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Un ami américain : Michael J. Sandel

Technocratie, méritocratie, management

Ceux qui, dans nos contrées, critiquent la manipulation managériale – ils rempliraient aisément une salle de cinéma où une distanciation sociale d’au moins vingt-cinq mètres serait imposée – vont se sentir moins seuls. Si Michael J. Sandel, célèbre professeur de philosophie politique à Harvard, ne l’évoque jamais directement, c’est bien elle, sous les espèces de la méritocratie, son ombre portée, qui est le sujet de son dernier livre, La tyrannie du mérite 1.  Qu’un maître aussi distingué que Sandel se livre, au cœur même de cette université emblématique, à une critique aussi radicale ne peut que donner du cœur à l’ouvrage à ceux qui, en France, hésitent encore à s’attaquer à cette idole vénérée. Par les temps qui courent, c’est un beau cadeau. Un autre beau cadeau serait que ce message ne subisse pas, de ce côté de l’Atlantique, le traitement que les experts en congélation font régulièrement subir à ce qui a le tort inexpiable d’être un peu trop vivant. Est-ce trop demander ?

Des critiques du monde moderne, il en est beaucoup. La plupart ne portent guère et sont des attrape-nigauds. La technocratie est un tour d’esprit si contagieux qu’un propos apparemment critique à son égard peut se révéler plus technocratique que ce qu’il condamne. Le virus technocratique, en effet, ne siège pas seulement dans les connexions cérébrales. Il affecte l’être tout entier. Sa présence – ou son absence – s’affiche immédiatement, indépendamment du message véhiculé, dans la parole ou dans l’écriture. Les traitements que l’on fait subir à un texte ou les cours d’expression orale qu’on s’inflige n’y changent rien. On peut faire des progrès en orthographe, en grammaire, en rhétorique, on peut travailler son style et s’inventer une manière : on n’apprend pas à parler vrai, à écrire vrai. Il y a là quelque chose comme une justesse immanente. Sans doute est-ce une grâce, mais elle est accordée à tout le monde : il suffit d’aller la chercher là où l’on sait qu’elle se cache, comme les œufs de Pâques dans le jardin. Plus facilement même : le jardin du dedans, tout le monde en a un, et ces œufs-là ne s’achètent pas.

La tyrannie du mérite sonne juste. Mais qu’est-ce qu’un livre qui sonne juste ? Peut-être un livre auquel on ne peut pas échapper, qu’on ne peut pas, comme on dit dans le 9.3, ne pas calculer, auquel, bon gré mal gré, quelque chose en soi s’accorde ? Il ne s’agit pas, évidemment, de l’adhésion qu’on donne sans risque à deux et deux font quatre, encore moins de la conversion suspecte à une idéologie, à une orgueilleuse vision du monde, à une révélation soudaine et magique. La justesse d’un livre se reconnaît au niveau d’être qu’il émeut dans le lecteur, au oui ou, plutôt, à la succession paisible de oui qu’il suscite en lui, même si ces oui s’accompagnent de non plus ou moins affirmés. Ces non-là, en effet, même s’ils traduisent un désaccord, voire une contestation radicale, ne sont jamais vraiment des refus. Ils disent à l’auteur : je vous suis, nous ne sommes pas d’accord sur tout mais nous sommes ensemble. La justesse ne suffit peut-être pas pour faire un bon livre mais, sans elle, aucun livre n’est bon. Elle se fait, de nos jours, terriblement rare. J’ai été heureux – et, je l’avoue, surpris – de la trouver dans l’ouvrage de Michael J. Sandel : de Harvard, j’attendais de la science plus que de la conscience. Erreur. Très bonne surprise. J’ai retrouvé le sentiment heureux que tant de livres me donnaient autrefois en me laissant imaginer que l’auteur, s’il n’avait pas vraiment pensé à moi, s’adressait du moins à quelqu’un qui me ressemblait beaucoup.

Aucun brevet ne protège l’usage de la justesse. Il suffit que l’intelligence et le cœur s’expriment ensemble, chacun à sa mode, sans jamais empiéter sur le domaine de l’autre ni imiter sa démarche, mais sans jamais non plus oublier sa présence. Œuvre libre parce qu’intelligence libre et sensibilité libre, voilà ce que l’on ressent à la lecture de La tyrannie du mérite. D’un côté, la recherche du penseur, du travailleur intellectuel rigoureux qui s’affronte au monde dans lequel il vit, de l’autre l’attention extrême que porte cet homme, ce professeur, à ses concitoyens, et notamment à la jeunesse qui l’entoure depuis quarante ans. Cette jeunesse, il ne l’envisage pas seulement du point de vue de l’ordre universitaire et des évaluations qu’il multiplie. Il considère pour eux-mêmes ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Au-delà de leur réussite universitaire ou sociale il s’intéresse à leur destin, aux sollicitations de la société à leur égard, à ce qu’elles mobilisent en eux, aux portes qu’elles y ouvrent et à celles qu’elles y ferment, à ce qu’elles y construisent et à ce qu’elles y détruisent. Là, le cœur marche devant, l’intelligence le suit. Quand l’auteur regarde le monde, mouvement inverse : comprendre et encore comprendre, puis peser dans son cœur ce que l’on a compris. Profonde symétrie : de même qu’il ne voit pas les étudiants avec les yeux du monde et dans la logique du monde, il ne voit pas le monde dans la logique d’utilité prédatrice où pourrit notre ex-civilisation. Cette tension féconde, hors de laquelle tout est faux, ne se relâche jamais. Tension pour ne pas exclure. Tension pour honorer la vie, toute la vie, hors de nous et en nous. Elle nourrit puissamment et paisiblement, en deçà et au-delà du propos, la chair et l’esprit de ce livre.

Ce réalisme, ce vrai réalisme – seul réalisme digne de ce nom – ne vit pas du tout en dehors de l’époque. Il est infiniment plus attentif à l’histoire que ne l’est le planant esprit du temps. Il n’élude rien, lui. D’emblée, le propos de Sandel s’incarne solidement dans l’espace historique où se déroule la séquence dont nous vivons probablement la lugubre conclusion : ces quarante années, précisément, qui furent pour lui, à soixante-huit ans, quarante ans d’enseignement. Depuis les années 80… : combien de fois devons-nous répéter cette formule ! Nous, Français, ces quarante ans nous reconduisent au début de la conquête managériale de la France par des Américains qui n’avaient pas pu lire La tyrannie du mérite et au tapis tricolore de collaboration que déroula sous leurs pieds une élite économique largement surfaite : passablement snobinarde, conventionnellement cultivée, déculturée jusqu’à la moelle. C’est tout cela que balaye l’ouvrage de Sandel, qui ne parle pas seulement aux Américains. Conscience aiguë des enjeux historiques, liberté de l’esprit, ouverture de la sensibilité : voilà une pensée qui ne fait pas dans la fanfreluche robotisée, et qui n’a donc besoin ni de communication ni de communicants. Ouf !

Aristocratie et méritocratie : d’une injustice à l’autre

L’histoire de la méritocratie américaine est largement liée à celle de Harvard. Dans les années 40, le président de cette université, James Bryant Conant, chimiste de formation, s’est légitimement inquiété de voir Harvard entre les mains d’une classe supérieure héréditaire dont la légèreté et la suffisance lui semblaient non seulement offensantes pour les idéaux démocratiques des États-Unis mais aussi particulièrement désastreuses en cette période tragique. À Harvard comme dans d’autres grandes universités, les étudiants – jamais des non-Blancs, jamais des femmes, presque jamais des catholiques ou des Juifs – sont, dit un spécialiste de la Ivy League, « des jeunes hommes riches et insouciants, assistés de domestiques, occupés à faire la fête et du sport au lieu d’étudier. » Conant perçoit l’injustice et l’absurdité d’une telle situation, s’indigne que de tels privilégiés irresponsables accèdent pour ainsi dire naturellement aux postes les plus décisifs des banques de Wall Street, des plus gros cabinets d’avocats, des ministères, des facultés universitaires ou des hôpitaux quand l’histoire pose de si graves questions au peuple américain. Il cherche les moyens d’y remédier, conscient que, dans les lycées, alors en plein développement, beaucoup de jeunes gens moins fortunés que ces riches dilettantes mais au moins aussi doués et certainement plus sérieux méritent bien plus qu’eux d’étudier à Harvard ou dans quelque autre université de la Ivy League.

L’idée, fort louable, est « d’identifier les lycéens les plus prometteurs et leur permettre d’accéder aux institutions d’élite, quelle que soit leur origine familiale. » Une bourse est donc créée à Harvard à l’intention d’étudiants talentueux issus d’écoles publiques du Midwest. Pour les sélectionner, l’idée d’un test est retenue, elle s’inspire de la mesure du quotient intellectuel des soldats que pratiquait l’armée américaine durant la Première Guerre mondiale. Ainsi va naître le Scholastic Aptitude Test (SAT). James Bryant Conant, en l’imaginant, était conscient que son idée dépasserait largement les limites des universités. Il voulait, en fait, reconstruire, sur la base de projets méritocratiques, l’ensemble de la société américaine. Il ne s’était pas trompé d’objectif. Le SAT, observe Nicholas Lemann dans un ouvrage consacré à l’histoire des tests d’aptitude « plus qu’un simple moyen d’attribuer quelques bourses à Harvard, allait devenir le mécanisme de sélection fondamental de la population américaine. » La « machine à trier » était née.

Michael J. Sandel raconte l’histoire de cette machine et étudie ce qu’elle a produit dans la société américaine. Il décrit ce que sa chaire de philosophie politique lui met sous les yeux, il considère d’autres universités, réfléchit sur le système éducatif américain en général et élargit sa recherche à l’ensemble du pays. Que la SAT n’ait pas suffi pour faire échapper entièrement le système américain à toutes les formes d’élitisme n’aurait pas, à mon sens, justifié un procès. Le livre de Jérôme Krop, La méritocratie républicaine, en 2014, puis celui de David Guilbaud, L’illusion méritocratique, en 2018, ont clairement montré que notre vertueuse école républicaine était loin, très loin, elle aussi, d’être, sur ce point, à l’abri des reproches. Mais comment refuser l’élitisme sans frustrer injustement les individus qui, pour une raison ou une autre, demandent plus que leurs condisciples, voilà sans doute une question à peu près insoluble et qui n’aurait probablement pas, à elle seule, exigé un travail aussi minutieux et approfondi.

