Si une très improbable réincarnation m’était accordée ou infligée, et que le destin me désignât un sort politique, deux passages de Simone Weil, tirés de L’Enracinement, inséparables et indissociables, inspireraient mon action et déclasseraient toutes les autres considérations.
Voici le premier : « Le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect. L’obligation n’est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d’une manière réelle et non fictive ; il ne peut l’être que par l’intermédiaire des besoins terrestres des hommes. La conscience humaine n’a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d’années, les Égyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : ˮJe n’ai laissé personne souffrir de la faim.ˮ Tous les chrétiens se savent exposés à entendre le Christ lui-même leur dire : ˮJ’ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger.ˮ »
Et voici le second : « Le passé n’est que l’histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s’accroissant elle n’a pas détruit. […] Bernanos dit que les gens d’Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un animal. Et ceux que son prestige aveugle, c’est-à-dire tous les humains, hors des prédestinés, ˮappellent justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de discerner et d’enseigner quelle distance il y a entre l’essence du nécessaire et celle du bien.ˮ »
L’Enracinement a été écrit en 1943. C’est peu dire qu’il n’a pas vieilli. Peut-être parce qu’il a très peu servi… Réincarné dans les affaires politiques, voici ce que je ferais de ces deux passages.
Le premier m’inciterait à mettre au programme de tous les établissements d’enseignement et de formation, de la maternelle à la retraite, le rappel de l’étymologie du mot respect. Personne ne pourrait donc ignorer que le français respect vient du latin respectus, participe passé du verbe respicio, dont l’infinitif est respicere. Ce mot signifie se retourner, au sens d’avoir égard, de prendre en considération. Le latin respicere est composé du verbe specio ou spicio, qui signifie regarder, et du préfixe latin re qui suggère l’idée de refaire, de faire une nouvelle fois après un retour en arrière. Comme skeptomai en grec, le latin specio peut donc se traduire par regarder attentivement, examiner, méditer et, par là, se préoccuper. L’habitude se prendrait assez rapidement de juger stupide ou malhonnête toute déclaration de respect qui se suffirait à elle-même, telle une salutation rituelle valant brevet de vertu civique. On ne respecte pas ceux qui souffrent quand on ne fait rien pour eux. On ne respecte pas quelqu’un quand on ne voit pas en lui autre chose que ce qu’on connaissait de lui, ou quand cet autre chose ne modifie pas le comportement qu’on adopte envers lui. On ne se respecte pas soi-même quand on n’a pas, à son propre égard, la même attention active. Un respect qui non seulement ne coûte rien à celui qui l’exprime mais encore le gave d’une haute idée de lui-même est une fumisterie, un gadget publicitaire, une brique du mentir ensemble.
Simone Weil devinait-elle déjà la monstrueuse hypocrisie de ce respect que nous envoyons à la volée aux malheureux ? En tout cas, quand elle élargit à toute la classe politique le reproche que Georges Bernanos adressait aux militants d’Action Française de traiter la nation comme une créature à engraisser, marmot ou, plus vraisemblablement, animal de basse-cour, il est difficile de trouver propos plus actuel. Relisant ces quelques lignes de L’Enracinement, je me suis senti entouré d’échos qui m’arrivaient de tous les côtés de ma vie, de toute ma vie. Écrasé de révolte. Submergé d’espérance, aussi. Mais incapable hélas ! d’expliquer mieux que je ne peux et ne sais le faire dans tous les articles de ce site pourquoi je suis certain que Simone Weil touche ici le centre, le cœur du centre, le cœur du cœur de tout ce que nous vivons ensemble, qui que nous soyons, d’où que nous venions, quoi que nous voulions. Trop à dire, me disais-je sans dépit, c’est sans doute rien à dire… Et puis j’ai ouvert la radio. On y parlait des soutiens patronaux d’Emmanuel Macron. J’ai alors compris que je ne voterais pas pour lui et que, refusant un vote blanc dont la pusillanimité étroite et jalouse des politiques fait un vote de seconde zone, une sorte de vote de « second collège », je m’abstiendrais. Je sentais bien que cette décision venait de loin, qu’elle était l’effet de refus antérieurs plus valides que jamais et qu’en l’expliquant, je les expliquerais peut-être un peu eux aussi.
