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Autorisé

LE MARCHÉ LXXIII

Un changement petit et suffisant, par une liberté et une résistance diffuses, dont l’exemple ne s’est pas vu encore.
Alain
 

Le texte de Renan auquel on a vilainement arraché le slogan du vivre ensemble devrait être commenté, chaque début d’année, dans les lycées et les collèges. Je le recopie pour le plaisir, pour le sens, pour le plaisir du sens : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
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Pas question que des directives pédagogiques et citoyennes expliquent aux professeurs comment ils doivent s’y prendre. Liberté absolue. Qui préfère s’abstenir s’abstient. Qui accepte puise ses mots dans son intelligence, son cœur, sa culture, son expérience. D’année en année, le propos évolue, s’affine, s’élargit, se confronte à la vie.
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Conséquence indirecte mais précieuse : quand les enfants entendent le slogan, ils comprennent ce qu’est la trahison du sens et ce qu’il faut faire subir à un texte pour faire de ses restes un pont aux ânes politique. La propagande, c’est toujours enlever le meilleur. La pensée de Renan, c’est le lait. Le vivre ensemble, cette abstraction secrètement agressive qui endort et nivelle, ce machin sans corps et sans âme, c’est la peau du lait. Quand on veut aider un ami en détresse, on ne lui lit pas des prospectus. Le vivre ensemble n’est pas un raccourci, c’est une contrefaçon. D’un témoignage d’amitié, on fait un mot d’ordre. Contrefaçon. Du fruit d’une longue méditation, on fait une recette. Contrefaçon. Il fallait venir à la radio ou à la télévision, lire ce texte, puis se retirer en silence. Trahison par omission démagogique, par pression morale. Et pour cause : le « riche legs de souvenirs » dont parle Renan, c’est celui qu’on dilapide pièce à pièce. Du festin de pensée qui tient en ces quelques lignes, on jette à la jeunesse une carcasse, une arête. Avares !
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Ernest Renan. Le pieux élève du petit séminaire de Tréguier devenu « blasphémateur européen », comme c’est étrange de le retrouver ici ! Plus jeune, je me lancerais dans la rédaction d’une Encyclopédie de la bigoterie ! De ce que des esprits faux qui croyaient au ciel faisaient de la charité à ce que d’autres esprits faux qui n’y croient pas font du vivre ensemble, quelle continuité, quelle persévérance, quelle belle logique dans le culte du faire semblant ! Bigoterie laïque, bigoterie religieuse, même fromage ! Une seule question à poser, aussi sérieuse que l’œuf et la poule : est-ce l’hypocrisie moralisatrice qui rend idiot ou est-ce parce qu’on est idiot qu’on la débite ? N’allez surtout pas m’expliquer que parler de la charité ou du vivre ensemble sans y croire, c’est toujours mieux que rien. Faux. C’est toujours pire que tout. C’est ce qui tue le mieux.
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Une âme, dit Renan. Un principe spirituel. Un héritage indivis. Les cathédrales et la Révolution, évidemment. Difficile d’aimer tout cela en bloc ! L’Inquisition, la Terreur… Mais, disait Berque, on n’aime pas parce que, on aime malgré. Et dans cette longue histoire, malgré tout, nous nous reconnaissons toujours. Elle a su parler à notre cœur, à notre âme, à notre esprit, à notre imagination. Tandis que la plate aventure où l’on nous entraîne désormais, de quelques paillettes qu’on la décore, est incapable de cuisiner autre chose qu’une dérisoire morale d’opportunité, fille débile du réalisme économique et de la publicité. Elle engloutira en même temps les souvenirs des cathédrales et les grandes journées de la Révolution si ceux qui les méditent encore, ensemble ou séparément, ne voient en elle leur ennemie commune. Il faut de l’héroïsme à ceux-là pour ne pas renoncer à toute espérance, pour ne pas admettre que la référence à l’esprit, legs des cathédrales et de la Révolution, est déjà potentiellement liquidée, qu’elle est en voie d’élimination par lente aspiration et patiente succion. Stupéfaction d’entendre un Premier ministre de la République déclarer, à propos du terrorisme : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Vraiment ? Éteintes les Lumières ? Soufflées ? À moins que la raison ne serve qu’à la bricole, aux amuse-gueule citoyens, à l’interminable jacasserie autour d’une déchéance de nationalité où l’on feint de voir un symbole alors qu’il ne s’agit que d’un fantasme ? Ou peut-être – souci d’avenir – sa fonction est-elle de nous aider à décider quels jouets il nous faut offrir aux petits garçons et aux petites filles ? Pour ces billevesées, vive la raison ! Mais quand le sang coule, changement de pied, elle devient l’ennemie de la justice. Rome n’est plus dans Rome. Mais, au juste, où est-elle ?
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Mehr Licht ! demandait Goethe en mourant, davantage de lumière ! La lumière nous vient par la parole. Mais, de la base au sommet et du sommet à la base, nous vivons à l’époque des mots truqués. Détournés. Désamorcés. Châtrés, comme ce pitoyable vivre ensemble, de leur souffle, de leur écho, de leur vie. Ou rendus imprononçables par la peur, par un monstrueux et puéril soupçon. On fait comme si expliquer le terrorisme allait démobiliser, allait nuire à l’efficacité. Alibi. Ce qu’on craint, en réalité, c’est que l’explication nous conduise plus loin que nous ne voulons aller, qu’elle nous mène on ne sait où et que la condamnation des assassins, si solennelle qu’on la veuille, soit loin de fermer le terrible dossier. Donc en revenir très vite à l’émotion, non pas à celle qui, au cœur même de la souffrance, en appelle à la vie, mais à celle qui étreint, à celle qui se fige en spectacle, qui remue les peurs, excite le ressentiment et, en les consolant frauduleusement, aggrave les frustrations. Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ? Quelle bronca si ce propos était tombé de la bouche d’un responsable religieux !
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Pas de chirurgie esthétique possible pour les mots. Quand ils sont blessés, le monde l’est aussi, et devient dangereux. Elle le sent, cette adolescente que j’ai croisée au bas de chez moi, retranchée dans le blockhaus d’une combinaison bleu ciel qui l’enserre de la tête aux pieds, armée d’énormes chaussures à marcher sur la lune, le casque sur les oreilles et, sur le casque, un bonnet qui lui mange le front tandis que le col de la combinaison masque le bas du visage et que d’épaisses lunettes noires complètent le dispositif ; toute mince, toute droite, elle semble avoir fait vœu de ne rien voir et de ne rien entendre ; de son pas souplement automatique, elle marche, énergiquement résignée, vers elle-même. Absente ou absentée. Présente à son absence. Condamnée à ce jeu défensif. Pauvre ! Elle n’a plus de monde. Elle fait semblant. Que peut-elle faire d’autre ? Où peut-elle filer, sinon en elle-même, avec, pour seul horizon, quelques réfugiés de l’intérieur qui lui ressemblent ?
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Une prison, cet univers, mais dont les murs, parfois, semblent de papier. Cet astronome, c’est certain, habite les étoiles. Satellisé par sa recherche, décentré, sécurisé par son grand écart, il ne touche presque plus terre mais, pour un peu, nous ferait toucher ciel. Pourtant, à ma désolation, il tient encore par un fil à notre planète managée, pédagogisée, communicantée. Parlant de son travail, il dit qu’il lui faut avoir des objectifs. Toi aussi, mon ami ? Me voici accablé, mais je vais vite me remettre. « Les objectifs, reprend-il, ça permet de savoir si on les a atteints ou non. » Cette réponse-là, seul un savant peut la trouver. Un réacteur nucléaire dans une gentille récitation. À quoi sert de mettre son chapeau le matin, Monsieur ? À savoir, le soir, si on l’a perdu, Madame ! Les objectifs, il les voit du ciel, les critiquer n’est pas son affaire. Il les voit et il les classe. Dans la colonne Rien, bien sûr. Sans s’émouvoir, sans faire d’histoires. Évidence scientifique. Si la petite cosmonaute pouvait faire ça, ses godasses deviendraient des tremplins, sa vie commencerait.
