Une Europe que j’aurais aimée

En 1930, Alexis Leger, qui deviendra Saint-John Perse, est directeur du cabinet diplomatique d’Aristide Briand, lequel cumule alors les fonctions de président du Conseil et de ministre des Affaires étrangères. L’année précédente, à Genève, devant l’Assemblée de la Société des Nations, Briand a annoncé, au nom du gouvernement français, un projet d’union européenne que le chancelier allemand Stresemann a très favorablement accueilli. La S.D.N. lui a alors demandé de présenter un « mémorandum sur l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne ». Ce texte de quinze pages, rédigé sous la direction d’Alexis Leger, a été publié dans le volume de la Pléiade consacré aux Œuvres complètes de Saint-John Perse.

Non seulement ce projet n’a pas abouti mais il a été à peine discuté. La mort de Stresemann, l’épuisement d’Aristide Briand, les conséquences du krach de Wall Street, la montée des nationalismes européens, ç’en était trop. Et pourtant, placé à côté de la « construction européenne », c’est lui qui est vivant et c’est elle qui sent la mort.

Ce lien fédéral est « un lien de solidarité permettant aux Nations européennes de prendre enfin conscience de l’unité géographique européenne et de réaliser, dans le cadre de la Société, une de ces ententes régionales que le Pacte a formellement recommandées. » En une phrase, tout est dit : il s’agit de l’Europe mais, en même temps, de plus que l’Europe. Le projet européen s’inscrit dans la perspective infiniment plus vaste du projet universel de la Société des Nations, c’est-à-dire dans un emboîtement de libertés solidaires. La construction européenne est une entente régionale parmi d’autres ententes régionales qui, comme elle, prennent leur sens dans la vision universaliste de la S.D.N. En Europe comme ailleurs, ces ententes à venir sont des œuvres de raison. Elles trouvent donc nécessairement leur finalité en dehors d’elles, dans une réalité plus large qu’elles, et nullement dans la recherche et l’exaltation de ces grandeurs de foire que sont et que demeurent, même quand le monde entier les exalte, la puissance, la domination, le prestige.

Sur ce point, le mémorandum ne laisse aucune place à l’interprétation : « Il ne s’agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la S.D.N., mais au contraire d’harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l’esprit de la S.D.N., en intégrant dans son système universel un système limité, d’autant plus effectif. La réalisation d’une organisation fédérative de l’Europe serait toujours rapportée à la S.D.N., comme un élément de progrès à son actif dont les nations européennes elles-mêmes pourraient bénéficier. En fait, certaines questions intéressent en propre l’Europe, pour lesquelles les États européens peuvent sentir le besoin d’une action propre, plus immédiate et plus directe, dans l’intérêt même de la paix, et pour lesquelles, au surplus, ils bénéficient d’une compétence propre, résultant de leurs affinités ethniques et de leur communauté de civilisation. »

Puissante leçon dont l’application politique, pour ceux au moins que ne fascine pas la dégustation du pouvoir dans la gamelle de l’argent, est tout aussi puissante : quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, quoi qu’on se dise, on agit toujours à la fois, et dans le même mouvement, pour soi et pour plus que soi, on engage toujours à la fois, et dans le même mouvement, soi et plus que soi. Le nier n’est pas faire preuve de liberté, ni de réalisme, ni de lucidité, ni même de cynisme, c’est vouloir se faire caniche et peut-être ferraille, ça finit toujours par aboyer ou par rouiller. Nul n’est une île. Nul être humain. Nulle société. Les destins particuliers se dévitalisent quand ils se désolidarisent de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne peut, en aucun cas, être défini par quelque instance autoritaire, pas plus qu’il ne saurait être réduit à la recherche de quelque progrès collectif dans un domaine ou dans un autre. Dire que les individus ne peuvent pas penser leur existence sans, de quelque manière – même si c’est par la contestation -, se soucier de l’intérêt général, c’est dire que l’intérêt général, entendu en son sens le plus profond, s’affirme et se bâtit sur les exigences des intérêts particuliers entendus en leur sens le plus profond. La dictature de l’intérêt particulier sur l’intérêt général et celle de l’intérêt général sur l’intérêt particulier sont deux monstruosités symétriques, également méprisantes à l’égard de la condition humaine. En réalité, ce couple est indissociable. La conscience de l‘intérêt général ouvre à l’intérêt particulier un horizon que son narcissisme n’imaginerait jamais, mais c’est l’intérêt particulier, dont, en définitive, il procède, qui fonde et justifie l’intérêt général. Dans ce dialogue, cet entrelacement, cette croissance simultanée, c’est d’ailleurs la notion d’intérêt elle-même qui se nuance, qui s’approfondit, qui se fortifie, et finalement se transforme. Quand elle ne se satisfait ni de la généralité abstraite ni de l’affirmation solitaire, elle prend conscience d’elle-même et, s’élargissant, finit par se confondre avec la vie, avec la vie personnelle, bien réelle, et avec la vie sociale, toujours métaphorique. Les humains se découvrent alors relatifs ou, si l’on préfère, en relation. En mouvement, donc, jetés à la fois en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, dans la vérité toujours naissante et renaissante de l’intériorité, de l’imagination, de la création, de la liberté expérimentée, liberté qui ne pourrait trouver son expression véridique si elle ne se projetait pas sur le monde et la société mais qui ne peut naître et prendre conscience d’elle-même que dans le nid de la solitude, qui n’est pas l’isolement.

