Tirées de divers textes publiés sur Résurgences, voici des notes sur l’entreprise. Elles ont un but et un seul : s’efforcer de faire sentir le climat de ce lieu hautement représentatif du monde moderne lorsqu’on ose l’envisager indépendamment de toutes les contingences. Pour lui-même, en quelque sorte. Sans hostilité et sans indulgence. À hauteur d’homme, comme dit Senghor, comme on le ferait pour n’importe quel autre lieu, cathédrale ou musée, hôpital ou mairie. Je l’ai vu avec mes yeux : je n’ai que ceux-là.
Même si l’on devait leur y promettre toutes les sécurités du monde, je ne pourrais pas conseiller à des jeunes d’entrer dans une grande entreprise. Je dis cela sans colère, sans parti pris. J’ai eu le temps de m’en forger la conviction : l’entreprise n’est pas un bon terreau pour le végétal humain. Les médiocres s’y enferment dans leur médiocrité, les meilleurs y perdent leurs qualités ou sont contraints de les mettre en veilleuse. De la base au sommet, elle développe les petites habiletés et cisaille les grands élans. Il faut s’y montrer plus avisé qu’intelligent, plus calculateur que volontaire, plus opportuniste que sensible. Ou se taire, ronger son frein, se préparer sa dépression ou son ulcère. L’entreprise est le paradis des fausses rencontres, de l’expression truquée, des enthousiasmes mimétiques, de la soumission à la force des choses ou, plutôt, à ceux qui se sont soumis, pour en tirer avantage et gloriole, à la force des choses. On s’accoutume à l’entreprise comme à une drogue : moins par plaisir ou par goût que parce qu’on se croit incapable de s’en défaire. Il serait léger, et même injuste, de rendre les dirigeants responsables de cet état de choses. Ce serait aussi leur faire trop d’honneur : la plupart d’entre eux sont des suiveurs qui se prennent pour des prophètes. Mieux vaut chercher les raisons de la faillite du côté du destin, ou de l’histoire des deux derniers siècles. La grande entreprise est probablement la première institution au monde où la logique des choses, loin d’être contrebalancée, comme elle le fut presque toujours, par des instances de l’humain, est devenue la voie, la vérité, la vie.
L’entreprise est une serre à l’envers, un lieu pour empêcher de mûrir. On y paye de douleurs réelles les certitudes imaginaires qu’on y achète ; cet échange inéquitable, chaque jour qui passe rend plus difficile de le dénoncer. Fabriquer et vendre des produits utiles pourrait être une activité heureuse, stimulante, inventive, source d’amitié et de bonne humeur. Mais la logique économique, dont le management est le bras armé, pervertit tout. J’enfonce des portes ouvertes ? Rien n’est plus important, dans l’entreprise, que de les laisser ouvertes. Sur la vie, sur le rêve, sur soi-même, sur les autres tels qu’on les voit. La première urgence, pour les salariés, c’est de garder leurs distances, leurs grandes distances. D’aménager en eux des caches, des réserves de sens à quoi l’entreprise n’aura pas accès. De se dire et de se redire que le voisin d’atelier ou de bureau, lui aussi, a sa cache, et aussi le concurrent, et aussi le chef.
Rien de commun entre l’insécurité comme liberté et l’insécurité comme loi de l’argent. Les « responsables » économiques encoconnés dans leur fortune et leurs privilèges qui osent prêcher aux travailleurs la loi, et peut-être les vertus, de l’insécurité, ne font qu’exhiber leur égoïsme, leur inculture, l’étroitesse de leurs âmes. Rien n’est plus étranger à ce cynisme que l’effort difficile, secret, audacieux qui pousse quelqu’un, dans un monde qui veut l’en dissuader, à marquer son existence de la couleur de son âme. La sécurité matérielle n’est le dernier mot de rien. Peut-être les itinéraires les moins absurdes et les moins décevants de ce temps sont-ils faits d’errance, de consommation spartiate, de recherche constante d’authenticité, voire d’une connaissance approfondie du vocabulaire de Cambronne. Ceux qui choisissent de se confier à une voie hasardeuse, loin des objectifs de production, des exhortations à la compétition et du lyrisme gras des décideurs économiques, ne sont nullement amoureux de l’insécurité à laquelle ils s’exposent : ils ne l’acceptent qu’au nom d’une sécurité qu’ils jugent supérieure.
Une jeune Africaine raconte que, dès l’adolescence, les troubles de son pays l’ont contrainte à porter les armes, que des soudards l’ont maltraitée, violée, humiliée. Elle dit que pour offrir le moins de prise possible au désespoir, « il fallait que tout soit mort à l’intérieur ». Cette phrase m’évoque étrangement des confidences entendues dans les sessions de formation ; des gens que l’entreprise ne maltraitait ni ne violait trouvaient des mots très voisins pour parler de l’anesthésie qu’il leur fallait s’infliger s’ils voulaient persévérer dans la logique imbécile de la compétition économique et de la servitude volontaire. À ces instants-là, je sentais que j’avais sous les yeux l’étrange maladie dont souffre l’entreprise, et je ne doutais pas qu’elle la transmettrait peu à peu à toute la société. Je devinais aussi que si tout le monde contribuait à sa contagion, personne n’était entièrement responsable du mal. Sous les désaccords sociaux et politiques, se tisse un accord beaucoup plus profond pour accepter de vivre une existence tronquée ; des arguments contradictoires et des énergies venues de tous les horizons se mobilisent pour transformer cette mutilation en un destin inexorable. Et la société finit par ressembler à un corps qui fonctionnerait presque normalement, mais avec une angoissante altération du souffle. À un esprit capable de raisonner, mais à qui toute interrogation sur lui-même serait interdite. À un cœur dépourvu de tout sentiment gratuit. À un texte sans points d’interrogation. À un enfer qu’on n’oserait jamais appeler par son nom, tant il exhiberait de bonnes raisons d’exister.
Dans les cas les plus violents, le travailleur impose lui-même une limite à sa réflexion. Comme le dit ce jeune policier de la Police de l’air et des frontières, il met la barrière. C’est un très bon jeune homme, il aime son métier, il veut bien faire. Il parle avec un peu de naïveté de son désir d’humaniser la police, de donner d’elle une image moins grincheuse. Il bavarde avec les passagers dont il contrôle les passeports, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé, et toutes choses charmantes. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Ce jeune policier avoue que s’il entrouvre la porte à son débat intérieur, il n’a plus à choisir qu’entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, terriblement, il met la barrière. Il est là pour faire ce travail-là, il est payé pour ça, il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis. Pleurera-t-il un jour de n’avoir pas pleuré ? Je ne connais pas un salarié qui ne soit contraint un jour ou l’autre, même dans une situation moins dramatique, de mettre la barrière, qui ne doive se chasser de lui-même à l’instant où il est censé se mettre au service des autres. À moins que je n’aie rien compris à ce que j’ai vu pendant plus de trente ans, cette souffrance secrète, qu’on devine irrémédiable, est infiniment plus pénible à supporter que les contraintes ordinaires de l’organisation et de la discipline. Mais personne n’en parle jamais.
