Je veux vous parler de Milly. Non pas de Milly-la-Forêt, près de Fontainebleau, où, dans la chapelle qu’il décora et qu’entoure un jardin planté de simples, est enterré Jean Cocteau. Ce lieu est beau et délicat ; un peu trop arrangé pourtant, à mon goût, un peu trop voulu. Mon Milly préféré n’est pas celui-là mais, à quelques kilomètres de Mâcon, un village dont le nom officiel est désormais Milly-Lamartine et où se trouve la maison d’enfance du poète.
Hannah Arendt évoque ce petit, ce tout petit « non espace-temps » serti au cœur de l’espace et du temps. Tout le monde a fait l’expérience de ces circonstances, de ces instants, de ces lieux privilégiés. On ne les trouverait pas si on les cherchait. Ils se donnent quand ils veulent, où ils veulent, comme ils veulent. Soudain, sans nous laisser la moindre possibilité de résistance, ils s’imposent à nous, nous envahissent en nous libérant. Si vieux qu’on soit, si usé, si blindé, ils surgissent comme un nouveau matin et murmurent que vivre, c’est ne pas le manquer. Rien n’est changé, apparemment, dans notre paysage mental ; aucune de nos laborieuses équations n’en est résolue. Pourtant, en un instant et pour un instant, ce qui était lourd s’allège, ce qui était compact se nuance, ce qui était immobile se met en marche, ce qui était pétrifié s’anime. La réalité n’est pas celle qu’on croyait. Si nos actes nous suivent, comme on disait tristement autrefois, notre désir nous précède et métamorphose nos actes.
Il y a quelques étés, une étonnante soirée avait été organisée à Milly. Un chanteur amoureux des poètes de la région, Alain Belassène, y avait interprété, dans un bâtiment de la propriété, des textes de Lamartine mis en musique par ses soins. Pour finir, les strophes de Milly ou la Terre natale montèrent dans l’obscurité. Tous les spectateurs étaient sortis dans la cour. L’artiste, lui, se tenait dans la maison, invisible, présence suggérée seulement par la musique et par la flamme d’une chandelle derrière les volets clos. Il n’y eut pas de ces embrassades piaillardes qui ponctuent d’une note de vulgarité distinguée tant de manifestations culturelles. La dernière note envolée, chacun repartit dans la nuit.
Nous étions déjà venus visiter la maison, guidés par son actuel occupant, François Sornay. L’étrange symbiose entre cet homme et cette demeure nous avait frappés. Ce n’était pas la relation d’un propriétaire avec sa propriété, mais celle d’un être avec lui-même et le monde par la médiation d’un souvenir vivant. Le soir où chantait Alain Belassène, un parfum d’irrésistible fidélité montait dans l’air.
Ce n’est pas un château, Milly, seulement une forte et simple maison, à un étage, avec ses cinq fenêtres sur la façade, à l’arrière d’une cour élégamment fleurie. Est-ce parce que je sais qu’elle fut si souvent menacée ? Je lui trouve quelque chose de puissant et de fragile à la fois qui la fait infiniment touchante. « Ayez pitié des forts », semble-t-elle dire avec Nietzsche. En décembre 1860, Lamartine, à bout de forces, écrasé par les dettes, est contraint de la vendre pour 500 000 francs à un certain M. Mazoyer, de Cluny. Il a soixante-dix ans. » J’ai été obligé, écrit-il le 18 décembre, de signer la vente de la moelle de mes os, ma terre et ma maison natale de Milly, à un prix de détresse qui ne représente ni la valeur morale ni la valeur matérielle. J’ai emporté avec des larmes, en quittant le seuil, les vestiges de ma mère et les reliques de ma jeunesse. » Maison natale? Non. Il est né à Mâcon. Il a sept ans quand ses parents s’installent dans le village. Mais à peine a-t-il vu Milly que le visiteur, lui aussi, en fait, au fond de soi, sa maison natale.
