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Charles

LE MARCHÉ LI

Il s’appelait Charles, avec un nom dont la consonance un peu rude m’intimidait. Il venait rarement au patronage et ne prenait guère part à nos jeux. Sa capacité d’ironie était très au-dessus de nos douze ans ; il était pourtant le plus enfantin de nous tous. Il commentait notre partie de foot, se moquait de nos maladresses, puis, soudain, entrait dans le match, y semait le désordre et s’en allait trois minutes plus tard dans un éclat de rire qui ne sonnait pas naturel, comme s’il voulait nous montrer qu’il était là sans y être vraiment. Il ne jouait pas ; il jouait à jouer. C’est sans plaisir que je le vis s’asseoir près de moi, un jeudi matin où je révisais un passage de La Guerre des Gaules sur un banc du square, avenue de la République. Ce fut notre seule rencontre, elle a resurgi ces jours-ci. On se prescrit un personnage puis, l’âge venu, il se fissure peu à peu ; le mannequin se défait, la cravate se desserre, les poches s’entrebâillent, on croit de moins en moins ce qu’on pensait de soi et toutes sortes de petites figurines, dont on avait décidé qu’elles n’étaient que des seconds rôles, viennent provoquer les têtes d’affiche qu’on s’était choisies pour partenaires.
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Charles en était vite venu à me faire des compliments surprenants. Il m’avait expliqué qu’il me croyait sincère. Sincère dans les jeux, sincère à la chapelle, un vrai petit catho pur sucre. Probablement en avais-je été flatté, mais je me rappelle surtout mon embarras : une sincérité désignée comme telle est déjà râpée ; à peine est-elle nommée que le doute s’installe. Mais Charles ne me laissa pas réfléchir longtemps. Avec une froide assurance d’expert, ce petit bonhomme en culottes courtes me confirma qu’il me trouvait sincère. Puis, me jetant un coup d’œil glacé qui m’interdisait de contester la logique de son propos, il ajouta : « Sincère, donc dangereux. »
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Dangereux, moi ? Pour quoi, pour qui ? Dangereux, donc en danger ? Charles m’avait jeté dans une curiosité inquiète que j’éprouvais pour la première fois ; replonger dans mon latin ne m’en aurait pas débarrassé, ni même quitter les lieux. Il parla beaucoup. S’il ne venait que rarement au patronage paroissial, c’était qu’il y était en service commandé. Il fréquentait, lui, l’autre patronage de Montrouge, le municipal, où il appartenait à une cellule ou, en tout cas, à un groupe de jeunes communistes. Il était donc clair à ses yeux que nous étions des ennemis. Il n’avait aucun reproche particulier à me faire, mais il saisissait cette occasion de me mettre en garde : le parti communiste entendait éliminer ses adversaires, et disposait pour cela de moyens dont je n’avais aucune idée ; le patronage catholique lui-même était bourré d’agents doubles et je prendrais un grand risque en y faisant allusion à cette conversation.
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Il me fit peur. Un peu moins quand il s’engagea dans une discussion sur la religion qui donna à notre débat un tour de plus en plus filandreux. Je me vois lui désigner les nuages : pouvait-on, en considérant l’infini au-dessus de nos têtes, douter de l’existence de Dieu ? Et la mort, comment pourrait-elle être la fin de tout, comment ? J’entassais les poncifs du catéchisme. Il m’écoutait en ricanant et répondait par ceux de son parti auxquels je ne comprenais goutte et lui, vraisemblablement, pas beaucoup plus que moi. Cette joute intellectuelle de haut vol ne lui faisait pas oublier de me menacer. « Méfie-toi, me répétait-il en agitant son doigt sous mon nez, méfie-toi bien. »
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Je n’ai jamais revu Charles. Pourquoi me prenait-il pour le symbole de ce qu’il haïssait ? Quelles raisons avait-il de chercher à se venger ? La fureur d’après la Libération lui avait-elle tourné la tête ? Il y en avait tant, des fanatismes, à l’époque : lui, il avait été chauffé à rouge, voilà tout ! Je le sentais plus malheureux, mais aussi plus courageux, que la plupart de ceux que je fréquentais ; pour désagréable qu’il soit, son souvenir fait pâlir le leur. Et puis, en même temps qu’elle me faisait peur, son agressivité chatouillait agréablement ma vanité. C’était la première fois que je débattais ainsi, que j’avais à défendre mes idées, que je courais un risque, que mes mots, mes actes, pouvaient être retenus contre moi. Cela me donnait quelque importance à mes yeux et je mettais un peu de solennité à défendre mes arguments. Les débats politiques ne m’étaient pas étrangers mais, d’habitude, il s’agissait d’un sport familial qui se pratiquait toutes fenêtres fermées. Mon grand-père Léon avait agité son doigt de la même manière sous le nez de mon grand-père Francesco quand le retour de la paix leur avait permis de se revoir : « Le coup de poignard dans le dos, M. Pesci, rappelez-vous toujours le coup de poignard dans le dos ! » Il m’avait fallu me renseigner sur ce poignard italien bien inquiétant. Avec Charles, c’était différent, c’était pour de vrai. Le théâtre, ou plutôt le cinéma, aliment principal de mon imagination d’adolescent, s’invitait dans la réalité. Cette fois, j’avais un vrai rôle.