J’ai souvent déjeuné avec de hauts responsables des entreprises. Je les comparais en secret aux hannetons dont me parlait ma grand-mère. Les petits campagnards de son temps prenaient un vilain plaisir à baigner ces pauvres insectes dans les encriers encastrés dans leurs tables d’écoliers, puis à les lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à l’une de leurs pattes. Le hanneton explorait alors les contours de sa liberté ; affolé et bourdonnant, il se posait sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Les dirigeants d’entreprise sont ces hannetons-là : leur liberté ne va pas plus loin que le fil. D’où, dans les zones d’eux-mêmes autorisées, une propension compensatoire au lyrisme. Nos déjeuners réanimaient en eux le goût adolescent de l’impossible. Ils se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, c’est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne l’aie pas plantée là depuis longtemps. Je n’ai pas la moindre envie de célébrer ses mérites ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, ne cessaient d’en chanter les louanges. J’en ai vu des dizaines, tous prompts à s’émouvoir, ivres d’idéal, affamés de ce qu’ils appelaient les relations vraies, flatulents d’humanisme. Leur vie était une légende dorée. Leur premier patron avait été l’éveilleur de leur âme, leur carrière un itinéraire initiatique, une leçon de philosophie. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur ? Ils étaient souvent touchants, un instant. Car, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, je ne voyais dans leurs élans désespérés que le fil qui les attachait à l’entreprise, à sa morale plate, à la peur qui dégouline. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever la poche aux confidences. Quand nous en arrivions au fromage, il arrivait que les hannetons me laissent deviner, après d’immenses protestations de tendresse à l’endroit de leur légitime, voire de leur régulière, les affres de leur humaine sexualité. Je comprenais à ce signe qu’ils étaient parvenus au bout de leur expression : le fil n’allait pas au-delà, c’était leur ultime pâté violet. Alors commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère économique. Ils se redressaient, sortaient leur calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires auraient l’occasion d’en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de l’addition, évidemment, ce serait dans les limites que pourrait tolérer l’entreprise.
Dans la prison de suffisance des grands patrons, un mince filet de frustration, un rai d’insatisfaction par où pourrait s’infiltrer quelque chose qui ressemblerait à de la vie : ils ne sont pas des artistes, ils ne le seront jamais. Qu’on remédie à ce dysfonctionnement, vite, qu’on étale l’emplâtre du mensonge sur cette blessure de vanité, qu’on leur fasse croire qu’ils sont les Bach du nucléaire, les Fra Angelico de la grande distribution, les Verlaine du pétrole ! Des pinceaux, valets, et qu’on veille à ce qu’ils ne tachent pas des mains si blanches ! Et l’orchestre, pas encore arrivé ? Allons ! Confiez la baguette du chef au grand manager, il l’agitera comme il pourra, les musiciens connaissent leur affaire. Je n’invente rien. Cela existe. Et je ne sais qui je plains le plus fort des gogos décorés qui se font prendre à ce jeu, des salsifis qui l’organisent ou des artistes qui s’y résignent.
Ce cadre va partir en retraite. D’un ton las, il évoque d’anciens patrons de la banque, des collègues, des militants syndicalistes. Puis se prend à rêver. Ce qui a changé, finalement, c’est qu’au temps de la monstrueuse répression sexuelle dont les bourgeois libertaires ont guéri l’humanité, les gens, dans la boîte, en parlaient, en parlaient même tellement, et de si drolatique manière, que le futur retraité, bousculé par ses souvenirs, s’en étrangle. Avant d’entrer dans certains bureaux, raconte-t-il, il était indiqué de tousser plusieurs fois. Aujourd’hui, ça bamboche comme pas possible tous les week-ends, mais rien ne filtre jamais. Pas la moindre gaudriole pour dérider les partenaires sociaux. De la vertu à tous les rayons, un concours de sérieux. Il ne s’y trompe pas, ce cadre, il connaît la maison : c’est un sale climat. Il a raison. La dissociation absolue, le rhumatisme unidimensionnel, la castration fondamentale. Si, pour que la beauté surgisse, il faut que des réalités apparemment sans lien entrent soudain en relation, comment y aurait-il encore beauté, ou vie, ou vérité, quand rien ne rencontre plus rien ?
De jeunes retraités inondent les associations de leur CV dûment accompagné d’une lettre de motivation pour y solliciter des postes de bénévoles. À cette drogue-là aussi, on s’accoutume. Je le pressentais vaguement. La nécessité de gagner sa vie, cette évidence trop évidente, n’est pas tout à fait le fond du problème. On demande en secret à la société de raisonnables occasions de soumission. Je m’étonnais de l’attachement un peu excessif, quoique largement fondé, que les cadres dirigeants des entreprises nationales portaient à leur activité professionnelle. S’il était difficile d’entrer dans ces sanctuaires de la République, il ne semblait pas toujours plus facile d’en sortir. Pour beaucoup de ces responsables, l’entreprise nationale prenait des allures de couvent ; elle était le centre ardent de leur existence, le point d’attache de leurs amitiés, l’aliment de leur pensée. Dans L’emprise de l’organisation, livre capital, Max Pagès a montré, à propos d’une entreprise privée, quel poison secret distillent les sociétés qui prétendent donner réponse à tous les désirs des travailleurs. Elles se comportent en mères possessives : Maman comprend tout, Maman permet presque tout, Maman arrange tout. Mais Maman doit tout savoir et être aimée plus que tout.
