Une mauvaise action

LE MARCHÉ XIX

« À ce moment de l’histoire de France et du développement de l’Europe, affirme l’abbé Pierre, si je disais non, je me sentirais comme faisant une mauvaise action. » Le grand âge ne lui brouille pas les idées ; il en rend seulement l’expression plus abrupte. Le temps n’est plus aux précautions ni aux nuances. Il y a souvent dans les propos de fin de vie comme un « arrangez-vous avec ça ». Je ne réduis pas l’abbé Pierre à l’image d’Épinal que Roland Barthes avait épinglée. Cette phrase irritante est loin d’être insignifiante : un homme fraternel à ses semblables révèle à son insu leurs terreurs secrètes et les siennes ; et il le fait à l’approche d’une échéance qui pourrait bien être une des dernières occasions de conscience avant le lent enlisement dans la torpeur du non-sens.
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Une mauvaise action ? Qu’est-ce qu’une mauvaise action pour un prêtre, sinon un péché ? Dire non à Raffarin, Seillière, Hollande, c’est un péché ? Je n’ai pas envie d’en rire. Là est le drame de bien des vies : sous couleur de fidélité à une foi, à une idée, à un principe, faire secrètement allégeance à un pouvoir, à un ordre établi, à la loi non écrite d’un milieu, à ses œuvres, à ses pompes, à ses séductions hypocrites, à la dictature de ses manières, de ses phobies, de ses silences, de ses solennités. J’ai jadis cédé à ce mouvement. Je sais ce qu’est un intégriste, chez nous ou ailleurs : quelqu’un qui se jette éperdument dans la prison à laquelle il se croit incapable d’échapper ; quelqu’un qui fait du zèle pour oublier le malheur d’avoir à en faire. C’est cela que je serais resté, truqueur truqué, s’il n’y avait pas eu 68, cette « foire », comme dit le cardinal Lustiger, qui n’avait rien à voir avec la foi !
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La stratégie de l’abbé Pierre, c’était celle de ma mère. Avait-elle maille à partir avec un vendeur du Bazar de l’Hôtel de ville ? Elle courait voir le chef de rayon. Il ne lui donnait pas satisfaction ? Elle écrivait au directeur. Ce dernier faisait la sourde oreille ? Elle envoyait son dossier à un ministre. Elle ne manquait pas de coffre, à sa façon, pour s’en prendre aux irresponsables et aux endormis : mais, comme l’abbé Pierre, c’était au nom de l’autorité qu’elle les interpellait, au nom d’une certaine idée qu’elle se faisait de leur fonction, sans vérifier que ce fût bien la leur. Quand il prépare son équipement de chevalier errant, Don Quichotte récupère dans son grenier un vieux casque, la fameuse salade. Il est pauvre, elle doit faire l’affaire ; il la retape comme il peut. Mais, avant d’affronter ses redoutables ennemis, il lui faut en vérifier la solidité. Il tire donc son épée. Au premier coup qu’il lui porte, la salade se disloque. Patiemment, Don Quichotte recommence son bricolage puis, de nouveau, pour éprouver le casque, tire son épée. Cette fois, pourtant, il suspend son geste : il n’y aura pas de nouvelle vérification. Il faut que la salade soit solide. Il le faut pour que Don Quichotte puisse poursuivre son rêve. Il faut que le monde soit celui qu’il désire pour qu’il soit, lui, celui qu’il veut être. Pour ma mère, comme pour l’abbé Pierre, l’autorité est ce casque dont il ne convient pas de douter. Aucun échec ne peut décourager leur certitude : en haut, on comprend, en haut, on veut le bien. C’est cette illusion qui fait de l’abbé Pierre, si généreux qu’il soit, un conservateur et peut-être un conformiste : elle le conduit à confondre, comme tant d’autres, l’en haut du pouvoir et l’en haut de l’âme. L’intelligence les distingue, bien sûr, mais toutes sortes de facilités affublées de très beaux noms sont là pour brouiller les cartes : le bien commun, le devoir d’état, la grâce d’état. Sans parler d’un gramme de vanité ordinaire : la fréquentation des puissants, les honneurs, le sentiment d’être important… Voilà comment, en toute bonne foi, on finit par trouver qu’il est mal de ne pas s’aligner sur les intérêts du baron Seillière, un homme bien pieux au demeurant.
