Ça craque…

Sans un bruit, le mythe de l’entreprise vient de partir à l’égout. Aucun tintamarre ne l’en fera sortir, aucune manœuvre. De quelque manière qu’on le désigne – démission silencieuse, refus larvé, récupération de la liberté – le phénomène est majeur et irréversible. L’idéologie du management et la lamentable vision du monde qui l’a rendue possible n’ont plus d’avenir. Des fanatiques tenteront de réparer les dégâts mais, cette fois, leurs armes traditionnelles – menaces, violence, culpabilisation, séduction grossière – ne les sauveront pas. En laissant les travailleurs devant des sentiments qu’ils n’osaient s’avouer qu’à moitié quand les laminait la machine, la halte décidée par le virus les a obligés à les considérer, à les nommer, à les assumer. Le silence, l’angoisse, la solitude les ont reconduits à eux-mêmes, la propagande ne pourra plus les y rejoindre. Ce quelque chose de simple, d’évident, à la fois affirmation et refus, qu’ils ont trouvé ou retrouvé dans l’épreuve, ils l’ont senti infiniment plus vivant, plus sensuel, plus intelligent, plus fort, plus amical que ce que leur proposent les exigences hystériques d’un management borné. Le pas est franchi et sans retour. Les travailleurs ne voudront pas reculer et, s’ils le voulaient, ne le pourraient plus que contre eux-mêmes. Le travail n’est pas en question. L’entreprise n’est pas en question. Le courage n’est pas en question. L’idéologie managériale, quoi qu’elle tente désormais, est condamnée.

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L’affaire a commencé avant la pandémie. L’alourdissement constant de la pression managériale alors que grandissait la fascination pour les prestiges de l’individualisme égoïste a provoqué les premiers craquements. Le tangping des Chinois, cette invitation à la position horizontale, et le quiet quitting, sa traduction occidentale, sont des réactions élémentaires. Pas de révolution là-dedans, pas la moindre invitation au sabotage. Pas non plus cette poussée de paresse que déplorent ceux qui, par pur désintéressement, veillent au grain du business. Le métro, plutôt, quand le voisin de banquette s’étale un peu trop et qu’il faut doucement le repousser : s’il vous plait, je suis là. L’entreprise managée est allée trop vite et trop loin, merci de ralentir et, surtout, merci de tempérer un peu votre morgue, la vie ne se résume pas à la production. Quelques concessions provisoires des patrons auraient tout apaisé, les travailleurs auraient fait semblant d’être contents. Mais le virus est passé par là. Pour nous, Français, la loi sur les retraites, si judicieuse, a encore chargé la barque. Choisir, pour imposer cette aggravation de la peine, le moment où les travailleurs du monde entier commencent à ruer dans les brancards, voilà qui laisse sans voix. La passion de la tragédie classique, peut-être, la fidélité à la règle des trois unités ? À voir. Quoi qu’il arrive, cet empressement, qui permet à nos compatriotes de méditer sur leur condition plus amèrement que leurs voisins, les invite aussi à revisiter, plus attentivement qu’eux encore, les sentiments que leur a inspirés la pandémie.

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L’essentiel s’est joué pendant ces deux années, dans le silence. Souvent dans le drame, toujours dans l’inquiétude. Pour la première fois, ça s’est déposé. Quoi, ça ? La vie professionnelle. Vous savez bien ? Il y a deux vies, non, d’où sortez-vous ? La professionnelle et la personnelle, la vie au boulot et la vie perso, comme on dit sans rire. Une évidence, non ? Tout est fondé là-dessus, pas seulement l’entreprise. Une évidence qu’on fait semblant de digérer. Eh bien, le virus a mis l’évidence à déposer. Plus moyen de s’y tromper. Cette distinction est une ânerie. Cette distinction est une saleté.

