances, sur ce que les opinions ont noyé, sur ce que les bonnes intentions ont vérolé. Peut-on sérieusement parler politique quand les affaires publiques sont aux mains d’anesthésistes anesthésiés ? Amour, sexe, quand une dogmatique plus féroce que la précédente verrouille l’imaginaire ? Religion, quand elle dégouline des hamburgers de McDonald’s ? Reste ce qui écrase l’ordinaire des jours, des pensées, des rêves et des lois, et qu’il faudrait bien des voyages à Venise pour oublier. Notre horizon commun : le macrocosme de l’argent et de la compétition. Et son actualisation microcosmique dans presque toutes les vies : le bureau, la carrière, l’entreprise. Tels sont les monstres familiers que Pierre Mari envisage et défie avec la fermeté et le calme qu’impose le titre de son roman. Résolution : une attitude morale, mais aussi un engagement devant l’avenir et même, dans l’acception technologique du mot, une allusion à la volonté de ne rien omettre de la complexité du réel.

Pierre Mari et moi avons en commun d’être à la fois formateurs et écrivains. Peu importe que je le voie plutôt, lui, écrivain et formateur. Plus que l’ordre des mots, c’est la conjonction et qui compte. Non pas écrivain et aussi formateur. Non pas formateur, d’un côté, écrivain, de l’autre. Pas non plus écrivain parce que formateur, ni l’inverse. À la fois écrivain et formateur : deux activités distinctes, parfois apparemment contradictoires, que nulle nécessité ne lie, qui pourraient très bien ne pas avoir contracté mariage, mais qui n’en habitent pas moins, à mon avis, chez lui comme chez moi, au même étage noble de nos demeures intellectuelles. Lesquelles, parce que vingt-trois ans nous séparent, et pas mal d’autres choses, n’ont pas été bâties sur les mêmes plans. Nous ne manquons pas de témoignages sur l’univers de l’entreprise. Des romans. Avec Les Choses, de Georges Perec, avec L’Imprécateur, de René Victor Pilhes, la littérature avait fait autrefois un pas en direction du travail moderne. Puis le chantier fut abandonné. Par contre, de L’emprise de l’organisation, de Max Pagès, à Souffrance en France, de Christophe Dejours, toutes sortes d’essais vinrent prendre le relais. Et des films : L’emploi du temps, de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré, de Jean-Marc Moutout. Personne ne peut plus ignorer comment fonctionne la mécanique à refoulement, comment l’on s’y prend pour que les salariés déposent leur liberté comme on dépose les armes, comment s’articulent l’angoisse, le besoin des choses, le fatalisme des bras baissés, comment la désertion de soi-même, apprise au travail, essaime sur toute l’existence, gauchit les relations, vide l’éducation de son sens. Pourtant, si attentifs qu’ils se veuillent à ceux dont ils décrivent la condition, ces témoins restent extérieurs à ce qu’ils évoquent. Pierre Mari, lui, abolit presque entièrement cette distance. Formateur, il a de l’entreprise une connaissance directe. Il sait ce qui se dit et ce qui ne se dit pas dans une salle de formation, dans le secret d’un bureau, dans un local syndical, devant une machine à café. À l’opposé du sociologue ou du psychologue, contraint à la fiction du regard objectif, le formateur réfléchit et parle parmi ses interlocuteurs. Il est à la fois dans le groupe et hors du groupe. Son sens critique ne saurait fonctionner sans une puissante empathie, et la réciproque. Mieux que l’homme des sciences humaines, il éprouve, au-delà de ce qui le distingue des participants, ce qui le fait tout semblable à eux. Me la suis-je répétée en secret, la chanson:
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens
Mais si le formateur est aussi romancier ? Si ce qu’il cherche dans ces inconnus qui lui confient leurs pensées, c’est l’essence même de ce qu’ils sont ensemble, eux et lui ? Si, pour quelques heures au moins, sa générosité et son désir, devant eux, coïncident ? S’il se sent aussi faible qu’eux, et aussi incapable de l’avouer ? Si, grâce à eux, alors que tout conspire à l’enfermer avec eux dans la prison du rôle, il pressent qu’il peut les aider à en scier les barreaux ? S’il a acquis la certitude qu’à leurs yeux, comme aux siens, quand même le monde entier rirait d’eux, rien n’est plus réel ni plus efficace que cet imaginaire de libération ? L’échange peut alors se nouer deux fois, dans l’humble travail de la formation et dans la création. Alors, sans qu’il soit jamais nécessaire de forcer le ton, commence une œuvre d’abrasion et de révélation. Alors, l’infiniment concret de ces gens rassemblés autour d’une table, leur insatisfaction énorme, leurs insuffisances mortifiantes, leurs passions étouffées, leurs tristes confidences, ces corps qui en disent plus long qu’ils ne le voudraient, surtout quand ils les surveillent, alors ce tout ça terrible et troublant, dont l’idiot hiérarchique de service viendra estimer le potentiel, se met, comme hurlerait un loup, à soupirer vers sa forme, à supplier qu’on l’en délivre en l’exprimant, à exiger qu’on la lui présente, qu’on la lui montre, qu’on la lui rende. Et celle-ci, à peine tirée de ce concret, à peine abstraite de lui, loin de l’ignorer, loin de le mépriser, l’irise de mille feux nouveaux, l’irradie de sens, le fonde, le rafraîchit, le réinvente. Noces. La vie est noces. Tout ce que vous trouverez d’autre sera boulet à votre pied. Quand vous voudrez vous expliquer, la vase vous emplira la bouche.