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Je me rappelle quels efforts il m’a fallu, après avoir hiberné dans les gentillesses du catholicisme bourgeois, pour ne pas devenir un intégriste de la contestation. Même paralysie de la spontanéité, même fantasme de responsabilité universelle, même obsession de culpabilité : tous les intégrismes se ressemblent. Trente ans après, il faut remercier la mondialisation du superbe cadeau qu’elle nous fait, bien malgré elle, en soulignant une évidence : le pouvoir est une chose médiocre, banale, dont les effets sont vulgaires et détestables ; dans tous les coins du monde, les manières de rois, même sans couronne, et les fronts prosternés, même devant le progrès, ne vivent que de paresse et ne produisent que de la honte. L’idée de la perversion du pouvoir s’est mondialisée avec les marchandises : c’est là un vrai progrès. Elle est naïve, bien sûr, et vieille comme le monde ; elle peut stimuler pas mal d’illuminés et mérite sa bonne caisse de quolibets : le paradoxe, c’est que chacun y voit désormais, dans son for intérieur, l’urgence des urgences. Il ne s’agit plus de rivaliser d’ingéniosité dans l’invention de quelque nouveau système politique : plus rien à attendre de ces contorsions scolaires de l’imagination. Il s’agit pour l’humanité, pour chacun de nous, de passer, sans brûler aucune étape, sans négliger aucune contradiction, sans humilier aucune situation particulière, à une autre manière d’être et de penser. Une telle perspective est naturellement une promesse de retards décourageants, de désillusions et de charlatans. Les générations d’aujourd’hui ne verront rien venir, leurs enfants non plus. N’importe. L’idée est là, et elle n’est plus folle. C’est une acquisition pour toujours. La laisser cheminer.
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Sinon, quoi ? USA ? Chine ? Non : le management universel, avec sa pédagogie (c’est le mot du oui), avec son homme communicationnel (Habermas conseille le oui) : l’horreur plate et cruelle que l’Occident exporte chez les pauvres comme un sida, qu’il cache aux yeux des siens sous des masques qu’il lui faut renouveler toujours plus fréquemment, qui l’oblige à se projeter en boucle, pour y noyer son image, le film des barbaries antérieures.
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Dans les chromos de Saint-Sulpice, dans les bouffées d’enthousiasme révolutionnaire, on voyait encore du ciel. Aujourd’hui, le ciel est au secret dans le cœur des hommes. Le sens s’est retiré en nous à des profondeurs que nous ne pouvons même plus explorer. Le visible, le mesurable, l’explicable ont rompu les ponts avec lui. Le sens a déserté la fine couche d’apparence que nous nommons réalité. Il est en nous, certes, mais serons-nous sa prison ou sa réserve ? Ce n’est pas le sens, en effet, qui nous libérera, c’est nous qui le libérerons. Le sens, c’est une énergie enfermée en nous. Pas nécessaire de jouer au citoyen appliqué, au Samu de toutes les injustices, à la belle âme militante. Pas nécessaire de tirer la langue pour recopier des bons principes sur le cahier de l’absurde. On ne cherche pas le sens comme Théodore cherche les allumettes. Il ne s’agit pas de courir après lui, de mettre nos pas scrupuleux dans les siens. Le sens n’est pas le dernier déguisement du pouvoir. Le sens est à l’intérieur de nous : nous sommes son extérieur. Pour le trouver, nous n’avons pas à nous appliquer, mais à nous retourner comme un gant, à le laisser nous retourner comme un gant. C’est lui qui nous appelle, pas le contraire. Nous, nous n’appelons jamais que nous-mêmes, ou l’image de nous que nous collons sur d’autres visages, sur d’autres corps. C’est le sens qui fixe les rendez-vous, pas nous. Il n’est pas fait pour nous : nous pour lui. Ça aussi, Lustiger l’a dit, et là, il a raison : c’est nous qui sommes le carburant du sens, pas lui le nôtre. Nous le rencontrerons quand il voudra, où il voudra. Dans l’eau claire, peut-être, pour embêter les âmes troubles ? Dans l’eau trouble, peut-être, pour embêter les âmes claires ? Dans la vase ? Dans la fraîcheur de quelque grotte ? De toute façon, nous ne le manquerons pas : il ne ressemble à rien, et il est bien le seul.
