Solo pour Vanina (Théâtre)

Deux monologues…

Solo pour Vanina et Le fer à cheval irlandais sont deux monologues écrits dans la seconde moitié des années soixante-dix. Jamais je n’aurais osé aborder le théâtre si la rencontre de Vanina Michel, en juillet 1975, au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, ne m’y avait conduit comme à une presque évidence. Pourquoi et comment, sans que jamais ne s’abolisse une distance qui, au contraire, tend à s’accroître, on se sent proche d’une manière d’être dont on ignore tout, c’est là une question que notre collaboration a maintenue vive et, à sa manière, a imposée.

Nous eûmes d’autres occasions de travailler ensemble mais le Solo et le Fer à cheval portent plus vivement – et différemment – la marque de la nécessité. Sans doute trop démonstratif et, de surcroît, un peu trop ouvertement séducteur, le Solo n’en témoigne pas moins d’une méditation sur la femme qui se dit dans l’élan et la ferveur plus que dans l’aigreur et le ressentiment. À cette réflexion masculine sur la féminité, Vanina répondit en jouant, dans Le fer à cheval, le rôle d’un homme accablé de paquets qui sont autant de soucis ordinaires aisément identifiables.

Ces deux pièces furent très bien reçues par le public et la critique. La musique composée pour elles par Vanina et ses intelligentes mises en scène y contribuèrent beaucoup. Divers théâtres parisiens les accueillirent, mais aussi des festivals comme celui du café-théâtre, du Marais, de Villeneuve-lès-Avignon, de Carthage, etc. Pour Vanina, à chaque fois, c’était la première fois. Je me réjouissais des applaudissements enthousiastes et chaleureux qu’elle recevait. Parfois, pourtant, c’était encore mieux : un temps d’attente, de silence, d’hésitation, était-ce vraiment du théâtre ?

Dans un entretien avec un journaliste, elle cite une phrase du Solo qui, selon elle, en traduit bien l’esprit : « Ça va bien. Le monde comme il est, ça va bien. Parce que c’est juste celui-là que j’ai envie de changer. » Je ne vais pas la contredire. Là non plus, ce n’est plus du théâtre…

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Rose, rose et passerose.

Montagne de mon désir.

Jasmin et lilas.

Jacinthe.

Pourquoi renoncerais-je aux fleurs ?

N’est-elle pas juste la moindre couronne de fleurs si elle se pose sur une tête juste ?

Les vérités sans fleurs sont vides.

La clef est dans les fleurs.

Jacinthe. Jonquille. Iris.

Narcisse.

Je ne laisserai flétrir ici aucune fleur. Aucune de celles que j’ai senties et même, si c’est possible, aucune de celles que j’ai piétinées.

Il y a les fleurs qu’enfant on me mettait entre les mains pour suivre les processions.
Il y a les fleurs que, jeune fille, on m’offre.
Il y avait les bouquets plus gros que moi, où je dissimulais mon fou-rire.
Il y avait les parterres des jardins publics durant les ennuyeuses promenades.

Rose, rose et passerose.
Je prends ce soir le parti des fleurs.
« De mémoire de rose on n’a jamais vu mourir de jardinier. » Et j’aurai, ce soir, une mémoire de rose.

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De mémoire, je n’en avais pas beaucoup pour l’Histoire de France. Mais elle est jolie, la Pucelle. Je ne sais pourquoi, je l’imagine avec des taches de rousseur. Elle devait être fleuriste, son tablier couvert d’asparagus, une rangée de petites épingles sur son sein. Peut-être les épaules un peu fermes, un peu rondes et, sur l’une d’elles, un grain de beauté collé comme l’étiquette du fleuriste. Entre l’image que j’en avais et celle que je vois maintenant, une grande distance, une infranchissable distance. Mais très petite aussi.

Je me penche, jeune fille, vers cette fleur qui est moi et que je protège. Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là.

Je viens d’un pays sans langage
La banlieue couleur de ciment
La solitude sans rivage
La solitude sans le vent

Ma patrie c’était la misère
Les enfants dans le caniveau
À la lumière des réverbères
On rêvait d’un monde nouveau

La mer, la pêche et la montagne
On les voyait en noir et blanc
Quand c’était trop beau la campagne
Le film cassait au bon moment

On s’inventait une grand-mère
Au fond d’un village ignoré
On cherchait l’odeur des bruyères
Dans le dictionnaire illustré

Le cœur ne parle pas l’argot
Cette langue de dérision
Nous n’avions pas droit aux sanglots
Le long des fortifications

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Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là. Peut- être que je ne m’en relèverai jamais. Et pourtant, dit-on, la vie a changé. Mais tout ce que j’ai connu, aimé, appris, craint, porte le nom de cette fleur… Ce mouvement, c’est mon rire, maintenant. Et pourtant, j’ai chevauché. Je vous jure qu’elle est longue, la route. Ils sont tous là autour de moi, Dunois, La Hire, tous les autres et, de temps en temps, l’un m’aide à tenir les rênes. Ou bien encore, avec une grosse voix qui signifie « Je n’ai pas peur, je ne suis pas fatigué, j’en ai vu bien d’autres », ils me demandent : « Alors, la Pucelle, ça va ? » C’est moi. Vous savez : la statue. Ah ! l’effort qu’ils font pour atténuer un peu dans leur regard le désir qu’ils ont de moi. Dire qu’on a fait de moi une intouchable !