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On ose à peine le penser : sans le virus on ne s’en serait jamais aperçu. Il a fallu qu’on se retrouve chez soi, en chaussons, un mardi ou un jeudi, à 10h30 ou à 15h20. On regarde sur la télé les chiffres de la catastrophe, en soi ça parle en silence, ça bouge immobile, on s’interpelle, on se demande ce qu’on fout là, un jour comme ça, à une heure comme ça. Saloperie de virus. Aller se laver les mains, mieux vaut une fois de trop qu’une fois de moins. Accablement. Terreur ou stupéfaction. Mais, en même temps, sentiment nouveau. On n’est pas en vacances, on n’est pas en non-travail, c’est-à-dire encore en travail. On est en vacance. Sensation très nouvelle, très ancienne, de quelque chose d’indélogeable. On habite une pièce de soi toujours fermée. Rien de neuf, en vérité.  Elle a toujours été là mais on n’y a pas pris garde, ou seulement dans des circonstances spéciales, les plus joyeuses, les plus tristes. Et là, tout à coup, l’exceptionnel devient l’ordinaire, le nécessaire, l’indiscutable. Devant les images qui défilent sur l’écran, devant le ronron anxieux de l’information, quelque chose s’installe qui, du même mouvement, rapproche et éloigne le monde, les pensées, les sentiments eux-mêmes. On est revenu chez soi, dans la maison de l’intérieur qui, comme l’autre, a ses agréments et ses embarras. Retour ? Protection ? Un retour qui fait repartir, une protection qui expose. Oui, le monde existe. Non, je n’en suis pas un appendice. Il n’y a pas la vie personnelle et la vie quelque chose.

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Une fois de plus, Stercora Consulting a tout compris. Si les salariés taquinent le quiet quitting, s’ils sont tombés amoureux du travail à la maison, s’ils font la moue pour entrer dans l’entreprise et la gueule quand ils y sont entrés, c’est parce que la pandémie leur a fait retrouver les valeurs familiales, c’est-à-dire, merci de ne pas le crier sur les toits, parce que le monde est désormais menacé par le supercovid de la flemmardise. Il faut donc, impeccable logique, avoir recours à l’homéopathie et faire incontinent à l’entreprise une injection de FVP, je veux dire de Family Values Premium. Directeur général de Stercora Consulting, Jacques-Edward Vazy-Lamoulinette, ancien élève de toutes les grandes écoles et spécialiste, à ses heures, de philologie sumérienne, de foie gras et de psychopathologie des dirigeants socialistes, n’a pas l’habitude de traîner. Sitôt pensé, sitôt réalisé, sitôt médiatisé. Et voilà pourquoi notre fille est restée muette quand elle a vu le résultat, le mercredi 23 janvier de l’an de grâce 2023, à 23h10, sur France 3.

Oh ! les pauvres Mesdames ! Oh ! les pauvres Messieurs ! Comme ils ont bien répété la séquence ! Ils entrent, l’air tout chose, et vont droit à un grand placard. Ils ouvrent leur petit casier, en tirent leurs petites affaires, les prennent sous le bras et partent je ne sais où, eux non plus. Leur place est aléatoire, me souffle-t-on. J’entends qu’ils sont allés à Thouars, je me revois à six ans, en exode dans les Deux-Sèvres : fantasme de fuite. Désormais, dans leur entreprise, la règle, c’est la bonne franquette. On s’installe où l’on peut. Où l’on veut. Liberté. Près de qui l’on veut. En souriant à qui vous plait. Liberté, liberté. L’essentiel, a puissamment réfléchi le consultant, c’est qu’il y ait de l’humain. Tout le monde applaudit : il faut de l’humain, de l’humain, de l’humain. Mais où le trouver à l’état pur, sinon dans les valeurs familiales ? Donc, pas de chichis. La bonne franquette. Quand même pas sorcier, non ? L’entreprise, c’est la bonne franquette, un point c’est tout ! Vous tenez à votre poste, oui ou non ?

Je ne peux pas tout raconter, ma mémoire n’a pas supporté. Il y avait un bar, avec un barman tout ce qu’il y a d’expert. Tout est fait pour que les gens se sentent chez eux, voilà ce que j’ai retenu, pour rendre crédible une absurdité puérile. Un jour, près du bar, peut-être installera-t-on des salons d’intimité, ou de méditation, ou de dégustation ? À la fin, une femme a dit trois mots, ça je ne l’ai pas oublié. Une grande femme, douce et solide, la cinquantaine. Un personnage de Sophocle, ou de Giraudoux. Avec un sourire d’une tristesse infinie, elle a murmuré d’une voix sourde que le travail, maintenant, c’était comme la famille …

Tout, vous comprenez, tout, ils leur auront tout fait dire, ces abrutis. Et ils le disent. Et, de France 3, rien. Pas un souffle d’ironie. Pas un sourire. Pas une vanne. Pas une pichenette. Encéphalogramme plat.