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Parfois, pour une brève rencontre, pour une caresse, le sens s’approche de nous, de notre vie collective, de notre histoire, de l’espace et du temps où nous vivons ensemble. C’est un farceur et, à nos yeux au moins, un capricieux : il choisit son moment sans crier gare, comme l’aigle son mouton. 29 mai : l’alchimie mystérieuse du sens a décidé que cette date serait le prochain rendez-vous. Ce ne sera pas le match des bons du oui contre les mauvais du non. Ni l’inverse.
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Le sens travaille le temps comme une pâte. Pourquoi nous dirons oui, ou non, ou rien du tout, nous ne le savons pas vraiment. Ce qui me frappe, c’est l’immense distance qui sépare les slogans qu’on nous serine, les arguments qu’on nous souffle, les enthousiasmes artificiels dont on voudrait nous gonfler des vraies raisons de notre choix. Ce n’est pas un fossé, un précipice, un gouffre : c’est un changement d’ordre, dirait Pascal ; un changement de régime de la pensée, dirait Jean-François Billeter en commentant Tchouang-tseu. Cette dissymétrie entre les raisons du choix et le choix, voilà un climat très favorable au sens. Qu’on dise oui, qu’on dise non, c’est au fond du lac – ou de l’étang – de la conscience que la décision se prend ; la propagande reste à la surface, avec les nénuphars.
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Ce n’est pas à Valéry Giscard d’Estaing, de l’Académie française, que je répondrai le 29 mai, ni à aucun de ces bons amis dont les médias me font si généreusement le familier, Jacques, Laurent, Dominique, Jean-Pierre, François, José, Olivier, Simone, Jean-Marie, Marie-George, François II, etc. Même s’ils sont loin d’être à égalité dans mon estime, le 29 mai, je les prierai tous, dans les mêmes termes, de s’absenter de ma mémoire. Riez-en si vous voulez : ce jour-là, l’affaire se jouera entre le monde et chacun d’entre nous. Pourquoi Alain Minc (un essai à écrire : Alain Minc, ou la minceur) regrette-t-il si fort ce référendum ? Parce qu’il comporte une menace de largeur. Parce que la question posée fait des ronds dans la conscience. Parce que ce qu’elle a de sec et de formel invite à entrouvrir la fenêtre des impressions, des sentiments, du vague, du refoulé, à laisser monter dans les étages de la pensée, comme la bonne odeur de la boulangerie quand j’étais enfant, les évidences qu’on n’ose plus formuler. Parce qu’elle verrouille si fort qu’elle nous oblige à déverrouiller.
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Pas besoin de me plonger dans l’exégèse du projet de constitution. Pas besoin de jouer au spécialiste universel. Suis-je un ordinateur ? Suis-je incapable d’apercevoir les choses derrière les mots ? Suis-je entièrement ignorant de ce que cette Europe-là veut faire de moi, de mes proches, de mes amis ? Ne l’ai-je pas déjà expérimenté ? Où trouver des informations plus précieuses que celles que me fournissent mes yeux, mes oreilles, ma mémoire, mon cœur ? Y a-t-il quelqu’un de plus compétent que moi pour dire ce que je sens ? Où a-t-on formé cet extralucide ? À l’ENA ? À Polytechnique ? Dans les écoles de commerce ? À Carrefour peut-être, le veinard ? Je souhaite de tout mon cœur que le non l’emporte. Pourtant, s’il ne gagnait que d’une voix, et que cette voix eût été arrachée par des arguments spécieux à un électeur qui aurait désiré avoir le courage de voter oui, je ne parlerais pas de victoire.