Il n’en est pas du tout ainsi. Si la méritocratie a échoué, franchement échoué, c’est que le climat dans lequel elle s’est mise en place a dramatiquement aggravé ses contradictions et révélé sa vraie nature, que ne soupçonnait certainement pas son promoteur. Sandel nous le fait savoir très vite : « La manière dont les partis traditionnels ont conçu et réalisé le projet de globalisation depuis quarante ans est au cœur de cet échec. Ce projet a favorisé la contestation populaire de deux manières : d’une part par sa vision technocratique du bien commun ; d’autre part par la conviction que la méritocratie permet de faire la différence entre les gagnants et les perdants. » Mais notre auteur précise : « Cette conception marchande, technocratique, de la globalisation a été adoptée par les partis traditionnels, de gauche comme de droite. C’est cependant dans les partis de centre-gauche que ce ralliement à la pensée marchande et aux valeurs du marché a été le plus déterminant : sur le projet de globalisation lui-même et sur la réaction populiste qu’il a provoquée. » Pas un mot à changer dans cette dernière citation si l’on veut décrire la situation française.

Par contre, plus rapidement et plus fortement que chez nous, une contamination s’est produite aux États-Unis entre cette méritocratie – plus jeune que la nôtre et donc, au début des années quatre-vingt, moins affirmée – et le mouvement, ou le délire, qui a séduit et conquis, à cette date et essentiellement à partir des États-Unis et du Japon, la presque totalité de ce que l’on feint d’appeler, distraitement, les élites occidentales. Une des manifestations les plus évidentes de cette contamination réside dans la sinistre dégradation publicitaire du rêve américain. L’expression de ce rêve, tel que l’avait proposé James Truslow Adams dans son ode The Epic of America, n’était pas un gros bonhomme fumant un gros cigare dans une grosse voiture. C’était la bibliothèque du Congrès, « un symbole, écrivait Adams, de ce que la démocratie peut accomplir par elle-même. » En ce lieu, expliquait-il « on peut voir les sièges occupés par des lecteurs silencieux, jeunes et vieux, riches et pauvres, noirs et blancs, dirigeants et travailleurs, chercheurs et écoliers, tous dans leur bibliothèque mise à disposition par leur démocratie. » On pense ce qu’on veut de cet idéalisme, mais il mérite le respect. Depuis Adams, il y a eu fuite de sens et dégradation d’être : le respect de ce passé exige une extrême sévérité pour ce qui a suivi.

Le jugement de Michael J. Sandel n’en manque pas. Son diagnostic est impitoyable : « L’aristocratie du privilège hérité a fait place à une élite méritocratique qui est désormais aussi privilégiée et indétrônable que la précédente. » Le public des grandes universités est toujours le même. Les étudiants dont les familles appartiennent au 1% des revenus les plus élevés y sont plus nombreux que ceux dont les parents se situent dans toute la moitié inférieure du classement des richesses. 2% des étudiants de Yale ou de Princeton viennent de familles pauvres. Un étudiant issu d’une famille riche a soixante-dix-sept fois plus de chances d’entrer dans une université prestigieuse qu’un étudiant pauvre. Le louable principe de la méritocratie suscite chez les riches une réplique implacable et d’autant plus violente qu’ils se sentent menacés dans leur être même, que l’atteinte aux privilèges sur lesquels ils ont fondé leur existence leur est insupportable. Des parents devenus des surparents – on parle aussi de parents hélicoptères – s’identifient névrotiquement à leurs enfants, ou les identifient à eux-mêmes : « Ils transforment leurs années de lycée en période de stress, d’angoisse et de manque de sommeil ; ils les contraignent aux cours de spécialisation, aux tutorats, aux entraînements sportifs, aux leçons de danse et de musique, et à toute une kyrielle d’autres activités extracurriculaires, consultés et supervisés par des consultants privés dont les honoraires peuvent excéder le prix de quatre années à Yale. » Comment les pauvres résisteraient-ils ?

J’apprécie la franchise avec laquelle ce philosophe considère la situation. Mais j’apprécie aussi que ce professeur regarde avec amitié – même si elle sait être sévère – ces privilégiés, j’allais dire ces malheureux privilégiés qu’il enseigne. Car c’est là la grande différence. Ici, l’amitié n’exclut pas les riches. Elle n’est pas complice de leurs injustices mais elle n’est pas sourde à leurs souffrances. Chez nous, on est trop couard pour le dire : ces jeunes bourgeois sur lesquels, pendant les confinements, pleurnichent des imbéciles, ne vont pas bien mais la petite bière qui leur manque n’y est pour rien ! « Grattez la surface ! », dit une psychologue américaine. Chez nous on ne gratte rien, ni chez les riches ni chez les pauvres : on récite ses éléments de langage comme on récitait son catéchisme ou son Karl Marx simplifié. Elle, elle gratte, elle les montre suspendus à de désastreux parents hélicoptères en qui la peur ne sait plus parler qu’à la lâcheté : « En dépit des avantages économiques et sociaux, ils connaissent les taux de dépression, d’abus de substances, de désordres anxieux, de maladies somatiques et de détresse les plus élevés de tous les enfants de ce pays. En étudiant les enfants de toutes catégories socio-économiques confondues, les chercheurs constatent que les adolescents les plus atteints sont issus de familles fortunées. » Comment en serait-il autrement quand l’angoisse d’échouer, la crainte d’être nul, nul et nu, les ficèle à leurs parents, à leurs professeurs, à leurs entraîneurs sportifs et à toutes sortes d’experts en coachonnerie ? L’auteur lui-même l’affirme : « Beaucoup sont tellement habités par le désir de réussir qu’ils ont du mal à profiter de leurs années d’études pour réfléchir, explorer, s’interroger de manière critique sur ce qu’ils sont et ce à quoi ils tiennent. Beaucoup luttent contre des problèmes de santé mentale. » Et il élargit l’écran : « Le fardeau psychologique de la pression méritocratique n’est cependant pas réservé aux étudiants de la Ivy League. Une étude récente portant sur 67 000 étudiants de licence (under-graduate) dans plus d’une centaine de collèges des États-Unis montre que “les étudiants sont sujets à des niveaux de stress sans précédent” et que le taux de dépression et d’anxiété augmente. Un étudiant sur cinq déclare avoir eu des pensées suicidaires dans l’année écoulée, et un sur quatre a été diagnostiqué ou traité pour des désordres mentaux. Le taux de suicide parmi les jeunes entre vingt et vingt-quatre ans a augmenté de 36% entre 2000 et 2017. »

Les universités des arts serviles

Ce n’est pas par pudeur qu’on cache cette réalité. Quand les pauvres crient misère, on peut tenter de leur faire croire que la société de l‘argent les sauvera. Quand les riches sont malheureux, toutes les défenses sont percées, la publicité est bonne pour la poubelle. Il ne faut pas que les riches soient malheureux. S’ils le sont, si l’on dit qu’ils le sont, tout s’écroule, certitudes et promesses. Il faut appeler bonheur leur angoisse, il faut appeler bonheur le ressentiment qui les dévore, il faut appeler bonheur l’égoïsme dont ils se sont repeints. Un jour, pourtant, quoi qu’on y fasse, quelques riches, puis quelques autres, puis d’autres encore, rompront le silence et mangeront le morceau : il n’est pas heureux d’être riche. Ce jour-là, tout ce qui n’est pas la vie s’écroulera.

Il est admirable que des employés de Harvard dont la tâche est de s’occuper des admissions aient décidé d’écrire ensemble un essai sur le burn out. Parlant des jeunes qu’ils ont sous les yeux, ces employés disent redouter qu’on ne puisse plus voir en ces étudiants, à l’issue de leurs années d‘université, que les « survivants ahuris d’un camp d’entraînement permanent ». Hélas ! Ces survivants sont promis, au moins jusqu’à la retraite, et cela sur les deux rives de l’Atlantique, à bien d’autres camps d’entraînement ! Dans le livre de Michael J. Sandel comme dans la réalité, la frontière est fragile entre les études et ce qu’on appelle si benoitement la vie professionnelle ! Les fondateurs de ces grandes universités en seraient bien marris : elles tournent à l’apprentissage du business. Désormais, on y enseigne surtout l’art de se vendre et de candidater. L’entraînement à ce qu’il faudrait appeler les arts serviles y « éclipse presque leur fonction éducative ». Une seule réalité, un seul rêve, une seule urgence, une seule folie, une seule débâcle : faire du fric, en faire et en faire faire, comme on se refile le virus.

Si, dans les grandes universités, la comédie méritocratique n’a à peu près rien changé au recrutement et a largement contribué à assoir une vision du politique qu’on peut dire technocratique en ce sens que, pour elle, « les questions idéologiquement contestables relèvent de l’efficacité économique et appartiennent donc au domaine réservé des experts », il n’en est pas ainsi dans le monde du travail. Le jugement de Sandel est ici particulièrement tranchant : « L’idéal méritocratique n’est pas un remède à l’inégalité, il est une justification de l’inégalité. » La mesure de cette inégalité, un chiffre la précise qui déracine toute propagande : « À la fin des années 1970, les PDG des grandes entreprises américaines gagnaient trente fois plus que l’employé moyen ; en 2014, ils gagnent trois cents fois plus. » Mais peut-être y a-t-il plus grave encore que ces injustices aussi monstrueusement absurdes qui semblent surtout poser la question de la santé mentale de ceux qui les commettent ou en bénéficient. L’inavouable sentiment d’être bernés que nourrissent les travailleurs pauvres fait apparaître dans la société une conscience nouvelle de l’exploitation, bien plus profonde que la première.