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La controverse du square n’avait pas duré plus d’une demi-heure. La crainte et la satisfaction vaniteuse une fois dissipées, elle me laissa une déception amère que la vie réanima régulièrement. J’avais eu, en écoutant Charles, le sentiment pénible d’un quiproquo, d’une boiterie, d’un porte-à-faux. Le méchant, c’est le mé-chéant, celui qui tombe mal, ou à côté ; en ce sens, certes, Charles était méchant. Au téléphone de la vie, il avait composé un numéro au hasard. Il s’en était pris à un pantin qu’il avait fabriqué de toutes pièces. Mais le plus grave n’était pas là. Ce pantin, je m’étais stupidement obligé à le prendre au sérieux, je m’étais forcé à l’habiter, je l’avais nourri d’idées et de mots ratissés dans mes souvenirs ou inventés à mesure. Un peu comme Pecqueux, le chauffeur de La Bête humaine, enfourne le charbon dans la chaudière de sa locomotive tout en philosophant avec Gabin. Seulement la Lison, elle, elle fume et elle roule, et l’amitié aussi : moi, je faisais du surplace. Pourquoi m’étais-je intéressé au film de Charles, pourquoi y avais-je accepté un rôle, pourquoi en avais-je été idiotement fier ?
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Pour réviser dignement mon latin, je n’avais pas choisi par hasard le square de l’avenue de la République. Plus petit que celui qui s’étendait aux pieds de l’établissement des Bains Douches, non loin de l’avenue Léon Gambetta, mais infiniment plus distingué, nanti d’un mémorial de je ne sais plus quoi et dessiné avec recherche, il s’accordait mieux à la méditation d’un élève du Lycée Montaigne sur le génie militaire de César. Dont, entre nous, je n’avais qu’assez peu à cirer, ce qui expliquait l’urgence, pour échapper à l’ennui, de me mettre en scène moi-même. J’étais en quelque sorte mon propre communicant, je créais en moi et pour moi un événement, je me racontais qu’avec un peu de bluff et un décor, rien deviendrait quelque chose. Je jouais donc ma partition de lycéen distingué lisant du latin dans un cadre champêtre élégant, sans toutefois, à la différence des immenses communicants modernes, me faire trop d’illusions sur la crédibilité de mon spectacle. Le square des Bains Douches favorisait cette relative lucidité. J’y allais de temps en temps avec un livre trouvé dans le rayon unique d’une table de nuit que je veux bien appeler la bibliothèque familiale. Je ne me suis jamais plaint de la sobriété culturelle à laquelle m’a contraint cette pénurie initiale de lectures. Je crois même avoir tout fait pour en garder l’esprit ; quelques volumes qu’on lit et qu’on relit, qu’on annote, qu’on souligne, qu’on maltraite et qu’on cesse d’ouvrir quand trop de pages s’en sont perdues, voilà mon bonheur ; comme un portier de boîte de nuit, je regarde les nouveaux arrivants par le judas de la méfiance.
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Nadine, la fille du responsable – entendez du manager – des Bains Douches, ressemblait à une Arletty enfant. Je guettais l’instant où elle sortirait de l’entreprise paternelle et traverserait le square ; le plus souvent, la double porte vitrée s’ouvrait sur des types aux cheveux humides et gominés ou sur des matrones dont la propreté retrouvée aggravait la vulgarité, m’enseignant sans pitié la rareté de l’émotion, bien plus redoutable que celle des livres. N’enjolivons pas : celui que j’avais emporté me consolait, presque toujours le même, un gros recueil de textes choisis d’Alfred de Vigny. Je passais comme un chien fou de Cinq-Mars à Chatterton, de Servitude et grandeur militaires à La maison du berger, tandis que les baignés et les douchés défilaient devant moi en m’abandonnant de longues traînées d’une eau de Cologne low cost. Instants de bonheur parfait. La vie, irrécusable. La poésie, irrécusable. La pesanteur et la grâce, la base et le sommet Une fragilité inexpugnable. L’assurance absolue et pagailleuse que confèrent le provisoire, le relatif, l’insatisfaisant, le vrai. Tout était là, je crois, ou presque, déjà. Même Nadine parfois, que je n’attendais plus, et qui passait non loin de moi, sa tartine à la main, pour me confirmer d’un sourire que tout allait bien, parfaitement bien.
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La louve, lisais-je dans La mort du loup, apprend à ses louveteaux « à ne jamais entrer dans le pacte des villes ». Dans ce square-là, il n’avait pas trop bonne allure, le pacte des villes. Tels les girls et les boys sur le plateau de la revue, les habitués des Bains Douches descendaient les quelques marches de l’établissement et venaient promener dans le square leur rayonnante propreté. Cela ne me déplaisait pas. La laideur n’est pas une malédiction. Il arrive qu’elle soit moins ennuyeuse, moins anesthésiante que la joliesse universelle. Tous n’étaient pas laids, d’ailleurs, et presque tous étaient touchants, comme sortis d’un film de Carné ou de René Clair. Je les voyais s’interpeller pour ne rien se dire, heureux d’aborder la journée aussi frais et pomponnés. Vigny l’aristo n’est pas précisément dans ce ton, mais sa façon de ne pas discuter avec le destin le rapproche du peuple. « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » Les Bains Douches, c’était le square du silence, jamais je n’y aurais engagé la conversation avec Charles. Mais un silence plein de rencontres : Nadine, les baignés-douchés, Alfred, avec ceux-là je n’étais pas seul du tout. Pas comme dans l’autre square, où Charles et Jules César, deux braves emmerdeurs, n’avaient qu’une idée en tête : me prouver, chacun à sa façon, qu’ils étaient les meilleurs.