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Mon idée, c’est que ce référendum comporte un double enjeu, politique et anthropologique. Comme le second l’emporte à mes yeux sur le premier, et de loin, je préférerais, faute d’éviter les deux, la défaite politique à la défaite anthropologique. Je voterai non avec détermination et je peux présenter mes raisons. Mais, plus que le bulletin des autres, c’est la façon dont ils le couleront dans l’urne qui m’intéresse. Quel débat se sera ouvert dans chaque conscience ? Aura-t-on fermé la porte à ces vilaines raisons supérieures qui cachent autant de démissions et de passions inférieures ? Chacun tirera-t-il sa réponse de son propre fonds ou étouffera-t-il en soi, au prétexte qu’elle est confuse, et sauvage, et faible, et solitaire, la voix qui lui parle de plus près ? Sentira-t-on que la condition première de tout jugement, c’est de ne pas se laisser impressionner ? J’ai du mal, je l’avoue, à concevoir que de telles dispositions puissent conduire au oui : je ne puis pourtant en écarter la possibilité. Mon non, en tout cas, ne devra rien à personne. Ce n’est pas un non de droite, mais il ne joue pas non plus sa partition au sein de ce non de gauche où de, toute évidence, c’est le mot gauche qui doit être écrit en capitales grasses. Pour moi, c’est le mot non qui importe. Depuis la fameuse réconciliation des Français avec l’entreprise, dont j’ai observé les effets non pas d’une fenêtre d’un cabinet ministériel, non pas dans un restaurant du boulevard Saint-Germain, mais en compagnie d’ouvriers, d’employés, de secrétaires, la notion de gauche m’est devenue incompréhensible.
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Les révoltes de Berlusconi ne sont certes pas des plus féroces. Il a néanmoins trouvé la brève audace, avant de battre en retraite, de contredire la position américaine sur la fusillade mortelle dont se sont rendus responsables quelques troufions terrifiés. Tactique ? Je ne sais pas. Toujours est-il que, selon Le Monde, ce désaccord l’a fragilisé ! « Ne dites jamais non, mes enfants, ça fragilise ! » : ainsi parle Le Monde, ce vieillard trouillard. Deux jours après, un autre réaliste, de France-Inter celui-là, probablement propriétaire à Cochonville, racontait qu’un champion de tennis avait perdu son match après avoir sportivement rendu à son adversaire un point que l’arbitre lui avait accordé à tort ; il en concluait que ce joueur « s’était tiré une balle dans le pied ». Ce type s’indigne sans doute, comme tout le monde, de la pédophilie : il a raison. Qu’il apprenne, ce niais, qu’il est d’autres formes de corruption de la jeunesse, non moins meurtrières : ridiculiser à ses yeux, par exemple, la probité et le sens de la gratuité. Ne serait-il pas resté un peu de ciguë dans la coupe de Socrate ?
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On ne sait pas dire ce qu’on croit. C’est ce qu’on croit qui parle de nous.