L’attachement des grands cadres n’a pas faibli, s’il a changé de nature, quand les entreprises nationales sont passées de la logique classique du service public à la logique de résultats, perspective purement financière. L’entreprise était une gigantesque famille, elle est devenue un camp d’entraînement. Signe des temps, l’agressivité l’a emporté sur la solidarité. Ce n’est pas par son contenu idéologique que le libéralisme a séduit toute une génération de dirigeants : la plupart d’entre eux ne s’intéressent guère à ce genre de débats. Mais le volontarisme que proclame la mondialisation libérale les a incités à se montrer autoritaires et suffisants devant leurs subordonnés, complaisants et serviles devant leurs supérieurs : quoi de plus confortable, quoi de plus rassurant ? Ceux qui ont un penchant pour le cinéma du pouvoir l’assouvissent. Les autres, s’ils ne l’acquièrent pas, restent en porte-à-faux. Exaltation de la compétition, infantilisme de l’équipe soudée et prête au combat, cette sorte de scoutisme tardif devient, pour ces dirigeants, un parfait alibi. Ils oublient leur immaturité en tapissant leur existence de mots d’ordre économiques. Ils privilégient les chiffres, les statistiques, toute cette vêture mathématique qui protégeait déjà leur studieuse adolescence de l’air trop frais des passions et de la liberté. L’entreprise leur donne du pouvoir en leur rendant leurs quinze ans, de l’importance en allaitant leur irresponsabilité : les malheureux n’y résistent pas, ils s’y grillent tout vifs. Sans s’apercevoir que ce narcissisme collectif a lourdement aggravé le climat de l’entreprise : il était étouffant, il est devenu meurtrier.
Le malaise – le malheur – qui, depuis une vingtaine d’années, ne cesse de grandir dans les entreprises n’est ni la somme ni la conséquence des difficultés qu’on y repère aisément. Les insatisfactions et les colères touchant aux salaires, aux horaires, à la promotion, aux contrats, à la précarité, à la formation, aux problèmes de sûreté et de sécurité, etc. ne suffisent ni à le provoquer ni à l’expliquer. Il atteint de la même manière des travailleurs régis par des statuts très différents. Les salariés des entreprises publiques n’y échappent pas plus que ceux du privé. Les cadres en éprouvent autant, et parfois plus que d’autres, la morsure. Certains hiérarchiques de très haut rang sont parfois sur le point de s’en expliquer. Le travail moderne blesse. Il peut tuer. Il a tué. Il tue.
Chesterton disait qu’un fou est quelqu’un qui a tout perdu, sauf la raison. La rationalité fonctionnelle, tout ce qui reste aux entreprises, n’est que le squelette de la raison. Un élève moyen de terminale doit être capable de distinguer rationalité et raison. Quand je rappelais cette évidence aux patrons des entreprises, ils la découvraient avec un enchantement qui, pour un peu, m’aurait fait croire à ma science. Ces aimables polytechniciens m’ouvraient ainsi d’intéressantes perspectives sur leur formation. À l’ombre d’une image de philosophe entièrement usurpée, je rêvais à leur itinéraire. Une jeunesse enfermée à triple tour : rationalité technique, morale conventionnelle, bridge. Puis, un jour, par la grâce d’une copie de concours réussie, cet amalgame de formalismes divers débouche sur la vie économique et le pouvoir qu’elle offre. Le toboggan !
Le malheur propre au travail moderne ne vient pas des choses. Il n’est pas fait d’accidents. Pas plus que les choses, ce n’est pas le temps qu’on passe avec elles, même s’il est excessif, qui le tisse. Personne ne veut ce malheur, ni les patrons ni les salariés, mais tout le monde préfère le subir en silence plutôt que d’aller voir de quoi il est fait. Stress est un mot d’évitement, rien d’autre. Un travail digne de ce nom peut fatiguer, il ne stresse pas. Il est vain de suivre la piste frauduleuse du stress, plus vain encore de chercher quel massage, quelle gymnastique, quelle pitrerie en délivrera les travailleurs. Le stress du monde du travail est la conséquence directe de l’idéologie du management, elle-même conséquence directe de la mondialisation économique, elle-même conséquence directe de la maladie de l’intelligence occidentale. Il existe un seul et unique remède à ce supposé stress. Il est radical. Il tient en trois lettres qui forment un mot, il est vrai, de moins en moins usité : Non. Libre aux partenaires sociaux de ne pas le prononcer pour ne pas nuire aux intérêts du progressisme économique qu’ils servent avec ferveur et discipline. Libre à eux de couper les dépressions en quatre. Libre à eux, patrons et syndicats, de rivaliser d’ingéniosité dans l’aménagement de salles de repos, de détente, de relaxation, dans l’organisation du décrassage physique matinal ou des jeux de construction censés améliorer les relations. Libre à eux de gaspiller leur temps dans ces sottises, de capituler devant une maladie illusoire et de valider le système qui la crée. Un fauteuil de relaxation n’a jamais empêché personne de broyer du noir. Au contraire. La détente qu’il procure favorise la réflexion. Tandis que les muscles se détendent, les évidences s’accumulent dans la tête. On comprend qu’il n’est pas possible de s’habituer agréablement à l’absurdité. On quitte le fauteuil un peu plus malade que lorsqu’on s’y est assis. On a reposé son malheur.
Quand des bataillons de psychologues, dont on ne sait plus s’ils sont des secouristes ou des CRS de l’esprit, sont appelés d’urgence pour lutter contre ce qu’on appelle pudiquement le malaise des salariés, c’est la société tout entière qui se joue la comédie. Faudra-t-il poster un soignant derrière chaque travailleur dans le seul but de l’empêcher de savoir de quoi il souffre vraiment ? Ceux qui font appel à ces renforts psychologiques ne devraient-ils pas en être les premiers patients ? Et ces thérapeutes, où dessinent-ils la frontière de leur lucidité ? Jusqu’où leur contrat les autorise-t-il à comprendre ?
Les conflits visibles de l’entreprise, ceux qui sont liés aux salaires et aux conditions de travail, cachent un conflit plus secret, plus profond, dont personne n’a intérêt à parler et qui alourdit les confrontations classiques. Ce conflit-là n’oppose pas les patrons aux salariés, les cols blancs aux cols bleus, les puissants aux faibles : il oppose à eux-mêmes tous ceux qui travaillent dans l’entreprise. Il y a les conflits sociaux et économiques. Et il y a le trouble de tout un groupe humain qui ne sait pas pourquoi il fait ce qu’il fait. S’il est insensé de prendre prétexte de ce doute pour nier ou minimiser des injustices criantes, l’éluder toujours et partout relève de l’aveuglement et de la malhonnêteté. En ne l’abordant jamais, on condamne l’entreprise à un discours de propagande auquel personne ne peut croire, on la condamne à vivre de mensonge et à y entraîner toute la société. Cette dénégation collective révèle un pessimisme effroyable, une peur de l’avenir, une étroitesse intellectuelle, un mépris de la pensée et de la vie qui sont les causes directes du malheur des salariés, et qui rendent dérisoire, et même obscène, l’optimisme tapageur que les patrons font proclamer à grands frais par leurs esclaves joueurs de flûte. Personne dans l’entreprise qui, du matin au soir, ne s’efforce de refouler l’évidence qui s’impose à tous : elle pourrait être un lieu de sens, elle est un lieu de non-sens. Consacrer son existence au fonctionnement d’une machine économique tout entière soumise à la loi de l’argent : non-sens. Chercher des valeurs, de la dignité, des raisons de vivre dans la soumission à la logique des choses : non-sens. Espérer fonder là-dessus des relations dignes de ce nom : non-sens. On le sait, tout cela, on se dit qu’il faut l’oublier. Et on l’oublie.