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Non pas le square du bien contre le square du mal : deux manières de placer mon cœur, ma tête, mon existence, deux manières de m’accorder. Je ne sais si le square Charles-Jules vaut moins que le square Nadine-Alfred, mais, dans le premier, je ne suis pas content de moi. Je me comporte avec la confusion qui m’habite comme un voyageur qui cherche à se débarrasser de ses bagages, mais ne trouve pas la consigne. Je me sens encombré : comme tous les encombrés, je fais le léger. Je me hausse du col, des mots, des sentiments ; je suis une autruche dont on a scellé les pattes dans des blocs de ciment. Je suis plombé par des choses qui pèsent trop lourd ; je ne veux pas leur céder, je ne peux pas leur échapper : tout ce qu’il me reste, c’est de couiner mon originalité, de couiner ma liberté, de couiner ma science de petit latiniste ; plus tard, beaucoup plus tard, il me restera, si je ne change pas de boutique, à couiner mon dévouement à la première cause qui m’attendra sur le trottoir, ou à faire la promo d’une joie de vivre faisandée, ou encore – moins grave, mais plus bête – à fabriquer, comme disait Sartre, « de grandes circonstances avec de petits événements ». Et ainsi, demain comme aujourd’hui, je pourrai assurer que je suis moi, moi, moi, moi ; comme on ne me croira pas davantage qu’on ne me croit à douze ans et que, de toute façon, tout le monde s’en foutra, il me faudra crier de plus en plus fort, mieux que tout le monde, mieux que lui, mieux que toi, tu comprends, tu comprends, tu comprends ou je te bute ?
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Je n’y peux rien : la poésie et l’eau de Cologne low cost, pour moi, ça marche, ça gaze, ça biche. Tout est là, pas la peine d’inventer des explications, des musées, des projets. Vous savez pourquoi Dieu a créé le monde ? Parce que le transcendant a besoin de ce qu’il transcende. Ce n’est pas l’homme qui a d’abord besoin de Dieu, c’est Dieu qui a besoin de l’homme. Pas seulement de la collaboration de l’homme : de l’homme lui-même, de l’existence de l’homme. La transcendance produit du transcendé d’une façon aussi incontrôlable que le marché produit du fric pour les banquiers. L’être produit de l’appel d’être, au sens où l’on parle d’appel d’air. Alors qu’évidemment l’argent, dans quelque poche qu’on l’accumule ou qu’on le récupère, ne produit jamais rien d’autre que du déchet. En ce sens, le monde moderne est sans doute une image inversée du vrai : rien de ce qui prend appui sur lui, pour l’améliorer, ou pour le vaincre et le détruire, n’a la moindre chance de le transformer.
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Laissons cela, qui me dépasse trop ; et puis je n’avais pas, à l’époque, des soucis de ce genre. Tout était là, au square Nadine-Alfred, les deux électrodes bien en place, la vie ordinaire et la poésie, les enfants qui braillent, le loup qu’on poignarde, et ces gens assis sur d’autres bancs avec, entre nous, le Far West. Rien à chercher, à attendre, à craindre, à désirer, à penser. Rien à comparer, à approuver, à combattre. Partout de l’irréfutable, partout de l’incompréhensible. Un départ qui serait aussi une arrivée, un peu comme sur le manège, celui des grands, quand l’employé m’a attaché à mon siège, rien ne bouge encore mais je suis déjà parti, presque revenu. J’ai confiance, formidablement confiance.
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Quand j’eus épuisé les charmes glacés des débats généraux dont elle me fournissait l’occasion à peu de frais, la formation m’a vite reconduit au square Nadine-Alfred, à l’enfance que j’avais aimée. En trois jours, les stagiaires et moi avions assez de temps pour bien nous connaître sans nous encombrer de ces informations qui entravent souvent nos relations avec les autres, même, et parfois surtout, avec les plus proches, les plus chers ; Bernanos a écrit de belles pages là-dessus. « On n’aime pas parce que, me répétait Jacques Berque, on aime malgré… » Ce que nous savons les uns des autres n’éclaire rien du présent, rien de l’avenir, presque rien du passé. Savoir, quand il s’agit des êtres, empêche le plus souvent de comprendre ; la vie et la liberté ne se déduisent de rien. Je feuillette au grand galop les albums de famille, pressé d’en arriver à la page blanche : la complaisance de ces légendes-là me démoralise. La cellule familiale m’a toujours semblé étouffante, inutilement étouffante ; tout ce que m’a soufflé l’âge adulte pour me faire revenir sur ce sentiment premier ne m’a que très superficiellement convaincu. Sur ce point, je ne crois pas que les choses aient énormément changé, l’angoisse où s’étiole le monde a tout aggravé. J’ai rêvé, l’autre nuit, que je participais à un grand jeu de piste dans la forêt, je courais, je criais, je chantais. Soudain, mes parents m’appelaient sur mon portable, ou plutôt sur mes portables, j’en avais un dans chaque poche. Ma mère me téléphonait pour me faire des reproches, mon père pour me faire savoir que ma mère avait des reproches à me faire. Et l’affaire se terminait aux Assises. Ce me fut une grande délivrance de trouver dans les œuvres de Jean Sulivan, prêtre catholique, l’idée que l’insistance excessive sur la famille est un morceau un peu gras, un peu écœurant, de la doctrine catholique : de la théologie aux hormones, en quelque sorte. Je suis peu doué pour les cérémonies et ne cherche pas à faire des progrès ; par contre, aux grands moments sauvages et silencieux des sessions, quelques visages familiers étaient en moi, parties prenantes de la musique que les stagiaires et moi tâchions d’écrire, parties prenantes d’un détachement heureux, d’une gigantesque poussée d’indifférence rieuse ; les quelques-uns auxquels je pensais à ces instants, je savais ou je devinais, sans donner une forme précise à mon imagination, qu’ils étaient devant de semblables départs. Où, comment, et si, à cet instant, c’était l’ivresse qui l’emportait en eux, ou l’inquiétude, je ne m’en souciais pas trop ; cette ignorance elle-même faisait partie du jeu, du grand jeu ordonné dont personne ne connaît la règle.
