Donc, Résurgences existe… Je ne cacherai pas que j’en suis heureux. Mais il faut que je me dise à moi-même ce que j’expliquais récemment à une charmante amie que j’avais vue passer, en quelques mois – pourquoi donc ? – d’une vision inspirée et libre de l’existence à toutes sortes de promesses de sérieux qui ne me disaient rien de bon : en latin, adolescent est un participe présent, adulte un participe passé.
Sept mois, est-ce l’âge de raison pour un site ? Curieux, le cerveau occidental. Pour un peu j’aurais traité Résurgences en adulte, je me serais mis à échafauder des projets, à prévoir une programmation, à imaginer des contacts. Je me suis aperçu à temps de l’absurdité : en vieillissant, on n’est pas moins bête, mais on remarque plus vite qu’on l’est. Il me fallait plutôt explorer la situation, descendre dans sa nouveauté comme dans une caverne. Penser à quelque chose ou, a fortiori, à quelqu’un qui vous importe, c’est affronter de l’étonnement, de l’inquiétude. En un sens, c’est assez décevant. En même temps, on ressent une certitude étrange, inexprimable, inanalysable, comme si, pour une fois, on était sur son vrai terrain, tout cinéma dissipé. Entre ce vide et ce sentiment d’affirmation, on se sent bien, on se sent un être humain.
[Mon démon de la polémique me tire par la manche. Il veut mettre son grain de sel dans la conversation. Autant le laisser faire, sinon je n’aurai pas la paix. Je lui impose néanmoins, pour parer à toute éventualité, de ne s’exprimer qu’entre crochets (onglet format, cliquer caractères spéciaux). Je lis dans ses yeux ce qu’il veut me dire. Que la plupart de nos concitoyens ont tellement peur de ce vide et de l’affirmation secrète qui s’y dissimule qu’ils se contorsionnent pour que leur existence échappe à l’un et à l’autre. Ils aménagent l’inaménageable. Ils font comme si la maison de leur âme n’avait ni cave ni grenier, comme si la vie n’était qu’une gigantesque cérémonie sociale, tantôt colloque, tantôt partouze. D’où leur convivialité, ce masque qui cache leur angoisse et la cruauté qu’elle leur souffle. « Rappelle-toi ce que t’a dit la coiffeuse ce matin, me suggère cette bête immonde, quand tu es allé sacrifier un peu des restes de ta crinière soixante-huitarde. Oui, souviens-toi. Que la grande pitié saisonnière pour les vieux qui nous saisit jusqu’à l’arrivée de la prochaine turlutaine, c’est pour conjurer notre peur de la mort. Que, parmi ces personnes âgées, il en était sans doute plusieurs, lasses d’entendre parler des progrès de leur arrière-progéniture en anglais commercial ou, tout simplement, affamées d’un peu de silence, qui avaient poliment prié leur entourage de s’occuper ailleurs. » Avant que ne se referme sur lui le crochet comme le micro sur un auditeur de France-Inter qui ne dit pas exactement ce qu’on veut qu’il dise, mon gentil démon tient à préciser que ce rétrécissement de la conscience, qui passe inaperçu chez les gens ordinaires, devient une plaie chez ceux que leur profession incite à donner aux autres des conseils sur leur corps, ou leur esprit, ou leur sexualité, ou leur âme. « Ces personnages, murmure mon alter ego de l’enfer, sont bien plus démoniaques que moi. » Et, s’accrochant au crochet, il a le temps de s’étonner qu’un illustre psychiatre, fort brave homme au demeurant, et très noblement préoccupé du sort des enfants abandonnés, ait déclaré qu’il fallait les “réintégrer dans le monde des humains”. Car, rugit le malheureux, qui sent son temps d’antenne achevé, on se demande bien pourquoi, quoique abandonnés et non scolarisés, ils n’en feraient pas déjà partie, comme toi ou moi, du monde des humains. Et avant que, cette fois, je ne le chasse pour de bon, il me glisse encore qu’à son avis, ceux qu’il faudrait réintégrer dans le monde des humains seraient plutôt à chercher parmi les « grands comptes » de l’Administration américaine et des paltoquets qui les servent, et qu’au cas où je considérerais cette suggestion comme raciste et discriminatoire, il me demanderait quel humanisme de salopard m’autoriserait à discriminer les uns et à ménager les autres. C’en est trop. Je ferme le]
La nouvelle est certes d’un contenu conceptuel assez mince si on la compare aux flots d’universalisme partout débités, de la Sorbonne à l’Université Monoprix. Je vous la livre quand même : je suis bien avec ce site, je suis même très bien. Rien ne pouvait vraiment m’arriver de mieux. Pourquoi ? Parce que les gens sont là au bout de l’Internet, s’ils le veulent, quand ils le veulent, parce que, faute de nous connaître, pour reprendre la distinction scolastique, singulariter, c’est-à-dire dans les accidents de nos existences, nous nous rencontrons au moins generaliter, c’est-à-dire dans notre essence, où réside notre liberté. En somme, nous tapons en plein dans nos mystères, de quelque façon que nous les nommions ; ne cherchez pas ailleurs le sens de la relation.