On est étonné, et vite terrifié, par le nœud de passions silencieuses qui enserre l’entreprise, par cette fureur rentrée, ces émotions convenues, cette insincérité organisée, ces mots mécaniques, ces jeux de rôles constants, ces fausses confidences, ces commérages, ces éclats calculés, ces enthousiasmes en toc, cette lucidité suspendue au-dessus du vide. Ce lieu ne peut rien inspirer de vivant. On ne s’y intéresse qu’à des choses inertes ou abstraites, on feint d’attendre d’elles le salut. Toutes les entreprises fabriquent le même produit : le faire semblant. Puis, du patron au technicien de surface, chacun apporte son talent à sa promotion. La parole y est le déguisement du mensonge, du silence, du secret. Comme le sucre dans certaines boissons, l’humain dont parle l’entreprise est un humain ajouté, plus meurtrier que l’inhumain. Si les salariés disaient tranquillement ce qu’ils pensent, l’entreprise en serait anéantie, dissoute par l’acidité que sécrèterait leur parole. Personne ne peut vouloir cela, ni même l’imaginer. Infiniment plus forte que les conflits qui l’agitent, la complicité de résignation qu’elle suscite la protège.
Quand on ne veut même pas imaginer qu’un refus pur et simple soit possible, quand l’idée de planter là les managers est vécue comme une pulsion terroriste, il ne reste qu’à prendre la pose qui justifie la résignation. Presque tous les travailleurs la prennent. Ils se racontent, via la peur domestiquée, que tous ces efforts leur feront une vie heureuse. Ou, via la peur moralisée, qu’ils doivent préparer l’avenir de leurs enfants. Ou, via la peur démocratisée, que les prochaines élections remettront les choses d’équerre. Ou, via la peur marxisée, que tout cela est une partie de qui perd gagne. Ou, via la peur sanctifiée, qu’ils travaillent à leur rédemption. Ou, via la peur esthétisée, qu’ils regardent tout cela de si loin, de si haut qu’ils s’en foutent, s’en foutent, s’en foutent…
Je ne voudrais pas être à la place de ces travailleurs qui doivent accepter, pour survivre, le chantage que leur impose leur direction. L’autre nuit, j’étais pourtant l’un d’eux. Vingt ans avaient passé, et j’écrivais à mon fils, né pendant la crise. « Mon cher fils, lui disais-je, il y a vingt ans, j’ai eu tort. Pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de te plonger, avec ta mère et tes frères et sœurs, dans l’incertitude et peut-être dans la misère. Tout aurait mieux valu que de dire oui au patron… » Même réveillé, je le crois encore. Et pourtant, presque tous cèdent. Je ne suis pas dans leur situation. Je ne puis que m’efforcer de comprendre leur choix. La seule idée de leur donner un conseil me fait honte. Qu’ils fassent comme ils peuvent mais qu’au moins, ensuite, ils se taisent ! Ces cortèges où l’on promène le cercueil de l’entreprise, ou de la prime attendue, ou de je ne sais quoi encore, sont d’une effroyable tristesse, d’une inutilité délétère, d’un insupportable masochisme. Surtout quand le délégué syndical, au premier rang, explique aux caméras qu’il espère au moins que le patron ne licenciera pas dans trois ans. Trois ans ?
Le travail salarié favorise le plus souvent l’ennui, la lâcheté, la docilité infantile, les relations fielleuses et l’illusion. Il en est ainsi depuis longtemps pour les hommes ; depuis moins longtemps pour les femmes. Les premiers savent par cœur, et comme d’instinct, les airs d’importance qu’il convient d’afficher, la liberté de jugement qu’il faut mimer, les ruses qu’il est habile de déployer pour faire semblant de tenir debout. À ce jeu qui ne les trompe pas un instant, puisqu’elles ont vu les hommes s’y décomposer, et auquel il leur a fallu, à leur tour, se résigner, les femmes se sont brillamment adaptées, feignant de trouver dans le bavardage général sur la convivialité une occasion de mettre en valeur leurs qualités spécifiques, leur sensibilité, etc. Si bien qu’on ne sait ce qui est le plus triste de l’effort héroïque des hommes pour ne pas ouvrir les yeux ou de l’effort héroïque des femmes pour les fermer.
J’étais frappé par la facilité et la souplesse avec lesquelles les cadres issus de la bourgeoisie catholique entraient dans les perspectives de l’entreprise, y compris les plus dures. Des femmes et des hommes élevés dans la religion de l’amour et de la pauvreté se prenaient de passion pour le charabia prétentieux et guerrier qu’on leur enseignait et en faisaient leur langage. Ils étaient bien loin d’être les seuls, mais la juvénilité, l’ardeur, la conviction avec lesquelles ils le défendaient me troublaient. Le discours de l’entreprise les rassurait, il créait entre eux une complicité de combat qui leur faisait croire à leur force et leur imposait des efforts qui atténuaient la violence de leur culpabilité. Le tout, naturellement, en harmonie parfaite avec leurs intérêts personnels : le paradis, le paradis du confort.