Voter Macron, c’était voter comme certains politiques dont c’est peu dire que je ne les apprécie guère. Rencontre désagréable, mais non pas rédhibitoire. Les moustiques font partie des vacances, voilà tout. C’était aussi retrouver des personnages de comédie, grands rôles ou utilités, de BHL à Stéphane Bern, en passant par Daniel Cohn-Bendit, la seule personne au monde, à mon avis, qui n’ait rien compris à Mai 68. Ceux-là non plus ne m’auraient pas découragé. La régularité de leurs apparitions et le culot majeur qu’ils déploient en toutes circonstances m’évoquent le souvenir de cette Mme Amédée Ponceau, veuve d’un estimable philosophe, dont on retrouvait l’imposante silhouette dans les cocktails et rencontres littéraires des années 60. Derrière sa robe à traîne se tenait, à distance respectueuse de sa patronne et du buffet, une longue et triste secrétaire qui, un carnet à la main, notait les rendez-vous qu’accumulait l’infatigable dame pour garder chaude et vivante la mémoire de son époux. Un jour, à La Table Ronde, je l’ai entendue gronder sévèrement le malheureux Gabriel Marcel à qui elle avait demandé un texte qui l’avait mécontentée. « Gabriel, criait-elle, vous avez cochonné ! » Toutes les époques ont leurs toujours là, pas une raison pour se détourner d’un vote.
Mais voilà, il n’y a pas que des moustiques et des papillons. En choisissant le vote Macron au second tour, la fine fleur des banques et des assurances, des milieux d’affaires et des grandes entreprises m’en a, elle, détourné. Qu’on ne cherche pas chez moi une réaction idéologique, je m’embrouille très vite dans ce genre de débats, c’est comme si j’y jouais un rôle. Et puis mon scepticisme fondamental m’empêche d’imaginer qu’il existe, dans ces domaines, de pures vérités et des erreurs absolues. Rien de tout cela. Une raison beaucoup plus simple. Je les connais. J’ai vu de l’intérieur le monde des entreprises. Je m’y suis battu comme j’ai pu. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » Moi, c’était plutôt un pas en avant et dix en arrière, et jamais de victoire. N’importe. J’y ai cru, et si c’était à refaire, j’y retournerais.
Ces gens, je ne les mets pas tous dans le même sac. Si la plupart m’ont semblé solennellement timorés et agressivement conformes, j’ai connu aussi des personnages attachants, des intelligences brillantes, de vraies générosités. Même si elles étaient bagarreuses, j’y ai vécu des amitiés. Seulement voilà. En dépit de toutes les différences que je pouvais constater entre eux, il était évident que tous et toutes portaient dans leur cerveau, dans leur mémoire, le même logiciel infiniment pervers, mixture d’esprit technique, de culte de la puissance, de matérialisme plat, de narcissisme élitaire, d’eschatologie algébrique, de culture mondaine, de rationalité déraisonnable. Certains proclamaient très haut, et sans doute d’une façon parfaitement sincère, des idées, des convictions qui démentaient ce logiciel et, par là, m’intéressaient vivement. Mais ces convictions, c’était toujours du très bon fromage râpé jeté dans une soupe grossière. Elles ne l’amélioraient pas et s’y dégradaient. Prenez François d’Assise, Martin Luther King, Gandhi et, une nuit, greffez sur leur cerveau ce logiciel-là. Leur langage restera le même. Presque le même, presque. Mais vous en aurez fait des monstres. Les moustiques et les papillons, je veux bien. Ceux-là, je ne suis pas dans leur camp. Je ne peux pas voter comme eux. Je ne sais pas, disent les amis belges. Le logiciel qu’ils ne cessent d’aggraver en le perfectionnant, je l’ai vu faire trop de dégâts, trop de mal. J’ai trop d’images de travailleurs. De retraités aussi, même nantis, même privilégiés. C’est la machine à user le désir, la liberté, la joie. C’est la machine à truquer, à tout truquer, même la vie et la mort, même le bien et le mal. Non, non et non. Mon esprit refuse, mon cœur refuse, ma vie refuse.
4 mai 2017