Si j’avais un héros à célébrer, je ne pense pas qu’il s’appellerait Donald. Cela ne m’empêche pas d’accorder la plus grande importance à Trump. La manière dont, en trois jours, il s’est trouvé unanimement haï par tout ce qui fait l’opinion m’a été d’emblée suspecte mais, au moins autant, le pieux soulagement avec lequel a été accueilli son successeur. On a vu la suite. Certes, la fin de règne de Trump, bien peu glorieuse, m’a servi sur un plateau toutes sortes de raisons de détourner de lui mon regard. Pourtant, je n’ai pas renoncé à ce que je faisais depuis quatre ans, j’ai continué à essayer de le comprendre. Qu’on ait vu d’emblée en lui un mauvais objet m’avait convaincu qu’il devait avoir, au-delà de sa bizarrerie, de ses provocations et de sa compulsion twittesque, beaucoup de choses à nous dire. Originaux et marginaux nous obligent souvent, qu’ils aient tort ou raison, à sortir du sommeil où d’autres se plaisent à nous voir sombrer. La célébration du conformisme, telle que la pratique, par exemple, une radio française que j’aimais quand je la sentais libre, a sans doute bien des vertus commerciales mais elle est castratrice de liberté et de créativité : mieux que ses adversaires, ses plus fidèles auditeurs n’ont cessé de le prouver en la remerciant docilement « pour la qualité de ses émissions » sans que perce jamais le moindre mouvement de leur cœur, la moindre saine taquinerie, la moindre réserve, même dûment justifiée. Le conformisme est une si belle chose ! Quel dommage que la vie la gâche !
Ce Donald Trump, un documentaire d’Arte, en quelques séquences, m’a aidé puissamment à le comprendre. Nous voici à l’Eglise collégiale Marble, de culte presbytérien, il y a une cinquantaine d’années. Chaque dimanche, le futur président y accompagne son père pour l’office célébré par le pasteur Peale qui resta en charge de cette église de Manhattan durant plus d’un demi-siècle. On trouve ce pieux rendez-vous de riches sur la Cinquième Avenue, au numéro 272, à quelques blocs de l’Empire State Building. Ce jour-là, Richard Nixon avait pris la pose devant l’entrée, souriant. Un habitué, de toute évidence, qui n’y rencontrait que des gens de son rang, industriels, politiques, personnalités en vue. Et les Trump.
Pour le président sortant, la collégiale Marble est bien plus qu’un souvenir d’enfance. Ce Norman Vincent Peale, qui ne manque pas de souffle, est, avec un avocat fort discuté, Roy Cohn, l’une de ses deux références majeures. Cet étrange pasteur n’a pas froid aux yeux. Assez persuadé de son importance, il n’hésite pas à faire savoir aux fidèles, dans son sermon du dimanche, qu’il vote la confiance au Créateur : « Le Dieu qui a créé ce monde était sage. Il veut des gens qui profitent et qui aiment la vie. Et qui adorent la vie. » Peale, en effet, que la tentation du mysticisme ne menace pas, n’a pas seulement son idée sur les choses du Ciel : celles de la terre l’intéressent tout autant. Il a exposé sa pensée dans plusieurs ouvrages et, notamment, dans un best-seller, The Power of Positive Thinking. La musique en est aujourd’hui banale. Dans les supermarchés, tous les chefs de rayon la fredonnent. Ne pas accepter l’échec. En appeler toujours à ce que l’on porte en soi de positif, d’affirmatif. Partir à la recherche de ses vrais objectifs et ne plus les lâcher, comme le scout d’autrefois en quête de sa B.A., sa bonne action. Au temps du pasteur Peale, tout cela, qui ressemble aujourd’hui à une soupe refroidie, sentait encore le neuf. On aurait souhaité naturellement à Donald Trump des références intellectuelles plus subtiles que Roy Cohn et Norman Vincent Peale. La pensée positive comme principal carburant de l’intelligence ouvre des horizons assez limités. Les cadres des entreprises la connaissent d’ailleurs très bien : les multiples techniques de formation dont on les encombre sont de charmantes petites sœurs ou demi-sœurs de cette positive thinking ; l’une d’elles, la fameuse Programmation neuro-linguistique, ressemble comme deux gouttes d’eau à son aînée.