Je lis La Croix dans l’avion. Un peu d’altitude fait du bien aux journaux. Soudain, le trou d’air. Une photo montre le visage ouvert, le regard intelligent, le sourire à la Zazie d’une assistante sociale devenue une religieuse fort savante dont les compétences vont de la théologie et la philosophie à l’anthropologie et l’épistémologie. De surcroît, elle travaille à mi-temps comme coach spirituel et managérial. Ses clients sont des dirigeants d’entreprise qui « essaient de ne pas se laisser enfermer dans une logique seulement comptable ». L’un d’eux témoigne. Il explique qu’elle l’a aidé à comprendre que l’entreprise, c’est comme le conjoint dans le mariage : il faut sans cesse la re-choisir. Grâce à Sœur Zazie, le voici vraiment heureux, sa vie est unifiée. Une belle photo couleurs le montre avec son équipe : une petite blonde a dégagé son épaule gauche de sa robe, son soutien-gorge est noir. Réconciliation de la foi et de la modernité. Ce que vous ferez au plus performant des miens… Sur deux pages, un titre agressif : « Pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? » Tout est écrit en minuscules, mais le mot entreprises, dans un corps plus gros que le reste, doit mériter une vénération particulière. Au fond, oui, pourquoi Dieu détesterait-il les entreprises ? L’hôtesse de l’air est près de moi à distribuer ses plateaux, je lui demande son avis. Rien ne surprend une hôtesse. « Dieu ne déteste personne, Monsieur, me dit-elle en souriant. Enfin, s’il existe ! Que prendrez-vous comme boisson ? » Bravo, Dieu ne déteste probablement personne. Mais une entreprise, est-ce quelqu’un ? Dieu aime les grands patrons, les banquiers, les souteneurs : aime-t-il les entreprises, les banques, les bordels ? Vingt centilitres de vin de table aident peu à y voir clair, mais assoupissent. Voici que descend une grosse voix grondeuse : « Sœur Zazie, sœur Zazie, tu es religieuse, pas de coachonneries ! »
La complicité de silence, qui est la peste noire de l’entreprise, seuls les salariés peuvent la briser. Qu’ils parlent ! Qu’ils parlent donc ! Qu’ils parlent enfin ! Sans demander avis à personne ! Ils en ont le droit ! Et le devoir ! Ne serait-ce que pour leurs enfants : dans dix ans, dans vingt ans, que leur racontera-t-on ?
Le livre noir de la formation est à écrire. Un reportage télévisé montre un animateur qui fait travailler les stagiaires d’un supermarché sur la gestion des stocks. Comme ils ne parviennent pas à trouver la formule la plus avantageuse pour la société, donc, logiquement, pour eux, il leur lance : « Quoi, vous n’aimez pas l’argent, non ? » Dans les années 90, EDF avait ouvert ses portes à des consultants québécois dont le programme d’individualisation des salariés avait séduit les dirigeants les plus éclairés de l’entreprise. Leur méthode consistait à persuader les agents que chacun d’entre eux devait être à lui-même sa « petite entreprise personnelle » sa PEP, et qu’il devait avoir pour objectif son BIN, son « bénéfice individuel net ». On ne peut mieux dire que l’entreprise performante est une coexistence d’égoïsmes. Appuyées par l’autorité, devenues des vérités stratégiques, contrôlées lors des entretiens d’évaluation, ces sottises coûtent très cher à ceux qui les subissent. Formateur est pourtant un beau mot. Former, c’est donner forme. Consultant aussi est un beau mot. Consulter, c’est à la fois délibérer en soi-même et prendre conseil auprès des autres. Un consultant digne de ce qu’il prétend être pratique une activité de liberté, d’inquiétude active, d’imagination en alerte. Par contre, s’il est assez veule pour quémander ses « objectifs » auprès des directions, il n’est plus qu’un esclave joueur de flûte, un imbécile affamé de pouvoir, un con sultan.
Il y a une dizaine d’années, une grande surface proposait à ses caissières et à ses livreurs de s’initier aux arts, à la photographie et même, carrément, à l’œnologie. Le but de la manœuvre était d’améliorer leurs relations avec les clients. Le responsable de cette formation s’était senti superbement récompensé de ses efforts quand, au sortir d’un séminaire sur Picasso, un magasinier était précipitamment revenu dans son atelier pour le ranger de fond en comble. Les entreprises firent un triomphe à ce pédagogue : grâce à lui, les travailleurs comprenaient que le but de l’art, c’est de mettre de l’ordre dans les boutiques.
La directrice du service culturel d’un grand institut de formation m’avait fait l’honneur de me faire savoir qu’elle envisageait de solliciter ma collaboration. Nous venions de parler trois heures, et j’avais mauvaise conscience. Cette femme était l’intelligence même, comment avais-je pu me montrer si méfiant ? Ce fut presque avec honte que j’accueillis sa proposition. Puis je pris congé, assez confus. Elle me rappela. Elle avait oublié une petite formalité. Puisque j’allais peut-être devenir un nouveau collaborateur, l’habitude était, enfin ce n’était pas obligatoire, mais souhaitable quand même, très souhaitable, parce que, n’est-ce pas, chaque société a ses habitudes, enfin, si je voulais bien écrire quelques lignes de ma main pour qu’à l’occasion, seulement à l’occasion, un ami graphologue qu’elle serait d’ailleurs très contente de me présenter un jour, puisse, mais vraiment à l’occasion… Elle me tendit une feuille, se détourna pudiquement. J’écrivis quatre lignes d’un jet, pliai le papier, et, retrouvant soudain mes esprits, la remerciai avec chaleur de son accueil, certain que le contenu du message lui épargnerait les frais d’une analyse graphologique.
Un salarié n’est plus qu’une volaille prête à cuire dès qu’il voit dans ses relations avec l’entreprise autre chose que ce qu’elles sont : un travail correctement fait échangé contre un salaire correct, et bien le bonsoir. « Rien de plus, s’étranglent managers et consultants, rien de plus chaleureux, rien de plus généreux, rien de plus humain ? » Rien de plus, en effet, tant que vous vous ferez payer pour avoir l’esprit large. Il paraît d’ailleurs que les jeunes ne marchent plus pour l’idéologie de l’entreprise, qu’ils comptent leurs heures, prennent leur salaire et rigolent des laïus pompeux des managers. Bravo ! Formidable progrès ! Attention, toutefois. Si l’adversaire vous a refilé le virus de l’individualisme cynique, c’est lui qui a gagné. Non à l’idéologie de l’entreprise : d’accord. Mais oui à quoi ? Question effroyablement difficile. Tout ou presque tout, aujourd’hui, fonctionne comme l’entreprise : production, résultats, image. Oui à quoi ?