C’est vrai qu’ils ne me touchent pas, mais je ne me sens pas intouchable. Vous avez déjà vu de gros doigts d’homme cueillir des fleurs ? Ils doivent penser que tout cela n’est pas très naturel. Allez, on continue. Une plaine, une montagne, une autre plaine, une colline. Ils ne voient rien du pays. Pour eux, le regard, c’est superficiel. C’est comme les fleurs, c’est pour les femmes. Eux, les hommes, ils pensent. De temps en temps, l’un d’eux se penche vers un autre pour lui dire des choses égrillardes. Je le vois à leur bon sourire rouge qu’elles sont égrillardes et à l’empressement qu’ils montrent à me faire comprendre que ces pensées-là, ils les ont eues entre hommes, collectivement. Hue ! Ils transpirent et je transpire. Ce que c’est lourd, cette putain d’armure ! Sans l’armure, pour moi, tout serait assez naturel. Mais, pour eux, non. Il faut qu’ils s’expliquent tout. Les hommes font l’amour et expliquent tout, inlassablement. Allez, hue. Mais que c’est long… Au bout du chemin, il y a le Roi. Au bout du chemin, il y a le Roi…
Au bout du chemin, le Roi m’attendait.
Au bout du chemin, le Roi m’attendra.

Hue. J’avance en tête de ma grosse troupe ravie et craintive. J’ai l’impression de mener un troupeau. Dans leurs têtes, ils passent leur temps à récapituler les raisons pour lesquelles ils ne me touchent pas. Je suis sûre qu’ils se demandent s’ils ne sont pas devenus anormaux.

« Ça va, la Pucelle ? » Ah ! s’ils savaient comme on est pareils. Oui, ça va, la Pucelle. Moi, Jeanne de France, je prépare les hommes à savoir ce qu’est une femme. Le reste de mon histoire est très accessoire. Je ne suis à aucun d’eux, c’est vrai mais à Domrémy, vous savez, il n’y avait pas que des voix. Si un jour je meurs de mort violente, ce sera pour eux. Si je brûle, je penserai que j’avais d’avance accepté de flamber d’un coup plutôt que de griller à petit feu. Tout ce qui, en moi, peut brûler doit brûler. C’est comme le bois, l’hiver, quand on ne peut plus se chauffer. Tout ce qui en moi peut brûler, il faut que cela brûle.

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Elle disait cela, Jeanne, ou autre chose…
Est-ce qu’elle entendait vraiment des voix, je ne sais pas. Mais, moi, j’en entends.

« La vie est très longue », disent mes voix. Elles ne sont pas très savantes. Puis elles se taisent. Et moi, je m’arrête et j’écoute. Comme quand je cueillais des fleurs autrefois et que j’entendais le bruit du train. Elles disent toutes la même chose, mes voix, mais sur des tons tellement différents. La vie est longue. La vie est longue. Pas de pire cacophonie qu’entre des gens qui disent la même chose, mais différemment. Elles ne sont même pas capables de chanter faux en même temps, mes voix ! Pourtant, il me semble que j’aurai toujours quelque chose à leur répondre. La foudre répond bien à l’éclair. La cloche répond bien au bourdon. C’est normal de répondre. D’ailleurs je ne réponds pas. Ça répond. Ça répondra toujours. Même si on me bâillonnait, même si on me ligotait au fond d’une prison, il y aurait bien quelque part un bout de muscle qui répondrait. Comme ça répond, mon Dieu, comme ça répond ! Je suis comme une femme que son mari appelle. « Oui, mon chéri, je viens. » Et elle ne bouge pas. Et pourtant, c’est vrai, elle vient. Quelque chose en elle commence à vouloir venir. C’est vrai que la vie est longue. Alors, j’ai le temps. Je ne me relève pas trop vite. Encore ce myosotis pour le bouquet. Et cette marguerite… Oui, je viens, oui, oui, je viens.

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Ce qui donne leur prix aux choses, c’est l’échange. Toute réalité susceptible d’être échangée est une valeur. Toute valeur non susceptible d’être échangée est caduque et insignifiante. Naturellement, les hommes étant ce qu’ils sont – et je les connais, les hommes – ils croient tous que les valeurs de l’autre sont inéchangeables. On dit de nous, dans la profession, que nous sommes irrécupérables pour d’autres statuts sociaux. Les jeunes gens, au début, ont peur de nous à cause de ce que nous échangeons. Les hommes mûrs n’ont plus peur de nous à cause de ce que nous sommes censées ne pas échanger. Un cœur de fille de bar, ça ne s’échange pas. Ou alors dans les rêves, quand elle devient Juliette, Schéhérazade, n’importe quoi. Nous rassurons parce que nous sommes des pierres, c’est bien connu. Nous sommes des valeurs à zone d’échange limitée. Des VZEL. Il faut changer tout ça. Il faut réintroduire les filles de bar dans leurs droits à des échanges globaux et totalisants. Le syndicat a défini une stratégie. La question posée et soumise à l’approbation des adhérentes est celle-ci : « Comment passer d’un exercice fragmentaire et superficiel de la profession à son intégration dans un grand courant d’échanges ? » Extrêmement difficile. Nous avons d’abord pensé, comme tout le monde, que le salut était dans les discours. « Vous êtes-vous demandé, Monsieur, qui j’étais ? » Cela n’a donné aucun résultat. Les clients s’enfuyaient ou devenaient grossiers, surtout les intellectuels. Il a fallu chercher d’autres moyens. La grève étant exclue, quelqu’un a pensé à la provocation graphique. Nous nous serions fait tatouer, ici ou là, des inscriptions telles que je pense comme je suis. Ces profondes vérités eussent été, avons-nous craint, difficilement recevables. Nous avons aussi songé aux signes. Au détour d’un vêtement se seraient échappés une fleur, une page de la Bible, le portrait de notre vieille maman. Idée repoussée. À l’unanimité, le syndicat a décidé que nous devions passer du statut de personnes VZEL à celui de VZEI, valeurs à zone d’échange illimitée, mais qu’une commission serait nommée pour trouver les modalités concrètes de ce passage.

