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Oui, je dirai non

Il est vrai que beaucoup de Français vont répondre à des questions que ne leur pose pas le référendum, gênant par là les partisans du oui. C’est pourtant raisonner bien court que de s’en tenir à ce constat. Il en serait sans doute autrement si nous vivions dans une véritable démocratie, si le peuple était autre chose que le faire-valoir de la classe politico-médiatique, si, plutôt que de l’abrutir de propagande, on se souciait de ce qu’il pense, de ce qu’il sent, de ce qu’il craint, de ce qu’il espère, de ce qu’il désire ; s’il pouvait parler tranquillement, librement, simplement, de la vie qu’il vit, de son épaisseur, de son sens, de sa musique. Sans doute, habitué à donner son sentiment sur le fond des choses, serait-il moins tenté de confondre les genres. Les gens qui fuient un immeuble en feu ne se demandent pas s’ils s’échappent par l’entrée ou par la sortie, par l’escalier des maîtres ou celui des domestiques. Ce peuple qui étouffe est comme eux : il voit un moyen d’expression, il le prend. Il a raison. Et, comme pour le lui confirmer, les dirigeants, insensibles comme d’habitude à ses mouvements profonds, ne s’intéressent qu’aux inconvénients que comporte pour leurs projets cet événement inattendu.

Les partisans du oui auraient d’ailleurs mauvaise grâce à expliquer que les champions du non contournent ou dépassent la question posée. Eux-mêmes piochent leurs arguments dans des considérations qui n’ont rien à voir avec le projet de Constitution. Ces attendus ne sont pas tous du même tonneau. J’ai éclaté de rire quand j’ai entendu François Baroin nous jeter à la face, comme une tarte à la crème, que voter non, c’était voter Bush. D’autres sont plus vicieux. Un « oui rebelle », a proposé Jean-Pierre Raffarin avant qu’on ait pu le faire taire. Ça, je connais. C’est le manager qui, devant une douzaine d’employés, prend ses fantasmes pour des réalités et, après avoir réduit l’assistance au silence par des menaces bien ajustées, vocifère que ce qui l’indigne, lui, manager, c’est la pusillanimité réactionnaire des syndicats, que les seuls révolutionnaires, il le disait la veille encore au président, ce sont les managers, que, plus ils sont managers, plus ils sont anarchistes, et ainsi de suite jusqu’à la fermeture des locaux. Sordide et loufoque. Du Benny Hill.

Il y a encore plus laid. Les partisans du oui veulent nous faire croire que voter non, c’est avoir peur. Là aussi, il s’agit d’une variante d’une manipulation couramment pratiquée dans l’entreprise. Premier temps : les managers, pour imposer une décision qu’ils savent impopulaire, suscitent eux-mêmes la peur. « Si vous n’acceptez pas mon point de vue, vous créez une situation dangereuse pour l’entreprise ; votre salaire, voire votre emploi, en feront les frais. » Bon gré mal gré, la plupart cèdent. Alors, deuxième temps : pour faire oublier aux salariés leur lâcheté, les managers proclament haut et fort que ce sont les éventuels opposants qui sont des peureux ; ces stupides réactionnaires sont ignorants du progrès et de la modernité, etc. En un mot, ils sont minables. Coup double : personne n’ose plus s’opposer ouvertement à un discours qui déculpabilise à si peu de frais et chacun, en secret, rumine son amertume et sa honte. Troisième temps : les managers feignent de s’étonner de la morosité qu’ils ont volontairement installée. Vraiment, humainement, elle leur fait de la peine. Plus ils feignent de s’étonner de tout ce trouble, plus ils l’aggravent. Plus ils l’aggravent, plus ils suscitent de conflits : entre les salariés, d’une part, entre chaque salarié et lui-même, d’autre part. Et plus ils suscitent de conflits, plus ils ont les coudées franches, dans cette atmosphère pourrie, pour diviser, pour imposer, pour sanctionner, pour préparer la manipulation suivante.