Lamartine ! On sourira peut-être de cette résurgence romantique ! En 1860, l’heure n’est pourtant pas aux effusions sentimentales. Un homme presque seul dans un champ de ruines. Ses deux enfants sont morts. En dix mois, la gloire de février 48 s’est transformée en une durable déroute politique. Le neveu de l’Usurpateur détesté est au pouvoir. Depuis quinze ans, les embarras d’argent ne cessent de s’aggraver. Le poète porte le fardeau de ces propriétés, bien trop lourdes pour lui, que, seul garçon de la famille, il s’est fait une obligation de reprendre ou de garder : Montculot, Monceau, Saint-Point. Ses dettes sont énormes : près de deux millions en 1859. Il est malade. Les huissiers ne le lâchent plus. Il est devenu un forçat de la littérature. Marianne, sa femme, et Valentine, sa nièce, ne suffisent plus à recopier les pages qu’il accumule. Il vend des textes qu’il n’a pas encore commencés, en mange par avance le produit, échafaude déjà de nouveaux projets. Peu de gens ont été à ce point tourmentés par l’argent. François Sornay parle très bien de cet esprit novateur en tout qui, dans ses maigres loisirs, gère pourtant son patrimoine à l’antique, en paterfamilias, sans laisser personne, pas même sa femme, prendre la moindre initiative.
Une réserve de sentiments, plutôt qu’un patrimoine ! Un riche comme on n’en fait plus, Lamartine : un riche pauvre ! Le contraire d’un homme d’argent. Il n’a pas été élevé dans la mollesse. On lui a appris à se lever tôt. Il est habillé comme les petits paysans du village, joue avec eux, garde les bêtes en leur compagnie, parle leur patois. Sa richesse, c’est le sentiment, la piété « imbibée d’amour » dans laquelle ses parents, sa mère surtout, l’ont élevé. Dans sa belle biographie de Lamartine (Lamartine ou l’amour de la vie, Albin Michel, 1983), à laquelle se reporteront ceux qu’attire cette sensibilité, Maurice Toesca cite quelques lignes du journal intime de cette mère aimée : « Milly est bien petit ; mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés et de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur. »
Lamartine est second secrétaire à la Légation de France à Florence, en 1826, quand il apprend que son père veut vendre la maison. C’est pour le supplier de n’en rien faire qu’il écrit, d’un seul mouvement du cœur, Milly ou la Terre natale, qui figure dans les Harmonies poétiques et religieuses. La portée de ce plaidoyer passionné dépasse, et de beaucoup, le sort de la vieille maison. On sait aujourd’hui qu’il fut deux fois entendu, d’abord parce que les parents de Lamartine renoncèrent à leur projet, ensuite parce que le destin que l’avenir réserva à la propriété, quand il fallut enfin s’en séparer, fut en tout point contraire à ce que le poète redoutait pour elle :
Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage !
Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritage
Passe de main en main troqué contre un vil prix,
Comme le toit du vice ou le champ des proscrits !
Qu’un avide étranger vienne d’un pied superbe
Fouler l’humble sillon de nos berceaux sur l’herbe,
Dépouiller l’orphelin, grossir, compter son or
Aux lieux où l’indigence avait seule un trésor,
Et blasphémer ton nom sous les mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait les cantiques !
Ah ! que plutôt cent fois aux vents abandonné,
Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné ;
Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,
Sur les parvis brisés germent dans les ruines !
Ce M. Mazoyer ne garda pas longtemps Milly. Il l’échangea, quelques mois après l’avoir acquise, contre une demeure que les ancêtres de la famille Sornay, actuelle propriétaire de Milly, possédaient près de Mâcon. François Sornay, l’aîné, habite aujourd’hui la maison en compagnie de sa mère. Enfant, il retrouvait Milly aux grandes vacances d’été quand, avec ses parents, son frère, sa sœur, il revenait d’Afrique du Nord. La propriété avait été vendue avec une partie du mobilier de Lamartine, la moitié environ. C’est donc dans un cadre très proche de celui du poète qu’on y vivait, celui-là même dans lequel, en janvier, François Sornay nous a reçus. Sur le piano, sur les guéridons, s’empilent les exemplaires brochés de ce Cours familier de littérature que dictèrent ensemble le besoin et le génie.