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Elle n’a pas tort, la petite, de s’isoler. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas à quel point elle a raison. En fait, il faudrait que sa solitude change de signe. Qu’elle ne la vive pas comme une négation mais comme une affirmation. Comme un départ, pas comme un retrait. Ni comme un signe de méfiance. Comme un élan souriant et contagieux. Facile à dire ! Il faudrait quelque chose comme une pirouette anthropologique ! Mais déjà elle devine qu’on ne résiste à ce monde en toc que si l’on a la tête ailleurs, vraiment ailleurs. La tête. Et le cœur. La comprenette et l’imaginative. Elle le devine, mais elle ne le croit pas vraiment. Ou elle le croit mais en se donnant tort de le croire, donc sans le croire tout à fait. Derrière ses lunettes noires, elle garde intacte une réserve de docilité, qu’elle appelle sans doute réalisme. Et ça, c’est intenable, c’est le malheur assuré. Il faudrait lui arranger un rendez-vous avec l’astronome, quelque part entre deux planètes. De là-haut, il lui apprendrait à regarder le monde comme il regarde les objectifs. Calmement. Poliment. Sans crier, sans faire d’histoires. Parce que c’est ainsi. Parce que les objectifs existent. Comme existe la poussière intergalactique. Comme existe tout ce qui existe sur terre et ailleurs. Sans que cela ne vienne encombrer la tête des chercheurs, sans qu’ils le prennent trop au sérieux. En somme, il lui donnerait une leçon de recherche fondamentale. Comme il y a la poussière intergalactique, les autobus et la crème de marrons, il y a trois manières de prendre ce monde au sérieux, trois manières de jouer sur son terrain. Les trois sont à éviter. La première, c’est de croire ce qu’il raconte, de faire ce qu’il dit, de vivre comme il le veut. La deuxième, c’est de discutailler pied à pied avec lui comme s’il était un modèle indépassable, une inévitable référence. La troisième, c’est de jouer gentiment son jeu dans la journée puis, le soir, avec des copains cultivés, se payer élégamment sa tête. Bon. Où est le problème ? Une question, Mademoiselle ? Vous me demandez si l’on peut vivre vraiment libre quand, au fond de soi, on n’a pas rompu radicalement avec la logique de ce monde-là ou si cette rupture potentielle ne s’actualise jamais ? Non, évidemment, non.
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Radicalement ? Voyons. Le mot terroriste n’est pas sujet à discussion. Il renvoie au sang, à l’assassinat, à l’arbitraire, à la fureur, à la folie. Un terroriste, c’est quelqu’un qui sème la terreur. Aucune ambiguïté. La série radical, radicalisé, radicalisation, radicalisme, etc. est, elle, infiniment plus confuse. Ces mots se rapportent tous à la notion, matérielle ou symbolique, de racine. Ainsi voulait réfléchir et agir le parti radical – le plus vieux de France : en prenant les contradictions et les difficultés de la société à leur racine. Il s’agissait, on le sait, d’une radicalité bienveillante, soucieuse de culture, et sans mépris pour un art de vivre, notamment en matière gastronomique et œnologique, dont quelques déjeuners en Bourgogne en compagnie de personnalités politiques, dans les années 90, m’ont prouvé que la tradition n’avait pas succombé à un excès de cholestérol.
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Mais alors pourquoi islamisme radical ? Pourquoi pas terroriste ? Cela éviterait aux collégiens et aux lycéens, déjà passablement perturbés, de ne pas prendre les grands hommes du parti radical, d’Édouard Herriot à Pierre Mendès-France en passant par le philosophe Alain, pour des assassins. Et surtout, on ne priverait pas le mot radical de la complexité dont l’usage l’a chargé en lui reconnaissant à la fois une connotation négative et une autre plus ambiguë, un peu narquoisement ambiguë, mais positive. « Toi, tu parles trop, on va te couper la langue, ce sera radical ! » disait M. Ferrière, mon premier instituteur de Montrouge, à un petit bavard récidiviste. Je me rappelle aussi ce médicament contre la constipation – alors toujours noblement qualifiée d’opiniâtre – dont l’effet devait être radical. Ajoutons à cela un argument d’un autre ordre. Entendre dire que l’islamisme était radical mettait Jacques Berque en fureur, à moins que cela ne le fît éclater de rire. Il le jugeait absolument – radicalement – incapable d’aller à la racine de quoi que ce fût. Il était, à ses yeux, philosophiquement nul et théologiquement nul. « Ces gens-là n’ont pas trouvé une tête d’épingle, me disait-il, vous m’entendez bien, Sur, pas une tête d’épingle ! »
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Renoncer au vocabulaire de la radicalité et appeler par leur nom terrorisme et terroristes favoriserait beaucoup la réflexion des jeunes que tente cette sombre aventure. Radicalisation, se radicaliser, être en voie de radicalisation, ce vocabulaire abstrait sonne technocratique et atténue par sa modernité la violence de ce qu’il désigne en le présentant dans le langage du processus et de la procédure. Le choix du mot juste est déjà une résistance. Ce qu’on apprend peu à peu de ces criminels montre qu’ils ne sont nullement ces épris de piété et ces fanatiques d’absolu que suggère une imagerie archaïque. Quant à l’organisation qui les recrute, elle excelle dans le maniement des technologies les plus sophistiquées et de la communication la plus retorse. Nous n’avons pas à valider par notre suivisme lexical la contamination qui s’installe, une fois de plus, entre le langage technocratique et le crime. Même s’il nous est plus confortable, quand il s’agit des terroristes, de parler de processus de radicalisation plutôt que de propagande, voire de communication.
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Nous avons beaucoup de raisons secrètes de dévaloriser l’esprit radical et, en ignorant ce qu’il a de fécond, de ne prendre son vocabulaire qu’en mauvaise part en l’identifiant à la violence. Aller à la racine des choses, voilà qui n’est pas la pente de notre modernité, de son relativisme commercial, de son pragmatisme soumis et de la batterie de vertus quincaillères qu’elle nous prescrit. En stigmatisant d’un seul coup toute la famille lexicale du mot radical, on nous fournit le moyen de lutter en même temps contre le terrorisme, ce qui satisfait notre conscience, et contre un esprit d’exigence et peut-être d’absolu incompatible avec l’arbitraire de la modernité gestionnaire.
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Cette collusion est une défaite. Elle contribue, à sa manière, à faire résonner le terrorisme comme un glas universel. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Certes. Tout ce qui mutile aussi. Lutter du bout des lèvres contre le terrorisme nous éloigne de nous-mêmes, nous dissout dans l’univers véhément mais rassurant de la projection : célébrations, paroles enflammées, émotion. Lutter radicalement contre le terrorisme nous interroge sur nous-mêmes : élargissement et approfondissement du champ de bataille, lucidité, affirmation, projet. Combattre le terrorisme, sans la moindre faiblesse, pour ce qu’il est, pour ce qu’il est odieusement. Mais le combattre aussi pour ce qu’il signifie, pour ce qu’il ne sait pas qu’il signifie, pour le vide que sa folie, tout à la fois, dénonce et propage. Et là, il nous faut, par le chemin de nous-mêmes, descendre jusqu’à la racine commune de notre humanité.
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Ces quelques notes sur L’enracinement, un texte que Simone Weil écrivit à Londres en 1943, peu de temps avant sa mort, et qu’Albert Camus fit publier en 1949 avec le sous-titre Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, je ne savais qu’en faire. Je les retrouve aujourd’hui comme l’exemple même de cette radicalité que je ne veux pas voir sombrer dans le sillage du crime. Je dois à une brillante femme politique contemporaine d’avoir rouvert ce livre. Sa compétence polytechnicienne en parlait à la radio comme s’il s’agissait d’un plaidoyer régionaliste, feu de bois de chez nous, cuisine au beurre, souvenirs attendrissants et bidonnés. Ce n’était pas l’image que j’en gardais. Je suis allé vérifier et j’ai trouvé notamment ces deux passages :
« La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par la suite, c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. »
Et celui-ci, symétrique :
« D’une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin. Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. »
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Pas d’inquiétude. Inutile de réunir d’urgence le bureau de l’association pour organiser un rassemblement sur la place de la République. Il ne se trouvera pas, dans les décennies à venir, une majorité parlementaire pour s’inspirer de ces propositions. Aucune « loi Weil » à l’horizon. Pourtant, c’est dans un climat de cette sorte, pacifiquement radical, que combattre le terrorisme prend pour moi sa pleine signification. Nous ne sommes pas ici dans la protestation, dans l’indignation, nous ne sommes pas ici dans la défense haletante des principes : nous sommes dans l’affirmation éclatante de la liberté. Dans quelque chose de plus fort que la rhétorique terroriste, dans une vérité qui dissipe le mensonge. À une telle densité d’absence, à une telle puissance de négation on ne répond pas avec des valeurs cuisinées à la financière, on ne répond pas avec de la croissance, on ne répond pas avec du vivre ensemble, on ne répond pas avec un respect en chewing-gum, on ne répond pas avec une solennité compassionnelle, on ne répond pas en imitant les colères adjudantesques du regretté Noël Roquevert : ces simagrées, le terroriste les a anticipées, méprisées, soufflées. On ne répond pas à l’absence par la négation verbale de l’absence : on lui répond par la présence, par la transcendance de la présence. On ne combat la négation que par une affirmation qui la subsume, et qui ne peut naître que de la solitude. On répond à l’absence et à la négation en traversant soi-même l’épreuve de l’absence et de la négation, et en se confiant à ce qu’elle nous confie. Si le terrorisme n’est pas pour nous l’occasion paradoxale de nous évader de notre prison et d’affronter notre liberté, alors c’est lui que nous protégeons en secret, lui qui, de toute évidence, a partie liée avec ce qui nous enchaîne.