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Mais je fais comme dans les sessions, j’emmêle tout… Qu’elle était touchante, la tête du préposé aux ressources humaines quand, dans la dernière demi-heure de la session, il venait s’enquérir de nos travaux et nous administrait, le malheureux, sa petite potion de réalisme et de réalité ! Ces mots-là, nous venions de les déshabiller des frusques dont l’entreprise les attifait. Il posait gentiment ses questions aux stagiaires mais, avant les réponses, il y avait toujours un temps mort, comme quand on téléphone de très loin ; cet instant de silence figeait son sourire. Le plus petit abîme, dit-on en Inde. Rions un peu avec les mots. Abîmer, c’est peut-être mettre en abîme, sinon en abyme, comme on écrit quand on est savant ? Eh bien ! J’y suis. Voilà pourquoi, gamin, je cassais tout, je salissais tout, je tachais tout. Un vrai brise-fer, disait ma grand-mère. Mais c’est bien sûr ! Je n’en voulais nullement aux choses : j’avais besoin de les remettre à leur place, à leur bonne place, à leur juste place, besoin de leur rendre l’abîme de mystère dont la « vie quotidienne » les privait. Je viens d’apprendre, à ce propos, qu’Aragon se demandait, lui qui défendait l’infini, quelle « brute avinée » avait bien pu inventer une expression aussi radicalement privée de signification que vie quotidienne. Les choses sont comme nous : sans leur environnement d’infini, elles se rabougrissent, elles étouffent ! Comme j’étouffais. Un gamin brise-fer, c’est un Marcel Duchamp en puissance ! Évidemment, comment on rend aux choses leur espace, comment on se réanime soi-même, je n’en avais pas idée ; en martyrisant les objets innocents qui me tombaient sous la main, je signifiais au moins qu’eux et moi méritions mieux que le statut qu’on nous imposait. En les démontant impitoyablement, je cherchais sans doute dans leurs entrailles le sens qu’on leur refusait et qu’on me refusait, la vérité dont on entendait nous priver : l’échec de l’entreprise était assuré, mais la protestation demeurerait.
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Sauf si l’on est un terroriste, c’est-à-dire un enfant effrayant, on apprend très vite qu’il est inutile de casser le monde : le malheur est qu’on décide alors le plus souvent de s’en contenter, ce qui est une autre forme de terrorisme, bien moins cruelle apparemment, mais nettement plus contagieuse. Le résigné, comme le violent, a besoin du regard d’autrui. Celui-ci veut y lire la peur, celui-là y cherche une complicité ; l’un et l’autre vivent dans un univers clos qui rend la rencontre impossible. L’agressivité et la résignation sont l’avers et le revers de la même violence, ici subie, là exercée. Entre les deux, la voie sans issue de l’idéologie, où l’on prétend réconcilier réalité et protestation contre la réalité ; à douze ans, Charles avait déjà été poussé dans cette impasse. Tous ceux qui lui ressemblent, quelque thèse qu’ils défendent, souffrent d’une contradiction douloureuse puisque l’autre leur est à la fois besoin absolu et menace absolue, puisqu’ils lui demandent en même temps d’être là et de ne pas y être, d’y être comme principe, comme valeur, comme idée, comme symbole, comme essence, comme tout ce qu’on voudra, et surtout comme reflet et comme écho : mais pas comme existence, pas comme subjectivité, c’est-à-dire, finalement, pas comme lui-même. Charles et ceux qui lui ressemblent, qu’ils croient ou non au ciel, demandent à leurs interlocuteurs d’être les colocataires de l’univers de vérités indiscutables et, de surcroît, prétendument salvatrices où ils se sont réfugiés. Négation de la subjectivité, négation de la contingence et, par conséquent, trucage vulgaire de la transcendance ; le jeu, avec eux, n’est jamais ouvert, la parole jamais droite.
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Dans l’entreprise, univers de la résignation – même et surtout si elle est barbouillée d’enthousiasme consensuel -, je ne sentais pas le jeu plus ouvert ni la parole plus droite. J’y entendais beaucoup de critiques, et des plus virulentes, mais j’observais que les fleurets étaient toujours mouchetés, que les contestations ne mordaient jamais vraiment ce qu’elles contestaient, que les flèches se fichaient toujours au-dessus ou au-dessous de la cible. Au-dessus, c’était, en boucle, la ritournelle antilibérale, la condamnation du pouvoir de l’argent, l’une et l’autre agrémentées, dans les entreprises publiques, de la classique déploration du bon vieux temps. Au-dessous, c’était l’incrimination, souvent véhémente, de dirigeants, de cadres, voire de syndicalistes qu’on rendait responsables de tous les maux. Des offensives aussi mal ciblées ne gênaient en rien les directions ; ces exutoires bruyamment bénins favorisaient leurs desseins ; la vapeur une fois échappée, la marmite de l’entreprise n’en ronronnait que mieux. Récuré de son romantisme technico-syndical, le thème fameux du respect de l’outil de travail est l’expression la plus achevée de cette résignation mal déguisée. Outil de travail auquel il faut d’ailleurs donner une acception très large : je n’ai jamais vu les salariés s’en prendre – ce qui n’eût pas fait de dégâts scandaleux – à l’immatériel de l’entreprise, à son organisation, à son discours, aux impulsions qu’elle transmet. On doit d’ailleurs constater, quand l’imbécillité de la logique managériale prend les dimensions meurtrières qu’on sait, que les salariés se montrent toujours aussi timides et empotés : désigner clairement  cette pathologique absurdité leur semble une incroyable transgression. Plus même : une faute de goût, un signe de mauvaise éducation.