Et voici, en quelques lignes, l’écrabouillement et/ou l’écrabouillage de toute espèce de machiavélisme, le grand (le démoniaque) et le petit (le ridicule), ce dernier généralement plus à la portée des imaginations contemporaines : « Non plus qu’à la S.D.N., l’organisation européenne envisagée ne saurait s’opposer à aucun groupement ethnique, sur d’autres continents ou en Europe même, en dehors de la S.D.N. […] L’œuvre de coordination européenne répond à des nécessités assez immédiates et assez vitales pour chercher sa fin en elle-même, dans un travail vraiment positif et qu’il ne peut être question de diriger, ni de laisser jamais diriger, contre personne. » Exit le fantasme de la guerre économique et, avec lui, celui de la compétition, incapable, comme un esprit honnête le constate depuis des décennies, de rendre la moindre vitalité à qui ou à quoi que ce soit, ni la moindre virilité aux impuissants, au moins mentaux, qui s’en égosillent. En réalité, c’est toute espèce d’action, toute espèce de tâche, toute espèce de travail qui retrouve ici la dimension supérieure qui n’a jamais cessé d’être la sienne, même depuis que la maison est devenue une porcherie. Ce qui donne sa valeur à ce que je fais, ce n’est pas l’image que produira mon acte. Ni la possibilité qu’il me donnera de sautiller pour m’installer sur une branche plus élevée du perchoir : ce navrant succès me renverrait immédiatement, grâce à Dieu, à une insatisfaction encore plus profonde, encore plus incurable, encore plus poisseuse, encore plus méprisable. Ce que je fais vaut par ce que je fais. Cette phrase que j’écris ici, pertinente ou non, sotte ou pas entièrement, toute ma vie, toute la vie est en moi quand j’en tape les mots sur ma machine. Personne ne saura jamais, surtout pas moi, ce qu’elle produira ou non, ce qu’elle transformera ou non, mais tout le monde sait que personne ne sait jamais de telles choses et c’est précisément ainsi que je rejoins tout le monde, c’est ainsi que nos phrases, nos actes, à l’instant où nous les sentons vraiment les nôtres, nous échappent comme le ballon s’envole des mains de l’enfant, c’est ainsi que nous les voyons s’enfoncer dans l’inconnu où nous n’avons pas peur de trouver, si nous ne faisons pas semblant d’être comblés par le réalisme myope et rabougri qu’on nous impose, notre seul horizon sensé, notre étrange et désirable pays, notre terre vraiment natale.

Attention. Le but de cette union fédérale n’est pas de produire une cascade d’autorité, mais une ascension de liberté : « En aucun cas et à aucun degré, l’institution du lien fédéral recherché entre Gouvernements européens ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des États membres d’une telle association de fait. C’est sur le plan de la souveraineté absolue et de l’entière indépendance politique que doit être réalisée l’entente entre Nations européennes. Il serait d’ailleurs impossible d’imaginer la moindre pensée de domination politique au sein d’une organisation délibérément placée sous le contrôle de la S.D.N., dont les deux principes fondamentaux sont précisément la souveraineté des États et leur égalité de droits. »