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Les prétendues réponses au terrorisme qui ne nous reconduisent pas à nous-mêmes sont vaines. Le terrorisme n’est pas seulement un mal à éradiquer, c’est la vague la plus visible de la pulsion de mort que nous voyons déferler sur le monde, une vague dont nous ne sommes pas seulement les victimes, une vague trop forte et qui vient de trop loin pour que nous lui opposions des barrages de carton. « Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère du profond de soi-même ? » Ce n’est pas le terrorisme qui nous pose la question, c’est chacun de nous qui, dans cette sinistre circonstance, s’interroge lui-même, c’est-à-dire commence à résister et, dans cette résistance, refonde sa liberté. Il y a mille manières de faire ce chemin. La question nous saute à la tête et au cœur quand elle veut, comme elle veut. Je l’ai retrouvée en lisant un livre bien de mon âge, le De senectute de Cicéron, fameux traité sur la vieillesse qui était un grand pourvoyeur de douloureuses versions latines. À mon grand étonnement, et un peu malgré lui, il m’a éclairé sur notre époque.
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L’un de ses ouvrages les plus parfaits, dit l’illustre Désiré Nisard quand il publie, en 1874, les œuvres complètes de Cicéron. Parfait, oui. Le mot de l’appréciation maximale. Et du dossier qu’on ferme. Étrange sentiment : Cicéron, c’est du passé parce que c’est du présent. Non que je veuille, après sept décennies, lui décocher le coup pied de la mule en guise de remerciement pour les versions. Ce n’est pas parce que ce texte a plus de vingt siècles qu’il appartient au passé – Homère et Virgile sont vivants -, mais parce qu’il parle comme aujourd’hui, parce qu’il pense comme aujourd’hui, c’est-à-dire parce qu’il ne pense pas du tout, parce qu’il a une frousse noire de penser.
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Un grand texte ? Certes. Intelligent ? Très. Mais, non, je ne marche pas. J’admire, je décerne le grand prix de ce qu’on veut, puis je rentre chez moi, et je me déshabille de cette solennité. Et je pense avec colère que les gens qui me parlaient de ce De senectute quand j’avais douze ans bordaient déjà mon lit d’octogénaire pour s’assurer que je ne me décacherais, comme disait ma mère, jamais, que je resterais sagement dans les draps de cette sagesse-là, que pas un orteil de révolte n’en dépasserait, que mon lit de mort serait mon lit de vie. Libre à moi, naturellement, dans cette situation douillettement carcérale, d’inventer à ma guise, sur l’écran de mon imaginaire, toutes sortes de compétitions imbéciles et de triomphes inutiles…
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Un monsieur romain de soixante-trois ans, infiniment distingué, que tourmente l’approche de la vieillesse et qu’inquiète la situation politique dangereusement troublée dont il est l’un des protagonistes (de fait, il sera assassiné un an plus tard) s’adresse à son ami Atticus, son aîné de trois ans accablé des mêmes soucis, pour lui remonter le moral et, par la même occasion, se donner à lui-même un peu de cœur au ventre. Un illustre patriarche de l’histoire romaine, Caton l’Ancien, qu’il fait dialoguer avec deux jeunes gens, lui sert de porte-voix.
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Texte magistral. Écriture inatteignable par une plume d’aujourd’hui, même assistée de sa plume adjointe et rémunérée. Érudition, virtuosité rhétorique, souffle, langue précise, souple, forte. Des anecdotes roboratives. Des arguments puisés aux meilleures sources de l’histoire romaine et de la philosophie. D’admirables intuitions sur l’immortalité de l’âme. De grands souvenirs, de hauts exemples, de la sagesse, de la bienveillance. Et ce réalisme, cette lucidité dans la contemplation de la condition humaine ! Mais c’est mort, et ça ne me fait pas plaisir de le dire : c’est radicalement mort.
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Certaines maximes stoïciennes m’aident puissamment à vivre. Je les ai récitées aux amis, ils m’ont dit parfois qu’elles leur avaient été utiles. Mais, là, un thème stoïcien s’est dressé entre Cicéron et moi comme un obstacle infranchissable, le rôle. On le voit apparaître à plusieurs reprises dans le De senectute mais c’est Épictète, près de deux siècles plus tard, qui lui donnera sa formulation la plus connue : « Souviens-toi que tu es l’acteur d’un rôle, tel qu’il plaît à l’auteur de te le donner : court, s’il l’a voulu court ; long, s’il l’a voulu long ; s’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le naïvement ; ainsi d’un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné ; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. »
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« Tout ce qui est profond aime le masque », écrit Nietzsche. Sans doute. Mais, sauf au théâtre, déteste le rôle. Au théâtre, le rôle, c’est la vie. Ailleurs, c’est la mort. Le rôle, c’est le masque vissé, l’apparence imposée, l’impudeur au second degré, la tyrannie du normal et du normé. Il faut une grande circonstance pour que le rôle soit crédible, il faut qu’une tragédie l’aspire, qu’une victoire souffle dans ses voiles. Il lui faut un grand texte. Dans ce cas, on oublie sa faiblesse et l’on fait comme si les voiles inventaient le vent. Mais quand l’histoire est gâteuse, quand les événements bafouillent, quand les têtes sont confuses, le rôle montre ce qu’il est : rien. Alors c’est l’angoisse. Alors Cicéron écrit de géniales variations sur la vieillesse. Alors les citoyens-consommateurs comprennent qu’ils n’ont plus à jouer que des pannes. Alors, en secret, ils apposent sur le sentiment qui les étreint le mot terrible de désespoir. [C’est cela que faisaient les stagiaires dans la première matinée de la session : ils mettaient sur la table, et moi avec eux, tout ce que leur soufflaient leurs rôles, dans l’entreprise et ailleurs. Les deux jours et demi qui restaient servaient à déconstruire ce fatras pour faire place à un on ne savait quoi qui n’était pas un rôle, mais la conscience d’une nécessité, d’un devoir heureux, d’une aventure fragile et véridique.]
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L’adversité, c’est la pierre de touche, la teinture de tournesol : ce qui ne lui résiste pas est un rôle. La seule chose dont veuille vraiment se persuader Cicéron en écrivant le De senectute, c’est que la vieillesse, c’est tout bon, et qu’il a, malgré tout, bien de la chance. Rassurer son auteur, telle est la fonction de ce texte. Si un petit insolent le résumait en disant qu’un baveux y explique à quel point il est épatant d’être vieux, je lui ferais les gros yeux mais ne pourrais lui donner entièrement tort. Tout fout le camp, le palpitant et la cité, mais le personnage de Marcus Tullius, garanti sur facture, c’est sûr qu’il va tenir le coup, c’est sûr qu’il va tenir son rôle, merci M. Coué. C’est pourquoi, dans ce petit traité, de si belles choses qui devraient me réjouir le cœur ont autant d’effet sur lui qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Je vois un pauvre homme immensément doué et un peu capon s’installer dans un rôle en se raccrochant aux branches de sa jeunesse et de sa gloire. Je vois un avocat trop systématique descendre, comme au bowling, toutes les objections qu’on pourrait opposer à la béatitude du quatrième âge, sulfater et volatiliser tout ce qui pourrait faire douter de la félicité de vieillir ! Autre chose me fascinait, jeune homme, dans quelques grands vieillards heureux. Pas de peur en eux, ni de peur d’avoir peur. Même intermittente, leur joie n’était pas un kit de consolations et de justifications. Je les voyais vieillards et les sentais vivants. Leur apparente indifférence m’étonnait jusqu’à ce qu’un trait d’une lucidité fulgurante la traverse. La considération, les honneurs, la préséance, ils s’en moquaient comme de colin-tampon : du recyclé, tout ça, de la resucée, des sous-produits, des soldes. Ils n’étaient pas restés jeunes : ils s’apprêtaient à l’être. Détachée de l’avenir, leur présence l’était aussi de l’angoisse. Ils étaient sur le départ. Moi, je me sentais embourbé, empêché, retenu.