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Ces femmes et ces hommes assis autour de la table étaient-ils vraiment là ? J’avais certes entendu parler de l’aliénation, mais les cas qui m’étaient soumis me faisaient douter de ce que j’avais trouvé dans les livres, qui me paraissait à la fois trop compliqué et trop simple. Le mal que j’avais sous les yeux ne relevait d’aucune pharmacopée historique. Était-ce d’ailleurs un mal, d’abord un mal, seulement un mal, surtout un mal ? Autre chose, assurément autre chose, que je ne savais pas nommer, que personne ne pouvait prétendre nommer. C’est pourquoi j’ai fait comme un autre, comme beaucoup d’autres à l’époque, avant de m’apercevoir que j’avais tort. L’angoisse de ne pas savoir m’a rendu artificiellement affirmatif. J’ai fait le Jacques, ou plutôt le Charles. Devant des auditeurs étrangement calmes, bizarrement souriants, je me suis lancé dans toutes sortes de dissertations fumeuses et emportées. Une chatte y aurait retrouvé son chaton rougeoyant, son chaton théologique, d’autres encore, nés du hasard des rencontres et des lectures, tous assez bâtards, je le crains.
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Il vaut mieux ne pas trop regarder dans les yeux les gens auxquels on ment, même quand c’est malgré soi. Mes philippiques n’étaient pas si insincères, mes démonstrations pas si absurdes, mais nous nagions dans le mensonge, et c’était ma faute, et c’était insupportable. Ces regards ! La gentillesse terrible de ces regards ! Ils ne me reprochaient rien. Ils étaient bien d’accord : je faisais ce que pouvais. Ils souriaient à mes bons mots. Ils étaient de mon côté, entièrement de mon côté. Ils comprenaient mon embarras. Ils auraient voulu m’aider, vraiment. Ils semblaient me dire : que de voies tu nous ouvres ! Mais ils disaient : ne t’en fais pas, nous sommes comme toi, condamnés à faire semblant. Et là, à leur tour, ils trichaient. J’en étais navré, presque honteux.
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L’impatience des limites, c’est un livre de Stanislas Fumet, écrit en pleine Occupation. Limites historiques et limites spirituelles s’additionnent et s’éclairent réciproquement, en même temps que grandit l’impatience de les repousser ou de les abolir. En poète, Fumet était extrêmement sensible à la circulation des signes entre les registres divers de la vie ; il savait que toutes les libertés ne se valent pas, mais que la liberté ne se divise pas. Son désir et l’expression de son désir s’étaient unifiés dans le feu de la guerre, dans l’horreur du désastre. Quelque chose de semblable a dû s’imposer à nous dans les sessions de formation des années soixante-dix. Si j’écris à nous et non pas à moi, ce n’est pas que je sois saisi de quelque délicatesse rétrospective : à nous est juste, à moi serait faux. Ma première manière de formateur, démonstrative et militante, c’est à moi que je la devais, nullement aux stagiaires : j’avais décidé de procéder ainsi, je procédais ainsi. Même s’il était moins clairement identifié que Charles, je répondais à un adversaire ; appelons-le capitalisme, pouvoir de l’entreprise, aliénation, tout ce qu’on voudra. Les stagiaires avaient leur place dans ce scénario, ils y jouaient un rôle, celui que je leur avais attribué. Il ne laissait qu’une marge étroite à leur inspiration, mais ils ne songeaient pas à s’en plaindre : de la maternelle à la retraite, personne n’a jamais fait autrement.
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Peu à peu, les limites sont devenues insupportables. Insupportable, la répétition constante du même propos. Insupportable, cette indignation de plus en plus artificielle qu’il fallait, pour la renouveler, outrer jusqu’à l’absurde. Insupportable, l’indifférence polie des stagiaires. Insupportable, la complaisance avec laquelle ils entraient dans mes vues. Insupportable, à l’instant où nous nous quittions, le sentiment qu’en dépit de ces chevauchées rhétoriques et de ces altercations pathétiques, nous ne nous étions rien dit, rien de rien. Parfois, à la fin de la journée, un stagiaire s’approchait de moi et me faisait un instant imaginer que le dialogue allait se poursuivre. Hélas ! Un renseignement administratif, une précision horaire. Un jour, la question porta sur ma cravate. Elle avait eu l’heur de plaire à une stagiaire qui souhaitait en offrir une semblable à son mari : où donc l’avais-je achetée ?