Nous sommes loin de Bruxelles. Mais très proches, cependant, de débats on ne peut plus actuels que le mémorandum tranche avec une souveraine netteté : « La politique d’union européenne à laquelle doit tendre aujourd’hui la recherche d’un premier lien de solidarité entre Gouvernements d’Europe implique, en effet, une conception absolument contraire à celle qui a pu déterminer jadis, en Europe, la formation d’Unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse, c’est-à-dire à constituer en fait un instrument de lutte contre les États situés en dehors de ces Unions. Une pareille conception serait incompatible avec les principes de la S.D.N., étroitement attachée à la notion d’universalité qui demeure son but et sa fin alors même qu’elle poursuit ou favorise des réalisations partielles. »

Est-ce assez clair ? Les barrières extérieures de la communauté, c’est, à l’intérieur, un simulacre de paix inspiré par la lâcheté d’un confortable entre soi et, à l’extérieur, sous une forme ancienne ou nouvelle, violente ou feutrée, la guerre. Le mémorandum propose au contraire de partir de ce qui est, et de faire évoluer ce qui est en le pénétrant peu à peu du souci et du désir d’universalité dont la Société des Nations est garante.

Une réflexion un peu décalée, qui porte sur la méthode, donne au propos un éclairage nouveau : « Ce pacte initial et symbolique, sous le couvert duquel se poursuivraient dans la pratique la détermination, l’organisation et le développement des éléments constitutifs de l’union européenne, devrait être rédigé assez sommairement pour se borner à définir le rôle essentiel de cette association. (Il appartiendrait à l’avenir, s’il devait être favorable au développement de l’union européenne, de faciliter l’extension éventuelle de ce pacte de principe jusqu’à la conception d’une charte plus articulée.) »

Cette idée, Alexis Leger la reprend et l’explicite un peu plus loin : « Il ne s’agit point, en effet, d’édifier de toutes pièces une construction idéale répondant abstraitement à tous les besoins logiques d’une vaste ébauche de mécanisme fédéral européen, mais, en se gardant au contraire de toute anticipation de l’esprit, de s’attacher pratiquement à la réalisation effective d’un premier mode de contact et de solidarité constante entre Gouvernements européens, pour le règlement en commun de tous problèmes intéressant l’organisation de la paix européenne et l’aménagement rationnel des forces vitales de l’Europe. »

Ce point m’importe infiniment. Il faut être un technocrate, je veux dire avoir renoncé à l’intelligence, pour trouver là-dedans une regrettable imprécision, ou un défaut de prévision, ou une déplorable légèreté. Si légèreté il y a, c’est celle du pinceau du peintre qui ne renonce pas à suggérer l’impossible. Ce mémorandum s’adresse à des êtres vivants, il s’en voudrait d’anticiper leurs réactions, il s’en voudrait même d’essayer de les prévoir. Ceci n’est pas une manœuvre, ceci est une proposition. Il y a de la grandeur dans la simplicité de ce paragraphe, il serait cruel d’en comparer la prose avec celle de nos je-sais-tout à servilité incorporée. J’entends ici un langage humain. J’entends qu’on me parle « à hauteur d’homme ».

J’entends ici un mot estimable devenu un recours toutes garanties pour l’interviewer, j’entends ici parler de concret. « Mais concrètement ? » : cette judicieuse question promet désormais une grande carrière aux nigaud(e)s qui la posent mécaniquement, avec un air de supériorité clanique. C’est le talisman du conformisme indifférent, ils la collent comme un timbre-poste au beau milieu de n’importe quel entretien, sans avoir la moindre idée de ce qu’est ce concret qu’ils confondent avec l’utilité vulgaire dans laquelle ils pataugent comme tout le monde mais en l’épaississant comme personne. Et pourtant. Le concret : le remous que fait l’esprit quand il plonge dans l’étang des choses. Le concret : la pierre de touche de la vérité. Le concret : l’épreuve et la confirmation. Le concret : le lien entre la pensée et la matière. Le concret : l’ambiguïté fondamentale. Le concret : l’insaisissable, l’ironique. Eh bien, oui, dans la modestie du propos d’Alexis Leger, dans cette façon de regarder autour de soi les menaces et les périls sans cesser un seul instant d’espérer, je le vois ce concret, je le reconnais, c’est le mien, le tien, le vôtre, c’est ce mélange d’hésitation et de bravoure dont sont faites nos vies si elles se veulent vivantes. Le concret, cette invitation à la hardiesse prudente, au courage modeste. Le One step is enough for me du Cardinal Newman que Jean XXIII a repris quand, sur un coup de tête, ou de cœur, ou de Grâce, il a lancé Vatican II. Et c’est, tout pareillement, le voyageur du train de banlieue, le soir, après la fatigue, après les obligations absurdes, après les discours identiquement foireux sur le faire plus, le gagner plus, le produire plus, après ces âneries cruelles dont on pourrit sa vie, à l’instant où, dans l’écrasement de la foule, lui vient une pensée ni gaie ni triste, une humeur indéfinissable, un sentiment d’être là plus fort que tout, plus fort même que ce qu’on appelle généralement l’amour.