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Des âneries de ce genre, ou d’un autre, il va en pousser beaucoup. Capter les sentiments nouveaux des travailleurs, trouver les moyens les plus judicieux pour les trahir en feignant de les reconnaître, cette promesse de nouveaux marchés va stimuler l’imagination des bricoleurs d’idées. Comment se décourageraient-ils de monnayer leurs inepties quand les évolutions en cours de la formation professionnelle, qui enfoncent un peu plus les jeunes dans le marécage machinique alors qu’à l’évidence il faudrait les aider à en sortir, leur sont un encouragement officiel ?

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On n’est pas parti sur la lune, on n’explore pas les grands fonds. Rien n’a bougé, les choses sont ce qu’elles étaient. La bourse suit son cours, les footballers soignent leurs chevilles, les riches expliquent la vie aux pauvres. Mais voilà. Le virus s’est ajouté au climat, la guerre s’est ajoutée au virus, et toutes sortes d’embarras sont venus couronner le tout. Je sais bien qui, aujourd’hui, Bernanos traiterait d’imbéciles : tous ceux qui, ayant un pouvoir, une influence, des moyens d’expression, mettent toutes leurs forces à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne pas comprendre. Et pourtant. Les bonnes vieilles valeurs qui cachent encore pitoyablement dans leurs jupes toutes sortes de petits malins, poubelle. Je ne dis pas qu’il faut les mettre à la poubelle. Je dis qu’elles y sont. Je dis qu’elles sont dans les poubelles des âmes. Et que les gens de pouvoir ou d’influence le savent. Et que tout se joue sur leur faire-semblant, sur la mondanité de ce faire-semblant. Non pas d’abord sur leurs convictions, sur leur intelligence, sur leur habileté. Sur des sentiments que personne ne mesurera jamais : une certaine capacité de détachement, un certain goût de la gratuité, de la générosité non-publicitaire. Avant de savoir quelle politique il faut faire, il faut savoir quelle idée on a de son destin, si elle est libre ou si, d’une manière ou d’une autre – il y en a tant ! – elle est mondaine. Le débat politique ne serait pas descendu dans l’abîme de sottise et de vulgarité où nous le voyons si ceux qui le mènent pouvaient croire un instant à ce qu’ils disent. Et les dispensateurs de morale qui poussent comme champignons dans les caves mettraient moins de haine à nous protéger de la haine s’ils pouvaient témoigner d’autre chose que de l’agressive frustration qui les cadenasse.

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En tâchant de mettre un peu en ordre, l’autre jour, une étagère encombrée de bibelots, je me suis vu en train de ranger le monde. Quel bordel, là-dessus ! Foutre tout ça en l’air, et vite ! Oui, mais voilà. Je veux virer l’ensemble mais je ne veux jeter aucun bibelot. Même pas le plus ballot d’entre eux, surtout pas lui ! Un Rembrandt, un Rubens, une statuette de Camille Claudel, quand on les a chez soi, ils y restent, même quand on les a prêtés aux Américains ! Ces deux petits personnages de faïence, tout de blancs vêtus, le fiancé et la fiancée, l’un pour le sel, l’autre pour le poivre, avec leurs chapeaux percés de petits trous, comment voulez-vous qu’ils voyagent ?

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« Dans un instant, nous annonçait-on récemment sur France 5, les petits riens d’un grand magasin. » La relation entre cette innocente présentation et ce qu’elle annonce est exactement celle que nous voyons maintenant entre ce que nous appelons culture, ou civilisation, et la réalité du monde. Les petits riens d’un grand magasin… Une histoire de jolis chiffons, n’est-ce pas, ou de bibelots, ou de lèche-vitrine, piquée d’aimables vendeuses et de clients dragueurs ? Pas précisément. Riens du tout, très beau film de Cédric Klapisch raconte les aventures d’un grand magasin en proie au virus du management et l’initiation sociale d’un homme habile et naïf, honnête et vaniteux, qui s’imaginait acteur et se découvre jouet. C’est l’histoire d’une société trompée, bernée, ridiculisée par l’argent. Voir le monde comme il est. Ces petits riens dont parle la dame, ce sont les employés du magasin, c’est-à-dire nous, elle, vous, moi. Le tout, c’est la saleté qui pèse sur eux, c’est-à-dire sur nous, elle, vous, moi.