J’ai parfois proposé à des journalistes de venir dans une de mes sessions de formation ; ces trois jours ne seraient pas du temps perdu. Ils ne cachaient pas leur intérêt mais, finalement, refusaient. L’un d’eux m’a répondu avec franchise : « Trois jours comme cela pourraient tout fausser. » Réponse honnête, réponse terrible. On ne saurait donc vivre dans notre société sans s’être fabriqué une armure, un blindage ? Sans s’être bardé d’une « vision du monde » qu’un contact trop direct avec la réalité vécue mettrait en danger ? Il existe différentes sortes de cuirasses mentales. Beaucoup sont sordides. Plusieurs sont infiniment prétentieuses. D’autres, comme celle de mon interlocuteur, sont le fruit d’un effort désespéré pour plaquer sur le monde, malgré tout, une hypothèse de sens. Mais l’hypothèse est si fragile qu’on préfère ne pas la vérifier ; il suffirait, pour l’anéantir, d’écouter des techniciens, des cadres, des ouvriers, des secrétaires, des employés parler du monde où ils vivent, de les laisser ouvrir leur cœur sans exhibitionnisme ni souci de démonstration. Je n’ai pas eu besoin de dire à ce journaliste qu’une expérience de ce genre ne peut fausser que ce qui est faux. Une vérité qu’on protège est une vérité morte ; pour les choses sérieuses, il n’est jamais nécessaire de sauver les apparences. Cet homme honnête savait tout cela. Mais il n’est pas venu.
Les dirigeants me disaient que j’étais bien trop pessimiste. Ils me le disaient avec un sourire rassurant. Un sourire d’optimisme. Un optimisme de mesure. Une mesure de sagesse. Une sagesse de vaincus. Et je me demandais comment ils pouvaient ignorer quel stock d’espérance il faut avoir accumulé en soi pour s’attaquer à ce monde blockhaus.
Pour que rien ne vienne contrebalancer leur toute-puissance, les entreprises doivent se protéger des jugements critiques, des résistances, des oppositions, des aspirations déviantes qu’elles risquent de rencontrer chez les travailleurs. Cette opération de lavage de cerveau porte un nom précis : le management. Manager, ce n’est ni diriger une entreprise, ni l’administrer, ni la gérer, ni la piloter, ni la développer ; rien de tout cela ne suppose le moins du monde qu’on ait recours au management : ni à la chose, ni au mot. Le management est une activité d’un autre ordre. C’est une méthode de gouvernement des esprits. C’est l’ensemble des moyens de pression collectifs et individuels, constamment révisés, par lesquels on s’efforce de soumettre les salariés à la volonté d’une direction elle-même dominée par les intérêts économiques plus vastes auxquels elle participe et qui lui fixent sa ligne de conduite. « Un salarié engagé est un salarié qui adhère aux objectifs et à la stratégie du groupe et qui est prêt à se dépasser pour assurer le succès de l’entreprise. » Ce propos de Carlos Ghosn n’a rien de neuf, ni moteur ni carrosserie. Je l’ai entendu, dans toutes les entreprises où j’ai eu à intervenir, assené, proféré, chuchoté par des patrons de toutes sortes, gros et maigres, jansénistes et jouisseurs, colombes et faucons : partout, leurs disciples se pâmaient devant l’immense originalité de l’idée, devant la grandeur inouïe de la doctrine. Comme l’adhésion en question n’est jamais spontanée, c’est le rôle des méthodes managériales que de créer chez les salariés l’angoisse qui, en les déconcertant, les rend disponibles aux leçons qu’on veut leur dispenser. L’invraisemblable profusion des thèmes managériaux, fourre-tout d’inepties, brocante d’idées fausses ou sommaires, souvent contradictoires, fiévreusement glanées dans l’actualité, ne renvoie à aucun contenu de pensée ni à aucune stratégie cohérente. Ce bazar n’a pour objet que de transmettre, hâtivement et servilement, l’expression passionnelle d’un appétit de domination. Le management ne connaît que la loi de l’avidité instantanée. Il ne sait rien du passé et se moque de l’avenir. La nécessité où il se trouve de faire oublier la bassesse de son inspiration l’oblige à se prévaloir de grands mots : je n’ai jamais rencontré un travailleur, même modestement formé, qui ne pressente que le langage souvent ésotérique du management porte en lui la négation de toute réflexion désintéressée et de toute action sensée. Seuls proclament le contraire ceux qui bénéficient de la manœuvre ; il n’y a pas de managers bénévoles.
Jeremy Bentham a inventé le Panopticon, figure majeure de la prison et, au-delà, de toute organisation totalitaire. Au centre d’un immense camembert dont les portions – les cellules – sont séparées par de hautes cloisons, le Surveillant. Dans les portions, se découpant en ombres chinoises sur la vitre arrière éclairée par la lumière du jour, les prisonniers. Un système de panneaux protège le Surveillant de leurs regards. Voir sans être vu. Les prisonniers, eux, passent leur vie sous la menace d’un observateur hostile. L’individualisation des objectifs qu’ont installée les entreprises, c’est le Panopticon intériorisé. Le salarié s’enferme tout seul. Il est à lui-même sa prison et son surveillant. Il invente ce qui le menace. Il est victime et bourreau. Il place lui-même la barre de ses objectifs au-dessus de la hauteur qu’il sait pouvoir sauter ; ainsi devient-il son propre sur-moi de poche. « Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même », lui disait-on quand, enfant, il se brûlait avec les allumettes. C’est fait. Il s’en prend à lui-même. Il est bouclé, et il le sait. Il traîne ce secret dans les réunions électorales, au lit, au cinéma, à la plage.
Une employée de banque est assassinée par l’un de ses clients, un tout jeune homme. La radio nous apprend qu’il y avait eu de la dispute entre eux, notamment au téléphone. Les employés, nous dit-on, ont souvent à affronter l’agressivité, ils sont même formés à la supporter. Là, j’enrage. J’enrage comme client d’une banque, j’enrage parce que je connais la formation comme ma poche. C’est tellement plus compliqué ! Pauvre femme, pauvre garçon ! Sait-on ce que sont ces séances de formation, en tout point aimables, certes, et conviviales, et séduisantes ? L’apprentissage de la guerre. Les salariés, sans toujours s’en rendre compte, en sortent armés de la violence que les humbles redoutent le plus : la violence du miroir, du miroir parfaitement poli, la violence de l’indifférence glaciale, de la patience affectée, de la courtoisie exhibée, de la gentillesse grinçante, la violence de la répétition, la violence du mur aimable qui a toujours raison ; c’est cette panoplie qu’ils déploieront durant les entretiens ou, mieux encore, au téléphone, sous le contrôle de l’appareil qui enregistre « pour garantir la sécurité et la confidentialité de l’entretien ». J’imagine ce jeune homme. On ne l’a pas formé, lui. Il s’y prend mal, peut-être ne sait-il pas trop s’expliquer. Et s’il est déjà fragile, un peu violent ? Si des ennuis d’argent le terrifient ? Il demande l’impossible, probablement : l’impossible, c’est qu’on l’écoute. Le statut de mécanique soignée imposé à son interlocutrice le surprend, le trouble, l’affole, le rend furieux. Ce n’est pas ainsi que les filles lui parlent dans la vie, elles sont simples, elles sont proches, même quand elles disent non. Il se sent méprisé, humilié. Impuissant. Impuissant devant cette femme revêtue, malgré elle, de son effrayante armure bancaire. Et elle, que peut-elle faire pour supporter ce client-là ? Quoi d’autre, la malheureuse, que de répéter sa leçon ? L’angoisse la gagne, la lassitude, la crainte de laisser monter sa colère, sa détresse, de perdre les nerfs. Elle voudrait être gentille avec ce pauvre gars, bien sûr, ça la tue de jouer les vaches distinguées, ça la tue de parler comme ça. Alors elle en remet, la pauvrette, elle se reverse un autre verre de cynisme. C’est que le patron n’est pas loin, ou que la saleté de machine enregistre, enregistre, enregistre. Tout va se savoir, son emploi est en jeu. La suite, la fin, je ne sais pas. Une jeune femme est morte, un jeune homme l’a tuée. On les a fracassés l’un contre l’autre.