La conséquence inattendue de la méritocratie est en effet de renforcer et d’exaspérer le découragement et la colère des travailleurs pauvres. Nous sommes ici devant un mouvement venu des profondeurs, devant un gigantesque et douloureux surgissement d’expression. Quand les injustices étaient rapportées à l’appartenance à un groupe ou à une classe, les blessures dont elles étaient responsables pouvaient être atténuées, d’une part, par un sentiment de fatalité – on ne choisit pas sa naissance -, d’autre part par la chaleur des solidarités qu’elles provoquaient. On était, parmi d’autres, avec d’autres, victimes d’un destin hostile. On pouvait en souffrir, on ne pouvait pas s’en culpabiliser, on pouvait lutter, ou tenter de lutter. Tout s’est transformé quand la publicité mensongère de l’égalité des chances a suggéré à chacun qu’il était responsable d’un destin social qui ne serait finalement déterminé que par son mérite, donc par sa volonté et son courage. Les riches n’eurent guère de mal à juger qu’ils étaient bien à leur juste place : cette conviction dérisoire, en les persuadant du bien-fondé de leur satisfaction, les renforça dans leur bonne conscience et leur souffla qu’il était juste et équitable, peut-être même divin, de devenir plus riches encore.  Les pauvres en furent, en secret, atterrés.  Dans un monde qui braillait comme un ivrogne l’ignoble chanson de la réussite, ils n’avaient pas les moyens de démonter la mécanique du mensonge.

« Rien n’indique que les moins éduqués résistent aux jugements négatifs dont ils font l’objet, disent des observateurs avisés de la société américaine, [ils] considèrent en effet qu’ils sont responsables de leur situation. » Michael J. Sandel, pour sa part, évoque une très intéressante étude sur ce qu’on appelle, aux États-Unis, avec franchise, les morts de désespoir : « L’augmentation dramatique des morts de désespoir entre 1999 et 2017 n’est pas corrélée à une augmentation générale de la pauvreté. En examinant les taux de pauvreté, État par État, les auteurs n’ont découvert aucun lien entre les décès liés au suicide, à des overdoses ou à l’alcool, d’une part, et l’augmentation des taux de pauvreté d’autre part. À la source du désespoir, il y a donc quelque chose de plus que la privation matérielle, un élément spécifique en rapport avec la détresse des sans diplôme luttant pour trouver leur voie dans une société méritocratique qui n’honore et ne récompense que les diplômes. »

La détresse de ceux qui se sont ainsi, comme dit le poète, « séparés d’eux-mêmes » laisse les gouvernements dans l’impuissance. La plainte populiste, qui en est l’écho, n’est pas un accident de l’histoire et ne s’apaisera pas de sitôt. Les niais qui crient au fascisme à son propos montrent seulement leur ignorance et leur insensibilité. Sandel, lui, comprend la vraie nature de cette désolation : « Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation, la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée. [Elle] n’est pas infondée. Pendant des décennies, les élites méritocratiques ont entonné leur mantra : ceux qui travaillent dur et respectent les règles méritent la place que leur réserve leur talent. Elles n’ont pas réalisé que les individus placés au bas de la hiérarchie sociale ou qui luttaient pour surnager voyaient dans la rhétorique de l’ascension plus une provocation qu’une promesse. »

Une parole longtemps réprimée est en train de se dire. Aucune thérapie managériale ne soignera le mal, pas davantage quelque glouglou humaniste, encore moins la religieuse célébration du progrès, grotesque en une époque qui semble tenir le journal des absurdités et des catastrophes qu’on lui doit. Multiforme et presque inconsciente d’elle-même, presque ignorante de ce qu’elle combat, une sourde révolte monte contre les signes hypocrites de la modernité, contre le langage élémentaire des éléments de langage, ces déchets de pensée. La plupart de ces inepties sont nouvelles et cocoricantes, d’autres, profondément ancrées, leur servent de socles. Révolte secrète partout. Contre le dégoûtant sophisme selon lequel « ceux qui réussissent le mieux sont aussi les plus talentueux. » « C’est une erreur, écrit le professeur Sandel. Réussir à faire de l’argent n’a rien à voir avec l’intelligence innée, si elle existe. » Révolte contre la satisfaction officielle du slogan narcissique « l’Amérique est grande parce que l’Amérique est bonne », faussement attribué à Tocqueville, et que Hillary Clinton n’hésitait pourtant pas à reprendre. Révolte contre l’ânerie que lâcha Cheyney en 2006 : « Notre cause est nécessaire ; notre cause est juste ; nous sommes du bon côté de l’histoire. » Révolte contre l’utilisation pharisaïque et cynique des choses de la religion. Que restait-il de la promesse faite aux individus qu’ils iraient « aussi loin que leurs talents donnés par Dieu le permettent », que restait-il de ce clin d’œil à Dieu quand Blankfein, PDG de Goldman Sachs, interrogé sur les bonus de dizaines de milliards de dollars que s’accordaient encore, durant la terrible année 2008, les grands banquiers de Wall Street, répondit que « ses collègues et lui-même faisaient l’œuvre de Dieu » ? Comment ceux de ces travailleurs pauvres qui vont à l’office religieux peuvent-ils entendre que « Jésus est mort pour que nous puissions vivre dans l’abondance » ? Et comment réagit le cœur de ces exilés de l’intérieur quand un riche puissant et pieux traduit sa charité chrétienne en leur expliquant que « les victimes d’une santé défaillante doivent s’en prendre à elles-mêmes » ?

Nous ne sommes pas au bout…

Au terme de son livre, je crois ressentir chez l’auteur quelque chose comme une lassitude. Elle me touche plus encore que le reste. Je le suis entièrement quand il décrit les méfaits de cette naïve – ou perverse – méritocratie, le mensonge fondamental, sinistre, mondain, du you can : si je peux, pas besoin de vos conseils ; si je ne peux pas, vous ne me ferez pas pouvoir, allez payer à boire à vos communicancants, et bien le bonsoir ! Il montre très bien comment ce système esquinte à la fois ceux qu’il exclut et ceux qu’il inclut, ceux qu’il accable et ceux qu’il favorise. Comment l’intelligence dont s’affuble cette escroquerie est l’autre nom d’un incurable aveuglement. Comment le management mondialisé, ce vautour, ici fringué en médiocratie, détruit mieux ses victimes que toutes les injustices sociales qui, pouvaient au moins, elles, les inciter à la révolte, donc à la solidarité, donc à l’espoir, alors qu’en les condamnant à elles-mêmes, à leurs doutes, à leur détresse solitaire, à cette effrayante culpabilité d’être pauvres qu’il invente pour elles à coups de saletés inventées par des minables, il fait de leur vie une longue et lugubre conversation avec le suicide. Après tout cela, après tant de malheurs, cette « vie publique moins rancunière et plus généreuse » que Michael J. Sandel appelle de ses vœux, comment n’en partagerais-je pas le désir ? Et comment n’approuverais-je pas cet auteur quand il oppose toute la pensée philosophique, et même la tradition américaine, à la célébration de la consommation chez Smith – mais aussi, il a raison de le souligner, chez Keynes, pour qui elle est « la seule fin et l’unique objet de l’activité économique » ? Oui, « être utile à ceux avec qui nous partageons notre vie commune est un besoin humain fondamental ». Oui, « la dignité du travail consiste à exercer nos talents dans ce but ». Et pourtant, rien n’efface cette pointe d’amertume. Elle n’abîme pas le propos. Au contraire. Elle le marque du point blanc de l’alchimie : nous ne sommes pas au bout, tout cela n’est pas fini, tout cela n’est même pas vraiment mesuré. Nos malheurs peuvent grandir, les nôtres et ceux des plus jeunes. Notre révolte aussi. Et la leur.

En lisant la rubrique Wikipédia de Michael J. Sandel, une phrase m’a attirée, qui m’est pourtant restée assez sibylline. Il y est question de libéralisme, d’attributs extrinsèques et d’attributs intrinsèques. Elle fait allusion à des textes que je ne connais pas. Pourtant, dans mon ignorance, ces mots font une musique qui ne m’est pas étrangère. Aussi, à la manière de ma génération, voudrais-je en faire tourner un instant le disque sur l’électrophone. Elle n’est pas inutile, je crois, à ce moment où la mélancolie que je crois deviner chez l’auteur m’envahit à mon tour et me le rend plus proche. À l’instant où se termine son livre, cette notice rouvre pour moi, si je ne me trompe, un chemin qui m’est familier. Rien de plus nécessaire dans ce monde où nous vivons que de maintenir la distinction qu’il ignore, ou qu’il sabote, entre for interne et for externe. Je subodore qu’elle n’est pas totalement étrangère au propos du professeur de Harvard. Voici en tout cas une nouvelle tâche devant nous et son immensité a quelque chose de rassurant, les petites natures du machiavélisme managé ne tiendront pas le choc. For interne et for externe, bien sûr, ça marche ensemble. Sauf si le mode d’emploi n’est pas rigoureusement respecté. Et il est de moins en moins respecté. Et le siècle est de plus en plus fier, de plus en plus bêtement satisfait de ce sabotage. Et, comme un nourrisson dans son caca, il patauge vaniteusement dans les problèmes idiots que lui crée cette puérile transgression, problèmes que son ignorance risible de la langue transforme chez nous en problématiques : ainsi le zéro que mérite l’expression de sa pensée vient-il confirmer le zéro qu’exige son contenu. Mais voilà. Le siècle perd son temps. Jamais, nulle part, le for externe ne s’imposera au for interne ailleurs qu’en enfer ou à Crétinoland, sa billetterie. Aucun principe, aucune valeur ne peut naître du for externe, telle est l’infranchissable ligne de feu de la liberté. J’aime bien le vieux Shadow, le chat de la voisine, le voir devenu si lourd m’attriste mais j’ai beau faire, tant qu’on ne lui aura pas expliqué assez clairement que c’est lui qui sent, qui pense et qui parle, il faudra que je continue à croire que le monde se rapporte à des bipèdes qui me ressemblent, à la fine pointe de conscience que chacun d’eux porte en soi et qui le fait familier de tous les autres. L’existence restera lourde et légère, je persisterai à ne pas aimer ceux qui font semblant de la trouver seulement lourde, ou seulement légère. L’Entre-Deux, le nom d’un superbe village de la Réunion, entre mer et montagne, entre hier et aujourd’hui. Je n’aime pas les toujours tristes, je n’aime pas les toujours gais. Je n’aime pas les spécialistes de la profondeur, je n’aime pas les spécialistes du superficiel. Je n’aime pas les chaisières de la vertu, je n’aime pas les sacristains du vice. La contradiction est notre affaire, notre pays, notre compétence, si vous y tenez. Ceux qui l’éludent ont peur : il ne faut ni leur en vouloir, ni leur céder. La contradiction, c’est le déséquilibre qui nous invite à monter dans le métro de l’infini. J’aime qu’un beau livre qui a dit tout ce qu’il pouvait dire sente, à la fin, qu’il n’a presque rien dit. Ainsi m’aide-t-il deux fois : par ce qu’il peut et par l’aveu de ce qu’il ne peut pas. Et maintenant, que vais-je faire ? Que vais-je penser ? En tout cas, je ne me fierai à aucune puissance, aucune histoire, aucun récit, aucune science. À aucun tribun, aucun libérateur, aucun justicier. À aucun vendeur, aucune réclame, aucune propagande, aucune distinction. Je resterai avec ma conscience aiguë, confiante, tremblante, farouche, paradoxale, révoltée, fidèle, scandaleuse, de n’être le centre de rien et le bonheur de le crier comme un hourrah !