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Évitement, naturellement. Élusion. Mais, parfois, dans le décor des valeurs sans valeur, s’entrouvre une porte sur la réalité. Alors, c’est à trembler. Un train qui ne se décide pas à partir, il y a quelques jours, et la conversation s’engage avec un inconnu, de son état aide-soignant dans la Fonction publique hospitalière. Rien de mieux, pour causer, que de râler ensemble. Quand il apprend que j’ai été formateur, je n’ai plus qu’à l’écouter. Précisément, il y a quelques semaines, avec des collègues aides-soignants dans des hôpitaux psychiatriques ou des Ehpad, il a suivi une formation sur les relations au travail. Très bien, la formatrice, très bien. Très au courant. Beaucoup d’exemples concrets qui parlent aux gens, des trucs d’actualité. Orpéa, par exemple, elle a parlé d’Orpéa. Comme il faut, avec respect, elle ne prétend pas tout savoir et surtout elle n’est pas là pour juger. Orpéa, c’est juste un exemple qu’elle donne pour faire réfléchir. On dira ce qu’on voudra, mais cette affaire-là n’a pas été bonne pour cette entreprise, pas bonne non plus pour d’autres maisons de retraite que, forcément, on va soupçonner aussi. C’est pourquoi elle leur a expliqué qu’il est raisonnable de ne pas trop parler des difficultés de l’hôpital ou de l’Ehpad où l’on travaille. Le mieux, au fond, serait de ne pas en parler du tout. Même entre collègues, il y a des mots, en tout cas, à ne pas employer. Au cas où, avec certains patients difficiles, les relations seraient un peu limites, ne pas appeler cela maltraitance : c’est un mot de juges et d’avocats, il faut le leur laisser. Dans ces situations-là, si, par malheur, il y en avait, elle conseille de parler plutôt de malmenance. Ça, malmenance, c’est bon, les juges ne connaissent pas. Là, mon compagnon de chemin de fer reste un peu en silence, hochant parfois légèrement la tête, comme s’il avait encore besoin de confirmer son accord. Mais très bien, cette formatrice, vraiment très bien. Elle a même donné le nom de l’attitude qu’il faut prendre dans ces situations-là. C’est un mot qu’il ne connaissait pas, donc il l’a un peu oublié mais il l’a noté sur son portable. Le voici, il est là. Sûrement, c’est un mot étranger. Omerta, c’est ça, elle a dit omerta, il a bien noté. La bonne attitude, c’est l’omerta. Je ne devrais pas être étonné mais je le suis comme au premier jour, des tonnes de souvenirs s’amarrent à cette omerta. Il se lâche, l’aide-soignant, plus besoin de lui répondre. Il oublie la session et me parle de l’hôpital où il travaille. Du patient qui, au petit déjeuner, réclame du rab parce qu’il ne se contente pas du morceau de pain, de la petite plaquette de beurre et du minuscule godet de confitures auxquels il a droit et à qui l’on explique que le pays est en crise et qu’il faut respecter les restrictions budgétaires. Ça, l’aide-soignant le dit carrément, ça n’est pas normal. Mais enfin, encore une fois, la formation a été très intéressante. La seule difficulté est arrivée à la fin, quand le groupe s’est réuni sans la formatrice pour une évaluation collective. Là, ça a discuté sec. Un de ses collègues voulait qu’on écrive qu’on s’était foutu de leurs gueules : le groupe n’était pas d’accord, on ne parle pas comme ça. Alors on a mis qu’il y avait eu des échanges très francs, ce qui, de lui à moi, n’était pas vrai. Une autre chose encore l’a étonné. La formatrice leur a demandé de ne pas raconter à l’extérieur ce qui s’était dit dans la séance. Il n’a pas compris. Il n’y avait rien de secret là-dedans, vraiment rien de secret.

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La loi du silence. Un organisme de formation, tout à la fois relais, serviteur et inspirateur de la direction, suggère, conseille, ordonne à des agents d’un service public de faire régner en son sein la loi du silence. Je n’étais pas trop naïf sur le management mais je n’avais pas imaginé qu’il cracherait un jour le morceau. Débâcle et/ou cynisme, omerta résume tout. Les managers n’ont plus l’énergie de mentir. L’épanouissement professionnel, c’est l’omerta. Le savoir-être, c’est l’omerta. Le sens du travail, c’est l’omerta. La communication, c’est l’omerta. On ne tiendrait pas de tels discours dans les entreprises si le monde qui les a inventées ne portait en lui tous les germes de leur imposture. L’esprit de la société où nous vivons contredit et combat les désirs les plus profonds de ceux qui la composent comme, dans l’entreprise, l’idéologie et les pratiques managériales contredisent et combattent les désirs les plus profonds des travailleurs. L’omerta au travail est la fille docile de l’omerta civile.