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Comment j’ai senti que je désirais passer, dans mon métier de formateur et peut-être un peu au-delà, du square Charles-Jules au square Nadine-Alfred, rien ne peut mieux en donner idée qu’un film, celui que j’emporterai sur l’île déserte où le management international m’aura cruellement exilé : toutes les îles désertes, on le sait, sont désormais équipées d’écrans XXL. Je l’ai revu l’autre soir avec autant d’émotion qu’il y a vingt-sept ans, quand j’y ai trouvé la parfaite formulation de ce à quoi je rêvais confusément. Ce film, c’est Un dimanche à la campagne, de Bertrand Tavernier, d’après un roman de Pierre Bost. En 1984, il m’avait immédiatement évoqué les sessions de formation, les stagiaires, les nous provisoires que nous formions. Je pense toujours qu’il touche à l’essentiel, miraculeusement, même si ce que je lis sur lui est d’une désolante platitude : mais pourquoi y aurait-il des prophètes, si tout le monde comprenait ce qu’ils annoncent ?
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Dans une belle maison de campagne, l’atelier d’un vieux peintre honorable et honoré dont la petite musique n’a jamais voulu s’écarter des leçons de ses maîtres. Tout le film est pour la dernière scène, lumineusement brève : M. Ladmiral fait pivoter son chevalet. Il était tourné vers l’atelier, il fait maintenant face à la fenêtre ouverte dans laquelle s’encadre une foisonnante nature d’été. Instant de la dépossession, du déploiement, d’un autre rapport avec soi-même, avec les autres, avec le monde. Non pas passage de l’égoïsme à la générosité, encore moins du mal au bien. Abandon de la ceinture d’insécurité du formalisme, du rôle, de la répétition. Acceptation du porte-à-faux, de la boiterie, d’une solitude habitée. Réconciliation avec l’inconnu. Retournement des racines. Exigence et abandon. Pour ce geste imprévisible, il a fallu une vie et un jour, ce dimanche que ses enfants sont venus passer à la campagne, Gonzague, son fils, Irène, sa fille, l’un lesté des soucis ordinaires d’une famille, l’autre indépendante, excessive, généreuse, fragile. Lui, raisonnable et attentif, ne songe qu’à simplifier la vie de son vieux père ; elle, brouillonne et imprévisible, la complique comme à plaisir. Pourtant, Gonzague en souffre, c’est Irène que M. Ladmiral aime par-dessus tout. Peut-être un écho de l’épisode de l’Évangile où Jésus semble préférer Marie l’imprévoyante à Marthe l’avisée.
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Ce qui s’est passé ce dimanche de l’été 1912 ? Tout, rien. Des rires, de l’agacement, des petites disputes. L’évocation de feu l’épouse du peintre, honneur au souvenir. Un enfant qui ne sait plus redescendre d’un arbre, papa maman s’affolent comme au théâtre. M. Ladmiral est ailleurs, il attend sa fille. À peine arrivée, Irène a trouvé dans le grenier des malles de vieux vêtements qui l’enthousiasment, la femme de Gonzague n’a pas apprécié qu’elle les emporte. Irène a confirmé à son père qu’elle trouve sa peinture trop académique. Elle l’a installé dans sa petite voiture de femme libre, ils se sont attablés dans une guinguette, elle lui a demandé de danser avec elle : « Fais-moi ce plaisir, Papa. » Au retour, Irène a téléphoné à son amant, elle a crié, elle a pleuré, puis elle est partie plus tôt que prévu. M. Ladmiral n’entend plus rien de ce que lui dit Gonzague. Dans l’amour nécessaire, il n’y a plus ni égoïsme ni altruisme. Les enfants le fatiguent. Mais tout le monde finit par rentrer chez soi. Rendu à sa solitude, M. Ladmiral remonte lentement l’allée de son parc. Mercédès, la vieille gouvernante, est en train de fermer les volets. Il la gronde : pas avant la nuit, combien de fois ne le lui a-t-il pas dit ! Et il entre dans son atelier.
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J’ai lu quelque part que Bertrand Tavernier était le cinéaste du passé français. La fonction essentielle de la culture étant désormais de détourner le public de tout ce qui peut ressembler à la vie, ce propos mérite assurément le César de l’efficacité. Que l’heureux lauréat l’avale, et s’en étouffe.
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Retourner le chevalet. Céder à la nécessité intérieure. Se laisser jouer, ne pas chercher à inventer son jeu. Exister, c’est osciller entre la félicité d’un abandon fugitivement entrevu et l’espérance de le retrouver, d’y retomber : rien d’autre, jamais, même si certaines séquences sont paradoxales et périlleuses, surtout – les pauvres ! – pour les riches en esprit, en idées, en intentions, en serrures et en blindages. Se laisser être. Agir ? Non, si c’est tension intérieure, supputation des moyens et des fins, vérification maniaque des motivations, impossible répression de la vanité, froncement de sourcils, exaltation et douche froide, comparaison qui n’est pas raison. Réagir ? Non, si c’est se déguiser en juge, en surveillant, en mètre-étalon, si c’est rêver de perfection pour conjurer la peur. Agir, réagir, sans doute, comment faire autrement, mais plutôt, mais surtout, se laisser être. L’heure venue, sans souci des suites ni des conséquences, retourner le chevalet pour voir plus large. Refuser d’être esclave de son personnage, surtout généreux, surtout sublime. Être fidèle à soi-même, c’est être fidèle à une construction arbitraire ; les vraies fidélités palpitent à une autre profondeur. Pas non plus d’exaltation du changement, personne ne change jamais vraiment, heureusement ! Vous dites : « J’étais ceci, j’étais cela. Je pensais ci, je combattais ça. » Mais vous n’avez pas changé, et vous n’avez rien changé. Pourtant, tandis que vous dissertiez, une petite souris est venue grignoter un coin de votre image, vous ne savez pas d’où elle est sortie, vous ne savez pas où elle va, vous ignorez ses fréquentations ; mais elle est si mignonne, vous n’allez quand même pas la flinguer ! Et puis, de grignotage en grignotement, elle se tape votre identité, la vache ! C’est bien. Vous avez du pot. Vous êtes dans les langes de la liberté.