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L’hôpital se moque de la charité. Jack Lang couvre François Fillon de lazzis après la censure d’un article de sa loi sur l’éducation qui donnait comme but à l’enseignement de « faire réussir les élèves ». Il s’esclaffe : explique-t-on qu’il fait froid l’hiver et chaud l’été ? Foin de ces vérités premières ! Ah ! ah ! ah ! Le moins informatisé des citoyens-consommateurs est au courant depuis toujours : l’école, c’est un grand four à micro-ondes pour réussir la vie professionnelle, tarte à la crème du bonheur standardisé. C’est vrai, n’est-ce pas ? C’est vrai, oui. Sauf que c’est faux. L’école, c’est pour faire des êtres humains et l’on ne devient pas nécessairement un être humain parce qu’on a été réussi comme un rosbif : doré à la surface, saignant à l’intérieur. L’école, c’est pour apprendre ce qui ne s’apprend pas en apprenant ce qui s’apprend. L’école, c’est pour donner le goût de la distance qui crée la relation, la passion de l’affirmation qui crée l’amitié. Où j’ai appris ça ? Partout où j’ai senti de la vérité. Dans la philosophie de Maritain. Chez des soixante-huitards qui ne ramenaient pas leur fraise. Dans une usine dont les ouvriers me faisaient l’immense plaisir de retrouver dans ma session l’écho lointain de leur école de village, et qui se moquaient gentiment en m’appelant « le maître ». Quand Jacques Berque me racontait la cour de récréation de Frenda, avec la symphonie de ses trois ou quatre langues. Dans l’atelier de mon ami Michel. Dans les repas avec les proches et les amis quand, renvoyant les contingences à demain, ça parle. Partout où une âme, croyante ou incroyante, révolutionnaire ou conservatrice, dépourvue ou nantie, a le culot, sans passer sa vertu à la toise, de se laisser être une âme, un quelque chose qui rêve, et qui détonne, et qui déconne, et qui ne sait pas, et qui sait trop. Partout où le néant au pouvoir, le néant du pouvoir, laisse encore filtrer de l’être. Partout où ne triomphe pas l’esprit de la classe restreinte, et qui restreint.
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Quoi qu’il en soit de l’école, Jack Lang parle bien. Avoir poussé ses études de grammaire jusqu’au subjonctif lui assure un avantage décisif sur la plupart de ses concurrents. De plus, sa voix est agréable et il trouve une sorte d’axe médian judicieux entre la démagogie et la démonstration. J’étais donc sorti de chez moi, ce matin-là, un peu moins furieux que d’habitude. Je méditais sur les prestiges ambigus du langage en attendant mon tour à la poste – pardon : à La Poste – quand mon œil fut attiré par une pancarte avertissant les usagers – pardon : les clients – que, moyennant le retrait d’une carte pro, les membres des professions libérales, les commerçants et les salariés délégués par leur entreprise pourraient bénéficier, aux guichets n°6 et n°7, d’un traitement prioritaire. J’ai interrogé la guichetière. Épouvantée, elle a filé chercher le receveur. Il a essayé de noyer le poisson, puis y a renoncé. C’est bien ça, m’a-t-il confirmé dans le sabir managérial habituel : priorité au fric. Alors ce signe évident et profond a balayé ce que le talent de Jack Lang m’avait suggéré d’indulgence. La chose est simple et aucune pédagogie ne la contournera : demain, dans les bureaux de poste français, il faudra laisser passer l’argent, il faudra baisser la tête devant l’argent, il faudra attendre pour s’avancer que l’argent ait fini de faire ses besoins. Une telle saleté n’était pas et on veut qu’elle soit : il faut être un âne ou un esclave pour trouver là un progrès. Je me demande quel goût de la provocation a conduit La Poste à instaurer une telle mesure à un tel moment. Mes amis s’amusent de mon hypothèse : l’inconscient de pas mal de partisans du oui travaille pour le non. En tout cas, cette mise en scène de la culpabilité postale tombe bien. Impossible de ne pas voir, de ne pas comprendre. Qui niera que les frères siamois abonnés à l’alternance du pouvoir soient responsables de ces dégâts ? Qui niera que le cerveau qui a eu l’idée de cette humiliation ait fonctionné en pleine conformité avec l’évolution imposée aux services publics ? Et qui niera que cette lamentable liquidation nous ait été présentée comme le prix à payer pour la construction européenne ? Pas besoin de lire le projet de constitution, donc. La carte pro de La Poste suffit. Elle en dit autant et plus en vingt-cinq mots. Elle est concrète, comme disent les idiots, la carte pro, tout à fait concrète. C’est pourquoi, concrètement, c’est non.