Résolution est donc construit sur un double échange : celui qu’un cadre ordinaire entretient avec les mots et les choses de l’entreprise où il travaille, celui que l’auteur poursuit avec son personnage. Un livre si tranquille, si posé, avec de courtes lenteurs à la Giraudoux, si bien servi par une langue de noble simplicité, si français ! Imparable. Patrons, syndicalistes, salariés épris de votre névrose, deux façons seulement de vous en débarrasser : ne lisez pas ou, mieux, brûlez. Si vous y mettez une fois le nez, vous ne vous le pardonnerez pas. Quant aux centristes de la pensée, gens du fléau en quelque sorte, eux qui, à la pointe de leur lucidité, ne peuvent guère articuler qu’un c’est quand même un peu excessif, pourquoi se fatigueraient-ils à vérifier leur pusillanimité au long de cent trente-deux pages ? Qu’ils nuancent d’abord, ils liront ensuite !

Le héros de Résolution n’a pas de nom. Je l’appelle N. Comme Normal. Normal est un garçon bien élevé, sensible mais soucieux de ses intérêts, épicurien sans excès, pétri de bonne volonté. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup lu Baudrillard. Il vote quand il le faut, s’il n’a pas oublié. Normal pourrait aussi s’appeler Mesuré. Un tel équilibre ne va pas sans une force secrète ; de la sienne, il n’est pas certain qu’il ait bien conscience. Chez un citoyen si raisonnable, aucune méfiance envers l’entreprise. Il apprécie plutôt qu’elle lui fournisse un si vaste champ d’observation. L’indignation n’est pas son système. Il regarde la modernité comme il contemple le reste, d’un œil un peu distant, sérieux, assez bienveillant. Les métiers sont en train de disparaître ? Une organisation à géométrie variable va les remplacer ? La terre aura connu d’autres catastrophes ! L’entreprise ne s’épargnera pas le tournant de la mobilité ? Et après ? Elle a peut-être ses raisons. D’ailleurs, « trop d’habitudes, dans certains secteurs, se sont ossifiées, trop de comportements d’appropriation ont enfermé les uns et les autres dans des luttes de pouvoir destructrices. Comment imaginer, aujourd’hui, une grande entreprise où perdurent des enclaves jalouses, où la notion de “métier” reste trop prégnante pour laisser la place aux polyvalences, aux actions transversales qui s’imposent ? »

Dans tout cela, aux yeux de Normal, pas de quoi fouetter un chat. Ce Lagardère paisible ne va pas à la critique : c’est elle qui vient à lui. À qui ou à quoi doit-il la force de ne pas bondir sur la moindre provocation, la patience d’attendre en souriant que toutes les cartes aient été distribuées ? À la répulsion que suscite en lui l’idéologie ? À la méfiance que lui inspirent les indignés ? À une insurmontable fidélité ? De qui est-il l’enfant, Normal ? Du formateur ou de l’écrivain ? Terriblement solide, ce garçon. Solide avec du jeu, comme le bois qui vieillit bien. Quand on parle entreprise, et que les Cyniques s’opposent aux Goguenards, il lui faut bien s’avouer que les premiers lui sont relativement plus sympathiques que les seconds – ou moins antipathiques. Choix négatif, sans doute. Choix instinctif. Un Chinois, ce Normal ? La raison de sa préférence n’est pas sans profondeur ; à cent contre un, elle est née sous un crâne de formateur : “L’allégeance des uns lui semblait, à tout prendre, plus inquiète et problématique que les diatribes des autres.” Tant de bonnes raisons ferment si bien l’inquiétude, et en pourrissent !