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Et pourtant, s’il n’est aucun d’eux qui ne rêve de l’accueillir en son fromage, les clients de la boutique humaine sont tous ligués contre la petite souris grignotante et grignoteuse. Ils flairent qu’elle est la seule menace sérieuse dont ils aient à se défendre. Comment penseraient-ils autrement ? Élevés à la matraque de la menace, comment comprendraient-ils qu’elle est entièrement amicale ? Alors, alerte maximale, tout le monde sur le pont. Pour mieux s’accrocher à soi-même, que chacun fasse semblant de s’accrocher à tous les autres : tous ensemble contre l’intolérable bouffeuse de limites, tous ensemble, tous ! Raté. Elle a le dernier mot, toujours, la dernière dent. Elle vous ouvre toujours une porte de plus que vous n’en pouvez fermer. Elle vous arrache toujours un soupir de plus que vous n’en pouvez étouffer.
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Un chagrin d’amour est-ce que quelqu’un, dans l’assistance, sait ce que c’est ? Allons, ne soyez pas timides. Vous, Monsieur ? C’est bien de parler le premier, les hommes n’ont plus grand-chose à perdre, ils peuvent se montrer coopératifs. Donc, vous savez ce qu’est un chagrin d’amour. Très bien. Vous aussi, Madame ? Parfait ! Mais pourquoi aviez-vous cet air irrité quand vous avez levé la main ? Mais oui, vous avez le droit de vous exprimer, mais oui ! Bon. On ne va pas vous demander de raconter vos vies, mais enfin un chagrin d’amour, un grin chagrin d’amouour, comme disait Monsieur Pointu dans la chanson de Gilbert Bécaud, vous êtes d’accord que ça ravage, que ça dépasse, que ça fait toucher les limites, qu’on ne sait plus trop qui l’on est ni ce qu’on fout sur terre ? Vous êtes d’accord, je vois. Superbe. Eh bien, vous êtes deux nullards, deux ringards, et peut-être même deux mauvais éléments, comme on disait autrefois. Un chagrin d’amour, c’est une souffrance qu’il faut contrôler, et la meilleure manière de la contrôler, c’est de l’identifier. Une fois les raisons du chagrin d’amour identifiées, et donc la nature de votre souffrance étiquetée, les carottes sont cuites pour lui, vous pouvez reprendre le chemin de votre épanouissement. À moins que vous ne persistiez dans la douleur, hypocritement. Vous savez ce que vous faites dans ce cas-là ? Non ? Asseyez-vous avant que je ne vous l’enseigne. Si vous prenez trop au tragique un chagrin d’amour, vous ne vous respectez pas. Vous m’entendez : vous ne vous respectez pas. Et il y a des flics pour ça, à la télé, et des fliquettes.
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Voilà ce qu’on racontait sur France 2, il y a quelques semaines, vers 15 heures, dans une émission dont j’ai oublié le titre. Quelque chose, je crois, comme Voyez comme je suis bonne avec mes semblables. Une animatrice officiait. Autour d’elle, quelques diaconesses et sous-diaconesses. Le précédent pasteur, l’as des as de ce job, est actuellement occupé, dit-on, à prêcher la bonne parole à des gens dépendants, je veux dire souffrant d’une addiction, les choses sérieuses ne pouvant se jacter qu’en anglais. Pauvre dame, pauvre monsieur, pourvu qu’ils soient bien assurés. S’intéresser au cœur humain de cette manière, c’est aussi dangereux, peut-être davantage, que vérifier celui d’une centrale ; on s’irradie de paralysante importance sous les yeux des retraités ébahis. Ma question s’adresse à Madame le ministre de la Santé. Jean Sur s’interroge sur les difficultés psychologiques susceptibles d’affecter les animateurs d’émissions comme Voyez comme je suis bon(ne) avec mes semblables et s’inquiète de savoir si elles sont considérées comme des accidents du travail. Si tel n’est pas le cas, il demande au gouvernement de désigner d’urgence une commission ad hoc qui devra remédier à cette injustice flagrante.
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Que m’ont-ils donc raconté mes professeurs de lettres ? Pourquoi ne m’ont-ils pas dit que Camille ne se respecte pas (note pour la commission : c’est dans Horace de Corneille) ? Que Rodrigue ne se respectait ni chez Corneille (note pour la commission : dans Le Cid) ni chez Claudel (note pour la commission : dans Le Soulier de satin, mais il faut changer d’agenda) ? Et pourquoi m’ont-ils caché que Lamartine (note pour la commission : écrire en un seul mot) ne se respectait pas ? Sacrée émission, quand même, dommage que je n’en retrouve pas le titre exact. Ce n’est pas Voyez comme je suis… Autre chose. Le club des sectateurs ? Le club des sécateurs ? En tout cas, la seule personne vivante, ce jour-là, noyée dans la commisération oiseuse de cet aréopage dégoulinant d’humanité de synthèse, c’était la malheureuse venue consulter ces pros de l’amitié exhibée, une femme qui souffrait d’amour, qui souffrait simplement d’amour, terriblement, tandis que les admirables dévouements qui l’entouraient apaisaient ses douleurs avec le même entrain professionnel que mettaient les employés, dans les maisons de retraite d’antan, à éponger l’urine des pensionnaires.