C’est toujours comme ça, les commissions. Débrouille-toi ma fille. C’est bon. Je ne vaux rien. Je ne vaux rien mais valoir ne vaut rien. Je n’ai pas besoin de valoir. J’accroche à la terre par ce qui m’y accroche. Je ne vaux rien. Je suis la muraille de Chine, le grand pont qui ne traverse pas les chutes du Niagara. Je ne vaux rien. Je suis un paquet de billets dans un coffre de banque, qui deviendra chevaux de course, pouponnière, bilboquet dans une papeterie de Carcassonne. Je suis mes bas, je suis mon décolleté, je suis ma quincaillerie. Arrière, vous autres. Je suis une pluie, je suis un sac, je suis la perdrix abattue, je suis le chasseur. Je suis ma colère et je suis mon indifférence, comme une soupe dans une bouche sans dents. Je suis mon reflet dans l’eau sale et l’eau sale court dans le ruisseau et le ruisseau va au fleuve et le fleuve arrose des prairies riches et odorantes où passent des tracteurs et des hommes d’affaires. J’y tiens à la terre. J’y tiens à la vie. Écoutez-bien ce mot-là : « J’y tiens ». Je suis solide comme mon goût de la dépense. Je suis une petite bourgeoise et c’est bon. J’ai acheté un trois-pièces et c’est bon, un trois-pièces. C’est bon de fermer sa porte sur soi. C’est bon le bruit de la clef sur soi seule. C’est bon les copines qui trahissent, les copains qui jacassent, c’est bon de se sentir vieillir. Ne me parlez pas de la vie, bouches sans dents ! Ne me parlez pas de la vie, clients ! Ce que je fais, je ne l’aime ni ne le déteste. On croit qu’on ne peut faire ce métier que si l’on n’en a pas d’autre. Pas vrai. Il y faut de la psychologie. Il ne faut pas prendre tout le monde de la même manière. Il y a des trucs. C’est bon de connaître des trucs. Et même si ce n’était pas bon, ce serait bon quand même. Il n’y a que les mots qui sont mauvais. Il n’y a que les mots qui sentent. C’est pourquoi, même moi, j’ai besoin de me cultiver. Il y a des trucs, il faut que je les connaisse, sinon j’ai l’air de quoi quand on me parle, j’ai l’air de quoi ? Il faut savoir rouler des mots comme des hanches. C’est comme ça qu’on se fait une personnalité. Et, sans personnalité, il n’y a pas de dignité. Et, sans dignité, ce n’est pas la peine de vivre. On n’est pas des chiens, non ? Il y en a qui font le métier, je vous jure, ça vous dégoûte. N’importe quoi elles racontent, n’importe quoi. Bien sûr, parfois, c’est vrai, avec les clients, il faut bien dire un peu n’importe quoi. Mais n’importe quoi, ce n’est quand même pas n’importe quoi. On peut dire n’importe quoi comme ça vient, comme ça passe, mais ce n’est pas n’importe quoi. Quand même !

Mais alors, si ce n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose. Et si ça vaut quelque chose, il y a bien quelqu’un pour vous l’échanger pour autre chose ? Je ne suis quand même pas un vieux billet de métro. Je ne suis quand même pas un tube de dentifrice écrasé. Qui veut de moi ? Mais qu’est-ce qui me prend, je suis folle, non ? Courir derrière le client, bientôt, non ? Jamais courir. Hautaine, il faut être. Indifférente. Ne jamais faire voir à quelqu’un qu’il vous intéresse. Ne jamais rien demander. Surtout, ne jamais rien demander. Moi, je n’ai jamais rien demandé à personne, vous comprenez. Vous comprenez ? Jamais rien. Jamais une fois. Pour quoi faire je demanderais, je n’ai pas besoin des autres, non ? Donner, ça, oui. À ceux qui en valent la peine, naturellement. Mais demander, c’est autre chose.
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Donner, c’est entendre la voix de celui qui demande. C’est bien d’entendre une voix, même si elle demande. Demander, c’est autre chose, c’est entendre sa propre voix. C’est beaucoup plus dangereux si vous y pensez bien. Si tu me demandes quelque chose, je peux imaginer que tu seras satisfait si je te le donne. Si je te demande quelque chose, je sais bien que je ne m’en contenterai pas. Merci est un mot de politesse et la politesse est une prudente barrière. Demander, ce n’est pas seulement entendre en soi une interminable série de demandes. C’est sentir qu’on n’est rien, corps et âme, qu’une énorme demande. Je peux me raconter que les autres se contentent de peu. Mais je vois bien que, moi, je ne me contente pas de si peu. Jamais le cœur n’a dit un peu, seulement un peu. Jamais le désir. Jamais le plaisir. Jamais la vie. C’est très simple tout cela. Les gens qui ne demandent plus, ou bien ils n’ont jamais voulu entendre leur voix, ou bien ils l’ont entendue jusqu’au bout et toutes leurs demandes se sont fondues en une seule demande qui est un don.

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Je me penche vers cette fleur qui est moi et que je protège. Je ne me suis jamais relevée de ce mouvement-là.

La même phrase, je voudrais la dire autrement. Avec une voix dans laquelle il n’y aurait nulle nostalgie. Mais j’aurais beau faire, je ne pourrais pas. Cette phrase, ce n’est pas moi, au fond, qui la prononce. Comment dire cela, c’est pourtant l’essentiel… Je me fais de l’intérieur, vous comprenez ? Je ne suis plus ce qui me surveille, me freine et me réprime, je suis cela même qui m’ouvre et m’épanouit. Il ne peut rien se produire contre ce mouvement-là. Simplement des coups de chien, des mauvaises passes, des hivers. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Et j’ai peur de tomber moi-même dans je ne sais quelle exaltation qui remplacerait les choses par les mots. Car ce n’est pas de mots qu’il s’agit, pas de mots. Il s’agit d’un sourire juste, extrêmement fort, qui m’envahit. Ça va bien. Le monde comme il est, ça va bien. Parce que c’est juste celui-là que j’ai envie de changer.

