(Entretiens de Pierre Mari avec Jean Sur)
« Le monde, c’est le grondement des choses en nous. Si le langage ne répond pas à ce grondement, s’il bascule du côté de la société et de son système d’assignations, il n’est qu’un remuement de poussière. »
Quand j’ai appris qu’un jeune normalien agrégé de lettres allait venir animer des séminaires de formation dans la banque où, depuis une dizaine d’années, je m’efforçais de tenir la tête de quelques stagiaires hors de la vase où l’horreur économique les enfonçait méthodiquement, j’ai craint le pire. Je connaissais bien ces immigrants-là. Enjôleurs, truqueurs, une citation toujours prête pour peloter le patron, ils puent le chéquier. Des champions du vide distingué. Ils flottent au-dessus du brouet managérial comme les petites pâtes en forme de lettres qui font oublier aux enfants la soupe qu’on leur met dans le bec. Seuls bénéficient de leur migration vers les entreprises les élèves qui leur ont échappé.
Le nouveau venu n’est pas de la tribu. Un jeune D’Artagnan lettré, mélange de modestie et d’assurance, intransigeant et doux, sans doute descendu en hélicoptère dans le marigot bancaire. Rien à craindre de lui. Mais tout à craindre pour lui. Sûr, il va se faire manœuvrer. Il ne sait rien de l’entreprise ; on le flattera, chapeau bas devant ses diplômes ; on en fera une icône surpayée. Il s’y brûlera. Ce sera dommage.
Quinze ans ont passé. Pierre Mari ne s’est brûlé à rien, pas même à mes conseils. Je n’avais pas vu tout de suite à quel point la littérature et l’écriture le mettaient hors d’atteinte. Il est vrai que, tout occupés de l’entreprise, nous ne parlions guère d’autre chose. Au moins, de ce côté-là, voulais-je contribuer à l’affranchir. Je ne lui cachais rien de ce que m’inspiraient la banque, ses pompes, ses manœuvres, ses directeurs en roudoudou empoisonné. Un seul maître à écouter ici, le camarade Sénèque : « Vivre, c’est faire campagne. »
Il a tenu. À sa manière, qui n’est pas la mienne. Non seulement il a tenu, mais tout lui est devenu terreau pour une croissance tranquillement et fortement affirmée. Au fur et à mesure de nos conversations, plus j’observais la diversité de ses points d’appui et la justesse des relations qu’il établissait entre eux, plus j’étais frappé du caractère novateur de son attitude. Les grands auteurs, le contact direct avec les stagiaires, une sensibilité aiguë aux formes d’expression les plus fortes du temps – les films de Laurent Cantet et de Jean-Marc Moutout, par exemple -, où est-elle, s’il vous plaît, la modernité, sinon là ?
Une humilité fière, une modestie qui affirme. L’imperturbable zone de silence, sillage de justesse, qui rend impossible de replier la pensée sur la pensée, la vie sur la vie, les mots sur les mots et qui oblige à admettre, contre la sottise régnante, « qu’il n’y a pas que ce qu’il y a. » Le contraire du « raffinement complice », du « sérieux dévorateur ». Une simplicité, comme on disait en banlieue, qui dégage. Qui dégage ? Allons ! Laissez Sartre dormir tranquille. Tout le monde s’engage aujourd’hui, même les clients du super ! Tout le monde s’engage pour la gloire du pratico-inerte !
Chez Pierre Mari, la pensée est une débroussailleuse. Une grande tondeuse, comme celle du coiffeur. Il nous dégage bien les oreilles, on se sent mieux. Cette brave tondeuse, cette vaillante débroussailleuse, savez-vous comment elle s’appelle ? Elle s’appelle la culture. La culture, c’est d’en revenir toujours au point zéro. « Non pas l’antique comme rabâchage, disait Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles. » Point zéro ? Vous protestez : il a tout lu ! Vrai, il a beaucoup lu. C’est un écrivain cultivé, ce qui n’a rien de pléonastique. Mais ses lectures sont du carburant pour la débroussailleuse, pas des confitures pour l’hiver. Elles ne servent pas à l’enrichir, ni à peaufiner son image. Démêler le monde, c’est cela le travail de l’esprit : l’action, au sens où l’entendait Maurice Blondel. Non que Pierre Mari, fervent du XVIe siècle, sombre dans l’intellectualisme ! L’esprit, pour lui, c’est la vaillante petite flamme amoureusement liée et dévouée à la cire temporelle et corporelle avec qui elle entend partager sa libre jubilation. Qu’elle est belle sa citation de Goethe, tellement dans la note du Côté du monde ! « Je hais tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter ou stimuler directement mon activité. » Ni les bibliothèques : elles jaunissent ; ni les causes : elles rancissent.
À un moment de ma vie, j’ai eu peur pour le jeune homme qu’il était. J’ai eu tort, tant mieux. Mais je ne suis pas mécontent. Sur l’entreprise, sur la vie sociale, j’avais à cœur d’accélérer sa marche : inutile qu’il perde vingt ans à ces bêtises, comme moi. Je cherchais toutes les occasions. Avec un type aussi nuancé, il fallait faire énorme. Un jour, ses stagiaires et les miens s’étaient groupés autour de la machine à café. Enivrés par la perspective d’une promotion, ils se demandaient gravement, peut-être pour se partager équitablement les postes, qui, du président, du directeur général ou du secrétaire du syndicat, était le personnage le plus important de la banque. « Aucun de ceux-là, avais-je solennellement énoncé, aucun de ceux-là ! Le personnage le plus important, ici, c’est la peur ! » Oui, il faut choisir, et tout de suite. La peur ou l’activité, au sens de Blondel et de Goethe. Il est faux qu’il y ait un moyen terme. Il est faux qu’on puisse donner le change.
Pierre Mari, Le côté du monde, entretiens avec Jean Sur, Collection Vox populi, Mettis éditions, 2006.
(25 septembre 2006)