30 août 2021

Notes:

  1. Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Editions Albin Michel, Paris 2021

Jacques Lacan : “La communication, ça fait rire.”

LE MARCHÉ LXIII

« Chaque année, quelques centaines de milliers de jeunes se présentaient, nus et candides, aux portes de la cité que gardent les chiens à collier d‘or. Ils n’y seraient admis qu’après avoir revêtu la robe prétexte de la docilité. 1 » Le révolutionnaire farouche et inspiré qui fait tenir Mai 68 en trois lignes s’appelait Maurice Grimaud. Il était, durant les événements, préfet de police de Paris. Il ne regardait pas le monde par le trou de serrure de l’ambition conforme, où s’arrondissent les yeux de Monsieur Cancan-Lobjectif et ceux de Madame, née Forcenée de la Motive.
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Une phrase de cet inconnu me suffit, comme suffit parfois un visage. Je ne veux rien savoir de plus, j’abandonne le reste au hasard et à l’oubli, comme je repousse le gros dictionnaire où je viens de trouver le mot que je cherchais, comme s’envole la fatigue du voyage quand le port est en vue, ou le clocher, ou la mort. « Les chiens à collier d’or » : il a tout dit, Maurice Grimaud. Mais s’il savait ! La jeunesse désormais fanfaronne entre leurs mâchoires, et, en secret, s’épouvante. La jeunesse ? Alors nous sommes tous des jeunes…
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Cette jeune fille, l’autre soir, chez des amis. Elle arrive d’une fac de province où elle vient de passer un entretien. C’est une étudiante sérieuse : cinq ans d’Université, aucun échec. Elle s’engage maintenant dans le cursus final dont elle a déjà franchi le premier obstacle, l’avant-dernier avant cet entretien de dix minutes qu’elle vient d’affronter, ou de subir, puisque parler avec des gens, aujourd’hui, ça s’affronte, ça se subit… Elle explique que trois sur quatre des entretenus seront éliminés. Pas besoin d’en entendre davantage. Dans mon crâne de formateur, tout est là, moi aussi j’ai envie de mordre…
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Le plus intéressant dans les discussions avec les patrons des entreprises ou leurs fidèles contradicteurs des syndicats, c’était la généalogie. Tous, au vrai, ne formaient qu’une seule famille, les Vazy-Lamoulinette, dont il était passionnant de reconstituer peu à peu l’histoire, d’y dénicher des apparentements secrets, d’en exhumer des séquences vaguement incestueuses et des filiations un peu limites, comme on dit à mon âge. Le sérieux, bien sûr, n’était pas là. Il ne recevait jamais sur rendez-vous et m’arrivait par exemple de la gentille secrétaire, ma voisine de table à la cantine, qui avait aimablement renversé sur mon pantalon la vinaigrette de son artichaut. Ou d’un petit monsieur très doux, promis à une proche retraite, que son humilité empêchait de se présenter à l’amour conjugal débordant dont il allait bientôt déguster, à plein temps, les délices. Avec l’une, avec l’autre, je me souviens d’avoir parlé, ce qui s’appelle parler. Telles étaient les pattes de colombe sur lesquelles me venait un peu de vérité. Pour les Vazy-Lamoulinette, c’est toujours la mode des pattes d’éph, personne n’y changera rien : énorme question philosophique et théologique, celle que pose un non-péché tellement plus désastreux que le péché.
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Bien sûr, je ne prétends nullement que Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou jouissent de je ne sais quelle qualité qu’un vilain destin réactionnaire aurait refusé aux Vazy-Lamoulinette. Mais nommez-les à la tête, si tête il y a dans ces officines, d’une entreprise, d’un syndicat ou de quelque corps que ce soit, nécessairement non glorieux, même si les gardes républicains font ce qu’ils peuvent pour la déco et la promo : ils entrent instantanément dans la famille, deviennent des V-L, mangent V-L, sentent V-L et, je le crains, aiment V-L. Pensent V-L, aussi, c’est-à-dire ne pensent plus. Tout en eux s’empâte, on leur dit qu’ils se structurent. Une charge, ça alourdit, ça alourdit vraiment, sans alléger.
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Rien contre les V-L, rien contre les patrons, contre les syndicats, rien contre les jurys universitaires. Mais cette jeune fille, un instant, m’a parlé. Je l’ai entendue comme j’ai entendu Mlle Vinaigrette et M. Lamourfou, par hasard, par heureux hasard. Ce qu’elle m’a dit, et surtout ce qu’elle ne m’a pas dit, ça ne pouvait pas passer. Allons. Trouver naturel de condamner trois entretenus sur quatre avant de les avoir vus, trois entretenus dont on a jugé la candidature légitime et justifiée, c’est sérieux ? Décider du destin de ces jeunes en dix minutes, sur un bavardage, dans une situation où ils ont le trouillomètre à zéro, elle est si humaniste que ça, l’Université ? Quelle différence avec le tirage au sort, sinon la volonté d’éviter les tomates ? La tomatophobie comme valeur universitaire ? Enfin ! Des adultes qui parlent faux demandent à des jeunes de parler vrai ? Des adultes qui font semblant demandent à des jeunes d’être sincères ? Des adultes qui trichent demandent à des jeunes de jouer cartes sur table ? Ça s’appelle un entretien, ça ? Fait-on passer un entretien à la friture qu’on vient de pêcher ? En quelle langue ? Rien à voir avec la vérification des connaissances : c’est rugueux, mais droit ; pour dures qu’elles soient, les sanctions qui s’ensuivent ne sont pas infâmantes. La comédie sous la menace, c’est humiliant pour les uns, dégradant pour les autres. À quoi joue-t-on ? Au faux psy, au faux policier, au faux expert ? Tout ça avec une politesse appliquée d’où suinte en filet d’ironie une agressivité refoulée dont on est soi-même la cible ! Un jury, est-ce un bouillon de culpabilité où surnagent des fragments de science ?
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Pas la faute des jurés, bien sûr. Nommé membre d’un jury dont il sait le fonctionnement plus que discutable, ce professeur ne veut ni perdre sa place, ni entrer dans le jeu qu’on lui impose. La veille de l’entretien, il a fort mal dormi, beaucoup rêvé et, dans ses rêves, trouvé la solution. Aux étudiants qui se succèdent, il déclare avec quelque solennité qu’il va exercer ses fonctions SRB. Le candidat panique, fouille les recoins de sa mémoire, se voit déjà exécuté. « Vous savez ce que signifient ces initiales ? », demande aimablement le professeur. Le candidat avoue son ignorance en tremblant. « Cela veut dire Sous Réserve de Bidonnage. Et signifie que nous sommes ici, vous et moi, par la force des choses, par la force de choses très lourdes que nous n’avons ni vous ni moi le pouvoir de changer, mais que ces choses très lourdes, nous ne les acceptons pas sans inventaire. Alors voici, jeune homme, jeune fille. Nous allons faire l’exercice pour lequel, vous et moi, sommes venus. Mais je veux que vous sachiez, quand vous en détecterez la perversité, que je la détecte aussi, et que je la déteste autant que vous. Je n’ai pas les moyens de l’abolir et, après avoir longtemps hésité, je ne crois pas que démissionner serait la meilleure solution. Je vais donc jouer le jeu de cet entretien et vous invite à le jouer aussi. Mais je vais le jouer SRB, et vous demande de faire de même. Ainsi vivrons-nous en même temps deux entretiens, et non pas un seul. Le premier, celui pour lequel nous sommes venus, vous et moi. Le second, celui qui va s’instaurer en silence entre nous du seul fait que nous décidions de vivre le premier sous réserve de bidonnage. Ce que cela changera, ce que cela changera concrètement, comme il faut toujours préciser pour avoir l’air réel, je ne sais vraiment pas. Presque rien ? Beaucoup ? Rien du tout ? Nous verrons bien. À mon avis, l’entretien numéro 2 aura une bonne influence sur l’entretien numéro 1. Je le crois, je le crois vraiment. Pour vous dire vrai, si je ne le croyais pas, mon métier aurait peu d’intérêt, l’entretien numéro 1 moins encore. Voilà, jeune homme, jeune fille. Vous êtes étudiant, étudiante. Je suis professeur. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, nous sommes égaux. »
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Le professeur s’est réveillé, et a souri de son rêve… « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »
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Il s’est réveillé, s’est récité Jacques Berque, et s’est dit que le sol ne se dérobe pas sous les pieds des jeunes quand ils voient les adultes au moins aussi faibles qu’eux, et qu’ils réparent sans drame les erreurs de leurs parents et de leurs maîtres pourvu qu’ils aient une fois trouvé en eux, comme une invitation venue de loin, comme un relais passé du bout des doigts, une note, un écho, un tintement arraché aux ruses féroces du gros animal, du gros connard, à ses grands intérêts minables et aux passions inférieures tapies sous ses raisons supérieures de carton. Il ne se le cache plus, ce professeur : ce jury est largement malséant. Certes, il ne se prend pas pour Socrate. Pour parler comme Maurice Clavel, il ne se voit pas jeter un tel profond silence dans l’Université qu’elle se dissolve par conséquence et surcroît, mais enfin, entre Socrate et une mascarade pitoyable, il y a une place pour lui, il y a un créneau d’où il peut lancer ses flèches, il faut bien que la chaîne de servitude casse quelque part, quand même ! Pourquoi, après tout, le maillon qu’il est, si ahurissant que cela paraisse à toutes les cléricatures, ne donnerait-il pas le signal de la rupture ? Le distinguo et le sed contra désertent-ils ses méninges quand s’élève la voix de l’autorité ? Ses universaux s’appellent-ils compétition, efficacité, réussite ? Un professeur, est-ce un vendeur raté ? S’il est vrai qu’on le traite mal, compte-t-il sur un meilleur confort pour aiguiser sa lucidité ? Sur l’indice pour le rendre libre ? Oisive jeunesse / À tout asservie / Par délicatesse / J’ai perdu ma vie.