Seulement, évidemment, je n’ai pas prévenu les autres. Je ne me suis même pas prévenue moi-même. Toute situation va me trouver dans une folle confiance. Mais les projets des gens, vous savez, ça n’a pas d’importance. Ils changent, ils oublient, ils trahissent…

À tout désir où meurt la mort
Oui
À la flamme qui brûle encore
Oui
À l’étranger trop tôt venu
À ce réveil inattendu
Oui à mon chant oui au voyage
Oui aux promesses du printemps
Oui au retour oui au rivage
À l’amour usé par le temps

À toi tout seul dans ta voiture
Oui
Toi l’employé aux écritures
Oui
À ces visages du métro
Au fou-rire des dactylos
Oui à vos rêves que l’on raille
À la tendresse inemployée
Oui à ce cri qui vous tenaille
Et que vous alliez étouffer

À toi fidèle ou infidèle
Oui
À l’éphémère à l’immortelle
Oui
Aux gens des gares aux gens des rues
Au long chemin des pas perdus
Oui à la lèvre à la morsure
Oui à la fleur enfin éclose
Oui à la souffrance qui dure
Un peu moins que l’odeur des roses

Pour ta chanson qui voudrait naître
Oui
Va fermer un peu la fenêtre
Oui
Écoute-toi te raconter
L’histoire qu’ignore la télé
Les rêves d’enfant sont pareils
À la caresse du soleil
Les rêves d’enfant sont pareils
À ton regard qui s’émerveille

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Comment je m’appelle ? Sans importance. Non, je ne dis pas que c’est sans importance, je dis que je m’appelle Sans importance. Ah ! et puis pourquoi tu me poses toutes ces questions ? T’es diabolique, toi, hein ? Ceux qui questionnent sont toujours diaboliques. Dis, t’as pas dix francs ? C’est pour manger. Dis, tu m’achètes une poupée ? Une grande ? Mais non, je ne suis pas jolie. Ah ! Et puis arrête, je vais m’énerver. Je suis capable de m’énerver, tu sais, je peux tout casser si je m’y mets. Je ne suis pas bonne. Je suis diabolique. Fais attention à moi, tu sais. Tu veux que je te dise des poèmes ? Je ne les ai pas écrits, mes poèmes, parce que, quand ils sont écrits, on me les vole. Ah ! tu me fais rire! Ah ! ce que tu me fais rire ! Regarde celle-là là-bas. Elle, elle a des cheveux. Regarde pas mes cheveux, le coiffeur me les a coupés de force. C’est eux qui lui ont dit de les couper, c’est eux. C’est sûr. Tu crois que ça repoussera ? Quelle couleur ils sont mes cheveux, hein ? Noirs ? Non, pas noirs. Le noir, c’est ça, ou c’est ça, ils ne sont quand même pas comme ça, non ? Fais attention à ce que tu dis ou alors je m’en vais. Ce n’est pas la peine que tu parles si tu dis n’importe quoi. Tu dis n’importe quoi si tu dis que mes cheveux sont noirs. C’est eux qui les ont coupés. Ça ne repoussera jamais. Deux mois, tu dis ? Tu crois ? Tu dis ça pour me faire plaisir. T’es diabolique. Tu viens au drugstore ? Je voudrais des boucles d’oreilles toutes rondes, tu sais, des anneaux comme on en fait maintenant. Oui, mais au drugstore je ne peux pas y aller parce qu’ils vont y être. Tu comprends qu’ils m’en veulent, non ? T’es con ou quoi ? Tu le fais exprès. Ce n’est pas la peine qu’on parle si tu dis n’importe quoi. Enlève ta main, tu m’agaces. Enlève ta main, je vais m’énerver. Tout de suite ces trucs-là, t’es malade, non ? Tu veux voir mes photos ? Attends. Quand ceux-là seront partis, ceux-là ils ne m’aiment pas, je sais. T’en écris des poésies, toi aussi ? Comme les miennes, hein, je le savais. Il y en a qui écrivent des poésies mais, au fond, ils ne savent pas. C’est pas comme nous, hein ? C’est pas vrai, tu m’as menti et puis tu me fais parler, je n’aime pas qu’on me fasse parler. De quoi tu t’occupes ? Ah ! enlève ta main, je te l’ai déjà dit, enlève ta main, je vais m’énerver. Tiens, ça c’est noir, la fille là-bas, eh ! Mademoiselle, quelle couleur ils sont vos cheveux, Mademoiselle ? Noirs, ils sont noirs, tu vois bien que tu ne sais pas ce que tu dis. S’il n’y a pas de boucles d’oreilles, tu pourrais m’acheter un miroir. Y en a un à trente-quatre balles. Je te préviens, ne te mets pas d’idées en tête, hein ? C’est quand même pas parce que tu m’achètes un miroir à trente-quatre balles que je vais… C’est rien trente-quatre balles, non ? Oh ! que je suis malheureuse avec ces cheveux, je tire dessus tout le temps. Ce que je suis bête, hein ? Mais je te l’ai dit, je m’appelle Sans importance. C’est mon nom, là. Tu vois, tu m’énerves. Je m’appelle Sans importance, c’est mon nom et puis c’est tout. Je veux bien te montrer des photos mais tu ne les toucheras pas. C’est moi qui les tiens. Non ! Il faut que je laisse mon doigt là. Y a une raison, non ? Ah ! t’es pas délicat avec les filles ! On t’a jamais dit qu’il fallait être délicat avec les filles, non ? J’ai une cicatrice, tu vois bien. Arrête de me dire que c’est rien. Tiens, regarde si c’est rien ! Attends. Dis, Monsieur, vous n’avez pas dix balles ? Il y a des gens, ils ne savent même pas demander dix balles. On dirait que ça ne les intéresse pas. Ils disent : « T’as pas dix balles ?» Moi, tout de suite, j’y vais, là. Dis, eh ! file-moi dix balles. T’as vu la fille ? Elle se marrait. Celle-là, tiens, elle n’était pas noire. Comme moi elle était. Non, pas comme moi. Un peu plus châtain. Elle tirait sur le châtain. Je ne te dis pas qu’elle était châtain, je te dis qu’elle tirait sur le châtain. Tu m’énerves. Tu fais semblant de ne pas comprendre. Tirer sur le châtain, ce n’est pas être châtain, non ? Parce que tu m’achètes un miroir à trente-quatre balles, tu vas peut-être imaginer que je vais passer la nuit avec toi, non ? Et puis, laisse-moi, hein, il faut que je fasse la manche. Où je dors ? Chez une copine. Mais je vais bientôt te quitter parce que si elle apprend que je suis allée au Drugstore… Surtout pour une glace à trente-quatre balles ! Au drugstore, ils y sont tous. Forcément, ils savent que j’aime ça, le drugstore. Puis ils ont dit au coiffeur de me couper les cheveux. Pas trop, je lui ai dit, un ou deux centimètres. Juste pour les pointes, quoi, c’est tout. Et puis il m’a tout coupé, dis. Je tire dessus maintenant comme si ça allait les faire repousser. Mais ça ne les fait pas repousser. C’est comme moi. J’ai beau faire pour tenter de grandir, je ne grandis pas.