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Il est assez naturel que Benoît XVI reprenne le « N’ayez pas peur ! » de Jean-Paul II. Jacques Chirac aussi a le droit à la formule, même s’il en travestit complètement le sens : les mots sont à tout le monde. Mais ce détournement caractérisé de la pensée du pape semble beaucoup moins choquer les évêques français que la réinterprétation érotique et féministe d’un tableau religieux. Péché véniel que de contrefaire l’élan spirituel de Jean-Paul II, de ridiculiser son message, de le vider de son sens. Féminiser les apôtres, en revanche, sacrebleu ! Charitables au-delà de la grille de l’Élysée, intraitables en deçà. Quelle belle occasion de pédagogie pourtant : montrer que le « N’ayez pas peur » du pape n’a rien à voir avec celui de Chirac. Nul besoin d’entrer dans le débat politique : rester au niveau de l’explication, du commentaire de texte. On m’objectera que, même prudent, un tel désaveu aurait pu être interprété comme une immixtion dans les affaires temporelles. Soit, ce risque existait. Faible, mais réel. Mais l’autre risque, celui de laisser affadir le sel, celui de tout confondre, il n’existait pas, lui ? Finalement, entre le risque politique et le risque spirituel, lequel a-t-on préféré courir ? Le second. Il est moindre ? Réalisme oblige ? Pour remettre l’influence religieuse en selle, il va falloir trouver encore un peu de sexuaillerie à dénoncer. L’image, finalement, c’est plus payant que le sens. Qui parle donc ainsi ? Mgr Carrefour ?
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Chaque fois qu’une mesure vous est présentée comme une exigence de la morale ou comme l’effet d’un souci de bienveillance, l’arnaque est là.
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Lionel Jospin appelle à la discipline du parti. Brrr ! Ça marche encore, cette chose-là ? «Laurent, serrez ma haire avec ma discipline » : c’est Tartuffe évidemment. Heureusement, Laurent ne serre rien du tout !
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L’honnêteté intellectuelle de Jacques Delors n’est pas une fable. L’impossibilité de renégocier le traité est-elle un solide argument pour le camp du oui ? Mais si, mais si, dit Delors, il y a un plan B : difficile à mettre en œuvre, mais possible. D’autres diront qu’il s’est tiré une balle dans le pied. Pas moi. Je n’ai jamais échangé un mot avec Jacques Delors mais je me suis trouvé son voisin, en tout anonymat, lors d’un colloque consacré à Jean-Marie Domenach. Quelle façon studieuse de prendre des notes ! Je l’ai vu avec ravissement tirer ses traits à la règle. Tout aurait dû faire de moi un de ses fans. Mon aîné de quelques années, cet enfant de Clichy vient lui aussi de l’époque antédiluvienne des patronages ; j’aimais à l’imaginer, au-delà des stratégies politiques, imprégné d’esprit populaire et de christianisme social : comment aurais-je pu penser du mal de lui ? De plus, à peine venais-je d’animer mes premiers séminaires que les lois de 1971, qui portent son nom, montraient quel prix il attachait à la formation permanente, où il voyait une vraie révolution. Hélas ! Révolution il y eut bien, mais managériale. L’alchimiste manœuvrait l’athanor à l’envers : avec… de l’or, cet excellent homme faisait du plomb. L’or dans les intentions, le plomb dans les résultats et, entre les deux, l’aveuglement volontaire : il m’a fallu du temps pour comprendre que toute la démocratie chrétienne est là, cette tambouille suspecte dont l’abbé Pierre, plus lucide que jamais, donne la recette avec une touchante franchise. Une vieille histoire ? Mais non ! Le référendum