Donald Trump est un scout à l’envers. Le scout risque de traîner toute sa vie la candeur d’une adolescence protégée. Pour Trump, le contraire. Il a été précipité très tôt, trop tôt, dans le plus féroce milieu adulte qui soit, celui que sécrète et contrôle l’argent. Difficile d’être un enfant quand une société d’une rare puissance de persuasion, d’un conformisme étouffant et qui n’hésite pas, de surcroît, à se recommander de la religion, vous oblige à brûler les étapes de votre identification à ses lois. Cette suffocation, il arrive que la présence de Donald Trump la rende, même sur les médias, presque physiquement perceptible. C’est qu’en lui, probablement, comme en tous ceux dont les jeunes années furent soumises à la violence d’une implacable propagande, l’accord avec le message matraqué et sa contestation n’apparaissent pas comme les deux termes d’une alternative : la soumission et la révolte sont simultanées, imbriquées, pratiquement indissociables. D’où, peut-être, dans la politique de Trump, ces changements de régime de la violence ; d’un côté, le mur de la frontière mexicaine ou les exécutions précipitées à la fin du mandat, de l’autre l’opposition à la guerre d’Irak de George W. Bush et la volonté d’éviter le conflit armé dans la gestion des grandes crises de sa présidence, notamment dans l’affaire nord-coréenne.
Une image familière m’est venue en considérant une poêle sur un fourneau, je ne veux pas qu’elle paraisse désobligeante. L’art culinaire a pour moi un rapport très étroit avec la pensée. Bien avant l’école, ma mère m’a appris à lire dans un livre de cuisine : toute recette correctement déchiffrée était immédiatement exécutée. Je ne dois donc pas être accusé de blasphème – au cas où l’on regarderait encore de travers cette vaillante et subtile manifestation de liberté démocratique – si j’avoue que j’ai compris quelle différence majeure distingue Donald Trump des autres présidents américains en considérant un joli plat de petits poissons mijotant gaiement. J’ai tout de suite reconnu Trump : il n’était pas fariné, ou très peu, ou pas convenablement. Les autres étaient au chaud dans leur peignoir blanc, lui – allez savoir pourquoi -, avait affronté le four directement, presque sans protection.
Quand le pasteur Peale invite son auditoire à se donner des idéaux, des buts, des objectifs, qu’entendent-ils ces riches et ces puissants ? La foi chrétienne, c’est l’amour, la pauvreté, le dépouillement. Les affaires sont l’exact contraire : la puissance, l’accumulation, l’orgueil et le mépris. Quels buts, quels objectifs pourraient bien concilier ces contradictoires ? Passe pour les adultes : l’habitude les a vaccinés, ils écoutent et se taisent. Si le prêcheur leur lisait l’annuaire du téléphone, s’en apercevraient-ils ? Ils sont là pour célébrer le pouvoir de leur groupe, de leur caste, de leur clan. Pour offrir au Ciel leur satisfaction idiote d’être riches et lui demander de l’épaissir. Les adultes, quand ils entrent ici, se mettent en congé de pensée, en congé de sérieux. Mais un jeune homme, s’il est un peu sensible, s’il aime la vie, comment ne sentirait-il pas douloureusement cette comédie ? J’ai été frappé, en regardant le reportage d’Arte, par une séquence qui montre un Donald Trump trentenaire virevoltant au milieu d’une foule déjà conquise puis expédiant en quelques phrases méprisantes un journaliste qui lui a déplu. Son allure est superbe, son audace irrésistible, il semble chevaucher la gloire. Mais un détail surprend, un rictus sur le visage, une inexplicable contraction. Peale et la Collégiale Marble ne sont sans doute pas pour rien dans cet aveu d’angoisse. Une âme aussi violente ne peut se satisfaire de voir bouillir dans la même casserole l’argent, la puissance et la foi. À qui tout – tout à la fois – a été gâché ou confisqué, il ne reste qu’à se dévorer soi-même. Dans ce fatras d’abstractions castratrices, un jeune être vivant ne reconnaît rien de lui, ni les désirs de son corps ni la singularité de son âme. Ce cinéma du dimanche périme en lui, en même temps, avec une infinie cruauté, et les passions de la terre qu’il doit feindre de déclasser en lui et l’absolu auquel sa jeunesse aspire et que Peale tartine d’une confiture qui pue ignoblement l’argent. Au fond de lui-même, le jeune Donald devine probablement que la seule solution serait de s’en aller en éclatant de rire et en injuriant l’orateur. Tout la lui interdit, il se tient donc secrètement pour un lâche, et c’est profondément injuste. Il le devine sans doute déjà : de ce cirque, il ne lui restera que son ressentiment. Quoi qu’il entreprenne, ce sera là sa matière première, l’étoffe de sa vie. Je lui sais gré de ne pas avoir lâché l’affaire. Au-delà de tout ce qu’il dit – et au cœur de tout ce qu’il dit – je vois l’image agrandie de ce qui sabote l’esprit et le cœur des citoyens-consommateurs. Cet homme-là parle une langue terrible. Mais, n’en déplaise aux bigots du nouvel âge, il parle.