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Elle n’est pas trop pessimiste sur le résultat du prétendu entretien. Polis, ils ont été polis. Pas méchants, pas vraiment. Mais décevants, c’est ça, décevants. Elle dit qu’elle s’est sentie devant une rangée de petits coqs, à tour de rôle ils avançaient le bec pour la piquer un peu, chantaient un instant, jetaient un regard rapide sur le reste de la rangée, puis baissaient la tête et ne bougeaient plus. Pas méchants, juste à la limite. Ils jouaient à la faire douter, d’abord elle a trouvé ça pénible, puis franchement bête. Sur le fond des choses, presque rien, quelques questions ultra-précises, des dates, des chiffres, ce qui se mélange le mieux dans la tête quand on est troublé. Elle croit qu’elle ne s’en est pas trop mal sortie. Beaucoup de remarques sur son dossier qu’ils avaient devant eux et considéraient d’un air sceptique, découragé, accablé. L’important, ne cessait de répéter celui du bout, c’est la motivation, la motivation… « Ah ! Vous êtes venue de Paris ? disent-ils aussi. C’est cher le train, non ? » Elle conclut par les mots qui consolent sa génération : « Bon… Bof… Enfin… Faut faire avec… » Puis, juste avant de s’en aller, elle lance : « On aurait dit que c’était la guerre… » Et je songe à Jean-Claude Michéa, à ses commentaires sur Hobbes et « la guerre de tous contre tous ». Ces Messieurs Dames du jury connaissent tout ça mieux que moi et l’enseignent sans doute admirablement.
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Une chose encore qu’elle raconte en riant. Un type entretenu avant elle est sorti épanoui, sûr de sa victoire. On lui avait demandé s’il s’était intéressé à un congrès récent, et ce qu’il en avait pensé. « C’était un moment très fort », avait-il répondu aussi sec. Il avait bien vu qu’il avait mis dans le mille.
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Des deux côtés de la table, liturgie de soumission. Faire croire aux candidats que l’Université s’intéresse à eux de manière personnelle, dans l’espoir que cette illusion atténue l’aigreur de la foule des refusés, et limite l’impression désastreuse produite par l’incroyable sévérité d’une sélection malthusienne. Cette manœuvre de contournement de la réalité est toute semblable à celle que soufflent les théories managériales aux responsables des entreprises. Enfumage, embrouillage, bavardages d’alentours. Voir l’embarras des membres du jury quand un fâcheux les interroge sur les critères de sélection qui régissent leurs décisions. Mais cela ne les empêche pas de s’atteler à ce mauvais chariot. Pourquoi?
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La vie circule aussi mal dans l’Université que dans l’entreprise. Il ne peut en être autrement quand un pouvoir européen nécrosé fait de l’enseignement « un levier de croissance ». Maquerelle avisée et rationnelle, la communication le sait, qui ne doute pas de régler la question en introduisant dans la mécanique, comme l’huile dans le moteur qui chauffe, la dose d’humain adéquate. Et voilà pourquoi, de part et d’autre de la table des entretiens, étudiants et professeurs communient pendant dix minutes dans la cérémonie lugubre où leur est fournie l’occasion de l’humain, comme autrefois, au garçon et à la fille que de puissants intérêts voulaient marier, la promenade au bord de l’eau.
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Travailleurs des entreprises et enseignants, supérieurs et subalternes, entretenants et entretenus, chasseurs et renards, les pièges de la communication sont fabriqués pour niquer tout le monde à la fois. En captant, pour le pervertir, l’immense besoin de parole qui travaille au corps, au cœur, à l’esprit toutes les consciences. En misant sur l’angoisse, sur les embarras, sur les contradictions où les jettera nécessairement un effort si désirable et si difficile. En bricolant des mots, des valeurs, des sentiments, des modèles de comportement pour faire croire à ces innombrables révoltés potentiels, tout en les menaçant sourdement, qu’on les a compris, et même devancés. En pariant que leur lassitude et leur peur les persuaderont de se faire complices de ce détournement. Dans l’entreprise, dans l’Université, même situation. Partout le même scénario, qui ne cesse de s’alourdir. Plus elle réprime le désir d’expression, plus la cruauté diffuse de ce monde tordu l’exacerbe ; sa névrose de trucage le porte à incandescence, réactivant dans les âmes des désirs lumineusement obscurs. La plupart ne sauront que les nier, et ramperont sous les barbelés du ressentiment. Quelques-uns iront au drame, à la maladie, au suicide, désespérés contagieux dont les fleurs envoyées par les Cancan-Lobjectif voudront cacher le cercueil. Mourir, mourir, les vivants n’ont plus que ça en tête. Mourir soft ou mourir hard, le monde moderne n’a rien d’autre en magasin. Il a perdu son match, irrémédiablement, il ne peut plus faire entrer sur le terrain que des quinzièmes couteaux, des toquards, et tant pis si le public fout le camp. Quelque chose est fini, irrémédiablement. Le tocsin qui l’annonce, c’est le brame hypocrite et langoureux : « L’Homme…, l’Homme…, l’Hooooommme… »
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Un jour qu’il prenait le café chez Maurice Clavel, à Asquins, près de Vézelay, Michel Foucault eut cette formule décisive : « Ne jamais se donner l’homme ni comme préalable ni comme objectif” 2. Foucault contredit ici tout ce qui se chante partout, tout ce qui prospère sur l’ignorance de malheureux citoyens élevés dès leur naissance, comme les volailles au grain, à la gestion et à la communication. Fourguer l’humain comme une potion, un calmant, un moyen de clouer le bec aux gens, il faudra bien comprendre un jour que c’est une méthode de voleurs. Et comprendre aussi que désigner une place à l’humain, même dans la meilleure loge, c’est le congédier. Et admettre qu’ouvrir une séquence consacrée à l’humain, c’est avouer qu’on accepte d’être impuissant aujourd’hui, qu’on acceptait de l’être hier, qu’on acceptera de l’être demain. Et tenir pour acquis que la sectorisation de l’humain, ce charcutage, ce démembrement, est le signe le plus sûr de la décadence. Et se dire, une fois pour toutes, que les spécialistes de l’humain, quand ils ne se cachent pas chez les assassins ou chez les fous, vivent en coloc avec le Père Noël. Un spécialiste de l’humain, c’est un veau démissionnaire, un domestique qui, pour satisfaire ses maîtres, a renoncé à agir selon le cœur et la raison ; persécuté par une mauvaise conscience plus écœurante que le cynisme, il court comme tout le monde derrière le premier objectif venu, mais cherche avec une pieuse hypocrisie comment le badigeonner d’humanité. Il ne sait pas, il ne veut pas savoir que l’homme est inobjectivable, qu’il est en deçà de tout préalable et au-delà de tout objectif. Que l’humain flotte, tout proche et inaccessible, dans l’inachevé. Que l’existence humaine n’est pas une page de livre, qu’elle ressemblerait plutôt à une page Internet, illimitée, inépuisable. Que l’humain n’est pas un arrangement. Que l’humain n’est pas une qualité de la vie. Qu’il n’est pas la dentelle au col de la robe, mais qu’il en est la texture, l’étoffe, le fil, la matière, l’infroissable vérité. Qu’il n’a pas, ce pauvre homme, à faire sa vie plus humaine : quoi qu’il fasse, le meilleur et le pire, elle l’est et le restera, mais qu’il a à faire son humanité plus vivante, c’est-à-dire plus libre, plus créatrice, plus féconde, plus heureuse.
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Je tiens pour des gangsters ou des niais ceux qui prétendent me donner des leçons d’humanité. M’aider à vivre mieux, seuls des amis peuvent le faire, connus ou inconnus, qui, le plus souvent, ignorent qu’ils le font, et n’y réussissent jamais que par la liberté ou le bonheur dont, à leur insu, ils témoignent. Tant qu’on n’a pas compris cela, on peut bien collectionner les connaissances et les émotions qu’on voudra, accumuler les militances, les militements et les militations, jouer au procureur, à l’inquisiteur, à l’indigné permanent qu’étrangle la médiocrité du monde, en un mot faire le fier sur tous les chevaux du manège en jouant, à son goût, à la liberté, au progrès, à la jouissance ou à la vertu : la vérité, c’est qu’on n’est pas encore entièrement sorti du ventre de sa mère. Pas grave, dites-vous ? Vous avez raison. Remédiable ? Certainement. À condition de ne pas se raconter d’histoires et, surtout, de brader son stock d’inhibitions. Pas difficiles à reconnaître, ces garces d’inhibitions ! Elles ont des noms de scène, comme les strip-teaseuses. La peur s’appelle Sécurité. L’indifférence, son pseudo, c’est Tolérance. La capitulation devant l’angoisse, c’est la Réussite. Et Réalisme, c’est l’avatar de la castration.