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Ce qu’il faut faire et par où il faut commencer, je ne sais pas. Je sais que je ne sais pas. C’est pourquoi j’écris, pourquoi je dis ce que je dis. Je cherche des gens qui ne savent pas, des gens qui pèsent les choses en eux-mêmes, sur les balances de leur doute, de leur ambiguïté, de leur insuffisance. Experts s’abstenir : quand ils parlent, ils se taisent. Je cherche le contraire : des gens qui parlent quand ils se taisent. Qui parlent par l’humble et forte obstination de leur présence. Par leur trouble. « Émergés d’un trouble, nous ne sommes que trouble et ne créons qu’en troublant. » Je cherche ceux qui, en eux, laissent appeler. Les autres, si savants soient leurs mots, si vastes leurs projets, si nobles leurs ambitions, s’ils ne se laissent pas empoigner par un sentiment de contingence qui n’est ni orgueil ni modestie, sont des éviers bouchés qui gargouillent. De beaux éviers, souvent, des éviers de marbre et d’or. Bouchés. Je ne cherche pas des gens qui prétendent au vrai, au pur, au beau, au bien, au juste. Je cherche des enfances passées par le faux, l’impur, le mal, le laid, l’injuste. Je cherche des enfances victorieuses et blessées. Je cherche des enfances traversantes.

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Vanité ou non, je rêve parfois que soient proposées à l’ensemble de la société les intuitions que j’ai suggérées à EDF dans une action de formation dont le nom, la Mise en expression, disait assez le projet et pulvérisait l’absurdité d’un aspect non-personnel de la vie. Je reviens vite à la réalité. L’action menée à EDF n’a été possible que parce qu’elle était fondée sur la lucidité de deux ou trois responsables et l’adhésion active de quelques agents venus des horizons les plus divers. Espérer voir nos instances politiques et médiatiques s’engager dans une telle démarche serait risible. Pourtant, parmi d’autres signes, la rencontre récente de cet aide-soignant me fait penser que nous ne sommes pas entièrement impuissants.

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Ça craque. Ça craque dans le monde, ça craque dans les êtres comme dans mes vieux genoux quand je me baisse. Plus ça craque, plus ça résiste, bien sûr, mais plus ça résiste, plus ça se déchire et plus ça se dévoile. Stupéfiante définition des valeurs, samedi dernier, dans une émission d’Alain Finkielkraut où s’affrontent deux sociologues : les valeurs, ce sont des « fictions nécessaires ». Le ton n’est pas sarcastique, même pas ironique. Universitaire. Courtois et assuré. « Mes chers compatriotes, en ce début d’année 2024, rassemblons-nous autour de nos fictions nécessaires. » Le roi n’est pas encore nu mais il a déjà tombé la cravate.

19 février 2023

La maison de curé au pied du pont

Villeneuve-sur-Yonne est un navire en cale sèche allongé près du fleuve qu’il va incessamment retrouver. La rue principale en est le pont, les deux tours s’élèvent à la proue et à la poupe comme le gaillard d’avant et la dunette ; le château du navire, au centre de la rue, c’est la magnifique église gothique. On imagine sans peine la surprise de Joseph Joubert quand, fuyant la Révolution, il vient se réfugier dans la ville, chez une parente. Bien plus que séduit, il se sent accueilli, à la fois confirmé et rénové. Tout naturellement, il s’installe dans la « maison de curé au pied d’un pont », où il aimera recevoir ses amis. Et, notamment, Chateaubriand.