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On n’échappe pas plus au rôle qu’à la nécessité d’uriner. Les rôles sont des déchets de nous-mêmes, à éliminer. Dès qu’une attitude se durcit en répétition, dès qu’une manière d’être se transforme en savoir-être, c’est-à-dire se fige en rôle, elle est à rejeter. Quand EDF a basculé de la logique du secteur public à la logique managériale, j’ai été deux fois navré. De voir cette entreprise adopter ce modèle détestable, mais aussi de constater à quel point le modèle précédent se montrait incapable de la moindre résistance. Au théâtre et dans la vraie culture, le rôle est ouverture, franchissement des limites, traversée du miroir. Dans la vie sociale et l’existence personnelle, il est le contraire : réduction arbitraire, malthusianisme de l’imagination, piétinement dans l’habitude, la justification et la flatterie. Impossible de ne pas constater que les préconisations éducatives et culturelles de l’époque vont exactement à contresens. Elles se plaisent à installer dans l’éducation et la culture, sous prétexte de réalisme quand ce n’est pas d’égalité, les données de l’expérience quotidienne et ordinaire au détriment du travail de l’imagination alors qu’en même temps, sous prétexte de réenchanter le monde, elles décorent hypocritement de sens et de valeurs un secteur économique qui leur est structurellement étranger et fondamentalement hostile.
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Mais alors ? Et si je n’accepte pas d’entrer dans le rôle ? Et si je rejette les rôles au fur et à mesure que le monde les produit en moi, que suis-je ? Un démiurge ? Je me prends pour Dieu ? Non, je ne crois pas. Je pense même que je suis homme comme jamais. Dans l’incertitude, mais sans la craindre : c’est une extraordinaire distributrice de signes. Dans un présent que ne ferme pas la peur, que ne stérilise pas l’ambition, que ne paralysent pas les objectifs. Un présent qui hume le passé, en décante le parfum et le laisse filer en avenir.
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Il y avait autrefois, en face de la célèbre collection Que sais-je ? une autre collection qui eut un beau destin, Ce que je crois. Si elle existait encore et qu’on me demande d’en écrire un volume, je lui donnerais peut-être le même titre que ce Marché LXXIII, Autorisé. Voici ce que je veux dire. Je ne crois pas que nous soyons des acteurs, des interprètes, que nous soyons sur terre pour jouer des rôles écrits par d’autres ou, plus grave encore, écrits par personne ou tout le monde, sous la contrainte de l’argent, ou du pouvoir, ou de quelque délire. Je n’ai pas d’amitié pour une société qui se dégrade ainsi, je n’ai ni considération ni respect pour ceux qui la dévoient de cette manière. Je crois à la liberté, même si je la sais incertaine et flageolante, souvent paresseuse et toujours encadrée de déterminismes. J’y crois parce que je la pense capable de dépasser ces limites et de dominer ces déterminismes. Mais la liberté à laquelle je crois n’est pas une valeur, un principe, un idéal. C’est une liberté sensible, sentie, une liberté rencontrée, une liberté dont chacun peut faire l’expérience quand il se laisse emporter par elle, et même, par la négative, quand il se refuse à elle. C’est une liberté fondamentale, intime, sans doute fondatrice de toute une série de libertés particulières, mais qui ne se confond nullement avec elles.
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Mais si je ne suis pas un interprète, un comédien de l’existence, un acteur social, qui suis-je donc ? L’auteur de mon existence ? Formule ridicule. Je ne suis pas plus auteur que je ne suis acteur. Pour ma part, je fais confiance au sentiment qui s’est imposé à moi, très délicatement mais très fortement, dans quelques circonstances où la question de ma liberté était directement posée. Je me suis alors trouvé dans une étrange contradiction : je me sentais quasiment l’auteur de ma vie alors que je savais parfaitement que je ne l’étais pas ; ma liberté avait un goût d’absolu mais, en même temps, j’étais certain qu’elle ne m’appartenait nullement. Je devinais en moi, ou imaginais, ou pressentais, à ces instants-là, quelque chose comme une plaque tournante, ou encore un point de contact extrêmement sensible, où ma liberté rencontrait quelque chose que j’étais incapable de nommer ; je n’en avais d’ailleurs aucun besoin, aucune envie. Quelque chose qui, tout au contraire, me nommait, me reconnaissait. Quelque chose qui m’autorisait – j’allais dire, horriblement : m’auteurisait – c’est-à-dire tout à la fois me faisait auteur et, par là, me permettait d’être libre, de vivre et d’agir comme tel. Auteur, vraiment auteur. Non pas co-auteur, ce qui aurait supposé un partage de responsabilité. Aucun partage : ma liberté est intégralement la mienne, et la responsabilité, qui en est la conséquence, intégralement la mienne. Aucune métaphore de télécommande. Auteur donc, vraiment auteur, mais parce qu’autorisé, parce que fait auteur, parce qu’invité à la liberté, à l’absolu de la liberté, à la radicalité de la liberté, d’une liberté qui a à voir avec une transcendance elle-même libérante, libératrice. Je n’en sais guère plus. J’imagine que tout le reste, tout ce qui occupe la conscience, l’intelligence, le cœur, tout ce qui fait ma vie, celle des autres, celle de la société, celle du monde, se déploie, imprévisible, dans le champ infini de cette liberté autorisée.
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J’emploie la première personne pour décrire cette expérience car je ne veux rien lui enlever de son caractère personnel et, si l’on veut, individuel. En réalité, les circonstances dans lesquelles elle s’est présentée à moi étaient bien loin de ne concerner que moi. La conscience de cette liberté radicale m’est venue avec celle de la liberté des autres et, très largement, grâce à elle. Je veux donner ici au mot radical son sens le plus fort. Je n’ai en aucun cas senti quoi que ce soit qui pût ressembler, ni de près ni de loin, à une conscience collective. Je n’ai pas eu la moindre envie de célébrer avec les autres je ne sais quelle appartenance commune, de quelque ordre qu’on l’imagine ou qu’on la souhaite. Les autres dont je parle, d‘ailleurs, je les connaissais fort peu et ne me souciais pas de savoir en quoi nous nous ressemblions ni en quoi nous différions, si toutefois une telle recherche a le moindre sens. J’ai eu le sentiment très fort, par contre, que nos libertés se reconnaissaient dans leur essence, antérieurement à tout ce qu’elles pourraient se dire d’elles-mêmes, antérieurement à ce qu’elles pourraient se proposer et entreprendre ensemble. Le mot essence n’a pas bonne presse aujourd’hui ? Tant pis. Nos libertés se reconnaissaient, vêtues de leurs contingences diverses, dans la nudité entrevue, mystérieuse mais entrevue, d’une racine commune. Pour un instant, pour un instant seulement. Sans doute, encore une fois, ces libertés pourraient-elles se manifester, d’une manière ou d’une autre, ensemble. Mais cette manifestation ne serait pas une réalisation : rien ne serait jamais plus réel que ce qui se donnait là à nous, entre nous. Un instant seulement, oui. Il eût été mal élevé d’en redemander. Chacun de nous savait qu’il avait de quoi vivre, et qu’il n’était pas seul. Quoi de plus ? Envoyez la musique

11 février 2016

Charlie, le selfie, les démocrates

 

LE MARCHÉ LXIX

Charlie Hebdo? Je ne l’ai lu que très rarement, mais il me semble en avoir rencontré l’inspiration chez des gens, artistes ou comédiens notamment, que les dessinateurs n’auraient sans doute pas désavoués. En un mot comme en mille : l’esprit d’enfance, frondeur et gourmand, amical et gouailleur, généreux et désenchanté, sensible et farouche, ennemi des solennités, avide de dérision. Et toujours inquiet car il masque un grand danger, un piège redoutable. Celui qui en est habité a brûlé ses vaisseaux. Il n’a plus de base arrière, plus de repère, plus de repaire. Il est au bord du gouffre, à vaciller, il ne tient que par l’instant, les copains, la tendresse, le rire, la chaleur urgente que chacun offre et demande à tous. Sa stature, c’est sa fragilité. Son équilibre, l’instabilité, toute autre posture lui est inconfortable. J’ai toujours été heureux de rencontrer des compagnons de ce genre, ils font regretter que la vie soit autre chose qu’une fête. J’envie leur souplesse et me méfie des âmes empesées qui les regardent de haut. « Demain, me disaient-ils, en pensant à mon travail, tu vas redevenir sérieux ! » La flèche m’atteignait mais, non, ils avaient tort. Un moment, avec quels regrets, il faut renoncer à ce jeu. À trop s’occuper de lui-même, l’esprit d’enfance finit par se donner en spectacle. Pour vivre et l’emporter, même s’il n’y réussit jamais qu’à moitié, il doit renoncer à soi-même, s’oublier, s’abolir, nager en brasse coulée dans l’eau froide de l’inconnu. Presque tout, dans ce vieux monde truqué, relève de la dérision mais il suffit de croiser un regard ou d’entendre une voix vibrer de ce qu’elle ne dit pas pour qu’il retrouve sa réalité. Alors l’esprit d’enfance revient en force, aussi impertinent qu’à Charlie mais, cette fois, libre de toute raillerie superflue, et s’en va gaiement rajeunir le monde, rien que ça.