européen en est le plus récent épisode. Comment la foi chrétienne, quand elle est vécue non pas comme une grâce de liberté mais comme un fil direct avec le pouvoir du haut, tisse une relation nécessairement névrotique avec les puissants. Comment, au fur et à mesure que la réalité se dérobe à elle, elle se sent contrainte, pour continuer à sniffer sa ligne d’obéissance, de s’encoconner toujours plus étroitement dans un délire qui la protège du monde des vivants. Comment elle est peu à peu conduite à tout céder pourvu qu’on ne cherche pas à crever la bulle de sa vertu et qu’on la laisse rêver en paix de l’ailleurs. De tant d’innocence, les conséquences sont effroyables. De même que les lois Delors, cheval de Troie de la future mondialisation, injectèrent massivement dans le corps social les virus qu’on commence à peine à isoler, de même le bluff européen nous enferme-t-il dans sa logorrhée en nous interdisant de jeter un regard sur le monde et sur nous-mêmes. De même que des lois qui devaient humaniser l’entreprise, favoriser la promotion des salariés et contribuer à l’élargissement de leur culture se sont, au fil des années, transformées en munitions pour l’égoïsme et la pusillanimité des patrons, de même les célébrations européennes, avec Hymne à la joie, flonflons culturels et protestations pacifiques, préparent-elles en secret un monstre de plus, aussi vorace que les autres, aussi hypocrite, aussi détestable. De même que toutes sortes d’oiseaux de proie se sont installés dans le gentil nichoir de la formation selon Delors, de même leur descendance repue fera-t-elle de l’Europe selon Delors une aire de rapaces. À moins que tout le débat ne tienne dans cette façon de tirer des beaux traits bien droits, dans ce respect scrupuleux… Respect de quoi ? Des autres ? De l’ordre ? De quelle transcendance ? Et si cette docilité venue de l’enfance parlait finalement d’une grande révolte escamotée ou congédiée, de l’effrayante obligation de faire semblant et des inexplicables colères qu’elle suscite ? Et si toute une vie d’homme était un pathétique « faire avec » qu’un seul instant d’une rupture assumée aurait rendu inutile ?
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On n’a peut-être pas le choix, après tout. Clichy, ce n’est pas Montrouge ! Je n’ai pas à explorer bien longtemps, moi non plus, mon attitude devant ce référendum pour retrouver le gamin que j’étais, les immeubles de la rue de la Solidarité, la Solo disait la bande de Coluche. Deux sortes de gens habitaient à l’escalier 17, des ouvriers pauvres ou plus que pauvres et des petits employés. Engoncés dans des manières qu’il leur importait de distinguer de celles des ouvriers, ces employés traînaient leur résignation ennuyée, leur politesse soupçonneuse, leur discrétion agressive. Ils étaient un bon refuge pour ma timidité, pour ma sauvagerie. Les autres, violents, souvent sales, disaient des gros mots, d’énormes mots ; on racontait sur eux d’horribles histoires. Ils me terrifiaient et me fascinaient. Je les fuyais mais leur seule existence discréditait le cinéma mondain, demi-mondain, quart de mondain, des petits employés. J’étais tiraillé : d’un côté, la vie était vivable, mais insipide et truquée ; de l’autre, forte et jaillissante, mais brutale et inquiétante. D’un côté, un univers organisé, mais sur le vide ; de l’autre, une puissance sûre d’elle-même, mais sans point d’application. J’éprouvais, bien avant de la connaître, la dialectique du fondamental et de l’historique que Jacques Berque a vécue, lui, dans la relation colonisateur/colonisé, nord/sud, monde occidental/monde sous-développé.