Je retrouve rarement chez d’autres auteurs ce degré de présence qui arrache les textes de Chateaubriand à leur époque, cette capacité d’irradiation et de conversion qui nous les fait contemporains. Une phrase des Mémoires, qui évoque sa sœur Lucile à Combourg, me semblait, adolescent, la plus belle de toute notre littérature. Je crois bien que je n’ai pas changé d’avis : « Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. » Petit banlieusard problématique, cette histoire de château qui m’était aussi étrangère que le fond de l’Afrique me touchait infiniment plus que tout ce que je pouvais lire ou entendre sur le monde où je vivais. Rien là d’une évasion, d’une rêverie. Le HBM n’en devenait pas Combourg, pas plus que notre réveille-matin ne se transformait en une horloge solennelle montant la garde dans un couloir sombre. Au contraire. Combourg faisait exister comme jamais le HBM. Comment dire cela ? Il l’HBMisait. Loin de faire oublier sa laideur, il la soulignait sans pitié. Mais, ce faisant, c‘était comme s’il la référait à quelque chose qui n’était ni Combourg ni le HBM et à quoi, moi, péquin, j’avais accès. Il me semble que si j’avais été un jeune bourgeois romantique et si un écrivain pauvre avait su établir avec la misère le même rapport que Chateaubriand avait tissé avec Combourg, le miracle eût été le même. Certes, je n’étais pas un bourgeois. Mais je n’étais pas non plus un banlieusard. Personne n’est un aspect de ce qui l’entoure. Personne n’est un accident. Personne n’est une parenthèse. Personne n’est dispensé de soi-même. Personne n’est une position. Personne n’est un représentant. Personne n’est un acteur dans un environnement. Personne n’est un rôle : maudites soient, d’où qu’elles viennent, les institutions qui voudraient nous y condamner. Être sûr de tout cela rend infiniment plus fragile mais infiniment moins vulnérable. Une vraie révolte ne replie pas sur eux-mêmes ceux qui l’éprouvent ou qu’elle éprouve, elle ne les nourrit pas de bavardage creux et d’aigre ressentiment, elle ne les enferme pas dans la complicité stérilisante des clans et des gangs. Ceux qu’une révolte saisit vraiment, elle les affirme en les élargissant. Elle les approfondit en les simplifiant. Elle les relie en les isolant. Elle les dépouille en les enrichissant.

En me reconduisant à Villeneuve et à Joubert, sept décennies après l’évocation de Lucile, un autre propos de Chateaubriand m’a fait retrouver un sentiment comparable à celui que l’évocation de Lucile avait provoqué en moi. Cette fois, il ne s’agit plus d’un individu, mais du monde. Pourtant, sur un mode très différent, c’est le même aller et retour entre le passé et le présent, et leur fécondation réciproque : « Les semences des idées nouvelles ont levé partout ; ce serait en vain qu’on les voudrait détruire ; on pouvait cultiver la plante naissante, la dégager de son venin, lui faire porter un fruit salutaire ; il n’est donné à personne de l’arracher. »

Il y a dans cette phrase, comme dans l’évocation de Lucile, quelque chose de haletant où tient le génie de Chateaubriand. Elle se tourne douloureusement sur elle-même. Nous ne sommes pas là dans l’explication, nous ne sommes pas dans la présentation, nous ne sommes pas dans l’opinion. Nous sommes dans un registre que le monde moderne a évacué, entre histoire et poésie, entre proximité et distance – tout près de l‘homme qui pense, infiniment loin de toute médiation, de toute communication. Quand même les critiques s’abattraient sur ces mots comme des missiles, il resterait que cela est venu d’une intelligence et d’un cœur et que c’est, par là même, immortel.

Sans doute y a-t-il là un écho aux conversations entre les deux amis dans la vieille et souriante maison qui nous attend aujourd’hui au 18 de la rue Joubert, ancienne rue du Pont. Comment ils en sont venus à ce sentiment commun, on peut l’imaginer. Tous deux sont des hommes du monde ancien qui, loin de mépriser les idées nouvelles, en ont saisi toute l’importance. Quoique plus âgé, Joubert, ami et secrétaire de Diderot, les a reconnues plus aisément, sans jamais s’y noyer, sans jamais renoncer à son catholicisme et à une vision profondément spirituelle des choses du monde. Aucun pathos chez cet homme de foi et de raison. Pas d’enflure révolutionnaire. Le courage de la lucidité : « Les révolutions sont des temps où le pauvre n’est pas sûr de sa probité, où le riche n’est pas sûr de sa fortune, ni l’homme innocent de sa vie. » Mais si notre « gentille petite Terreur », comme disait ironiquement Jacques Berque, ne lui inspire pas la moindre sympathie, il n’est pas prêt à confondre les choses du ciel et celles de la terre : pas d’enflure religieuse non plus. « Tout sentiment religieux, assène-t-il, est un sentiment servile et quiconque s’agenouille devant Dieu se façonne à se prosterner devant un roi. » Un catholique laïque, dirions-nous de Joubert. Chateaubriand est tout autre ; la tension, en lui, est plus forte, il l’exprime superbement dans les Mémoires d’outre-tombe : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Les idées nouvelles lui ont d’abord été odieuses. S’il ne sous-estime pas la lucidité des encyclopédistes, il leur fait le grief très moderne de n’être que des négateurs. Puis, peu à peu, s’approchant de l’idée de progrès, il en reconnaît la force sans s’en cacher les contradictions et tout son effort, quand il écrit Génie du christianisme, consiste alors à chercher comment elle peut s’insérer et s’épanouir dans une vision chrétienne du monde.