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Finie la comédie. Je ne suis ni folle, ni Jeanne d’Arc, ni le Prince ni la Belle au bois dormant. Et pas davantage celle qui tente de vous le faire croire. Essayages, essayages, j’en ai assez de n’être jamais à mes mesures. J’en ai assez des promesses qui craquent, des grands mots qui baillent, des retouches, des arrangements. « Il n’y a qu’une pince à reprendre, je vous assure. Donner un peu d’ampleur ici, un peu de flou là. Peut-être un peu aussi aux épaules et à la taille, mais ce n’est pas la peine d’en parler. »

On reprendrait bien tout à zéro, n’est-ce pas ? Mais le zéro n’existe pas. C’est toujours aujourd’hui, voilà. En quoi faut-il encore que je me cache ?

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Il y a cinq siècles, une dame nous a tout dit. Elle vit au centre de Paris, au Musée de Cluny. Rappelez-vous. La dame à la licorne… La tapisserie… On la voit cinq ou six fois. Tout le monde s’accorde à juger authentiques les cinq premières tapisseries mais c’est moins sûr pour la sixième. Ces cinq-là sont faciles à comprendre. Sur la première, la dame respire des fleurs. Sur la deuxième, elle choisit une dragée dans un drageoir. Sur la troisième, elle se regarde dans un miroir. Sur la quatrième, elle écoute un instrument. Sur la cinquième, elle touche la corne de la licorne. Un peu gourmande, un peu jouisseuse, un peu France-Musique, un peu narcissique, un peu coquette. Les cinq sens. Là-dessus, les savants se mettent aisément d’accord.

La sixième tapisserie, c’est autre chose. La dame est debout devant une tente ouverte et vide. Elle ne respire rien, elle ne regarde rien, elle n’écoute rien, elle ne touche rien, elle ne goûte rien. Au-dessus de la tente, une courte inscription : « À mon seul désir ».

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J’ai renoncé à mon bouquet mais, vous savez, je ne méprise pas l’odeur des roses. Je ne me donne plus le délicat plaisir de choisir la bleue, la blanche, non la bleue, non la blanche mais j’aime toujours les dragées. Je ne sais plus ce que j’ai fait de mon luth et mes mains sont là, le long de mon corps, comme si elles ne me servaient à rien, mais j’aime toujours la musique. Et mon miroir ? Cassé mon miroir, je suis la femme sans miroir, donc probablement aussi la femme sans amant. Mon doux amant est venu dans ma maison, mon doux amant est venu dans ma chambre, mon doux amant est venu dans mon lit et j’ai dit à mon doux amant : « Va-t’en ! » Je n’entends plus les roses croquer des dragées dans mon miroir. Je ne vois plus la licorne sentir mon luth blanc, non bleu, non blanc. Je vous demande pardon, je ne suis là que pour un instant. Je suis faite de restants de laine. On m’a mise de côté par morceaux. Je suis ce que les roses sentaient trop. Je suis la dragée qui ne fond pas. Je suis l’écho de la lyre quand on s’est fracassé la lyre sur le crâne. Je suis le grain de beauté derrière l’épaule, celui qu’on ne peut pas voir dans le miroir, celui dont on n’est pas sûre. Je suis la peau lorsqu’elle dit à la main qui la caresse : « Tu ne me caresses pas. » Je suis la femme bouts de ficelle. Je suis indéfaisable. J’ai dit à mon doux amant : « Mon doux amant, va-t’en ! » Il est parti. C’était très bien. Je suis en trop, en surplus, en excès. Les gens cherchent dans leur catalogue et, comme je ne fais rien, ils comprennent pourquoi je suis en trop. Le soir, après le dernier visiteur, je rentre dans ma tente et j’y attends le matin. Jusque-là, il est toujours venu. Ce que je fais dans ma tente ? Je danse. Je n’ai pas perdu le sens de la danse. Ni aucun des autres sens. Perdre les sens, ça n’a pas de sens. De mes sens j’ai gardé l’essence. L’essence des sens, c’est le sens. Mais c’est une essence volatile, volatile, ne vola-t-il pas ? On dit que je ne suis pas très simple. Ce n’est pas vrai. Les cinq autres sont très compliquées, moi je suis bête à pleurer, même si je ne pleure jamais. Pourquoi pleurerais-je puisque je n’étais appelée à rien et que je suis ? Les autres sont utiles, elles pleurent. Moi, la femme bouts de laine, je suis inutile et n’ai aucune raison de pleurer. Mon doux amant est parti. Mon doux amant n’est pas mort. Il est venu dans ma maison, dans ma chambre, dans mon lit. Je lui ai dit : « Va-t’en ! » Il est parti. Comme les luths sentent bon quand ils caressent les roses bleues ! Il n’est pas mort, mon doux amant, il n’est pas mort.