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Dans l’entreprise comme dans l’Université, comme ailleurs, comme partout, on en vient aux séances d’humain quand tout a foutu le camp, quand le règlement de la course est trop dur, trop bête, quand on n’a plus les jambes pour monter les cols, quand il n’y a plus que le dopage. La communication, c’est le dopage officiel, licite, bienséant : aussi détestable que l’autre mais, en plus, inefficace et contreproductif. Les travailleurs auraient-ils besoin de se prendre la tête avec les valeurs de l’entreprise et autres fumisteries si le travail était un lieu de sens, si l’effort qu’il exige transpirait le sens, si les relations qu’il crée irradiaient le sens, si le résultat auquel il aboutit proclamait l’évidence du sens ? Les enseignants ont-ils besoin, pour connaître leurs étudiants, de ces entretiens ampoulés et faufilés de susceptibilité quand ils ont, une fois pour toutes et à leurs risques, tiré la chasse sur « l’enseignement comme levier de croissance », quand il n’y a aucune place dans leur classe pour aucun Cancan-Lobjectif, de quelque boutique qu’il soit le représentant, quand leurs cours sont ce qu’ils doivent être, tout ce qu’ils doivent être, seulement ce qu’ils doivent être, je veux dire des aventures de l’esprit et de la sensibilité sans cesse reconduites, non pas des promenades sur le gazon artificiel des experts ou sur le mini-golf des conventions médiatiques, mais des marches exigeantes et amicales dans les landes de l’expérience humaine, des repérages passionnés sur les sentiers de la création, des expéditions dans l’aridité de la recherche et de la méthode, avec, très loin et tout près, en bienveillant surplomb, l’heureuse insécurité de ceux qui se sentent prolonger ce qui a toujours été quand ils inventent ce qui n’a jamais existé ?
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Facile à dire… Plus dur de se retrouver au cœur de la bataille, face à l’impossible. Un grand personnage de l’entreprise nous arrivait parfois à la fin des sessions, feignant de se faire médiateur entre les participants et moi. Sa chanson, toujours la même, j’aurais pu la chanter avec lui. « Toute la question, M. Sur, c’est que, vous, vous vivez dans les livres, n’est-ce pas, ce qui est très bien, notez, mais nous, qui sommes bien différents de vous, nous vivons dans la réalité, voyez-vous… » Le propos ne s’adressait pas à moi, je ne répondais rien, je me demandais comment les participants allaient réagir. J’attendais le chirurgien à la sortie du bloc, je n’osais pas être optimiste. Les dés étaient jetés. Une sorte d’ordalie par la liberté. Les premiers sourires m’inquiétaient, un peu gentils, un peu moqueurs. Puis les gens se mettaient à parler tous en même temps, aussi indifférents à mon contradicteur officiel qu’à moi. Leurs voix étaient étrangement fortes, ils formaient un seul chaudron où ils précipitaient des arguments contradictoires, des bribes de colère, des je vais te dire… impérieux, des rappelle-toi… définitifs. Le plus souvent, ça se calmait, il restait un presque silence embarrassé. Alors, sentant que le moment était venu de reprendre la main, l’homme de l’ordre économique se lançait dans une des ces synthèses calibrées à quoi, mieux qu’à l’allongement du nez, se reconnaît le mensonge. Les stagiaires l’écoutaient, mais pas comme d’habitude. Ils l’écoutaient vraiment, comme s’ils avaient changé d’oreilles, comme s’ils voulaient faire peser sur lui quelque sourde menace. Et, en effet, presque toujours, dans une voix ou dans une autre, bien poliment, soufflait un petit vent tiède de révolte : « Je ne suis pas d’accord avec vous, Monsieur », disait quelqu’un. Nos arrière-petits-enfants s’étonneront, je l’espère, d’apprendre que c’était là une déclaration courageuse. Était-ce aussi une acquisition définitive ? Pas sûr. Mais ce n’était pas rien.
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L’autre matin, j’ai entendu parler de François. À propos de ces problèmes moraux de la sexualité qui chatouillent la culpabilité des uns, excitent l’agressivité des autres et, dans les deux cas, aident puissamment pas mal de médias à résister à la crise, il a expliqué que l’Église catholique est aujourd’hui un hôpital militaire où affluent les blessés, et que la première urgence n’est pas de vérifier leur cholestérol et leur sucre, mais de les empêcher de mourir. Qu’a-t-il dans l’esprit ? Pas seulement l’Église, à mon avis, c’est du monde qu’il parle, du monde entier ! Miracolo ! Un homme important vient de dire quelque chose d’intelligent, et avec des mots simples ! Si quelque résistance n’était pas à redouter du côté des articulations, je saluerais volontiers ce propos par un triple salto dans la salle de bains. Enfin ! Enfin quelqu’un ! Tu as trouvé, Diogène, souffle ta lanterne, les gens vont se réveiller tout seuls, assez de gens en tout cas pour que cet automne ait une gueule de printemps !
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Cette image, mon projet de triple salto, même contrarié, l’aurait saluée d’où qu’elle fût venue. Disons qu’elle est venue du pape : parce que c’est vrai. Puis oublions-le : parce que c’est juste. Et surtout, sans lui poser plus de questions, laissons-la vivre.
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Elle me touche, cette image, elle traduit avec une simplicité magnifique ce qui m’aura occupé toute ma vie. Dans la formation, bien sûr, ce microcosme, mais bien avant aussi, et bien après. J’ai senti dès l’enfance que les gens ne se réduisent pas à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, à ce qu’ils croient être. Que nous manquons d’un manque, comme disait Lacan. Que nous voulons à toute force combler l’incomblable béance, comme ajoutait Deleuze. L’impossibilité de réduire un être humain à lui-même, cette évidence terrible et magnifique, m’a protégé de toutes les tyrannies : la familiale, la morale, la culturelle, la cléricale, la politique, toutes.
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La béance, il y a des gens qui la portent sur leur nez : ah ! les bons compagnons ! D’autres, au contraire, tâchent de l’estomper, la camouflent comme un comédon. Pénibles, ceux-là, fatigants, mais si l’on s’arme de patience, on est récompensé : la béance qu’ils se payent, je ne vous dis que ça…
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Mon grand père paternel, sa béance, je n’avais pas besoin de la chercher très loin. Je vois encore le doigt tremblant que l’irascible Pépère promenait sous le nez de ses contradicteurs, dans notre cuisine de Montrouge, durant les discussions politiques furieuses qui l’opposaient chaque semaine au reste de la famille, j’entends ses « Ta, ta, ta, ma fille ! » qui voulaient couvrir toute tentative d’intervention de ma mère, laquelle ne s’en laissait pas conter, ce qu’il appréciait. J’écoutais, je regardais, j’étais au théâtre. Pépère n’aurait pas fait peur à une mouche, mais pourquoi se mettait-il dans des états pareils, pourquoi ces colères disproportionnées ? On m’explique aujourd’hui qu’il se défoulait dans un rôle qui le valorisait et le consolait un peu d’une vie monotone et grise : je hoche la tête avec conviction jusqu’à ce que s’allume le clignotant de l’importance dans les yeux de mon savant interlocuteur, et que j’en rigole in petto. Un peu court pour expliquer Pépère, son numéro était plus compliqué que ça. Son existence monotone et grise était surtout très ordinaire. Sur ces vies-là, comme sur les petites routes, les accidents sont plus mauvais qu’ailleurs, on ne s’attend pas à la catastrophe. Pépère ou la pédagogie du gouffre : un bon sujet de conférence ; avec une bonne promo, ça devrait attirer le chaland. En tout cas, après Pépère, les gens avaient l’air de parler tisane. Je devais sentir, quand je l’écoutais, que je n’aurais plus grand-chose à comprendre de la vie, juste des détails, juste des bricoles, et que je passerais mon temps, sinon à chercher des gouffres sur les petites routes, en tout cas à me cogner à l’étrangeté d’un monde que je saurais superbement inapprivoisable, comme il se cognait, lui, Pépère, à je n’ai jamais su quoi. Mais le summum, c’était l’atterrissage. Mythique. Mon grand-père descendu en plein vol par un terrible missile tiré de la bouche de ma grand-mère qui, jusque-là, était restée planquée dans sa tranchée, l’index sur la joue droite, le menton entre le pouce et le majeur, je l’entends siffler, le missile : « Bois ton café, il va encore être froid. »
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Il faisait une grimace, puis le buvait d’un trait et parlait d’autre chose. Il était redevenu comme qui dirait normal. Normal ? Et ta sœur ? Les histoires qu’il essayait maintenant de nous raconter, et le soin qu’il mettait à repousser le serpent de cendres que sa cigarette avait laissé dans la soucoupe pour qu’il ne s’effondre pas sur la toile cirée, et sa façon appliquée de taquiner ma grand-mère, elle était tout sauf normale, ta normalité, Pépère !
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Rien n’est normal, rien, ni la douleur, ni la joie. La maman de la petite fille morte n’était pas venue expliquer aux organisateurs de la marche blanche qu’elle avait menti. Ils en ont été écœurés, ces humanistes : leur compassion leur est restée sur les bras comme une salade invendable. Tout ce cinéma pour rien, toutes ces larmes, tout ce bazar ; la gratuité est gratuite maintenant ? Heureusement, ils n’ont pas tout perdu. L’image de la petite fille, ils disent qu’on ne la leur enlèvera jamais, que, toute leur vie, ils la garderont dans leur cœur, toute leur vie, toute leur vie ! Pauvres gens, pauvre chair à fric, pauvre chair à valeurs, pauvre chair à communication, comprendront-ils jamais de quel effroyable vaudeville les chiens à collier d’or font d’eux les figurants ?
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J’approuve qu’on prie les personnalités politiques qui s’estiment chargées d’enseigner la morale à leurs concitoyens d’avoir l’obligeance de s’occuper de leurs fesses. Le mot morale sonne désormais si faux dans la bouche des responsables qu’on souffre de les voir ânonner des principes auxquels ils ne croient pas un instant. Dans ce rôle, les plus âgés semblent les moins odieux, à moins qu’on ne leur pardonne plus facilement. Chez les plus jeunes, le spectacle devient vite inquiétant. On s’étonne. Comment des gens instruits peuvent-ils adopter, sans rire, ce ton sentencieux et constamment solennel qui les fait paraître si nigauds ? Qui leur a taillé ces déguisements de carnaval, et d’où vient qu’ils les aient si facilement adoptés ? Leurs amis ne les mettent pas en garde ? Personne ne leur parle vrai ? Personne ne leur dit que rien ne peut se construire sur ces pitreries ? Personne ne leur dit qu’ils trichent, que tout le monde le voit et en déduit qu’ils ne croient en rien ?