Au début d’un paragraphe, une évidence s’affirme avec brusquerie : « Subordination politique du problème économique au problème politique. » Vlan ! Je crois comprendre. Il faut choisir. Du cœur du concret, du cœur de l’indépassable ambiguïté politique, le vrai rappelle ses droits. Même si l’on est un poète qui n’a que peu d’accointances avec les socialistes et, de plus, collaborateur d’un homme politique centriste qu’ils traitent eux-mêmes de renégat. Mais il faut lire tout ce paragraphe et, surtout, méditer sur le tournant de la dernière phrase quand Alexis Leger raisonne a contrario, comme s’il avait besoin de cette contre-épreuve pour se convaincre définitivement. Le voici : « Toute possibilité de progrès dans la voie de l’union économique étant rigoureusement déterminée par la question de la sécurité et cette question elle-même étant intimement liée à celle du progrès réalisable dans la voie de l’union politique, c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique. C’est sur ce plan encore que devrait ensuite s’élaborer, dans ses grandes lignes, la politique économique de l’Europe, aussi bien que la politique douanière de chaque État européen en particulier. Un ordre inverse ne serait pas seulement vain, il apparaîtrait aux nations les plus faibles comme susceptible de les exposer, sans garanties ni compensation, aux risques de domination politique pouvant résulter d’une domination industrielle des États les plus fortement organisés. »

Voilà, Mesdames et Messieurs les politiques, ce qui s’appelle penser. Je ne sais si sa sensibilité portait vraiment Alexis Leger, ce modéré, à prendre cette position. Un certain Charles de Gaulle, en tout cas, n’éprouvait pas une immense jubilation à l’idée de proposer l’autodétermination aux Algériens. Mais dans l’action, dans le concret, penser c’est peser. Penser à hauteur d’homme, c’est peser à hauteur d’homme. D’où ces trois dernières lignes, entièrement dépourvues de finasserie tactique, où je vois se déployer une magnifique honnêteté intellectuelle et politique. Rien n’est plus beau que cet aveu, que cette façon de s’obliger à se représenter ce qu’entraînerait d’erreur et de malheur la solution que l’on va finalement, même si c’était un peu contre soi, ne pas retenir.

Je n’insisterai pas sur ce qui n’est pourtant pas un détail : à l’instant où l’on travaille à mettre en place une organisation nouvelle de l’Europe et du monde, c’est aux plus faibles qu’on songe pour les protéger des plus forts. Comment pourrais-je être en désaccord avec tout cela ? Cette idée, d’ailleurs, Alexis Leger va la reprendre et en faire, cette fois, la plus affirmative des conclusions : « Aux Gouvernements d’assumer aujourd’hui leurs responsabilités, sous peine d’abandonner au risque d’initiatives particulières et d’entreprises désordonnées le groupement des forces matérielles et morales dont il leur appartient de garder la maîtrise collective, au bénéfice de la communauté européenne autant que de l’humanité. »