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Comme c’est long, comme c’est long de vivre
Comme c’est long de vivre vingt ans
Comme c’est long de mourir jeune
Comme c’est long le temps d’une rose
Quel nom donnerai-je à cette main dont je suis la cire ?
Saurez-vous jamais ?
Quel étrange repos
Quelle inconcevable paix
Et ce n’est même pas la peine de chercher à nommer
Cela
Cela aux fortes mains de fée
Cela
D’au-delà des peines
Cela
Comme une vague qui n’en finit pas de grandir
Cela
Qui ramasse en moi plus de choses que je n’en peux perdre
Cela
qui ignore en moi plus de choses que je n’en pourrai savoir
Cela
qui aime en moi tellement plus que je ne pourrai haïr
Cela
la mer le train ce que vous voulez
Cela
mon cher ennemi qui me vaincra
Cela
à qui le temps n’est qu’un oui différé, retenu, un oui mal osé
Cela
qui n’est ni ceci ni cela qui est moi et qui n’est pas moi
Cela
comme une immense fatigue d’être
Cela
comme un chant qui a perdu ses paroles
Cela
qui est mon corps en qui tout se travaille
en qui tout se modèle et se forme malgré moi
Cela
contre quoi toute idée boite et s’en vient s’appuyer
Cela
qui est de toute inutilité et de si grande certitude d’être utile
Cela
dont je voudrais tellement vous parler
Cela
que je trahis sans cesse et qui joue de mes trahisons comme d’imprévisibles cordes
Cela
où je sais que je ne serai jamais autrement qu’en désir
Cela
qui a tous les visages et qui n’en a aucun
Cela
amour de mon amour
Cela
d’où viens-tu voyageur et quelles sont ces blessures
sur quel chemin as-tu choisi de te perdre
Cela
qui n’a pas l’odeur de la terre mais de qui vient la terre et les arbres et l’eau et le vent
Cela
qu’un souffle réveille et qui se déchaîne en longues rafales de désir en longs hurlements de soif
Cela
qui dessèche mon rire et abolit ma souffrance
Cela
d’où me vient comme une grande et affectueuse patience
Cela
comme l’ami qu’on voit partir et dont le départ reste
Cela
contre quoi je dresse chaque jour la plus inutile des barrières
Cela
qui a fait avec moi un pacte que je n’ai pas signé et qui d’une obstination têtue me rappelle à une parole que je n’ai pas donnée
Cela
qui invente tout ce qui n’est pas et par qui tout devient absence de
Cela
que je connais si bien
Cela
comme la plus caressante des caresses
Cela
qui sait se transformer en épouvante
Cela
par qui tout ce que je sais est comme une pierre tranchante et froide
Cela
dont je sais que je parle si mal et qui pourtant me pousse à parler
Cela
comme une injustice plus juste que la justice
Cela
qui fuit sous mes doigts
Cela
que je ne crois pas et qui me croit
Cela
qui m’enveloppe de plénitude
Cela
par quoi je suis oiseau
Cela
par quoi je danse et chante
Cela
par quoi je pleure
Cela
par quoi mon amour est mon amour que toute vie réveille et que toute mort provoque
Cela
et toute danse est une danse de mort mais
Cela
en fait une danse de vie
Cela
qui ne m’est pas du tout naturel mais qui pourtant ne m’est pas du tout surnaturel
Cela
et peut-être ai-je tort d’en parler seule et peut-être n’est-il fait que pour les amants mais au soir de la solitude
Cela
est la grande douleur de l’amant perdu et la douleur vibre comme un navire dans la tempête
et Cela
met en danger le danger et envoie la tempête à la tempête et gave le mal de mal au point qu’il en crève
et Cela
me fait plus folle encore que je ne le suis et rend folle ma folie
et Cela
à l’instant de mon sommeil n’est que mon bras sur la fraîcheur du drap
et Cela
je vous le jure est presque aussi heureux qu’un amant mais mon amour qu’est-ce qu’aimer sans
Cela
viens,
bois,
je suis ivre d’être aimée comme si j’étais
Cela
que je ne suis pas mais où ton amour me plonge
viens
c’est moi et ce n’est pas moi ah ! ne cherchons plus à comprendre cela est dans ta caresse et pourtant je sais que cela n’y est pas
et chaque instant
ouvre un grand gouffre d’erreur où je sais bien que la vérité m’attend
et Cela
tombe plus vite que je ne saurais tomber
viens mon non-amour
jouer avec moi de Cela qui nous invente et nous inonde et nous anéantit de légèreté
viens
homme ordinaire
vers moi femme ordinaire
nous nous connaissons bien le bruit de ton pas me fait rire
viens
ce siècle est laid comme tous les siècles ainsi se déguisent les siècles
viens
le bruit de ton pas me fait rire mes roueries sont bonnes et bons sont tes désirs et le bonheur est bon et la douleur est bonne
viens
aimer est un grand vent aimer est une solide nourriture aimer est le grand rire de faire erreur aimer est le grand rire de faire la plus formidablement juste des erreurs

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Pour y voir plus clair, reprenons, si vous le voulez bien, les choses à leur début. Jeanne d’Arc, c’est maintenant bien établi, fut brûlée par les Anglais. Dans sa prison, quand la préparation de son procès lui laissait un peu de loisir, je suppose qu’elle rêvait un peu de Domrémy. S’y imaginait-elle revenue à la faveur d’une escapade ou de quelque libération provisoire ? Il ne devait pas être simple pour elle de s’imaginer dans un lieu où ne l’avaient envoyée ni Dieu ni le Roi. Personne, bien sûr, ne l’y prenait pour Jeanne d’Arc. Pour une folle, plutôt, ou, qui sait, par l’opération de quelque métamorphose, pour un arbre de la forêt, pour une jacinthe ou pour un cygne dont plusieurs reconnaissaient en elle la navigation nonchalante. Son père, sa mère, son promis, ses frères, ses sœurs, ses bêtes, ses champs, tout, dans sa rêverie, lui aurait été sujet d’angoisse. La fréquentation des prêtres, des officiers, des juges l’aurait heureusement aidée à dissimuler son trouble et lui aurait suggéré de prononcer certaines paroles fortes que les chroniqueurs n’eurent pas le loisir de rapporter. Elle aurait pu dire par exemple  : « Qu’est-ce qui est à moi ? » Ou encore :   « Qu’est-ce qui peut bien être à moi ? » Car rien n’était plus à elle, aucun souvenir, aucune image, ni l’épisode Le Sire de Vaucouleurs, ni l’épisode Le Roi à Chinon, ni aucun autre. À elle la prison, à elle l’oubli de tous, à elle l’impossible retour. Elle n’a plus rien. Elle n’a jamais eu rien. Même pas l’enclos. Même pas le grand pré. Même pas l’étable meurtrie par la foudre.