Il le sait : ses collègues ne le classeraient ni parmi les Cyniques, ni parmi les Goguenards. Plutôt dans quelque Marais sans gloire. Il en souffre un peu. Mais, quoi ? On ne peut pas se faire publicitaire de ses sentiments, ni s’inventer une révolte qu’on ne ressent pas. Dans ces conditions, pourquoi ne pas tenter de participer loyalement à la construction commune ? Un séminaire au bord de la mer lui en fournit l’occasion. Il la saisit de son mieux, non sans s’apercevoir que sa parole parcourt un chemin différent de celle des autres. « À trop chercher la formule décisive, il restait invariablement en arrière. Les mots lui venaient quand la chose était passée. » Il n’a pas encore tout compris, Normal. S’il cherche la formule, c’est pour raccourcir le chemin d’une pensée qui vient de plus loin, qui doit s’arracher à la glaise de l’angoisse, qui n’a sa serviette ni dans la cantine des mots ni dans la gargote de l’actualité.

« Où et comment, se demande Normal, s’est négocié ce grand refoulement de la parole ? » Il garde la question pour lui. Elle n’appelle pas de réponse : seulement une maturation. Elle doit grandir en lui, avec lui, se projeter sur un ou deux visages, sur quelques autres, sur tous. Est-ce même une question ? Plutôt une prise de distance. L’affirmation d’une manière d’être. Un cri. Un Au feu ! L’aveu pudique d’un feu impitoyable, doux, dévorant. Une exigence secrète de purification. Une question-réponse, qui s’accouchera elle-même. En attendant, elle aiguise une lucidité désagréablement contradictoire. Peut-on accepter de voir le management de Nexorum dilapider les « trésors d’expérience, de rigueur et d’ingéniosité accumulés » ? Non, bien sûr, non. Mais, pour guérir cette maladie-là, il faut plus et mieux qu’un « climat de rancœur et de nostalgie hargneuse ». Un mal si profond, il y a tant de manières de le nier !

Normal n’est pas un Hamlet égaré dans l’entreprise. Ni un lâche. Ce qui le maintient si longtemps en silence, c’est qu’il constate avec stupeur que l’enjeu ne cesse de gonfler. Dans l’entreprise, l’indignation fulgurante de bien des abonnés à la protestation masque à peine leur impatience de le circonscrire, cet enjeu, de s’épargner la dépense d’une révolution plus radicale, plus troublante, intime, silencieuse, sans témoins, rocailleuse, ingrate, presque asphyxiante. Non rentable. Lui, Normal, prendra son temps, mais n’éludera rien. Qui dira comment un sentiment si exigeant et si simple s’annonce dans un être ? Qui osera sérieusement en raconter l’histoire ? Toujours est-il qu’il vit en Normal, qu’il ne le lâche pas, qu’il le brûle. Et que les très ordinaires brindilles, bûches et fagots que lui apportent son existence et celle des autres – tantôt le bois est trop fin, tantôt il est trop gros, il est trop vert ou trop sec, trop ceci ou trop cela – lui sont autant d’aliments nourrissants.

L’ambiguïté n’est pas le dernier mot de tout, mais il n’est pas toujours urgent de la lever. Sous les explications un peu symétriquement pataudes, une oreille fine entend pousser l’herbe. L’ouverture des yeux du dedans, voilà ce qui a été accordé à Normal, voilà ce à quoi il s’était, sans le savoir, préparé. Pesanteur et légèreté, allégresse et désolation, aucune sensation qui ne soit accompagnée de son opposée. Un illuminé, Normal ? Non. Un amoureux de la réalité, la vraie, celle qui tient dans ses bras les grands désirs avec leur charge d’égoïsme, les mots et ce qui les fusille en secret, la bêtise des raisons, les raisons de la bêtise, le rien du tout, le tout du rien, et qui, la sauvage, s’enfuit vers l’horizon, jupes retroussées, jusqu’à n’être plus que ce point là-bas, tout là-bas, et cessez de parler d’elle, menteurs, puisque vous ne la voyez plus.