J’ai vu la propagande des thèses managériales bouleverser toutes les relations du travail, exercer sur les salariés, dans tous les aspects et toutes les circonstances de leur activité, une pression formidable qui les jette dans une perplexité sans fond. L’habileté du management, c’est de s’appuyer sur les vieux réflexes de soumission des travailleurs. À la révérence craintive pour l’autorité que leur a le plus souvent léguée une éducation précautionneuse, il ajoute, comme un nouveau tour de verrou, l’obligation qu’il leur fait de « jouer le jeu de l’entreprise », de s’identifier à leurs rôles sociaux, de se considérer comme des « acteurs ». On voit dans les sessions de formation les conséquences de cette intimidation constante : sur tout ce qui compte, les gens y sont comme muets. Si quelqu’un se risque à jeter un jugement personnel dans le silence inquiet de ses collègues, c’est avec un luxe inouï de précautions verbales, comme s’il encourait le bûcher pour propos hérétiques, comme s’il lui fallait s’excuser de ne pas parler comme un spécialiste, de ne pas savoir tout de tout, de ne pas être à lui seul une émission de télévision. Et quand, au prix d’un douloureux accouchement, il livre une pensée qu’il a mûrie dans la solitude, il y a un tremblement dans sa voix, un embarras, une gêne, la crainte d’avoir proféré comme une obscénité.
Au supermarché de mon quartier, je demande à un grand gaillard vêtu de bleu s’il est du rayon. Il prend un air offensé. Il me dit que non : il n’est pas du rayon, il est du magasin. Il me laisse le temps d’apprécier la différence puis, le coude sur un chariot de haricots, consent à m’expliquer. Le magasin est un navire. Sans doute suis-je déjà monté sur un navire. Tout le monde y est solidaire. Pareil dans le magasin. Surtout à notre époque, où c’est si dur pour le commerce. Il faut que je comprenne qu’il y a deux catégories de marins dans l’équipage, aussi importantes l’une que l’autre pour la vie du navire. Les matelots à poste fixe, et les autres, disons… disons les mousses. Lui, il est un mousse, le pauvre gars, il fait ce qu’on lui dit, il va où on l’envoie, il est au service du capitaine.
Ce technicien travaille dans une de ces grandes sociétés dont on cherche chaque matin dans son journal jusqu’à quel point on peut encore les dire nationales. C’est un homme aimable et sérieux, un esprit attentif, estimé de tous, que j’ai rencontré quand j’animais des sessions de formation dans l’entreprise qui l’emploie. Je lui suis grandement redevable de la leçon d’humilité qu’il m’a administrée. Il me disait en effet apprécier mes séminaires d’expression, et qu’ils avaient des effets favorables sur son existence. Il eut la gentillesse, au début de l’année 2004, de m’envoyer, pour me présenter ses vœux, un document qu’il communiquait à ses nombreux amis et connaissances. Il s’agissait d’un bilan de ses activités et de ses projets, bizarrement rédigé sur le modèle de ceux qu’établissent les entreprises. Dans ce surprenant mémoire, il explique d’abord, rationalisation des tâches oblige, que sa correspondance de fin d’année représente un véritable travail (« plus de cent lettres, cartes et e-mails »), et qu’il a donc décidé d’écrire un message de vœux commun sur lequel, en bon communicateur, il regroupe « l’ensemble des informations » qu’il souhaite apporter à ses ami(e)s. Suivent des précisions sur ses activités. Il a changé de poste et de région et s’en montre satisfait ; il « se sent bien » dans sa nouvelle situation. Vient alors le cœur du message, sa philosophie comme disent les managers. Cet homme, qui paraît être à lui-même sa propre société, s’exprime ainsi devant le conseil d’administration de ses correspondants : « L’enrichissement des acquis et l’évolution personnelle qui en découle se traduisent par la recherche, puis l’atteinte, d’un équilibre souhaité pérenne entre toutes les composantes de ma vie : le travail, auquel je consacre toujours beaucoup de temps et d’énergie ; la santé, que je préserve : c’est un capital vital ; la famille, au sein de laquelle je me ressource et dont je profite de tous les instants comme s’ils étaient les derniers ; la vie amicale – dont l’existence même représente une richesse, une aide et un appui permanent – que j’entretiens par une correspondance soutenue et de nombreuses rencontres ; une vie sentimentale équilibrée et harmonieuse. » Puis on passe aux projets. Ils se rapportent tous aux loisirs : ski, voyages divers, etc. Avec un regret d’organisateur scrupuleux : « Le programme d’activités de 2004 demeure pour l’instant plus flou que celui de 2003 à la même époque. » Et le message se termine ainsi : « Quel que soit l’ordre des événements, je souhaite que l’existence nous fournisse les occasions de partager encore en 2004 des moments vrais et mémorables qui impriment favorablement le souvenir d’une vie. »
Cette jeune femme se rend à l’Anpe où on lui parle d’un poste d’assistante de communication. Elle n’a pas les moyens de se montrer difficile. De quelle entreprise il s’agit, de quels interlocuteurs, elle ne le saura pas. Il convient d’abord qu’elle fasse une lettre de motivation. De motivation pour quoi ? Pour le poste. Dites pourquoi, au tréfonds de votre être, vous vous sentez habitée par le désir de devenir assistante de communication.