Quand elle rêvait ainsi de ce Domrémy perdu, elle avait vraiment peur. Sans doute avait-elle envie de crier : « Je suis Jeanne d’Arc ! Je suis Jeanne d’Arc ! ». Mais, dans la prison, même si tout le monde ignorait qui était Jeanne d’Arc, tout le monde savait que c’était elle. Rêver de Domrémy était plus terrifiant que regarder en face la dureté de son sort, la Guerre, l’Inquisition. De cela, Jeanne a dû avoir très peur. Celui-ci qu’elle reverrait rentrant des champs et qui ne la reconnaîtrait pas, c’était donc son frère ? Celui-ci son cousin ? Celui-ci, dont elle ne pouvait pas dire grand-chose, son père ? Pour émouvoir quelque chose d’eux, pour que leurs yeux s’ouvrent, qu’aurait-elle pu faire ? Et l’aurait-elle voulu ? Finalement elle eut la mort de tout le monde : celle qu’elle n’avait pas attendue, celle qu’elle n’avait pas imaginée. Le mystère ne lui fut pas enlevé, ni compté, ni abîmé. Le mystère ne lui fut pas dissimulé.

Il n’y aura pas de retour à Domrémy. Il n’y aura de retour nulle part. Un immense oubli se fabrique avec tout ce que construit sa mémoire. Ce n’est pas toujours si facile, ces temps-ci, l’oubli.

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Mon petit docteur chéri, je vous écris aujourd’hui cette lettre pour vous remercier de m’avoir si bien soignée. Vous voyez, mon cher docteur, je suis une femme libre maintenant et je n’ai plus peur du tout du sentiment que je vous porte. Tout n’est pas encore parfait, bien sûr, mais chaque jour apporte sa part de progrès. Maman est morte la semaine dernière, eh bien ! je crois que j’ai bien réagi et que, dans l’ensemble, j’ai digéré. Bien sûr, vous me l’avez dit, il y a des choses dont je ne me débarrasserai pas facilement. Mais peu à peu j’enkyste. Comme vous me l’avez expliqué, j’enkyste ce que je ne peux pas assumer au niveau de mon conscient. J’ai essayé d’expliquer ça à Maman pendant sa maladie. Je lui disais : « Enkyste, Maman, enkyste… » Elle ne pouvait pas. Ou elle ne voulait pas. Cela ne m’a pas étonnée : elle était jalouse de ma psychanalyse. Moi, en tout cas, je n’ai presque plus d’angoisses quoique je ne prenne guère de médicaments. Je crois que je pourrais vivre n’importe quoi, maintenant, ça ne me ferait plus rien. Vous m’avez fait comprendre que vivre n’était pas une plaisanterie, c’est pourquoi je donne votre nom à tout le monde.

Si vous saviez comme les gens se comprennent peu. Je fais comme vous, je leur explique comment ils sont mais, moi, ils ne veulent pas me croire. Le point difficile, c’est toujours mes pulsions. Les hommes sont gentils, bien sûr, mais ils manquent de maturité. Ils ne comprennent pas les implications. J’ai lu dans un livre que la pulsion sexuelle, c’est celle qui a élevé les cathédrales. C’est vraiment impressionnant. Cette idée me sert beaucoup dans mon travail. Mon bureau est tout rangé, tout net. Si vous saviez comme je suis devenue lucide ! Quand on me dit que je suis belle, je ne le crois plus.

Comme c’est bon de pouvoir vous écrire, d’avoir un ami qu’on respecte et qui vous respecte et à qui l’on peut communiquer les choses les plus importantes de son vécu. J’ai beau savoir que vous êtes un homme et moi une femme, ça n’a plus aucune importance. Grâce à vous, j’ai repris goût à lire des livres, de développement personnel surtout. Mais pas seulement. Je termine une intéressante étude sur le masochisme et, quand j’aurai fini, j’attaquerai les sadiques. Chaque jour je pense à ce que je serais devenue sans vous et ça me fait couler la sueur dans le dos, presque jusqu’aux fesses.

Vous m’avez ouvert l’esprit. Je ne parle à presque plus personne. J’écoute et je prends des notes. Ma copine Rosy, celle qui avait fait une névrose obsessionnelle, vous vous rappelez, eh bien ! elle est amoureuse. Bien sûr, c’est de la projection pure, mais pas moyen de le lui faire admettre. Je me demande si, pour des gens comme ça, la psychanalyse ne devrait pas être obligatoire. Car le garçon l’aime, lui, d’un amour très pur, très passionné – mais assumé par son conscient au niveau de l’oblativité. Et beau avec ça ! Est-ce que je ne devrais pas lui ouvrir les yeux sur les projections de Rosy ? J’étudie tous les livres que je peux pour les aider. Parfois c’est un peu difficile et je regrette qu’on n’en fasse pas de plus simples, avec une liste alphabétique des symptômes pour qu’on puisse s’y reconnaître.

Comme je voudrais aider tout le monde ! Si mon père et ma mère avaient été moins méchants avec moi, j’aurais peut-être été capable de faire, moi aussi, des études de psychanalyse. Peut-être seriez-vous venu chez moi pour votre didactique. Souvent je pense à vous sur mon divan et cela me remplit d’émotion. Je sais bien que c’est un fantasme mais puisqu’il ne peut pas se réaliser, je me l’accorde. Tout ça fait partie de mon transfert qui est, je crois, en bonne voie de résolution. À propos, quand j’étais sur votre divan, je pensais que vous devriez bien faire repeindre le plafond de votre salon. Il n’est plus très frais et ça pourrait distraire vos patients. Mais j’arrête mon bavardage. Je vous serre très amicalement la main.