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Climat malsain. Trop de mots pour rien. Tout fout le camp dans l’inconscient, mauvais ça. La vie sociale n’est plus qu’un décor pour communicancants. Ne pas oublier. Le virus de la tyrannie, comme celui d’une méchante grippe, est capable de muter. À trop nous montrer son image d’hier, on nous fait oublier sa réalité d’aujourd’hui. La première leçon du passé, et la plus forte, c’est qu’il ne faut pas s’exiler du présent.
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Qu’il ait muté, et qu’une forme inédite de tyrannie nous menace, deux signes l’indiquent irréfutablement. Du côté du pouvoir, le déferlement d’une marée de slogans tous plus humains, plus généreux et plus ouverts les uns que les autres. De l’autre, côté du peuple, le très caractéristique mélange de servitude et de dégoût qui répond à ce déluge de valeurs sans valeur. Les slogans disent le mensonge où s’enfonce vite toute tyrannie. La servitude et le dégoût disent que le peuple se sent en prison et que, d’un second tour de verrou rageur, il valide cet enfermement.
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De quoi souffrent les blessés de cet hôpital militaire qu’est devenu le monde, je n’en ai qu’une idée confuse. Mais qu’ils souffrent, ça je le sais. Pour ne pas le savoir, il ne faut rien voir, rien entendre, rien sentir, il faut être un petit soldat fanfaron de la communication, aussi content de son sort que je l’étais, à douze ans, de ma première cravate, un de ces niais à la mollesse cruelle dont l’esprit est une éponge encore luisante de la graisse qu’elle vient d’essuyer, un de ces roquets à l’aboiement contrôlé, trop soucieux de ses blanches quenottes pour envisager de mordre ce qu’on n’a pas déjà déchiqueté pour lui.
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De quoi ils souffrent, de quoi nous souffrons, nous les blessés, je devine que ça a à voir avec la liberté, ce mot que ne voulait jamais prononcer Lacan – et peut-être n’avait-il pas tort, ma jeunesse a tant entendu parler de Dieu ! Mais je jette tout de même liberté. Imprudemment. Moins pour le sens que pour les ronds dans l’eau que ces trois syllabes diffusaient, pour les vannes qu’elles ouvraient, et ce brouillage lumineux des consciences. Liberté, dans les groupes, n’était pas un slogan. Une mesure, plutôt, la mesure de l’écart entre ce qu’on était et ce que, pourtant, l’on désirait : ça, c’était le côté espérance. Mais aussi la mesure de l’écart entre ce que l’on désirait et, pourtant, ce qu’on était : ça, c’était le côté soupirs. En tout cas, la liberté était la mesure d’un écart, d’un écart acceptable. Et l’étroite zone de chevauchement entre l’espérance et la déception, c’était notre pays à tous, c’était le territoire que chacun de nous ouvrait à tous les autres du seul fait qu’il se trouvait là, un territoire sensible, charnellement perceptible, aussi irréfutable que provisoire.
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Il y a des mots qui ne se glapissent ni ne se pissent. Celui qui parle de liberté, s’il ne sent pas sur lui, autour de lui, en lui, cette sorte de complicité d’étouffés qui caractérise notre société, et si vraiment il ne peut pas se taire, qu’il dise plutôt bouton d’or, ou vermicelle, ou croissance, ou n’importe quoi, participation citoyenne, par exemple, voilà un mot qui chausse bien. Mais liberté est un mot grave. S’il ne monte pas de la geôle que l’on porte en soi, qu’on l’évite, au moins pour ne pas prendre le risque, en cette époque où tout se sait, Madame, de passer pour le faussaire qu’on est.
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Surprenante, cette évocation de l’hôpital militaire. Ce n’est pas dans ce langage que les papes évoquent le drame central du christianisme, la chute et la rédemption, le péché et le pardon. Les mots que choisit François s’invitent dans le discours traditionnel comme s’inviterait, dans une église de Neuilly, une troupe de SDF ou de Roms délocalisés. L’hôpital militaire, c’est un mot à la Bernanos, le mot de quelqu’un qui voit et sent le monde comme il est, presque brutalement, animal et spirituel, cime et souche, base et sommet, pesanteur et grâce. Qui le voit d’âme à âme, hors protocole, hors doctrine, à moins que la doctrine, dans ce cas, l’immense doctrine, ne tienne tout entière dans un frisson d’amour. Et qui le voit si terrifiant que, cette fois, de Rome, chose stupéfiante, il décide de donner l’alerte : ce monde étouffe, notre monde à tous étouffe, ce monde se meurt, on est en train de l’assassiner. Aucun jugement moral. Aucune leçon. Aucun diagnostic. Aucune propagande. Ça meurt. Faisons vivre. Je ne cherche pas plus à trier, dans le cri de François, ce qui parle de Jorge Mario Bergoglio et ce qui appartient au pape, ce qui relève de l’histoire et ce qui ressortit à la religion, ce qui procède du temps et ce qui renvoie à l’éternité, que je ne cherchais à démêler, dans la poésie d’Aragon, ce qui était signé par le bourgeois, par le lecteur de Barrès, par le surréaliste, par le communiste, par l’amant d’Elsa, par l’homosexuel. Ce qui est extraordinaire, c’est que, de ce Vatican où l’histoire, l’art, la philosophie, la théologie, et même la science, ont entassé, comme nulle part ailleurs, leurs sédimentations étroitement enchevêtrées, soient partis, flèches vibrantes et perforantes, les mots les plus simples, les plus profondément ordinaires, des mots que, pour un peu, personne n’oserait prononcer tant on les sent patienter dans toutes les bouches. Le monde, avec tout ce qui y vit, y compris l’Église, est un hôpital de campagne. C’est la guerre. Nouvelle terrible. Nouvelle qui libère. « Nommer, c’est faire changer ».
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Qui se voit vivre dans le monde, qui écoute les autres y vivre perçoit cette souffrance. Je ne comprends pas pourquoi, s’il en était autrement, les souvenirs des sessions de formation m’obsèderaient à ce point, des souvenirs qui ouvrent tous sur la même énigme, sur le même mystère qui s’obscurcit quand je tente de l’approcher. L’image du pape m’aide. Un hôpital de campagne, oui c’est cela, c’est sûrement cela. Dans chaque être, une évidente blessure. Sur laquelle, apparemment, on a tout dit. Les coups qu’on s’est portés à soi-même, ceux qu’on a reçus des autres, de la société, du hasard, de la nature, les explications de toujours et celles d’aujourd’hui, les passions et les aliénations, et la lourdeur des temps, à quoi bon ces banalités ?
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Hôpital, mais militaire. Tout est là. Dire que c’est la guerre, c’est le contraire de la déclarer. Les « hypocrites, bigots, cagots » à qui Rabelais fermait les portes de l’abbaye de Thélème, et qui traînent désormais leurs savates dans les sacristies des partis, des médias et des entreprises plus souvent que dans celles des églises, se vautrent dans l’illusion de la paix. Je connais ça. Les patrons et les responsables syndicaux qui nous rendaient visite arboraient un indécrochable sourire en plastique que leurs mignonnes guéguerres ne troublaient pas. Les participants aussi, au matin du premier jour, affectaient cet air ravi qui sied au monde économique : ils ne savaient pas encore que, telle que je l’entends, la formation n’est pas exactement le ravalement des façades. Et moi aussi je rêvais, avant chaque session, d’un déroulement aimable et harmonieux. « Tu connais le métier, quand même, me disais-je dans le métro, tu ne vas pas encore semer le bordel pour faire monter ta tension ! Calmos, mon pote ! Aujourd’hui tu fais technique, vu ? » Oui, oui, technique ! Mais voilà. La réalité pointait son nez. Et la réalité, c’était la guerre. Et quand c’est la guerre, on ne peut pas se conduire comme si c’était la paix. Auprès du type qui fait ça, un Cahuzac, c’est un premier communiant. Et un DSK, juste un ange !
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Les critiques qu’on fait et qu’on faisait à la société, à l’entreprise, à l’éducation, aux médias, et que je reprenais parfois à ma manière, c’était vrai. L’aliénation, c’était vrai. Marx, quand on ne le caricaturait pas, c’était vrai. Ivan Illich, c’était vrai. Debord, c’était vrai, et ce l’est encore plus. Et l’urgence de soulever le couvercle de la famille, Ronald Laing, David Cooper, ça aussi, c’était vrai. Peu de gens avaient lu. Pour la plupart, c’était un nuage de noms, un nuage considérable, mais inquiétant. Pas la faute de ces explorateurs si, le plus souvent, leurs vérités associées, même quand elles étaient contradictoires, dressaient pourtant au fond des consciences de nouveaux paravents contre la vie.
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De quoi s’agit-il depuis cinquante ans ? Dans quelle guerre, tous ces blessés ? C’est l’image du jeune Boniface, dans Les Voyageurs de l’impériale qui, pour moi, en dit le plus long. Il a péri sous une charrette de pierres qui s’est renversée sur lui. Une jambe a été effroyablement écrasée. Mais l’autre, c’est presque plus affreux encore. Elle n’a rien. Une bonne jambe d’homme égarée dans la mort.