D’autres voies pourraient être ouvertes si l’on cherche à savoir comment et pourquoi Donald Trump apparaît comme une exception parmi les présidents américains. Le climat familial, probablement, et le business. Jusqu’à sa tardive incursion dans la vie politique, seules les affaires, encore les affaires, toujours les affaires l’ont occupé. Les affaires, ce n’est pas la farine, c’est l’à-vif : chez lui, cet à-vif est constant et toujours plus saignant ; chez les autres, il est voilé, pansé, protégé. Trump a vécu à vif et il continue. Ce qui le distingue des autres, ce n’est pas la réalité, c’est l’apparence. C’est qu’il n’a d’abord pas pu, puis ensuite pas voulu, s’enfariner dans aucun des peignoirs qui les ont protégés et que les meilleures maisons ont conçus pour eux : en a-t-elle usé, de par le monde, la corporation politique, des peignoirs de chez Culture, de chez Mondanité, de chez Distinction, de chez Bonnes Manières, de chez Élégante Discrétion, de chez Mon Talent ! Célébrer ou mépriser Trump revient au même : dans les deux cas, c’est l’isoler, l’écarter, le sortir du jeu. Au nom de Montaigne et de Roland Barthes, je m’y refuse. La vérité de l’à-vif, le plus souvent, est la vérité de l’ordinaire, même et surtout dans le drame. La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord, ou non, avec Donald Trump. La question est de ne pas refuser de l’écouter, de ne pas confondre ses mots avec sa voix. La question n’est pas d’applaudir ce qu’il dit mais d’entendre, jusque dans ses excès et ses outrances, la voix de quelqu’un qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, voudrait briser le silence. Est-ce vraiment parce qu’il est ce qu’il est, parce qu’il dit ce qu’il dit, qu’il est boycotté avec cette inébranlable bonne conscience ? N’est-ce pas plutôt parce que chacun devine, même si Trump a tort sur tous les points, que, plus encore que la sienne, c’est la parole de ses concurrents que son langage périme ? Ce n’est pas lui qui est en retard sur eux quand il nous donne le spectacle affligeant et gênant de ses blessures : eux n’ont jamais voulu, n’ont jamais su se débarrasser de leur peignoir. À eux les leçons de morale à gros tirages ! À eux les récits édifiants dont les bénéfices, voyez leur bon cœur, iront aux œuvres de bienfaisance !
Qu’on ait soutenu Trump ou qu’on l’ait combattu, on ne changera guère d’avis sur lui et c’est de peu d’importance. Plus intéressant est de savoir comment on le hait ou comment on l’approuve. Au-delà des opinions, au-delà des commentaires, ces interminables hors d‘œuvre qui ne précèdent jamais aucun plat de résistance, il a installé un sentiment confus dans le cœur de ses partisans comme dans celui de ses adversaires. Qu’on la déteste ou qu’on l’apprécie, sa personnalité est un signe paradoxal qui peut prendre l’allure d’un signe terrible : mais c’est un signe. Un milligramme de néant vécu pour ce qu’il est, c’est mieux que trois cents tonnes de vertu mimétique et truquée. J’imagine le jeune Donald à la sortie de la Collégiale Marble, au milieu de tous ces richards qui viennent de faire le plein d’eux-mêmes. Il se sent comme eux, c’est sa blessure, son drame, sa chance. Eux ne se sentent pas comme lui, c’est leur malheur et c’est le nôtre.
25 octobre 2021