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Je venais de quitter Derrick quand j’ai zappé sur France 2. Le public de mon inspecteur préféré, bien d’accord, n’est pas plus jeune. En témoignent les publicités qui l’escortent : remèdes pour fixer un dentier volage, prévenir des douleurs plantaires, déboucher des oreilles paresseuses, ne pas avoir à éponger une fuite urinaire, hélas ! Je ne crois pas qu’une solidarité générationnelle m’aveugle. J’écoute souvent les jeunes chanteurs et chanteuses dont on parle peu ; il y a des promesses de sens chez plusieurs d’entre eux, des germes, de jeunes pousses d’authenticité ; mais elles sont fragiles, mieux vaut attendre encore un peu. Derrick s’occupait ce jour-là d’un homme passionnément épris de sa femme, et que rien ne décourage, surtout pas les frasques dont elle est coutumière, frasques que tous les gens bien intentionnés lui conseillent de ne pas supporter davantage : il y va, tout un vol de corbeaux frustrés l’en assure, de son honneur ; sans doute aussi de la survie de leurs névroses. Ces bonnes âmes touillent des sentiments si délicats que l’adjoint de Derrick lui-même, le sympathique inspecteur Klein, hésite à leur donner tort. La dame, il est vrai, est assez chaude : un certain morceau de jazz, dès qu’il frappe son tympan, la propulse dans une boîte de nuit où, comme disent les partis politiques quand l’approche des élections les excite, tout est possible. Voyous et champions de la morale accablent donc le pauvre mari d’un mépris consensuel auquel personne ne s’oppose, personne sauf Derrick, la seule conscience libre du scénario, Derrick qui n’aurait pas sa place au Club des sécateurs, Derrick qui ne flaire si bien les crimes que parce qu’il flaire encore mieux les sentiments véritables, Derrick qui saisit, sous la complaisance de cet homme et la débauche de cette femme, un amour véritable, magnifique, terrible. La fin de l’intrigue est prévisible : la pécheresse est mise à mort par les vertueux assassins. Mais un éclair de vérité s’est payé cette époque d’infirmes satisfaits. J’en suis tout heureux. Quant à l’esthétique, à l’emballage de l’éclair, je m’en arrange.
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Deux squares, deux émissions, deux univers. Non pas le bien et le mal, je le répète. Deux âges de la conscience. Un propos de l’inspecteur, une autre fois, m’avait ahuri. Klein et lui viennent de quitter un abominable couple de bourgeois dont l’égoïsme, la pusillanimité, l’épaisse sottise sont autant de boulets aux pieds de leurs enfants. Excédé, Derrick lâche à Klein : « Qui donc a dit : je hais les familles ? » L’apostrophe gidienne, je l’ai découverte à treize ans, à peu près à l’époque où la voix de Léon-Paul Fargue à la radio – à la TSF -, s’est fixée pour toujours dans mon firmament. Tout ce que j’ai lu de ce poète par la suite n’a été que la monnaie de cet éblouissement sonore. Aniouta Fumet croyait aux anges. Cette étrange créature, dont parle Fargue, « que nous reconnaîtrons à sa pureté clandestine », que « nous devinerons à sa fraîcheur de paroles », et qui nous « dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité », sans doute est-elle un de ces anges. Mais voilà. Le mot de Gide, loin de la contredire, multiplie pour moi sa force, sa jeunesse, sa violence magnifique. Oui, je crois que tout notre amour ne sera plus que notre éternité : seulement, à la table de cet amour, ce sont des êtres qui sont conviés, uniquement des êtres, des êtres vibrants de leur inaliénable singularité. Et comme on vient nu à l’amour des corps, on vient nu à l’amour des âmes, et on se dévêt – si utiles, si nécessaires qu’elles aient pu être – des constructions provisoires de la famille et de la société : il n’y a rien, au vrai, entre elles et nous.
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L’homme d’espérance n’a pas peur de la violence de l’amour. Sans illusions sur lui-même, il est, pour parler comme Renoir, un bouchon dans ce courant, un bouchon confiant, bondissant, tourbillonnant ; s’il coulait, ce serait dans un dernier saut d’allégresse. J’ai senti cela sur la 3, l’autre jour ; et j’ai senti le contraire sur la 2. Une chaîne me reconduisait au square Nadine-Alfred, l’autre me ramenait par l’oreille au conformisme du square Charles-Jules. Et je me demandais pourquoi je vais si souvent à ce qui ne me rend pas heureux, pourquoi je vais si peu à ce qui me rend heureux, pourquoi ces animatrices voulaient à tout prix, plutôt que de l’y accompagner, barrer à cette femme éplorée le chemin de sa douleur ? Avaient-elles peur d’avoir peur ? Avaient-elles peur que les téléspectateurs aient peur, que ce soit mauvais pour leur job, pour leur audience, pour leurs pieds ? La souffrance de cette femme, ce n’était pas la nuit, c’était la traversée de la nuit : pourquoi la lui interdire, pourquoi fermer trop tôt ses volets ?
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Mon impression d’enfant, c’était que mon silence au square Nadine-Alfred valait mieux que mes bavardages du square Charles-Jules. Je vois bien qu’exposer si longuement la supériorité du silence, cela prête à rire, et j’en ris le premier. Mais on n’écrit guère que pour tâcher de produire du silence, un silence qui ne serait pas mutisme ; si l’on n’y réussit pas cette fois, on se dit que ce sera pour la prochaine, il ne faut pas craindre de rester un enfant têtu.

(19 mai 2011)