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Au fur et à mesure que les informations arrivent, et que grandit la stupeur, les images s’accumulent, les années d’Algérie et ce Montrouge dont on me parle, en 40, sous les bombes. Mais la chaîne de la mémoire se brise quand j’entends, pour la première fois, le déjà fameux « Je suis Charlie ». C’est un slogan et je ne veux pas de slogans, ni celui-là ni un autre. Répondre à un slogan venu d’on ne sait où, c’est répondre à personne. Ma tristesse, ma révolte, ma compassion refusent ce passage obligé. Et qu’on ne vienne pas crier à l’individualisme ou à je ne sais quel aristocratisme du sentiment. Les gens de Charlie, non plus, si je ne me trompe, n’aiment pas les slogans. En privant les gens de la réflexion solitaire que l’horreur leur impose, en captant leur révolte, en la détournant vers un lieu commun, en enrégimentant leur douleur comme la publicité enrégimente leurs désirs, c’est un peuple qu’on affaiblit et, au fond, qu’on méprise. Les instants d’angoisse aussi, même si leur saveur est âcre et insupportable, ont un mot personnel à dire à ceux qui cherchent le sens. Et puis, ce slogan, qui me le propose ? Qui donc déchaîne pour lui la puissance des médias ? Qui me parle ? Qui prétend mettre ses paroles dans ma bouche, ses sentiments dans mon cœur ? Est-ce un ami de la liberté celui qui s’installe aussi grossièrement chez moi, entend y faire la loi et m’interpelle si je lui résiste ? Qui profite de ce drame pour m’imposer sa névrose ? Quel communicant ? Quel pédagogue ? Quel anonyme ?
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La guerre, autrefois, c’était un grand silence qui s’abattait sur chacun et sur tous. À la radio, les politiciens donnaient leurs raisons et finissaient en tremolo : leur métier. En cas d’alerte, on diffusait des consignes, honnêtement. Ne pas sortir. Ne pas rester près des fenêtres. Éteindre les lumières. Tirer les rideaux. Tout cela allait bien, c’était l’accompagnement du grand plat solennel de souffrance dont chacun, en silence, allait éprouver l’amertume. Les autres, on n’allait pas se serrer contre eux, se noyer en eux, on ne les confondait pas avec la foule. En quelque sorte – quand ça va mal, il faut rire, n’est-ce pas Charlie ? – on les dé-foulait. D’ailleurs, rien à expliquer à personne : tout le monde savait tout. Dans l’escalier, les gens qu’on croisait avaient la sobriété brûlante de la tragédie. « Ah ! Madame Sur, disait la voisine à ma mère, c’est terrible ! Qu’allons-nous devenir, mon Dieu ? »
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Dans la tuerie de Charlie, j’ai reconnu cette dissonance de la guerre que n’apaisent pas les mots. Qu’ils irritent, plutôt, comme une mauvaise pommade sur une blessure. Quant au slogan, Patrick Cohen, deux jours plus tard, lui rendait son vrai nom : un mot d’ordre. Un mot d’ordre pour la liberté d’expression, voilà qui ne semble étonner aucun docteur du vivre ensemble.
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La tribologie, science de l’usure et des frottements, n’est pas en mesure d’expliquer comment notre idée de la liberté, insensiblement et impitoyablement, s’altère, s’élime, s’érode. Il est facile, c’est même le b a ba de la communication, de persuader les foules agglomérées qu’elles font la preuve du contraire et que ce Charlie vendu à huit millions d’exemplaires est un gage de vitalité. Je n’en crois rien. Cette coagulation citoyenne est une addition, évidemment compréhensible, d’inquiétudes, d’émotions, de peurs mais aussi de dérobades individuelles. Si touchante qu’elle soit, elle ne mène à rien et ne produit rien. La preuve ? Trois jours après qu’ils se furent extasiés sur la puissance de la manifestation, les médias exhortèrent fébrilement les citoyens à en prolonger l’esprit : trois jours, et déjà la nostalgie… Quelques jours plus tard, un professeur du 93 expliquait, navré, que ses élèves étaient déjà passés à autre chose. Et trois semaines après avoir célébré le triomphe de la liberté théorique et générale, les citoyens, nous apprenait Le Monde, se montraient tout à fait favorables à ce qu’on réduise leur liberté réelle et particulière et « plébiscitaient le tout-sécuritaire ». La vérité, c’est que nous affrontons les épreuves présentes avec des libertés usées, aussi réellement usées que le roi du conte d’Andersen est réellement nu. Que nous nous présentons au rendez-vous d’angoisse fixé par les médias autant et plus qu’à l’événement lui-même, et qu’ainsi tout finit avant d’avoir commencé. Que ce rassemblement est, au fond, un gigantesque selfie.
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« Vous n’aimez pas les gens comme moi ? » me demande ce personnage qui m’arrête dans la rue. « En tout cas, je ne leur veux aucun mal. » « Alors, dit-il en sortant un bibelot de sa poche, achetez-moi cela. » Et aujourd’hui : « Vous n’êtes pas un ami des terroristes, n’est-ce pas ? Alors dites que vous êtes Charlie. » Il y a beaucoup de manières de saboter la démocratie. Celle-là est très efficace.
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D’une part, nous avons besoin de savoir, et surtout d’éprouver, que les autorités compétentes exercent leurs responsabilités avec sagesse et fermeté. D’autre part, nous avons besoin, individuellement et collectivement, de sentir que chacun d’entre nous se hisse en tant que soi-même à la hauteur de la situation, et que, loin de l’encombrer d’idées simplistes et de haine épaisse, les défis présents exaltent en lui ce qu’il a de plus vrai, de plus courageux, de plus généreux, et donc de plus libre, de plus intelligent et de plus vivant. La responsabilité vigilante des gouvernants, la liberté active du peuple, voilà la démocratie, la voilà amincie, embellie, fortifiée. C’est le droit des négociants d’idées et des bricoleurs d’émotions, des distributeurs de slogans jetables, des fabricants de mots d’ordre, des organisateurs d’événements et des pédagogues en tout genre de profiter de l’occasion pour tenter de placer leur marchandise. S’ils le font pour leur propre compte, rien à dire, ce sont des tapeurs, voilà tout. Mais quand une complicité s’établit entre les pouvoirs et eux, c’est le devoir d’un peuple civilisé, c’est son honneur, et ce pourrait être aussi son immense jubilation, que de leur laisser dédaigneusement leur camelote sur les bras. Tant que sa liberté sera retenue à la source et comme filtrée par une mouvance polymorphe d’intérêts conformistes, tant qu’il acceptera qu’on détourne sa contestation, qu’on pirate sa résistance, qu’on lui flèche le chemin de ses indignations et de ses révoltes, il ne se réconciliera pas avec lui-même, il ne fera pas entendre sa vraie voix, il ne retrouvera pas le goût de vivre, il ne retrouvera pas le goût du risque de vivre, ses grands mots continueront à s’échouer sur des choses petites.
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Comme elle exigerait le droit de sortir à son gré, ou de fumer, ou de boire, comme elle défendrait sa part de gâteau, une adolescente au comble de la rage hurle qu’elle veut avoir le droit de blasphémer les religions. Insupportable puérilité. Et pourtant, quelque part, un signe capital. On peut tout oublier de ce qu’elle dit mais, elle, il faut la regarder et, s’il le faut, des heures durant, en boucle comme on dit, pour s’en laisser boucler, pour s’interdire toute fuite, tout commentaire, toute explication. Peu importe ce qu’elle réclame. Blasphème, plaisir, argent, droit de ceci ou liberté de cela, légitime ou folle : en toutes choses, c’est elle-même qu’elle réclame, ce droit d’être elle-même qu’elle seule peut s’accorder. Car elle s’en doute, en effet, et cela la rend furieuse : elle sent que réclamer, c’est encore obéir ; et revendiquer, toujours se soumettre. Figure même de la frustration, elle enrage de ne pouvoir demander que le néant. J’entends dans ses hurlements que tout est à reprendre, tout, absolument tout, et surtout la révolte, et surtout la révolution.