Pas de vérité, si infime qu’elle soit, qui n’ait eu à traverser un scepticisme découragé et pourtant secrètement fervent. Indifférent aux recettes charcutières des champions de l’efficacité et aux régurgitations automatiques des professeurs de morale, ce civilisé de Normal poursuit son enquête avec une admirable application de bon élève : sa patience est le signe discret et irréfutable de sa capacité d’espérance. Il possède une étrange qualité, presque désuète, qui est pourtant le privilège des forts : il sait mettre sa pensée en suspens. Devant ce qu’il admire, ou ce qu’il déteste, ou ce qui l’intrigue, il a ce mouvement de recul qui est le meilleur signe de l’accueil, de l’encouragement, d’une certaine forme de foi partagée. Tout lui est bois pour ce feu en lui, ce feu qui, nonobstant toutes les impostures, brûle aussi dans d’autres cœurs. C’est pourquoi le temps ne le tient pas à la gorge. Son âme n’a pas de volet à baisser, pas d’exercice à clore, pas de une à boucler, pas de trait à tirer, pas d’image à construire, pas de clients à satisfaire.

L’accord est parfait entre l’intrépidité tranquille du héros de Résolution et le projet pleinement raisonnable – et droitement rationnel – de Pierre Mari. À une époque où les écrivains cherchent surtout à nous imposer leurs fantasmes et s’évertuent à rejoindre, depuis une subjectivité arbitrairement sacralisée, la bretelle qui les ramènera sur l’autoroute de la banalité utilitaire, ce texte ne nous propose rien de moins qu’un bon usage de la modernité, qu’une méthode en quatre temps pour résister victorieusement à l’écrasement : j’espère de tout mon cœur qu’on s’en apercevra. Et je ne vois rien de plus urgent, pour ma part, que de parcourir ces quatre étapes avec Normal.

Première étape. Un cadre bien doué observe attentivement, pour mieux y tenir son rôle, le milieu professionnel où ses goûts et le hasard l’ont conduit. Quoi de plus normal ? Appliqué, il fait honnêtement le tour de ses motivations : « Car enfin : de quoi est fait le lien qui l’unit à cette entreprise, la seule qu’il ait jamais connue ? De fidélité, certainement. De fierté d’appartenir à un groupe héritier d’une vieille tradition industrielle. De la possibilité qui lui est donnée, malgré les entraves ou les pesanteurs, d’agir dans un cadre conforme à ses aspirations. De l’espoir que ce groupe saura entrer dans un nouvel âge sans se renier – et du refus de cautionner aveuglément toutes les évolutions prescrites. » Peut-on parler avec plus de bon sens ? Quel terroriste faudrait-il être, quel révolutionnaire de salon pour trouver à redire à un discours aussi loyal ?

Deuxième étape. Au fur et à mesure que la crise de Nexorum s’aggrave, les observations de Normal prennent une dimension inattendue, et dont il se serait probablement bien passé. Voici que le délire de ses dirigeants met l’entreprise au bord de la faillite. Ils jettent dans ce désastre tout le sadisme de leur âme ; la tâche accomplie, ils retourneront se reposer dans leur corps d’origine. La situation, avouons-le, doit peu à la fiction. (Il y aurait beaucoup à dire sur ce délire. Et s’il ne fallait pas y voir seulement le résultat de l’incompétence et de la vanité des responsables, mais aussi l’expression de leur angoisse, leur besoin de révéler, par l’absurde, un mal qu’ils n’ont pas inventé ? Si c’était leur faire trop d’honneur que de les charger de trop d’indignité ?) En tout cas, quand la catastrophe se précise, les masques tombent. Affolés, les acteurs oublient leur rôle. Leurs propos charrient sans cohérence des blocs de soumission ancestrale et des velléités nerveuses de contestation. Leur agressivité change de cible au gré de leur impuissance : aujourd’hui, ils s’en prennent à la direction, demain ils jetteront la pierre à la presse. Les plus policés ont leur quart d’heure sarcastique, qu’ils oublient aussitôt. L’impeccable démonstration critique de cet opposant contraste étrangement avec l’indifférence qui, de toute évidence, habite le personnage : « Comme si (ses critiques) n’engageaient que le professionnel en lui, et qu’une fois cette dimension mise de côté, elles perdaient tout pouvoir de répercussion. » Le désastre, personne, au fond, qui ne le perçoive, et finement, et bien au-delà de ses conséquences immédiates sur le salaire et la famille.

