Alice et Zaho

« Elle sent que ce qui l’entoure est trop étroit pour accueillir ce qui la brûle. »  Alice Renard, qui écrit cela, a vingt-et-un ans. Dans ces quelques mots, tout ce que j’essaye laborieusement, depuis quatre lustres, de montrer, de rappeler, d’affirmer, d’espérer. Si je vidais l’énorme grange de ce site où tiendraient une bonne vingtaine de volumes, je n’y trouverais pas un texte, pas une ligne, qui ne soit une manière plus ou moins maladroite de forer à la fois notre monde et mes contradictions pour y chercher ce que la simplicité royale de ces quelques mots en déterre superbement, glorieusement, définitivement.

Je n’ai pas encore lu La Colère et l’Envie. Pour l’instant, je médite la citation que nous a judicieusement offerte la journaliste qui interrogeait Alice 1. Trop étroit. C’est tellement vrai, tellement simple. Nous sommes ces bambins assis sur le tapis qui tentent rageusement de faire entrer un grand cube rouge dans un petit cube bleu. Pas possible. Pas mèche, comme on disait autrefois. Notre désir est trop grand pour le monde, trop large, trop fort. Quelque effort que nous fassions pour forcer le passage, nous ne pourrons pas nous y cacher. Nous nous y cognerons, nous nous y blesserons, nous nous y meurtrirons et nous y avilirons, rien d’autre. Le monde ne sera jamais notre contenant, notre protection. Nous ne serons jamais son contenu, son produit. Il n’est nullement notre ennemi, mais il ne sera jamais notre planque, notre alibi, notre issue de secours. Dans ce théâtre de poche, nous jouerons toujours faux.

Pour dire ces choses avec la justesse d’Alice Renard, il faut être tout près de son enfance, continuer de jaillir avec elle. Ce n’est pas affaire d’âge, c’est affaire de mémoire et surtout affaire d’oubli. Il faut ne plus entendre ce que racontent les autres de nos débuts dans la vie, il faut s’être débarrassé des légendes soufflées par la peur et, surtout, bien plus pernicieuses que les autres, de celles dont la bienveillance hypocrite nous jette dans le pire des cachots. Il faut ne pas craindre d’être seul, il faut rester en tête-à-tête avec le mystère sans nom dont nous sommes tous nés, ce trou noir effervescent hors duquel nous ne rencontrons jamais que nous-mêmes. « J’estime que je suis née vieille », dit Alice. Je la comprends. Nous naissons tous très vieux. « Tu verras quand tu seras jeune », m’a répondu un jour mon père.

Oser proclamer que ce qui nous entoure, en dépit de tous les prestiges, de toutes les séductions, de tous les gargouillis de satisfaction et de tous les rots d’importance, est trop étroit, ce n’est pas déclarer la guerre au monde, c’est nous interdire de l’idolâtrer et, en lui rendant son vrai sens, nous rendre à nous-mêmes. Si je ne songe pas à dissimuler le soulagement qu’a été pour moi l’irruption de la jeune liberté d’Alice, je ne cacherai pas non plus que j’étais à mille lieues d’espérer entendre, encore une fois, des accents aussi fermement heureux. Eh bien, voilà, il n’y a pas d’âge. Je découvre et je jubile. Les jeunes, hélas, je ne les fréquente pas trop, mais grâce à Alice Renard, je vais faire des progrès. Le beau, comme le vrai, comme le bien, trouve tout seul son chemin, au diable vos communicants. Elle m’a déjà fait découvrir cette Zaho de Sagazan, mime de la tragédie moderne, que toute la jeunesse semble connaître et qui atteint, elle, l’âge canonique de vingt-trois ans. Sa chanson Tristesse 2, aux antipodes du balbutiement auquel se condamnent tant d’interprètes, je voudrais que tout le monde l’écoute, et d’abord les gens de pouvoir. Elle n’en laissera aucun indifférent : à ceux qui ne verront pas en elle un signe lumineux, elle sera un inextirpable reproche. En quelques mots infiniment simples, tout est dit. La facticité à laquelle le monde nous condamne. L’état de marionnettes auquel il nous réduit. Nos révoltes dérisoires. L’insupportable impuissance qu’il nous faut reconnaître. L’inacceptable défaite. La détestation douloureuse que nous nous détestons de ne pouvoir surmonter. Comment nous brûlons de ne pas brûler.

Méfiez-vous de la première impression, disait je ne sais plus qui, c’est toujours la meilleure. Je le répète : je découvre. L’enfant qui est en moi depuis quatre-vingt-dix ans s’arrête pile devant la vérité de la beauté, devant la beauté de la vérité et crie à tous, comme il criait autrefois, naguère, à ses parents : venez voir ! Et s’embrouille dans ses explications. Et personne ne comprend plus s’il parle de Zaho, ou d’Alice, ou des deux, ou d’autre chose. Qu’importe, les amis ! C’est pareil, c’est kif-kif. Zaho, c’est le cœur d’Alice et Alice, c’est l’âme de Zaho. Alice, c’est le repos et la lumière mais, dans le repos, il y a le souvenir de la fatigue. Zaho, c’est la souffrance, mais l’espérance la creuse, l’illumine et la terrassera. Alice et Zaho, c’est l’avers et le revers, le une, deux de la marche. Alice, c’est le temps vu d’ailleurs, d’une assignation qui n’assigne pas. Zaho, c’est l’impatience du temps et la passion de la vérité qui la fait supporter, et d’abord la nommer. Parler de l’une, c’est parler de l’autre. Parler de l’une ou de l’autre, c’est parler des deux et parler des deux, c’est parler de tous, c’est parler de soi, c’est parler du monde. Du vrai. Du vivant. De l’habité. Elles ont vingt ans. Bonne route !

15 septembre 2023

Notes:

  1. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes/nouvelles-tetes-du-jeudi-07-septembre-2023-7422161
  2. https://www.youtube.com/watch?v=jfJjsTZng6Y