L’extraordinaire, c’est qu’à quinze ans, dans un mouvement de sensibilité lamartinien, François Sornay savait déjà que, bien avant la vieillesse, il reviendrait habiter définitivement à Milly. Ce qu’il fit en effet à quarante-cinq ans, sans retraite et sans rentes mais après avoir préparé ce retour, durant près de vingt-cinq ans, par une activité soutenue qui le conduisit aux quatre coins du monde. Fascination par Lamartine ? Nullement. Réponse de l’adulte à une invitation reçue par l’enfant. « Ce fut une ouverture », répond François Sornay à qui lui demande si la solitude de Milly ne lui fut pas trop sévère après des décennies de voyages et d’action. C’est qu’à quarante-cinq ans, comme eût dit Gaston Miron, il est arrivé à ce qui commence. À quarante-cinq ans, il est parvenu à son enfance, il est reparti de son enfance. Il y a, dans cet homme, quelque chose de ces financiers qui traversent l’œuvre de Paul Claudel, ces forts dont l’âme vraiment désirante ne borne pas la logique de l’échange et de la valeur à l’accumulation des dividendes mais, trop noble pour ruser avec le désir, l’étend à l’invisible. Gagner de l’argent ? Oui, mais pour pouvoir revenir à Milly. Parcourir la terre pendant un quart de siècle ? Oui, mais pour avoir le droit, à quarante-cinq ans, de ne plus faire que de rares apparitions à Mâcon, et d’à peine moins rares au village. Être riche ? Oui, mais pour accepter de devenir, sinon pauvre, en tout cas moins riche. Milly vaut plus.
C’est si rare une aventure intérieure qui, sans afféterie, sans prétention, sans même peut-être se rendre entièrement compte d’elle-même, se dit avec cette toute simple fermeté. C’est rare, mais cela raconte si bien l’avenir ! Une histoire à en rêver. Le grand-père, lui-même très bon connaisseur de Lamartine, reçoit chez lui les plus grands spécialistes du poète, Charles Fournet, Henri Guillemin ! Qu’importe si on ne lit pas les Harmonies à dix ans ! Entendre les déboulés de Guillemin à Milly ! Au lycée de Mâcon – Lycée Lamartine, bien sûr – le professeur de lettres, Maurice Chervet, autre ami du grand-père et grand lamartinien lui aussi, rit sous cape de voir le jeune François puis, après lui, son frère et sa sœur, s’appliquer, comme on le leur a demandé, à ne pas raconter où ils habitent.
Imaginer un instant le paysage mental de ces enfants. D’un côté, Lamartine vu du dehors : connaissance au for externe ; de l’autre, vu du dedans : au for interne. Chacun des deux modes s’affermit en approfondissant son lien avec l’autre. Fil après fil, se tisse ainsi, en une inusable étoffe et dans le sillage d’un grand homme, la rencontre avec le monde. Tout est là, tout est donné. Un lit a beau n’être qu’un lit, dormir, adolescent, dans celui de Lamartine ! De proche en proche, tout vient à portée de main, ou de songe. » Nous vivions, dit François Sornay, dans une maison qui était, bien sûr, la nôtre, qui l’était devenue, mais qui, comme on nous l’a toujours dit, était aussi celle de l’autre : et, par voie de conséquence, un peu celle des autres. À ce titre, justement, nous ne pouvions pas y faire tout ce que nous voulions. » Il faudrait brûler (est-ce que l’Internet brûle ?) quelques gigaoctets pour commenter ce propos. La vie dans le désir de l’autre s’élargit à tous les autres ; la loi, la morale dérivent de cette évidence – ou ne sont rien.
François Sornay ne pense aucun mal de son ancienne activité. Bien au contraire. La logique des affaires lui a été une très bonne école de méthode, d’efficacité, de rigueur, toutes choses qui lui servent encore. Mais voilà : à quarante-cinq ans, il a changé de moteur de recherche ! Il est passé de la logique de la rationalité à la logique du sentiment, qui englobe la première en la dépassant, qui lui confère la polarité dont elle est dépourvue. C’est ce qu’il appelle la gestion affective de la vie. » Ah ! la gestion affective, lui a dit un de ses anciens confrères, comme c’est passionnant ! Venez donc faire une conférence à Paris là-dessus ! » Organiser la gestion affective ! Il s’en amuse encore.
La logique du sentiment n’est pas oublieuse. Tout ce qui mérite d’échapper au temps, elle le recueille et s’en fait responsable. Cette maison est aussi celle de l’autre et, par voie de conséquence, un peu celle des autres ? Il faut donc qu’ils y viennent, les autres ! Ils y viennent. Il a été décidé d’ouvrir Milly au public. Ce ne fut pas chose aisée. Accueillir des visiteurs dans une maison constamment habitée, grande mais pas immense, ne va pas de soi. Naturellement, il fallait l’accord de toute la famille. On a procédé comme à l’habitude. Le projet de François Sornay a été présenté, approuvé, discuté.