Rien n’interdit de suivre ces traces. Mais elles sont bien légères à côté de ce que l’écriture nous propose, à côté des fortes évidences dont ces conversations sans doute, lentement, accouchaient. De même que la pauvre enfant de Combourg me ramenait irrésistiblement à moi-même, m’obligeant en secret à tout y reconnaître de ce qui était et de ce qui serait moi et ridiculisant à l’avance les apprentis procureurs des morales empesées qui ne savent et ne peuvent rien d’autre qu’exhiber leur satisfaction frelatée, de même ces deux hommes de sagesse, d’expérience, d’espérance m’obligent-ils, quand je me tourne vers le monde, à ne rien dire et à ne rien penser de lui que je ne sente en moi comme une nécessité, comme une évidence difficile, comme un désir profond et finalement, même dans le refus, même dans la colère, même dans l’imprécation, même dans la confusion, même et surtout dans le doute, comme un témoignage d’amitié.

Retour de la subjectivité ? Peut-être, ou autre chose. Vite, vite, oublions les formules. Pas de vin nouveau dans les vieilles outres et les compliments, au vestiaire ! Nous ne nous sommes pas inventés, nous ne nous sommes pas imaginés : pas plus de raisons d’avoir honte que d’être fiers. Les mesures ne mesurent que ceux qui les inventent. Au monde, nous n’avons à apporter que notre trouble. Le colis que nous livrons, ce n’est pas à nous de l’ouvrir. On m’a dit de vous remettre ça, voilà. Et maintenant, je file.

Ah, j’oubliais ! Villeneuve-sur-Yonne, c’est à prendre ou à laisser. Il y a la terre et il y a le fleuve. Il y a le présent et il y a le passé. Il y a Joubert et il y a cet effrayant médecin qui, savez-vous, y était très bon pour les pauvres.

17 décembre 2022

Le Réducteur

La fonction du personnage dont je vais parler ne dira rien aux jeunes générations et pas grand-chose aux autres : il s’agit du zélateur de la Croisade eucharistique au patronage de Montrouge. Pas un mot là-dedans, je le vois bien, qui ne soit décourageant, voire accablant, pour de futurs humains augmentés. Ce souvenir de gamin me dit pourtant beaucoup de choses et pourra en dire à d’autres. Internet, en sa sagesse, n’ignore d’ailleurs rien de la Croisade eucharistique, mouvement catholique destiné à des enfants auxquels l’Église voulait donner une formation spirituelle plus approfondie. Le responsable local en était un adulte généreusement baptisé zélateur. Nous dirions aujourd’hui animateur. Un animateur inspiré, en quelque sorte. Voilà pour le cadre, celui de mon enfance. J’aurais pu naître ailleurs et être élevé autrement, ce ne sont pas ces détails qui m’intéressent aujourd’hui. Ce que j’ai senti là, d‘autres l’ont senti comme moi, et le sentent toujours.

Animateur inspiré, le mot est un peu fort. Mais, dévoué, notre zélateur montrougien l’était. Il consacrait au patronage et à la « Croisade » tout le temps que lui laissait son métier de représentant en vins. Il nous parlait souvent de son arrière-grand-tante, la Mère Anne-Marie Javouhey, que le pape Pie XII béatifia en 1950. Son illustre ancêtre, première femme envoyée en mission, avait installé un peu partout dans le monde, notamment au Sénégal et dans les quatre futurs départements français d’outre-mer, la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qu’elle avait fondée. Notre pieux zélateur était fier d’une parente qui fit beaucoup pour les esclaves et un peu contre l’esclavage. Il rapportait avec une modestie appliquée ce cri du cœur qu’elle avait arraché au roi Louis-Philippe et que ne peuvent ignorer plus longtemps les pointilleuses pourfendeuses du patriarcat : « Madame Javouhey, quel grand homme ! »