La lettre de motivation qu’exigent les entreprises, mais aussi toutes sortes d’écoles, instituts, administrations ou associations, est l’un des rites les plus significatifs de la décivilisation occidentale. Cette pénible cérémonie constitue l’épreuve initiatique par laquelle le candidat renonce à sa subjectivité, c’est-à-dire à lui-même, et se présente humblement à ceux qui vont peut-être le recruter comme fondamentalement menteur. La lettre de motivation n’a qu’un but : tenir celui qui l’écrit en le contraignant à manifester publiquement sa soumission et à s’en sentir vaguement déshonoré. Le cinéma nous l’a assez appris, les grands truands et les petits voyous n’agissent pas autrement : les nouveaux venus dans le gang ou dans la bande, ils les mouillent dans un crime ou un vol de mobylette. Désormais universelle, cette pratique contribue efficacement à la fabrication de ce que Winnicott appelle la « personnalité rapportée ». En reconnaissant d’emblée que la réussite excuse, justifie, nécessite le mensonge, le candidat se livre tout entier aux intérêts du groupe qu’il sollicite, s’agenouille devant ses valeurs, autre nom de ses intérêts, et se déclare prêt à célébrer sans réticence son esprit de corps. Cette lettre, qui le tient quitte de lui-même, va être la mère de ses démissions ultérieures. Naturellement, toute passion inférieure tâchant de s’arrimer à une raison supérieure, les membres du groupe en question ne manqueront pas de mettre en avant les intentions les plus pures et le feront avec d’autant plus de conviction qu’ils éprouvent l’obscur besoin de conjurer l’amertume secrète que leur vaut leur propre sujétion. Quant au candidat, porté et assourdi par la satisfaction bruyante des siens, il se dit in petto qu’après tout personne n’échappe à la formalité et qu’il serait assez prétentieux d’être le seul à la contester. Si rien ne vient modifier les paramètres de son intelligence, il lui restera alors quelques décennies de platitude plus ou moins prospère pour se raconter que cette page d’écriture n’était qu’une ruse inévitable et que son vrai moi flotte bien au-dessus de ces contingences, en un mot pour contresigner et valider son irrémédiable défaite.
Un ami formateur m’appelle, tout remué. Il sort d’une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l’interrompt poliment et lui dit son étonnement de l’entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient la même question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu’ils sont l’échafaudage qu’on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu’ils gâchent un discours, qu’il faut les éviter. Puisqu’on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s’est étonnée. Non seulement cet ami précommunicationnel emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. « Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l’affirmation. Être positif. Toujours positif. » Mettre ses sales pattes sur la structure de la langue, seul le nazisme a osé le faire. Aussi faut-il que, tels de nouveaux Victor Klemperer, il se trouve des salariés vigilants pour dénoncer le massacre de la langue par les forcenés ignares du management.
À Alger, les théoriciens de l’action psychologique prétendaient s’inspirer de la stratégie du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de la complicité du peuple avec les combattants, dont ils avaient fait, au Viêt-nam, la cruelle expérience. Ils ne doutaient pas que quelques services rendus à la population par des militaires organisés en brigades de bienfaisance leur vaudraient sa gratitude et son appui. Ils mirent sur le compte de l’islam ou du communisme international l’obstination avec laquelle les paysans réservaient leurs faveurs au FLN. Quarante ans après, comme on conquiert l’Himalaya, les managers se hissent au niveau intellectuel du Cinquième Bureau d’Alger. Des sinologues leur ont révélé la nature de l’efficacité chinoise, la propension des choses, le non agir. « Ce qui marche pour la Chine va marcher pour l’entreprise » ont aussitôt salivé quelques malins. En avant pour une formation au tao des yaourts, au wou wei des shampooings.
Jusqu’à présent, les travailleurs étaient tenus par le salaire, le chantage au licenciement, les fantasmes de puissance, les promesses de réussite. On prétend maintenant leur imposer des exigences morales. Gageons qu’on parlera bientôt de la nouvelle entreprise moralisée, et qu’on exigera d’eux qu’ils mettent leurs pensées en adéquation avec ses volontés, qu’ils reconsidèrent leur conscience à la lumière de l’efficacité. L’entreprise deviendra leur mère et leur maîtresse, mater et magistra. Les dirigeants joueront les maîtres spirituels. Un salaire convenable contre un travail bien fait, cet échange de bon sens ne satisfait pas la démesure vaniteuse de l’entreprise. Plus encore qu’hier, elle voudra soumettre les salariés à sa pensée : comme elle n’a pas de pensée, et ne peut pas en avoir, elle multipliera les simulacres, les cérémonies, les solennités. Ainsi naîtra un cléricalisme d’affaires dont les ouailles seront dressées à fournir constamment des gages de leur piété. Cette compétition de moralité ne manquera pas de procurer mille et une occasions de jalousie, d’espionnage, de délation, de haine, de guerre ; elle fournira ainsi une nouvelle grille d’évaluation, elle suggérera une nouvelle hiérarchie, elle installera au cœur de la cité une chevalerie d’illuminés. Ce qu’on appelait naguère la Grâce se servait des faiblesses, des erreurs, des fautes, pour élever l’humain, pour l’exhausser. Le management, qui est sa dénaturation grotesque, s’en sert pour l’humilier davantage. Pourquoi ? Pour permettre aux patrons de multiplier leurs revenus par quarante plutôt que par quatre ? Pas surtout, pas d’abord. Par méchanceté ? Pas surtout, pas d’abord. Pour assurer le triomphe de la Cause ? Tout le monde se moque de la Cause, il n’y a pas de Cause, il n’y a que Rien ! Sous les pompeuses âneries qu’on rabâche, le but, c’est de flairer l’odeur de ce que Baudelaire appelait la joie de descendre.
Le jour où le plein-emploi descendra du ciel ou montera de la colère accumulée, le jour où les horaires et les relations humaines seront aménagés au mieux des intérêts de chacun, le jour où les salaires escaladeront convenablement leurs échelles, le jour où la promotion, la formation, l’information, la communication enlaceront harmonieusement leurs bons effets et déploieront leurs étendards à la gloire de la croissance, salut de l’humanité, ce jour-là portera un nom et un seul : l’enfer sur terre. Et le diable, c’est que tout le monde le sait.
Dans une séance de formation, une jeune cadre, interrogée par ses collègues, tente de dire ce qu’elle ressent. Elle y parvient mal. Un poids, balbutie-t-elle, un poids. Et elle répète. Un poids. Et le mot lui-même s’alourdit dans sa bouche. Un poids.