J’ai vu les groupes se promener dans Milly. Rien ici pour animer les dîners en ville, rien d’exceptionnel, ni d’étrange, ni de curieux. Il suffit pourtant d’avoir en mémoire deux ou trois poèmes de l’ancien maître des lieux pour que quelques images d’une simplicité absolue, plus simples encore que les simples de Cocteau, donnent à ce qu’on voit une légèreté presque enivrante. Milly, ce n’est pas le passé comme souvenir glorieux. Ce n’est pas la vénération d’un grand écrivain, d’un grand ancêtre, d’un grand mort. Rien de tout cela. Un vent frais. Un frisson. Une émotion transverse. C’est par le chemin de soi-même qu’on y va vers ce qu’on voit :
Voilà le banc rustique où s’asseyait mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère (…)
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure (…)
Voilà le seuil à l’ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait(…)
Une maison toujours natale. De si loin qu’on y vienne, dès la première fois, on peut dire :
Là mon cœur en tout lieu se retrouve lui-même !
Tout s’y souvient de moi, tout m’y connaît, tout m’aime !
Mon œil trouve un ami dans tout cet horizon,
Chaque arbre a son histoire et chaque pierre un nom.
L’art de François Sornay, qui a lu tout Lamartine, c’est, quand il fait visiter Milly, de ne fournir, en fait d’informations historiques et littéraires, que le minimum nécessaire à l’épanouissement du songe. Ici, en effet, on ne songe pas comme ailleurs. On ne s’évade pas. On ne s’abîme pas dans la rêverie. Les choses y sont ce qu’elles sont. C’est cela qui fait rêver, qu’elles soient ce qu’elles sont. Rien à chercher à côté, au-dessus, au-dessous. En même temps, à force de n’être qu’elles-mêmes, elles deviennent autres. Ce qui fait rêver, c’est de percevoir… disons-le : leur surréalité. Les surréalistes ! À Milly ? Et pourquoi pas ? S’il leur a fallu, pour retrouver la simplicité du monde, cette violence, ces détours confus, ces partis pris, cette haine quelquefois, n’est-ce pas parce qu’entre-temps tout avait conspiré à en interdire l’accès ? L’avons-nous retrouvé, cet accès, nous les si compliqués, les si collectivement solitaires acteurs de la modernité ?
Des questions de ce genre habitent les visiteurs, même s’ils ignorent tout des surréalistes, même s’ils n’ont jamais lu Le Lac. Avec une impitoyable tendresse, la maison de Milly les oblige à jeter sur eux-mêmes le regard naïf qu’ils redoutent tant. Entre l’univers qu’ils découvrent ici et celui d’où ils sortent, un gouffre, un gouffre effrayant. Impossible de nier ce grand écart : François Sornay, avec sa manière souple et aisée de passer du siècle de Lamartine au nôtre, en est le témoin irréfutable. C’est en cela qu’il est un vrai formateur, un des meilleurs que je connaisse. Il sait qu’il travaille une matière unique, l’esprit et les sentiments. Ces visiteurs, qu’il tient d’emblée pour des amis, même s’il leur faut s’acquitter d’un droit d’entrée, et dont il sent quel besoin ils ont d’être réconfortés, il les aide, à sa manière, à retrouver le chemin d’eux-mêmes. Ce n’est possible, évidemment, que parce qu’il leur parle de ce qui le touche ; c’est par son histoire, par les souterrains de son histoire qu’il va à la rencontre de leurs histoires particulières, de leur histoire commune. Y aura-t-il jamais une autre manière de s’adresser aux gens ?