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N’éludons pas l’évidence, l’énorme contradiction que cette jeune fille n’a pas le temps d’apercevoir. Au nom du « vivre ensemble » dont on ne cesse de lui seriner la chanson, la voici qui exige le droit, le droit républicain, le droit démocratique, le droit humaniste, le droit socialiste d’offenser des millions de ses compatriotes et de prendre à cette grossièreté un pied pas possible. Apparemment étonnant, non ? Pourquoi cette absurdité ? Logique de peur. Il est facile de revendiquer la liberté d’expression. Un jeu d’enfant. On se serre les coudes, on crie ensemble, ça baigne. Et puis, un jour, elle est là, cette liberté dont on voudrait mais dont on ne veut pas. Alors, on se sent seul comme jamais. On se sent seul parce que, de fait, on est seul. Plus de Charlie qui tienne, plus d’équipe, de club, de clan, de gang. Et ça, la petite a beau faire semblant de ne pas y penser, ça lui fait peur. Je la comprends tellement. Je suis tellement comme elle. Ça n’arrête pas de me faire peur. Les clowns qui lancent des slogans, c’est comme au casino, c’est pour ramasser le tapis, point final. Ces bigleux-là ne voient jamais très loin, ne peuvent jamais croire très loin. Mais elle, elle croit. Elle y croit et c’est parce qu’elle y croit qu’elle fonce tête baissée dans l’insoluble contradiction. Elle a la très intelligente sottise d’y croire, eux la très sotte intelligence de ne pas y croire. Et que lui souffle la peur ? Que tout ça va mal finir, qu’un peu de liberté, c’est bon, mais que trop de liberté, c’est comme trop d’alcool, ça fait du mal aux autres, ça conduit forcément au mépris, à la haine. Voilà pourquoi elle emmêle tout, voilà pourquoi elle cache un serpent dans sa corbeille de bonheur, voilà pourquoi elle réclame à la fois la liberté d’expression et la liberté de nier l’autre. Pour payer ! Pour expier ! Voilà pourquoi elle patauge, voilà pourquoi elle raconte n’importe quoi, ne se doutant pas que sa pagaille est infiniment plus vraie, infiniment plus forte, infiniment plus lucide, infiniment plus vivante que le sérieux risible des experts qui ne manqueront pas de se pencher gravement sur son cas. Et plus vraie, plus lucide, plus vivante que la bienveillance citoyenne qui tâchera de la réinstaller dans une boutique ou une autre et de la déshabiller peu à peu de ses rêves pour se persuader elle-même qu’au bout du compte, au fond de tout ce cinéma, il n’y a rien. Voilà pourquoi, oui, tout est à reprendre, tout, absolument tout ! Ce n’est à la portée d’aucun clan. C’est à la portée de chaque individu.
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Les gens de mon âge ont connu des situations plus difficiles encore. À l’époque, la cruauté des temps laissait sa trace dans le ton des discours, de tous les discours, les uns boursoufflés de suffisance, les autres tendus, densifiés par l’angoisse. Je ne sens rien de tout cela aujourd’hui, mais je ne sens rien d’autre non plus, sinon une fantastique capacité d’indifférence. Les mots des importants sont des jetons balancés par des croupiers distraits et un peu sourds qu’il est inutile d’injurier. Je ne sens plus rien dans rien sinon un ennui habituel et mécanique que de jeunes vieillards maniérés et vaguement inquiets saupoudrent de mots et se renvoient comme un volant. Allons, que suis-je en train de leur reprocher ? Ils voient juste. Ils savent mieux que quiconque que les cartes sont truquées et comment elles le sont, et par qui. Mais c’est si rassurant d’être prisonnier des apparences, ces geôlières-là sont si complaisantes aux natures frileuses ! Ils font comme la gamine : ils se protègent de la liberté, à cela près qu’elle devine, elle, qu’elle existe et c’est pourquoi elle fonce, tête baissée, dans d’insolubles contradictions. Leur job, c’est de faire semblant. Mais la tragédie, elle, comme on vient de le voir, ne fait pas semblant. Elle distingue impitoyablement ce qui, quoi qu’il en soit, garde du sens, la paix civile, et ce qui n’en a plus aucun, les gargouillis de la communicancance en ses multiples avatars. Voilà la leçon du début janvier, voilà ce qu’a voulu masquer la campagne Je suis Charlie. Encore faut-il, dites-vous, se protéger des extrêmes… Sans doute. Et, d’abord, de l’extrême mensonge.
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Que dire à cette jeune fille si elle peut encore entendre quelque chose ? Que l’issue de sa solitude est au cœur de sa solitude, pas ailleurs. Que, dans les couloirs de la peur, se cache une porte dérobée par laquelle on rejoint en riant tous les autres. Il m’importe souverainement qu’elle ne se laisse pas arnaquer sa liberté par des gens qui l’envient. Il m’importe souverainement qu’elle ne la mette pas au service des bonimenteurs. Il m’importe souverainement qu’elle ne croie pas un mot de ce que racontent les spécialistes du vivre et du vivre bien, les experts du vivre ensemble, du vivre heureux, du vivre cool.
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On les a formés comment, ses professeurs ? Allez, c’est ma tournée, je fais une fleur aux autorités, je leur propose une méthode qui permettra des économies, des éconocroques. Qu’on montre aux candidats enseignants la séquence de cette fille en colère. Qu’on ne dise pas un mot. Qu’on la passe trois fois, dix fois, vingt fois s’il le faut. Les candidats qui demanderont au formateur ce que, concrètement, ils ont à faire, ceux qui saisiront l’occasion d’exhiber leur intérêt pour la chose pédagogique, tous ceux, en un mot, qui ne verront pas ce qu’ils voient, qu’on les envoie fissa sous-chefs quelque part, sous-chefs de bureau, de gare, d’eux-mêmes, ou de n’importe quoi. S’il y en a qui supplient qu’on leur précise les objectifs de l’exercice, ceux-là c’est plus grave, il faut les nommer communicants-adjoints chez Harlem Désir. Il est certain que l’intérêt personnel de ces jeunes gens est digne de considération. Il est également certain que celui des enfants l’est encore plus. Les enfants d’abord : l’évidence, c’est qu’aucun de ces clients-là n’est fait pour enseigner. Par contre, ceux que la gamine aura scotchés à leur chaise, qui regarderont silencieusement leurs baskets et n’auront pas du tout l’air d’y être, c’est ceux-là qui y seront, c’est ceux-là qui y sont, c’est ceux-là qui sont les bons. Leur avis sur la politique, la religion, le sexe et tout le bazar : on s’en fout. Ils sont opérationnels illico. Aucun besoin de formation. Les sous-chefs non plus, par construction. Donc, je disais bien : des éconocroques !
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Traduisons : « Un professeur doit avoir une perception profonde, donc personnelle, du monde moderne. » Kif-kif, mais un peu faible. Un minuscule grain de poivre, donc : « Un professeur doit avoir une perception profonde, donc vraiment personnelle, du monde moderne. ». C’est-à-dire se comprendre avec/contre le monde. Être attentif à ce qui se passe en lui quand il le regarde en face, sans baisser les yeux. Comment le ressent-il ? Ose-t-il même l’affronter ? Quels sentiments émeut-il en lui quand il perce le brouillage dont on l’entoure, quand, dans les souterrains de l’imaginaire, l’homme qu’il est rencontre cette chose ?