Mais personne non plus qui consente à « se laisser guider par cette pesanteur et à toucher le fond qu’elle réclame – comme s’il restait un contrôle réciproque, des regards de biais qui limitent l’abandon en l’ajustant à celui du voisin. » Fin de partie. Lissage général des rôles et des interventions : les chefs et les consultants sont pitoyablement interchangeables. Un silence à plusieurs voix. Seul bruit perceptible, une sorte de sifflet monotone : le train qui évacue les fuyards ? De l’observation, Normal est passé à l’interrogation, puis à la réflexion. Le monde extérieur n’irait-il donc pas de soi ? Étudier, travailler, réussir : on ne pourrait plus se fier à ce noble itinéraire ? Problématique, la vie ne le serait pas seulement dans les livres ? Lui, Normal, devrait affronter tout ce chaos ? Comme dans un roman ? Tout cela le surprend, l’agace, l’embarrasse. L’excite un peu aussi et, sans qu’il sache pourquoi, le réjouirait presque. Il tente d’y voir plus clair, entreprend des expériences de communication. Cette amie vient d’ouvrir un cabinet de consultants : Normal regarde ses doigts se croiser et se décroiser mécaniquement. Avec celui-là, un éclair de compréhension : mais surtout, ne pas sortir du plan professionnel. Qui donc est venu tout embrouiller, tout emmêler ? Que sont devenues les frontières rassurantes et les conventions aimables à l’abri desquelles se bâtissaient les belles carrières ?

Troisième étape. Comprendre, comprendre de toute urgence. Il ne s’agit pas de politique, ni de philosophie : d’équilibre nerveux à protéger, plutôt, et peut-être de santé mentale. L’angoisse commence à mordiller Normal. Un abcès a été ouvert. Quelqu’un a fouillé dans l’armoire. Il se tourne vers des interlocuteurs que, peu de temps auparavant, il aurait à peine regardés. Il faut en finir avec ce désordre. Désormais, chaque conversation risque de déraper, de glisser vers la confidence. Les gens simples voient-ils plus clair ? Du bon sens, surtout du bon sens. Cet agent de maîtrise a les mots qu’il faut, irréfutables, raisonnables, humains. Bizarre, la résonance nouvelle de ce mot : humain, hu-main. L’agent de maîtrise, en quelques phrases, renvoie à leur nullité les billevesées qu’on répète dans les réunions : esprit d’entreprise, valeurs d’entreprise, nécessité du changement, et tout le saint-frusquin, jusqu’au corps d’origine. Pas certain que Normal s’aperçoive tout de suite qu’on brûle devant lui ce qu’il devrait faire profession d’adorer. La cohérence de ce discours le rassure ; il adhèrera plus tard aux idées. Il est en train de comprendre. Pour la première fois chez Nexorum, il se sent en mouvement : c’est infiniment agréable. La plaie se referme. L’armoire est de nouveau en ordre. Aux prochaines élections, je gage que Normal changera de cheval. Zèle de néophyte ? Il les voit sous un tout autre jour, les managers. « Ils ont une espèce de plaisir de la bouche et des mains, disait l’agent de maîtrise, à vous répéter qu’ils sont prisonniers comme vous, qu’il n’y a pas le choix, qu’il faut s’adapter, que personne ne peut rien contre. » Il a raison. Normal vient de régler son compte à l’entreprise.

Quatrième étape. Fini, le voyage ? Mais non ! À peine commencé. Comprendre rassure. Comprendre apaise. Mais comprendre laisse aussi une terrible amertume. Un goût de trop peu. La phrase décisive de Résolution, je la trouve après l’aveu de l’agent de maîtrise, dans une parenthèse : « Il est impossible d’interrompre un tel flux sans éprouver aussitôt un sentiment de malaise et de fausseté. Tout simplement parce qu’il y a dans ces propos une intelligence et une sensibilité indéniables, qui trouvent, pour la première fois depuis des années, l’occasion de se donner libre cours. (Et pourquoi, reconnaissant cela, a-t-il (Normal) encore l’impression de tricher ?) » Pourquoi ? Il le sait bien. Il lui faudra du temps pour se l’avouer : la raison, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de l’entreprise. Pas d’abord de l’entreprise. Pas surtout de l’entreprise. Même si c’est là que la bêtise est la plus évidente, la cruauté la plus saignante, l’obscénité la plus provocante. Le management n’a jamais rien inventé, même pas la bêtise, même pas la cruauté, même pas l’obscénité : il vagit en deçà du bien et du mal. À qui en doute, envoyer en mail le mot qu’aimait Montherlant : Va jouer avec cette poussière.