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“L’homme et la génération d’hommes qui, dans un éclair de lucidité, discernent la nature du danger, savent que s’ils acceptent de s’insérer dans le système, celui-ci les broiera.” Cette phrase décisive de François Mitterrand, citée à la télévision par sa femme, je ne m’étonne guère de ne pas la retrouver, ce matin, dans les comptes-rendus des quotidiens de gauche. C’est un sirop un peu fort pour leurs bronches délicates et, de plus, son goût amer pourrait décourager leurs clients. Danielle Mitterrand a pourtant été magnifiquement inspirée en la citant : nos débats d’aujourd’hui tiennent tout entiers dans ces quelques mots. Ils posent, bien sûr, une question à celui qui les a prononcés. On ne devient pas président de la République malgré soi ! Comment peut-on s’installer au sommet du système, choisir de le renforcer, et tenir un tel langage ? Je le dis sans malice : ce mystère me dépasse. Voyez Plutarque, Machiavel, Shakespeare, Beckett. Je ne sais pas juger. De toute façon, si redoutable à examiner que soit le cas Mitterrand, l’important n’est pas là, mais dans le propos lui-même. Là-dessus, un seul commentaire : c’est vrai. C’est vrai de Mitterrand, c’est vrai de n’importe quel cadre d’entreprise, c’est vrai de vous, c’est vrai de moi. C’est vrai de ceux qui ne ferment pas les yeux, c’est plus vrai encore des étourdis qui, en faisant mine de s’insurger et de protester de leur optimisme et de la perfectibilité de toute situation, confirment par leur agitation l’évidence qu’ils tentent nerveusement de nier. Pour ma part, j’atteste par des décennies de corps à corps avec la vie sociale l’entière justesse de cette affirmation. Dans son petit livre Chine trois fois muette (Allia, actuellement épuisé), Jean-François Billeter fournit une explication très convaincante de cette décadence occidentale que la bonne humeur de toutes sortes de domestiques surpayés reste impuissante à conjurer. Il voit son origine à la Renaissance, dans la constitution de la raison marchande, dans sa transformation en raison tout court, puis en rationalité, puis en un système de plus en plus contraignant. Que notre humeur soit badine ou morose, nous sommes engagés dans cette impasse, nos enfants s’y enfonceront un peu plus, leurs enfants un peu plus encore. Quoi que nous pensions, nous sommes entraînés ensemble, comme dit Billeter, dans une « réaction en chaîne » que notre bonne volonté ne peut maîtriser et qu’elle aggravera mécaniquement tant que nous refuserons d’en prendre conscience, tant que nous n’aurons pas décidé de rompre avec l’ensemble de ses conséquences. Tout le reste est évitement : à preuve le sort réservé à la phrase de François Mitterrand par des gazettes qui devraient être sensibles à sa pensée. L’indignation factice que provoquent chez les nantis (et chez ceux qui ne rêvent que de le devenir) de telles analyses, la soudaine passion pour l’humanité qu’elles programment dans leurs viscères, la rage que fait monter en eux la facticité de leur credo de profiteurs sommaires, tout cela montre leur légèreté, leur inconsistance, leur dévouement lugubre à l’écume des choses, leur impossibilité, souvent congénitale, d’affronter un instant de lucidité. Nous, nous ne disons que ceci : il ne faut pas accompagner ce désastre, il faut apprendre peu à peu à rompre collectivement et individuellement avec la violence installée, avec la servitude de la compétition, avec les images dont elle décore notre caverne. Nous ne disons que ceci : il faut s’encourager soi-même et s’encourager les uns les autres à stimuler ce qu’il y a en nous de simplicité, d’ouverture, d’intelligente gratuité, et à refuser fermement ce qui l’asphyxie. Il faut faire cela paisiblement, selon l’infinie variété des tempéraments et des situations, mais toujours avec une intraitable exigence. Il faut le faire pour l’ensemble du monde, mais d’abord dans la société à laquelle on appartient. Pour la société à laquelle on appartient, mais d’abord dans le cercle professionnel, amical, culturel où l’on se déploie le plus souvent. Pour le cercle où l’on se déploie le plus souvent, mais d’abord en soi-même, dans la complexité d’une solitude dont, au fond, personne ne se doute. Tolérance ? Si vous tenez au mot… Mais pas la tolérance de l’indifférence, pas la tolérance achetée en solde au supermarché des valeurs. La tolérance des cœurs fragiles, mais des cœurs épris : aucun pont, aucune passerelle, aucune frontière, aucune négociation, aucune parenté d’aucune sorte avec ce qu’on voudrait faire de nous.

(19 mai 2005)