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Les chasseurs de stéréotypes et de préjugés peuvent aller faire la sieste. La formation de ces apprentis profs, cette gamine l’a assurée, et gratos. Non qu’ils aient leurs yeux dans leur poche : un paquet de ressentiment comme ça peut faire des dégâts. Et le contenu de son propos est aussi passionnant qu’un manuel de bricolage. Mais, voilà, elle est là. Avec son embrouillamini de contradictions, sa colère, sa bêtise, sa douleur. Joue-t-elle la comédie ? Va savoir. À mon avis, pour la jouer comme ça – je crois connaître la question – il faut quand même qu’elle ait deviné, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, de quoi il s’agit. Après, ça s’attrape si vite, un virus ! [J’essaye de dire ce qu’elle… ce qu’elle quoi ?… ce qu’elle leur apporte ?… elle ne leur apporte rien… elle ne les a pas mis dans son camp, de son côté, elle n’en a pas fait ses potes… elle les a un peu récurés, un peu décapés… tout est tordu et dingue dans ce qu’elle raconte, mais le fond d’écran est bon… c’est ça, elle a un bon fond d’écran… et c’est ça être honnête, reconnaître le bon fond d’écran des autres quand il est bon… s’en laisser transformer, et tant pis si ça dérange la bibliothèque… les sous-chefs, eux, ils ont profité de la nana pour l’enrichir d’un volume, leur bibliothèque… ce sont des constructeurs souriants, des as de la construction souriante, avec valeurs incorporées… la nana, pour eux, c’est un documentaire… les autres, au contraire, ceux qui n’avaient rien à dire, ont senti que ce qu’ils raconteraient aux élèves sans un fond d’écran comme çà ne passerait pas… non pas le fond d’écran de la fille, évidemment… le leur… c’est ça qui les a sciés… l’évidence d’un fond d’écran… facile comme tout à installer, d’ailleurs… et qui est déjà en eux… et qui est le meilleur qu’ils puissent trouver… conçu spécialement pour eux… multi-usages avec ça… pas fait seulement pour enseigner… pour réfléchir aussi… pour vivre… pour aimer… ce qui les a laissés un peu groggy, c’est de comprendre soudain que le reste, sans ce fond d’écran non copiable, c’est peau d’balle… que plus on se tire-bouchonne les méninges avec les objectifs et les stéréotypes, plus c’est peau d’balle… ils n’ont pas pigé ça, les sous-chefs… c’est le non-copiable qui démerde le monde… le copiable, ça fait roter les convives à la fin des banquets, c’est tout… tous les mêmes, les banquets… notez, les sous-chefs, eux aussi, au fond, ils ont compris, ils ne sont pas plus bêtes… tout au fond… mais c’était un peu trop dur, ils ne se sont pas senti la force… ils auraient bien voulu mais ils n’ont pas eu la force… ils n’ont pas eu la force de ne rien faire, vous comprenez… la force de ne pas bouger… la force de ne pas poser des questions idiotes… la force de ne pas ramener leur concret de merde… la force de ne pas avoir l’air dans le coup… la force de ne pas prendre une gueule concernée… enfin, cette force-là, ils ne l’ont pas eue tout de suite… pas comme ça… pas aujourd’hui… c’est comme sauter en parachute, il n’y a pas à rire de celui qui ne peut pas… quand ils se seront bien fait chier à touiller de la com… quand ils s’en seront foutu partout de la com… quand la com les aura mis minables comme dit mon cousin de Grasse… une autre occasion passera… peut-être qu’ils pourront sauter dedans… faudrait quand même pas qu’ils attendent trop… faudrait pas qu’ils attendent d’être prêts… le jeu, c’est de ne pas être prêt… comment peut-on être prêt à ne pas être prêt… comment peut-on ne pas être surpris d’être surpris… ]
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Entre la liberté et ce qu’on appelle aujourd’hui la pédagogie, il faut choisir. Un comité de salut public doit créer une brigade anti-pédagogique. Non, non, qu’on se rassure, pas d’obscurantisme ! Tout ce qui peut s’enseigner, on l’enseignera, et à tous, enfants et adultes, et à fond, à Neuilly comme à Saint-Denis, dans les villes et dans les campagnes. Mais on n’enseignera pas ce qu’il n’est pas possible, et donc pas convenable, d’enseigner, ce qu’il est obscurantiste d’enseigner. Car tout ne s’enseigne pas. Et il n’est pas difficile de distinguer ce qu’il est honnête ou malhonnête d’enseigner. L’enseignement honnête est gratuit : il transmet des connaissances, éveille le désir de comprendre, élargit l’esprit, affine la sensibilité, ouvre des questions. Non seulement il est l’ami de la liberté, mais il en est l’adjuvant, et parfois la béquille. L’enseignement malhonnête est intéressé, on attend de lui qu’il produise des effets, qu’il induise des comportements, qu’il donne des résultats. L’enseignement honnête n’a pas d’intentions à étaler : il est dans ce qu’il fait. L’enseignement malhonnête cache ses vilaines arrière-pensées sous toutes sortes de justifications morales d’autant plus perverses qu’il les veut plus pathétiques. Il est si sûr de lui qu’à l’ennemi lui-même, il va faire la leçon et montrer qu’il a tort d’être l’ennemi. Ainsi le Cinquième Bureau, autrefois, à Alger, qui ne se proposait rien de moins que de retourner dans l’esprit de la population algérienne les thèses du FLN. Paix à ses fantasmes, pas nécessaire de les exhumer. Les sites de contre-propagande à l’intention des jeunes tentés par le djihad relèvent d’un genre littéraire impossible ou absurde. Ils ne peuvent être qu’inutiles ou contre-productifs. Voilà un autre gisement d’économies.
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Pendant l’épreuve, les forces de l’ordre ont parlé, comme il convenait, le langage des forces de l’ordre. Mais l’Éducation nationale, elle aussi, a parlé le langage des forces de l’ordre : c’était infiniment déplacé. D’autant que la très provisoire unanimité créée par le Je suis Charlie ne pouvait qu’être mal vécue par les banlieues. Jeune de banlieue, je me serais senti soupçonné, injustement soupçonné. Oui, évidemment, aurais-je pensé, je condamne les attentats – pourquoi en douterait-on ? – mais l’insistance avec laquelle on veut que j’exprime cette condamnation dans la forme qu’on m’impose est une manière de se méfier de moi et, au fond, de continuer à m’exclure. Ou peut-être de me forcer à oublier que je ne peux pas approuver ces caricatures, même si j’ai de la sympathie pour Charlie. J’aurais été stupéfait et peiné d’entendre la ministre s’exprimer comme une surveillante générale. J’aurais été stupéfait et peiné de constater qu’elle ne semblait pas imaginer, elle, que nous, jeunes de banlieue attachés, d’une manière ou d’une autre, à l’islam, respectueux de l’islam et horrifiés par les assassinats, nous étions au fond de nous-mêmes vraiment très emmerdés. J’aurais été stupéfait et peiné de ne pas recevoir d’elle un mot de compréhension, de confiance, d’amitié. Et j’aurais été stupéfait et peiné de constater que certains professeurs ne comprenaient rien à ce qui se passait, qu’ils ne voyaient pas que nous avions tous besoin de parler, que nous ne voulions pas faire semblant, et qu’un moment d’expression était plus urgent pour nous qu’une minute de silence. Ils m’auraient fait penser, ces professeurs-là, à des choses pitoyables, à des chirurgiens qui s’évanouissent à la première goutte de sang, à des psychanalystes qui pâlissent d’angoisse quand leur patient parle d’autre chose que de son ineffable félicité conjugale. Ce que je n’aurais pas osé avouer, par contre, c’est la terreur qui m’envahit quand les adultes, autour de moi, renoncent à me protéger et me laissent infiniment seul.
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Après la tragédie des massacres, cette démonstration de force de la propagande : il faut, dirait un stoïcien, se résigner avec douleur à la première et mettre tout son cœur à combattre la seconde. D’autant qu’à sa manière, à sa manière entièrement différente, elle est, elle aussi, l’ennemie de la liberté. Un slogan ne libère jamais et asservit toujours. En focalisant l’attention sur lui, il détourne des vraies questions dont il trouble l’expression. Un slogan anesthésie mais n’opère rien. Il dissimule la complexité des problèmes, des perceptions, des conflits. Qu’il soit un boulet pour la pensée, on l’a compris dans ces ahurissants débats où des gens apparemment instruits récitaient leur Charlie comme des séminaristes et distinguaient en casuistes les diverses raisons recevables, moins recevables ou carrément irrecevables, de ne pas accepter de se rallier au mot d’ordre. Sentaient-ils, ces aimables causeurs, qu’ils exhibaient leur servitude, leur enfantine dépendance ? Fondée sur la peur ou la soumission, la solidarité que crée un slogan est factice et éphémère, il faut passer son temps à la regonfler comme un pneu crevé, même le Président de la République qui, comme on le dit, a capitalisé sur l’esprit du 11 janvier, s’y colle. Elle est jalouse, aussi, et soupçonneuse : il n’a pas fallu deux jours pour qu’apparaisse une sorte d’inquisition fiévreuse à l’encontre de ceux qui semblaient hésiter à prononcer la formule déjà rituelle.
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La guerre ? Ce n’est ni à l’héroïsme des combats ni à la joie de la victoire que me renvoie le slogan que toutes les télés, en un clin d’œil, ont adopté, mais aux instants que mes dix ans sentaient les plus sombres, les plus humiliants. Non pas à l’image de mon grand-père, si fier, si heureux devant la barricade dressée avenue Léon-Gambetta avec des pavés et des branches d’arbres, non pas à sa casquette, à ses manches retroussées, à sa cigarette, mais à l’ivrogne, mouche du coche de la résistance, qui, la veille au soir, a braillé « Tous les hommes valides debout ! » d’une abominable voix de rogomme dans laquelle j’ai senti un atroce mélange de haine et de bêtise. Le Je suis Charlie n’a rien de tout cela, certes, ni dans le fond ni dans la forme, pas plus que les mots d’ordre des managers dans l’entreprise. Mais ils ne sont pas moins arbitraires. Un slogan ne nous rend pas libres. On ne peut pas exprimer notre liberté, ma liberté. Je veux bien que quelqu’un me parle, le président, un ministre, un militaire, n’importe qui. Je ne veux pas que On me parle, je ne veux pas que On se mette aux commandes. On n’a pas plus à me dire de ce 11 janvier que cet ivrogne, il y a soixante-dix ans, de la Libération. Je ne crois jamais on, surtout quand il joue à l’enfant de chœur. Durant ces jours difficiles, plus je partageais de tout mon cœur l’affliction et l’indignation de chacun, plus ce qui semblait consoler cette foule aveuglément sentimentale alourdissait ma tristesse et creusait ma solitude.