Normal a un ami à Nexorum. V., son aîné, vient de prendre sa retraite. C’est une sorte de grand brûlé, avec une assez bonne nature. À coup sûr, les allures de prophète qu’il se donne ne lui coûtent pas très cher. Les combats de l’entreprise, pour lui, sont des jeux d’enfant, une bataille navale. Il a connu plus sérieux. Ils se font peu de confidences, mais Normal a tout de suite flairé en lui des drames anciens. L’expérience de son ami l’aide à prendre ses distances, à donner sa profondeur à la crise de Nexorum. Doucement, l’évidence s’épanouit. L’entreprise ne le traite pas autrement qu’il se traite lui-même : comme une possibilité de performance, comme une réalité à gérer, comme l’application particulière d’un principe général. Son manager le plus vicieux, c’est lui. Il s’est déclaré à lui-même la guerre froide de la compétition. Il s’est imposé des cadres plus étouffants, des mots d’ordre plus meurtriers que ceux de l’entreprise. Encore quelques années comme cela, et il ne verra plus le monde, ni ses proches, ni personne. Un surmenage providentiel le contraint à une retraite de quinze jours. Au retour, « personne ne comprend – et il ne se mêle pas d’expliquer – qu’il est resté seul le temps qu’il fallait, et qu’il a brûlé ce qui devait l’être. » L’écart et l’alliance. L’authenticité de la rupture. Notre effroyable solidarité dans le néant. Notre lumineuse solidarité dans l’être. Vivre d’une brûlure à deux faces, à deux sens.

Qui dira où s’est formée, et quand, l’effroyable panique qui, comme une buée, s’est condensée sur l’entreprise comme sur à peu près tout ? Et qui peut savoir ce qui est sorti du cœur de Normal durant sa retraite ? Peut-être l’abattement, d’abord, puis une fureur sans nom, lourde de toutes celles qu’il n’a pas voulu reconnaître ? Combattre cette horreur, autant qu’il le pourra. L’idée l’a sans doute frôlé de se faire militant. Militant le jour, militant la nuit, militant à en mourir. Mais il y a de l’arbitraire à tenir constamment cette note-là. Cette dureté qu’il sent soudain en lui à la seule évocation d’un projet de cette sorte, cette tension outrancière de la volonté, ce toujours plus de la révolte forcément insatisfaite : n’y a-t-il pas là, pour qui ne fait pas semblant, une autre manière de se contraindre, de se refuser à soi-même, de se dresser comme un animal de cirque ? N’est-ce pas encore subir ce qu’on ne veut plus subir ? Si la vie est affaire d’intention, elle n’a pas de chair : un schéma avec deux lectures, la bonne et la mauvaise. Fatigue. Oubli. Normal en est à sa descente, à sa plongée. Il se perd tout entier sans savoir que c’est là la seule manière de se récupérer. Il jette au hasard sur le monde les filets embrouillés de ses souvenirs, de ses pensées. Comprendre ne lui fait plus besoin. La vie est au large. Tout est là, tout est ensemble. Lui, Normal, il n’est nulle part et tout est en lui. Des tas de cordes ont cassé, des amarres jetées sur un néant tyrannique. Il est arrivé à lui-même, et il s’est abandonné : il s’est rendu à lui-même. La buée s’est effacée peu à peu. Normal n’a triomphé de rien, vraiment de rien. Il est revenu à son temps, il est enfin contemporain de lui-même. Il s’est ouvert son chemin vers les autres. Le sien. Si méritoires qu’ils soient, tous les autres sont des impasses. Que va-t-il faire ? Rester chez Nexorum ? Tenter autre chose ? Quoi ? Où ? Peu importe. Je verrai bien, doit-il songer. Tout est là, en effet. C’est cela qui a changé : désormais, il verra bien.

(4 janvier 2005)