Ce scénario est exactement celui que les politiques, en bons disciples des managers, tentent de mettre en place pour faire triompher le oui. La difficulté, c’est qu’une nation n’est pas une entreprise et que, tant que le totalitarisme n’y est pas entièrement en place, les libertés ne s’y domptent pas aussi aisément. Chacun peut prêter l’oreille à l’écho, dans son for intérieur, des mots qu’on lui adresse, en apprécier la valeur, en mesurer l’honnêteté. Chacun peut s’ouvrir à d’autres de ses doutes, de ses mauvais pressentiments, de ses intuitions vagues, de ses désirs simples et vrais. Chacun peut ainsi retrouver avec les autres le terrain du sens, redécouvrir le fondement secret de la communauté, rendre à la raison le socle de réalité vécue sans lequel elle n’est qu’une algèbre déraisonnable. C’est à cela que nous assistons ces temps-ci. Grand moment que les sectaires de tous bords seront bien inspirés de ne pas défigurer de leurs étiquettes gâteuses et merdiques. Moment dangereux. Pour ma part, si l’illusion lyrique n’est pas -n’est plus- ma tentation, je sais qu’aucune existence n’est à la hauteur d’elle-même si elle ne rompt pas avec le formalisme abstrait qui, via l’économisme, via le culte de l’entreprise, via tous les modes frauduleux d’exaltation de soi, fait de notre vie sociale une anticipation de la mort.

Quand j’ai cherché ce que j’avais à répondre à cette accusation de peur, un très ancien souvenir, assez drolatique, est revenu à ma mémoire. Le patronage encore, matrice de ma vie sociale ; le chantage à la peur, c’est une vieille lune ! Ce déluré tenait à tout prix à ce que nous pissions dans le bénitier de la chapelle ; à ceux qui refusaient, il disait en ricanant : « T’as les jetons, hein ! T’es pas cap’ ! » Je n’ai pas pissé dans le bénitier. Parce que ça me dégoûtait. Je ne voterai pas pour la Constitution européenne. Parce que le climat qu’instaure la modernité entre les citoyens me dégoûte.

Je voudrais, bien sûr, être pour l’Europe. Une Europe qui aurait échappé à l’emprise de la mondialisation, c’est-à-dire aux États-Unis. Une Europe qui ne mesurerait pas sa valeur à son poids économique. Une Europe qui ne sacraliserait pas la compétition. Une Europe où l’on se parlerait, donc une Europe sans “communication”. Une Europe où les footballeurs et les animateurs de télé ne seraient pas des vaches sacrées. Une Europe fière, mais sans projet de domination d’aucune sorte. Une Europe où l’enseignement formerait des êtres humains, pas des producteurs, ni des consommateurs. Une Europe de l’actuel, c’est-à-dire de la vie émergente, pas de l’actualité. Une Europe dont la communauté serait les Européens, non pas l’internationale technocratique. Une Europe où la politique ne serait plus un métier, mais un service. Je rêve ? Oui. Pas demain la veille ? Pas demain. Alors, en attendant ? En attendant, ne pas condamner l’avenir. La diversité des nations européennes laisse plus de possibilités, plus de chances, plus de jeu à ce que je désire que leur disparition progressive. Quant au Traité de Nice, je suis sans doute amnésique, mais je ne crois pas m’être jamais prononcé là-dessus. Je paye déjà la note du Crédit Lyonnais, je ne peux quand même pas payer les sottises de la majorité et de son opposition réunies. Vraiment, voyez-vous, je n’ai pas peur. Et je dirai non aussi nettement que j’ai dit oui à la position du tandem infernal sur la Guerre d’Irak. Un très bon moment de ma vie, un choix qui a rendu heureux des amis du monde entier. Mais, s’il vous plaît, ce n’est pas tous les jours Cana : pas de piquette après le bon vin.

(14 avril 2005)