S’il fallait qualifier d’un mot approximatif la démarche de ce mémorandum, je parlerais de réalisme du haut. Le reste, celui qu’on nous brade, n’est pas le réalisme. Ce n’est même pas (je reprends ici à dessein le rythme et les mots d’un dialogue avec Aragon dans lequel il s’agissait, cette fois, du réalisme socialiste) un certain réalisme, mais un prétendu réalisme. Pas un réalisme du tout, par conséquent, ou seulement un réalisme de domestiques, un réalisme bas de plafond, entièrement indigne du moindre intérêt, quelque tintamarre qu’on fasse autour de lui. Voyez par contre ce mot « conception » placé lui aussi, et par deux fois, en tête de deux paragraphes décisifs. Celui-ci : « Conception de la coopération politique européenne comme devant tendre à cette fin essentielle : une fédération fondée sur l’idée d’union et non pas d’unité, c’est-à-dire assez souple pour respecter l’indépendance et la souveraineté nationale de chacun des États, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté européenne ou celui d’un de ses membres. » Puis, au début du paragraphe suivant : « Conception de l’organisation économique de l’Europe comme devant tendre à cette fin essentielle : un rapprochement des économies européennes réalisé sous la responsabilité politique des Gouvernements solidaires. » Je n’en finirais plus de commenter, je n’en finirais plus de dire, pour une fois, à quel point je suis d’accord. Conception. La politique, c’est concevoir, ou se représenter, autant qu’il est possible, la totalité du vivant. C’est envisager, autant qu’il est possible, la multiplicité de ses aspects. C’est, autant qu’il est possible, hiérarchiser ses instances. Cela exige qu’on prenne une infinie distance avec le monde, avec les autres, avec soi. Cela demande un infini désintéressement, une attention fervente et constante à l’avenir des autres et du monde, une indifférence souveraine à son propre sort. Si l’on est capable de cette distance et de cette hauteur, si l’on accepte en toute lucidité d’en prendre le risque, et seulement dans ce cas, on est un politique. Sinon ? Sinon, rien.

Saura-t-on revenir, en politique, au ton qui est ici celui d’Alexis Leger ? Saura-t-on cesser de jouer à l’expert ? Saura-t-on cesser de forcer ses sentiments, d’en faire lourdement étalage, saura-t-on cesser de mimer des émotions qu’on n’éprouve pas ou qu’on éprouve autrement ? Renoncera-t-on à fabriquer une proximité d’opérette qui, l’intervention à peine terminée, ouvre aux auditeurs un gouffre d’angoisse et de solitude ? Cessera-t-on de se comporter en vendeur indiscret ? Cessera-t-on de caricaturer ses adversaires, de caricaturer les circonstances, de se caricaturer soi-même ? Cessera-t-on de chercher la formule assassine, la cruauté inutile, cessera-t-on de faire l’enfant ? Voudra-t-on, un jour, parler du monde, de son destin, du sens et du non-sens qu’il propose ? Aura-t-on jamais la courageuse habileté de renoncer à l’habileté ? Voudra-t-on s’adresser aux gens avec la distance et la simplicité qui conviennent aux choses graves ? Sentira-t-on dans le discours des responsables cette retenue, cette ferveur discrète qui, mieux que tout pathos, rappelle à tous et à chacun que tout cela n’est pas un jeu, que tout cela n’est pas une performance, que tout cela n’est pas un exercice, que la politique, en fin de compte, c’est toujours un être humain faillible qui parle à des êtres humains faillibles d’autres êtres humains faillibles ?

L’Europe a désormais assez de médecins à son chevet pour se passer de mon diagnostic. Si le mémorandum d’Alexis Leger peut encore lui être utile, et en quoi, ce n’est pas moi qui le dirai. J’ai lu ce texte comme je lisais un livre, enfant, assis devant la fenêtre du HBM, un beau livre qui m’emplissait de joie et de fierté, qui m’asseyait en moi-même et m’enveloppait d’un sentiment presque impossible à décrire et que j’avais du mal à admettre tant je le sentais contradictoire, quelque chose comme une éclatante modestie, une humilité triomphante, une simplicité superbement architecturée. Si je jetais un coup d’œil par la fenêtre, tout était laid ; cette laideur elle-même, pourtant, semblait, à cet instant, procéder du beau, comme si elle en était la périphérie, l’extension sauvage, la réserve. La politique est aussi laide que la cour du HBM, aussi grise que son ciment, aussi débordante d’ordures que ses poubelles, plus braillarde encore ; mais, de même que mon livre me donnait le courage de jeter un regard tranquille sur la laideur du monde, les pages dont je viens de parler m’ont aidé à supporter sa sottise et sa violence. Je ne sais s’il est convenable de parler si familièrement de ce grand homme, mais le texte d’Alexis Leger est arrivé dans l’informe fatras de l’actualité comme passait dans notre cour quelque petite fille charmante, comme s’y élevait une chanson, un rire, comme s’y prolongeait en mon cœur l’écho d’une poésie.

La petite fille, je me rappelle, elle allait vider sa poubelle, il en tombait des papiers gras, un couvercle de camembert, une boîte de conserve roulait gaiement sur le ciment.

(5 décembre 2015)