P.S. Si vous trouvez encore des symptômes dans ma lettre, n’hésitez pas à me les signaler, s’il vous plait. Vous savez que la vérité ne me fait plus peur.

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« Enfin », dit Jeanne d’Arc en soulevant la visière de son casque et en s’épongeant d’un kleenex.
« Enfin », dit la fille qui peut desserrer un peu sa gaine.
« Enfin », dit la Dame à la licorne qui va aller roupiller sous sa tente.
« Enfin », dit la folle qui continue de faire la manche.
On s’assit devant des bières bien fraîches, on entendit des gens se moucher, enfin on se reconnut.
« D’où on sort, dit l’un, t’as vu ça ? »
« Éreintant ! », dit l’autre.

On était heureux de se retrouver, vraiment heureux. Tout revenait à sa place. L’un tirait sur sa pipe avec profondeur. L’autre disait n’importe quoi à la serveuse. Je me sentais planer, saoule de paroles inutiles.

Et, tout à coup, le fou-rire partit. Non mais, des fois, quelle aventure ! Un one woman show!

« Pas chiche de te le farcir, le monologue » m’a dit la Dame à la licorne. Si tu réussis, je te paye un quintal de dragées blanches, non bleues, non blanches, non bleues. »

Et j’ai dit chiche ! Alors voilà. Et maintenant je ressemble à un kilo de petits pois qui roulent sur la moquette d’un dentiste.

Voilà, j’ai dit chiche. Seulement, les amis, un pari ça se tient jusqu’au bout ou ce n’est pas la peine.

Remets, s’il te plaît, ton masque. Celui-ci, celui-là, prends le plus classique, c’est encore ce qui va le mieux à tout le monde.

Celui-là, oui. Tu vois, ce n’est pas toi. Elle est petite et brune et tu es grande et blonde.

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Regardez-moi mettre mon masque, Messieurs Dames. Regardez-moi, au son du synthétiseur, dans le décor pop que vous imaginez, regardez-moi, la femme libre de notre temps, reprendre volontairement le masque de la petite fille de Thèbes. Regardez-bien. Je disparais. C’est encore trop tôt, Messieurs Dames, pour jouer sans masque, beaucoup trop tôt. Il faut faire semblant de dormir, tandis que les premiers rayons du soleil traversent la chambre et viennent zébrer vos draps. Faisons semblant de dormir puisque nous avons, et peut-être pour longtemps encore, peur du jour. Au travers de ce masque, qui est la paupière de notre âme, laissons filtrer de la lumière le peu que nous en pouvons supporter. Nous savons bien qu’elle est là. Mais nous ne savons qu’en faire. À toi Antigone, à toi !

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Alors j’ai un peu gratté la terre qu’on avait jetée sur moi et, à certains endroits, j’ai vu qu’elle était légère. J’ai vu, enfin j’ai vu avec ma peau. Alors j’ai attendu que les gardes s’en aillent et j’ai gratté tant et si bien qu’il y a eu une petite ouverture et tout le sable était dans mes yeux et j’en étais aveuglée mais, sous la terre, à quoi m’auraient servi mes yeux ? Et peu à peu, pendant que tous les penseurs pleurnichaient déjà de satisfaction, j’ai réussi à sortir de mon bain de terre. L’orteil est venu le premier. L’orteil est venu dire aux professeurs de lettres : je suis ici. Tout le reste a suivi le pied. Alors je me suis rappelée que, si j’avais été enterrée, c’était parce que j’avais voulu donner la sépulture à mon frère Polynice parce qu’il est convenable, obstinément convenable de donner à un mort une sépulture, à un mendiant une pièce, à un enfant une caresse ou une fessée. Et j’ai compris que je n’avais donné la sépulture à mon frère Polynice que parce que l’on me l’avait ainsi appris et qu’il est convenable de faire ces choses-là qu’on vous a apprises et qu’on sait bonnes. Et que si j’avais pu les apprendre, c’était parce que j’avais des yeux, parce que j’avais des oreilles, parce qu’il faut des yeux et des oreilles pour comprendre quelles paroles il faut dire sur un mort, parce qu’il faut des yeux et des oreilles pour bien enterrer un mort. Et j’ai compris que si j’avais été enterrée vivante, c’était parce que j’avais des mains pour toucher, des oreilles pour entendre et des yeux pour voir et que ça devait faire peur à quelqu’un. J’ai compris que l’héroïsme, la politique et le théâtre avaient finalement peu à voir avec mon histoire. Et j’ai compris qu’au fond – je dis : au fond – j’étais d’accord. J’ai compris que si j’avais été Créon, j’aurais fait comme lui. Et j’ai compris que s’il me fallait un masque pour raconter mon histoire, c’était parce que le masque ressemble à la prison de terre et qu’avec lui mes mains, mes oreilles et mes yeux feraient moins peur aux spectateurs.

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Alors j’ai compris que le monde ne faisait que commencer, que ce serait toujours Thèbes quelque part. Alors j’ai pris mon temps en patience et je me suis dit : « Antigone, ma belle, puisque tu es un symbole, reste-le. N’enlève pas ton masque, Antigone, jusqu’à ce que, de lui-même, il tombe ou que la douceur d’un autre ne t’en délivre. »

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« Viens compagnon, viens. » Je ne sais s’il est tombé par mes mains, mon masque, ou par les tiennes. Il n’est jamais très loin. C’est le premier vêtement que je garde à portée de ma main. Il m’arrive près de toi, le soir, de le reprendre. Je passe ma nuit à le retrouver et à l’enlever. Je joue avec. Je l’enlève parce que je t’aime. Je le remets parce que je t’aime encore. Toi, tu dors, compagnon. Moi, je veille. Tu as parlé, tu dors. Moi je veille. Sais-tu pourquoi ? Pour une raison infiniment simple à laquelle tu n’as pas songé. J’ai froid aux pieds. Pardonnez-moi cette trivialité, Monseigneur, les pieds des femmes sont toujours plus froids que les pieds des hommes.