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Le monde moderne, c’est cette catastrophe que les frissons d’espérance que nous portons en nous empêchent de se refermer sur la mort. Un désastre, mais ces éclairs de vie empêchent que le compte soit bon, que l’affaire soit soldée. Pas un thème qu’ahanent les politiques et les médias qui ne soit secrètement une invitation à la mort, pas un qui ne renvoie à quelque progrès achevé, parfait, réalisé – mots horribles, mots meurtriers, mots exsangues, mots idiots. Après les Parfaits du dualisme cathare, les Parfaits du monisme de l’argent : mais ceux-là sont ignobles. Oui, nous vivons au cimetière. L’éducation comme levier de croissance, c’est un programme de macchabées. La fureur avec laquelle on réhydrate les tourments du passé pour mieux ignorer ceux du présent, c’est le drapeau blanc qu’on agite pour ne pas vivre. Une anorexie spirituelle masquée par un prurit de morale, voilà la société de communication. Inauthentique par construction, structurellement pathologique, originellement infirme, contrainte à une permanente et féroce autopromotion d’elle-même.
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Mais les images sont là, au fond de vous, au fond de moi, pas celles de la pub, pas celles du fric : nos images maison, nos images secrètes, nos images sanctuaire, nos « nom de Dieu d’images » comme disait Aragon. C’est ça, la formation : réveiller les images vivantes qui sommeillent. Ce ne peut être que ça ou l’honnête apprentissage des métiers et des techniques, le reste est une imposture. Il arrivait parfois qu’en tombant en arrêt devant une idée, en ranimant un souvenir, en réhydratant une émotion, un stagiaire éveille soudain chez les autres un peu plus que de l’attention, un début d’assentiment peut-être, la sorte d’assentiment qu’on accorde à cette chose mystérieuse : une nouveauté qu’on reconnaît. Alors le cours des débats était comme suspendu. Nous entrions dans une autre atmosphère. Un saut. Nous avions sauté. Quelque part, nous avions sauté. Nos interminables débats, que nous avions voulus loyaux, nous avaient usés, râpés, passés à l’émeri. Ils nous avaient mis à vif, à cœur. Nous ne nous comprenions pas mieux qu’avant, mais ne pas nous comprendre ne nous désespérait plus, ne nous isolait plus, ne nous enfermait plus. Ne pas nous comprendre ouvrait entre nous, en nous tous et en même temps, comme des écluses, une succession d’écluses. Pour un peu, ne pas nous comprendre nous aurait fait nous comprendre. Vulnérables, pourtant, nous l’étions plus que jamais. Vulnérables, mais inexploitables. Fragiles, mais non manœuvrables. Nous avions trouvé en nous notre point d’appui. Non pas une chambre forte de certitudes, non pas un catalogue de vérités, non pas un code d’obligations morales ou mondaines : un accès à la vie, un accès strictement réservé à chacun de nous, seul passage qui lui soit ménagé pour rejoindre les autres. Cette compréhension surgie entre nous, nous savions bien qu’elle était provisoire : mais nous savions aussi que ce qu’elle désignait, et qui ne nous appartenait pas, ne l’était pas. Nous étions tombés en compréhension un peu comme on tombe en amour. Tombés. Tombés sur une plate-forme d’amitié d’où nous pouvions imaginer d’autres chutes, une infinité d’autres chutes. À l’évidence, nous pouvions toujours tomber, « infiniment tomber ». Tomber sur place, ici, dans cette salle. Ou bien, quand midi était arrivé, à la cantine, c’était quand même plus raisonnable.
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C’est dans une circonstance de ce genre que Mlle Vinaigrette, d’un geste large, a projeté sur mon pantalon la sauce de son artichaut. Parce qu’elle était un peu nerveuse, un peu blessée, et qu’elle avait envie de se battre, comme nous tous. Je ne sais plus rien de la conversation qui me valut ce geste d’amitié, sans doute avions-nous repris nos sujets de prédilection, l’entreprise, la société, le monde. Mais je ne n’ai pas oublié le rythme de nos échanges, ni leur flamboiement de feu de joie : une succession de séquences rapides, une pour chaque thème, une par feuille d’artichaut. Un classement instantané des choses, des mots, des idées. Un jeu de massacre rieur, aucune méchanceté.
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Qu’on croie ce que croit le pape François ou autre chose, ou rien du tout, l’évidence s’impose : on ne peut à la fois aimer ses semblables et aimer l’esprit du monde où ils vivent. Il faut choisir. La liberté n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais la servitude. La simplicité n’est pas au fond de l’esprit du monde, mais le calcul. Lamartine a raison, les aspirations des cœurs et les exigences de la raison ne sont pas au fond de l’esprit du monde. Pas au fond de l’entreprise. Pas au fond de la société. Pas au fond des médias. Pas au fond de l’économie. Pas au fond de l’éducation. Pas au fond de ce que nous appelons trop vite l’Europe. Pas au fond des droites. Pas au fond des gauches. Au fond de rien. Pas au fond des actes. Pas au fond des discours. Pas au fond des pensées. Et non seulement ce que nous aimons n’est au fond de rien, mais tout se construit contre ce que nous aimons.
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Allez ! « La communication, ça fait rire ! » Et la société qui court derrière, aussi, ça fait rire ! Même si l’on est un peu blessé, et si l’on sent la vinaigrette, ça fait rire ! Tordant d’apprendre que, lors de sa campagne de 1981 contre Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand avait été muni par ses communicants d’un bristol qui lui rappelaient les qualités que devait suggérer son comportement d’orateur : Sage Courageux Vrai Réaliste Tenace Passionné y lisait-on. Sans ces bienfaisants génies, Mitterrand, stupide comme il était, aurait évidemment choisi Loufoque Trouillard Menteur Illuminé Inconstant Blasé ! On dit que la rapidité avec laquelle il avait pris ses distances avec eux après l’élection avait surpris les communicants : à mon avis, c’était plutôt qu’ils avaient tardé à comprendre. À Sainte-Barbe, un appariteur prénommé Firmin, que tout le monde aimait bien, apparaissait à son insu dans mon cours sur Baudelaire, il y servait de dérivatif, de bretelle d’autoroute, de contre-exemple. Les communicants, selon moi, c’étaient les Firmin de Mitterrand. Eux qui croyaient, comme disait PPDA, qu’ils avaient « inventé un métier » !
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« La communication, ça fait rire ! » Mais si vous ne voulez pas qu’un jour ça vous fasse pleurer, jeunes gens, jeunes filles que tente cette connerie, allez donc voir un peu sur le site de l’Assemblée nationale ce que racontait de ce métier le citoyen Fouks devant la Commission qui enquêtait sur l’affaire Cahuzac. Un sacré rallye pour y parvenir, mais on y arrive. Vous pensez qu’on s’éclate dans la com, n’est-ce pas, qu’on échange, qu’on est en plein dans le débat et l’imagination ? Eh bien ! lisez Fouks : la communication est « un métier où on apprend à se taire ». « Dans ce métier vous apprenez à garder les choses pour vous. » « Les communicants, depuis longtemps, en tout cas les bons, ont appris à se taire. » Si vous voulez un métier où l’on vous apprenne à fermer votre gueule, si c’est ça votre truc, faites-vous communicancants, mes enfants, l’avenir vous montrera son cul !
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La vérité. Stéphane Fouks parle de la vérité, de la vérité des produits. Notez que tout est produit pour la communication, pas seulement le papier hygiénique et les ordinateurs. François Mitterrand aussi, c’était un produit : « un bon produit mal exploité ». Le sage Monsieur Fouks nous explique qu’il ne faut jamais mentir avec la vérité des produits. Il ajoute que « le mensonge est une arme imbécile qui se retourne contre ceux qui l’utilisent. » Mais savez-vous pourquoi il ne faut pas mentir avec la vérité des produits ? Parce que « nous vivons aujourd’hui dans une société qui a de la mémoire, que tout se sait et que tout s’entend. » Parce qu’« on vit dans une époque dans laquelle vous ne cachez jamais la vérité, elle finit toujours par sortir. » Voilà. Faut pas mentir parce qu’on risque de se faire prendre, c’est la morale de la communicancance. Je n’ai pas de mots. C’est humain, oui, tout est humain. Mais c’est le degré zéro, cette morale. L’infantilisme. La peur de soi. Le matérialisme le plus graisseux. La régression. La pétoche. Attendez. J’ai tort de m’adresser aux jeunes. Je suis sûr qu’ils ont compris. Et puis, je n’ai qu’une chose à leur dire, aux jeunes, moi qui viens de franchir le cap des quatre-vingts ans. Ne vous cassez pas la tête pour votre avenir – le moins possible en tout cas. Ne vous cassez pas non plus la tête pour vos conneries, je sais de quoi je parle. Mais attention. Aimez ce que votre cœur vous dit d’aimer, rien d’autre jamais, jamais, jamais, sous aucun prétexte, aucun, aucun, jamais ! Si vous comprenez ça, quand vous mourrez, vous continuerez à commencer ! Mais, je le répète, j’ai tort de m’adresser aux jeunes. À part les défavorisés, les vrais, ceux des quartiers riches, les jeunes savent, ou se doutent. C’est aux adultes qu’il faut s’adresser, et d’abord aux plus puissants d’entre eux. La com, ça va comme ça. Remballez. Ne laissez plus traîner ça dans la politique, dans les médias, dans les affaires, nulle part. Ce n’est pas un crime, la com, non, pas du tout. J’en ai parlé plus haut de ces trucs qui ne sont ni des crimes ni des péchés mais qui pèsent pourtant lourd, si lourd, plus lourd que le reste. La communication, c’est la poubelle de l’époque. Videz-la. Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est vraiment grave, pas la peine de chercher des boucs émissaires.

(9 octobre 2013)

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Notes:

  1. Maurice Grimaud, En mai, fais ce qu’il te plaît, Paris, Stock, 1977.
  2. On trouve la vidéo de cette conversation en proposant à Google Foucault Clavel cuisine.