« Pas assez haut, écrivait Lamartine parlant de sa famille, pour être enviée, pas assez bas pour être dédaignée ; point juste et précis où se rencontrent et se résument dans les conditions humaines l’élévation des idées que produit l’élévation du point de vue, le naturel des sentiments que conserve la fréquentation de la nature. » Cette fierté tranquille, cette indépendance sans arrogance, dont l’écho est ici immédiatement perceptible, voilà qui provoque, dans l’âme des visiteurs, une blessure et un désir. Impossible de ne pas sentir, à Milly, qu’il existe, pour reprendre le mot ironique par lequel un parti politique italien se désignait lui-même, un extrême centre. Impossible de ne pas sentir qu’il n’est besoin d’aucune médiation arbitraire pour y être relié. Impossible de ne pas sentir que l’existence est en elle-même luxueuse. Impossible de ne pas sentir que, de cet extrême centre, on est, parmi ses semblables, la joyeuse, la dansante, la libre, la fervente périphérie.
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
J’imagine qu’au lycée de Mâcon, le professeur Chervet invitait ses élèves à ne pas passer à côté du mot le plus important de ces deux vers, et qu’il le soulignait de la voix : « … et la force d’aimer ». Des montagnes, des saules, des vieilles tours, des murs noircis par les ans, des fontaines, des chaumières – de tout ce que la conscience stupidement centrale que nous avons désormais de l’homme dans l’univers nous ferait appeler, à contresens, l’environnement lamartinien – sourd un appel insistant : non pas, à proprement parler un sens, mais la promesse de l’existence d’un sens, un encouragement à vivre, une mise en perspective des tourments et des efforts, l’assurance d’un chemin, d’une appartenance. On dira que cet imaginaire rural est daté. Il l’est. Et rien n’empêche de trouver un autre rapport avec la nature que celui que suggère Milly, même si l’aménagement des parcs et jardins, l’organisation de randonnées pédestres et la visite de la forêt amazonienne en « forfait tout compris » ne paraissent pas constituer des alternatives décisives. Mais, de toute façon, c’est une rhétorique inutile que la déploration du temps passé. Entre les hommes et le monde, tous les termes de la relation peuvent changer.
Mais si c’est la relation elle-même qui sombre ? Si rien ne touche plus le cœur ? Si les choses incitent à la haine, à la fuite, à la solitude féroce de l’égoïsme, à la détresse de la violence ? Si l’usure rapide des objets est la condition de leur fabrication ? Si les œuvres de l’esprit n’invitent guère qu’à la curiosité et à la gymnastique des méninges, et si rarement à l’admiration, et presque jamais à l’amour ? Si tout est si hostile qu’il est décourageant d’ouvrir les yeux ? Si la volonté, privée de toute correspondance avec la vie, n’est plus qu’un pauvre petit soldat nerveux et angoissé, perdu sur un champ de bataille désert ?
Et pourtant… Comme Lamartine accablé par le fardeau insupportable de ses propriétés, les visiteurs arrivent à Milly en portant sur leur dos ce monde qui ne veut plus les porter. Souvent, c’est par une belle journée d’été. La région n’est pas avare de restaurants chaleureux. Après déjeuner, pourquoi pas Milly, et ce grand amoureux d’Alphonse ? La route est agréable. L’église du village n’ouvre guère qu’à la Fête du patrimoine mais elle est charmante sur cette petite place qui l’enchâsse. A-t-on replacé sur la pierre la plaque où se prolonge le souvenir maternel ? Elle n’y était plus cet hiver.
Voici l’étroit sentier où, quand l’airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l’aurore,
Nous montions sur sa trace à l’autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur !
C’est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle.
Trop tard. On est pris. La maison est à deux pas. Personne ne lui échappera. Les rarissimes provocateurs, il suffira d’un mot pour les apaiser. Et c’est en vain que, pour se protéger de l’émotion, les visiteurs feront mine de rassembler leurs souvenirs d’école, et Elvire et Graziella, comme si on allait les interroger. Mais chacun peut s’inventer son Milly : Lamartine l’inventait bien, lui ! Dans ce poème écrit à Florence, il parle d’un lierre qui n’existe que dans son imagination : ironique et tendre, sa mère s’empresse d’en faire pousser un. Rien de plus naturel. Dans le « non espace-temps », le miraculeux, c’est l’ordinaire. Pas besoin de hausser le ton. L’ordre du cœur. Pas de symboles, surtout pas de symboles ! Et pas de sens caché ! Nous sommes ce que nous sommes. Le monde est ce qu’il est. Espoirs frauduleux, désespoirs vaseux s’abstenir. Il suffit de ne se résigner qu’au meilleur.
(7 mars 2003)