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Quelques jours après, quand j’ai appris que des enfants avaient été mis en cause, la folle du logis a fait des siennes dans ma conscience. « Si tu savais, m’avouèrent un jour ma mère et ma grand-mère, comme tu nous embarrassais au début de la guerre ! Il est vrai que tu n’avais pas sept ans, mais rends-toi compte. Quand les sirènes de l’alerte sonnaient et que nous allions te réveiller, sais-tu ce que tu faisais ? Tu battais des mains, te levais d’un bond et sautais sur ton lit en criant : « Bravo ! Bravo ! Venez vite, les petits Allemands ! » Terrifiantes révélations ! Que serais-je devenu si l’instituteur l’avait appris, si sa conscience citoyenne lui avait fait un devoir d’informer la police, les Renseignements généraux, le nonce apostolique, la secrétaire de mairie, la Société des Nations, le dentiste, que sais-je ? À qui aurais-je pu sérieusement expliquer que notre vie était un peu monotone et que, surtout, dans la cave où nous allions descendre, je retrouverais en pyjama les deux délicieuses petites filles du quatrième, et qu’à cette fête nocturne inattendue, je ferais des provisions de songes pour toute la guerre ? Et puis, si l’on avait gratté un peu… Ma mère n’était-elle pas italienne, n’avait-elle pas dû à son mariage sa nationalité française ? Ne parlait-elle pas souvent de ces concours de gymnastique qui lui avaient valu plusieurs médailles et que l’élan donné au sport par Mussolini avait favorisés ? Et n’était-ce pas d’abord ce journal qui dépassait de sa vareuse qui l’avait séduite quand elle avait rencontré mon père, alors jeune militaire ? Et ce journal, quel était-il, Messieurs ? L’Action française, tonne le président du Tribunal militaire et la salle entière de frémir longuement, juste avant que je ne me réveille.
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Parmi les questions que cette redoutable semaine a fait surgir ou resurgir en moi, j’ai trouvé une seule certitude : du point de vue de la formation, les dispositions annoncées par la ministre de l’Éducation nationale pour « défendre les valeurs de la République » sont d’une navrante incompétence. J’y ai retrouvé, dans leur pire version et, comme d’habitude, étroitement enlacées, les deux aberrations dont j’ai eu tout loisir de mesurer les ravages et contre lesquelles je me suis constamment insurgé : d’une part, déplorables survivances, un cléricalisme et un formalisme dont aucun éducateur n’oserait aujourd’hui se réclamer, d’autre part, fruit du conformisme mercantile et mondain, une volonté de coercition de l’intelligence digne des plus misérables pratiques managériales. Il faudrait avoir une idée bien lugubre de l’idéal républicain pour trouver dans ce catalogue de recettes à la fois ringardes et perverses le moindre reflet de son inspiration. La seule consolation, celle qu’on mentionne toujours avec, à la fois, du soulagement et de la tristesse, c’est que ce patchwork ni fait ni à faire mais simplement récupéré dans les poubelles des ressources humaines, ne servira à personne ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, ne protégera rien de rien et ne fera avancer aucune valeur, même d’un demi-millimètre. Il aura, par contre, d’autres effets.
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Quand un projet éducatif reconnu par tous anime une société, il arrive qu’il ait à s’adapter à une circonstance particulière ou à prévenir quelque menace inattendue. Il le fait alors à partir de son fonds propre, par l’affirmation et la réaffirmation de ce qu’il pense et de ce qu’il propose et, surtout, par la simple mobilisation des libertés qui se sont accordées à le soutenir. Rien de tel ici. Cette hâtive et livresque réaction prouve, s’il en est encore besoin, que notre société française, européenne, occidentale, fabrique son discours sans la moindre nécessité intérieure, sans le moindre souci du sentiment des citoyens, au fur et à mesure que l’exigent les contraintes extérieures et selon ce qu’elles indiquent pour l’immédiat. Dans ces conditions, on ne peut échapper au sentiment d’inauthenticité paresseuse qu’inspire ce coupé-collé.
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Ainsi, mesure-phare, mille formateurs aguerris par une formation de deux jours vont aller porter aux enseignants la bonne parole des valeurs de la République, les rendant ainsi capables de la rediffuser eux-mêmes aux enfants. Fils métaphorique et récalcitrant de curé, me voici revenu aux années quarante quand une pédagogie catholique fortement inspirée d’esprit militaire prétendait faire dégringoler sa vérité, en toutes choses, même séculières, du sommet à la base – nous dirions aujourd’hui des élites au terrain. Le souvenir qui m’en reste se partage équitablement entre l’ennui et l’éclat de rire. Or, si je ne me trompe, ce n’est pas la pédagogie catholique qui inspire le ministère mais bien cette éclatante modernité qui pourchasse bravement tant de stéréotypes et de préjugés. Eh bien, la voici dans sa nudité. On lui pardonnerait de ne rien savoir, la pauvre, de ne pas avoir la moindre idée du torrent qui a déferlé, depuis cinquante ans, sur la pédagogie, sur la psychologie, sur la psychanalyse, sur l’anthropologie – pour ne citer que les plus concernées de ces dames. Mais quoi ? Aucun feu rouge n’a clignoté dans ses modules didactiques à l’idée de faire dégringoler les valeurs de la République par la voie hiérarchique ? Cette modernité si infiniment respectueuse de l’égalité quand il s’agit de partager, au soldat de plomb près, les jeux des petits garçons et des petites filles, rien ne vient lui souffler à l’oreille que l’amour des valeurs de la République, qui n’est pas né dans les beaux quartiers, ne se mesure pas aux diplômes, aux niveaux hiérarchiques, aux situations mondaines ?
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La ringardise de quelques vieux curés, certes, mais aussi la si judicieuse séduction de Stercora Consulting et cette manière publicitaire d’aborder les choses graves. Puisque guerre il y a, le public ne sera-t-il pas rassuré d’entendre parler de formateurs aguerris ? Des formateurs apaisés l’auraient-ils convaincu ? Mais passons sur les tics. C’est la pire hypocrisie de l’idéologie managériale, celle où le conformisme des dirigeants, la pusillanimité des salariés et la rouerie des syndicats pataugent si délicieusement, qui pointe ici son nez. Ainsi les jurys des concours ne se contenteront-ils plus d’évaluer les connaissances des candidats mais devront-ils aussi discerner parmi eux « les plus capables de défendre les valeurs de la République ». J’aimerais qu’ils se désignent, celui, ou celle, ou ceux, ou celles qui ont écrit cette mémorable ânerie. Les jurys de l’agrégation ou du CAPES vont donc sonder les reins et les cœurs de ces jeunes gens et, sans coup férir, sans le moindre risque d’erreur, sortir du lot ceux qui, à coup sûr, défendront les valeurs de la République ? Comprend-on ce que cela veut dire, imagine-t-on la tambouille de mensonges, la cascade d’irresponsabilité, le tsunami de suspicion réciproque, l’embrouillamini de médisances et de jalousies, et le découragement, et la honte ? Ainsi non seulement la vérité officielle descendra de terrasse en terrasse, mais ses ministres perceront le secret des âmes ! Revenez, aumôniers engoncés, revenez, pieuses âmes naïves qui vous pensiez endoctrinées, vous avez tout à apprendre de notre monde !
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Et ce livret qui aidera les professeurs à répondre aux questions de leurs élèves ! Stupéfiant ! Ces gens qui ont réussi des concours extrêmement difficiles et dont les moins qualifiés ont au compteur un nombre respectable d’années de fac, il faudrait qu’un spécialiste les aide à répondre à un collégien qui les interroge sur la liberté ? Et quand une collégienne voudra savoir ce qu’il faut penser des complotistes, héleront-ils un collègue pour lui demander à quelle page c’est dans le bouquin ? Si vraiment nous en sommes à ce point de désastre, comprenons-nous au moins quel chantier s’ouvre devant nous tous ? Et qu’il faut cesser de demander du secours à ce qui ne cesse de nous faire du mal ?
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Et ces retrouvailles avec les rites, tout à coup, comme des remèdes oubliés dans le placard. Mais oui, le drapeau et la Marseillaise, ça touche tout le monde ! Est-ce pourtant à eux que nous allons demander de dissoudre l’angoisse de ces pauvres gosses et de rendre la joie d’enseigner à leurs maîtres ?
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Il me faut un immense effort pour ne pas retrouver ici le vocabulaire de ce patronage où l’on ne récitait pas seulement le Pater et l’Ave. Mais la colère ferait oublier le vrai drame. En réalité, après le choc de Charlie, l’incompétence et l’irréflexion vont faire entrer un peu plus dans l’Éducation nationale les méthodes mortifères de la fumisterie managériale. Il est léger de le faire. Il est naïf de le faire. Il est sot de le faire. Naturellement, la tragédie est toujours une bonne occasion pour ce genre de business. Et les autorités pourront être rassurées. Aucune minute de silence ne sera perturbée. Mais chaque minute de parole sera empoisonnée. Mesdames, Messieurs les démocrates, si vous existez vraiment, pas de ça à l’école !

(9 février 2015)