Apparemment très sociable, ce zélateur-là semblait avoir bâti en lui une sorte de cabane de langage dévot dont il ne sortait qu’avec précaution. Seule pouvait l’en faire sortir, si innocente qu’elle fût, une allusion à une femme. Nous le voyions alors précipité dans une sorte d’excitation sauvage qui lui faisait déballer en quelques secondes, avant qu’il ne les remballe en un clin d’œil comme un marchand douteux quand s’approchent les gendarmes, un paquet de sentiments hétéroclites qui me fascinaient toujours un peu plus qu’ils ne m’inquiétaient. Dans ces circonstances, sans jamais proférer d’insanités, sans le moindre propos vulgaire, il projetait sur nous quelque chose comme une puérilité vacante qu’une considération spirituelle venait vite tenir en laisse. La moindre évocation d’une femme, même la plus banale, le faisait rire. Ni insolence, ni agressivité dans ce rire, encore moins supériorité. Une femme, pour lui, comme on dit aujourd’hui en mettant dans ce mot toute la ferveur dont on est capable, c’était trop. Le mot femme fracassait en lui toutes les barrières, il l’adoubait et, pour un instant, faisait de lui un découvreur, un explorateur, un pirate. Je ne savais que penser. Il n’entrait, à ces instants-là, dans aucune des catégories à ma disposition. Je ne l’admirais pas. Je ne le détestais pas. Je ne me demandais pas si ce qu’il nous livrait par ce rire était bon ou mauvais. Beaucoup moins et beaucoup plus. En lui, j’entendais ce que je n’entendais jamais : quelqu’un qui parlait par l’envers de lui-même. Je veux bien que des gens libérés sur facture m’expliquent aujourd’hui sa névrose. L’univers qu’il me révélait, si confus et peu rassurant qu’il fût, je le sentais infiniment plus vrai que l’édifice moral aimablement bricolé à mon intention. Ce névrosé me réveillait.

Avec le temps, le souvenir de ce bon zélateur s’est unifié en moi. Les deux faces de lui-même qu’il nous présentait ne sont plus contradictoires. Ce qu’il nous enseignait quand les radars de son âme ne signalaient à l’horizon aucune autre femme que sa pieuse ancêtre, je le sens désormais au moins aussi désordonnant que cette sorte d’extase jaculatoire où le jetait l’autre moitié de son ciel. Pirate, il l’était à temps plein, cet homme, par ses bases et par ses sommets, comme les revendeurs d’éthique en tout genre n’en ont plus ni le goût, ni le culot. Il prenait tellement à cœur sa fonction ! Nous étions une vingtaine de croisés répartis en quatre équipes dont chacune s’était placée sous la protection d’un saint patron. La nôtre avait choisi saint François d’Assise, une autre saint François de Sales, les deux autres, je crois, saint Jean et saint Louis. Le zélateur savait tout sur tous les saints, c’était passionnant. Le jour de la Saint-François, nous allions ensemble à la messe au monastère franciscain de la rue Marie-Rose où, traditionnellement, elle était célébrée par un dominicain comme elle l’était, le jour de la saint Dominique, au monastère dominicain, par un franciscain. Un monde s’y révélait à moi qui ne contrariait pas les leçons familiales et scolaires mais les survolait de si haut qu’elles en devenaient anecdotiques, presque grotesques. D’autant qu’à côté de la religion, l’histoire était présente en ces lieux : en juin 1944, un moine, le père Corentin Cloarec, fut assassiné dans ce monastère par deux Français qui travaillaient pour la Gestapo. Et puis, la cérémonie terminée, quand nous passions devant l’immeuble du n°7 de cette même rue, notre guide ne manquait pas de nous rappeler avec un air soucieux que Lénine avait loué là un appartement durant son séjour à Paris.

Croisés ou pas, nous étions des gamins et il nous arrivait de nous disputer. Le zélateur s’efforçait de nous apaiser et, le plus souvent, n’y parvenait guère. Alors, pauvre pécheur, il sortait son arme la plus dissuasive et la plus perverse. « La charité chrétienne… » murmurait-il d’une voix mi-affectueuse mi-grondeuse. Et, à cet instant-là, de tout mon bon petit cœur, je le haïssais. Sa gentillesse, les belles histoires qu’il nous racontait, la respiration nouvelle que je lui devais, tout ce qui en lui, jusqu’à des complexités que j’étais à mille lieues d’imaginer, m’ouvrait des horizons nouveaux, tout cela s’écrasait au sol, je sentais dans sa voix tout ce qui me blesserait jamais. La charité chrétienne ? C’était pour que trois gamins ne s’envoient pas de gros mots à la tête que les saints avaient tout plaqué ? Mon Dieu, faites que je ne dise pas merde à mon copain, c’était ça la vie spirituelle ?  Le diable, c’est le Réducteur, je suis toujours l’enfant trouble qui s’en doute. Je n’en suis pas fier. J’en suis heureux.

29 octobre 2022

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