Vous craignez que ce ne soit bien compliqué, et secrètement un peu triste ? Je ne vous dirai pas que c’est gai, mais ce n’est nullement triste. C’est que je m’accroche très fermement aux deux citations de la page d’accueil. Je crois vraiment que quelque chose commence, mais je crois aussi que ce qui commence ne commence vraiment que pour ceux qui ont compris que quelque chose était fini. C’est pourquoi je ne peux faire confiance qu’à bien peu de situations objectives pour favoriser des relations vivantes. Sur Internet, pour l’instant du moins, on fait ce qu’on veut ; j’aime cette clandestinité publique qui échappe, autant qu’il est possible, à l’environnement qu’on nous impose. Je ne dis pas cela dans une perspective individualiste, ni esthétique, ni élitiste. Je constate seulement que cet « environnement » s’est maintenant glissé partout, en vous, en moi ; qu’il s’est emparé de nos mots, de nos gestes, surtout des plus honnêtes. Pour reconstituer des nous dignes de ce nom, nous avons besoin d’échapper, au moins pendant une période, aux réflexes conditionnés de la société de bavardage. C’est pourquoi, après avoir hésité, j’ai privé Résurgences d’interactivité. Je maintiens cette position. À quoi bon un lieu de plus pour communiquer ? Il y en aura bientôt partout de très convenables. Des toilettes aussi. Il me semble que nous avons mieux : la tranquille mise en relation de nos solitudes.
La querencia, c’est, en tauromachie, l’endroit de l’arène où le taureau revient obstinément lorsqu’il se sent menacé, ou pour reprendre des forces. La communication manipulée nous chasse de ce refuge : je ne sais pourtant pas de situation plus vraie que celle-là, et qui a moins besoin, pour se dire, de grands mots, de pensées obscures. De quoi est faite sa querencia mentale, intellectuelle, affective, bien malin qui le dirait : le flairer est pourtant à la portée de tout le monde. Que dire de cette querencia ? C’est le lieu intérieur où nous nous sentons à la fois protégés et capables d’activité libre. À condition d’ôter à l’image toute connotation de compétition, c’est la situation de l’athlète dans ses starting-blocks, bien calé mais pour s’élancer. Rien de plus étranger à cette querencia, en effet, que le souci de comparaison. « Quand je me considère, disait ce Toulousain avisé, je me désole ; quand je me compare, je me console. » Rien de moins vaniteux ! C’est le mot de l’acceptation sympathique de soi-même : mon horizon est limité, mais c’est de là que je pars, de là que je m’élance à la rencontre du monde. Don Quichotte et Sancho Pança sont un seul et même être qui n’a pas su ne pas se diviser en deux absurdités symétriques. La folie de l’un, c’est d’imaginer qu’il échappe à la terre ; celle de l’autre, qu’il peut y prendre racine. La querencia, au contraire, est un petit équilibre fragile et vigoureux dont il est impossible d’analyser les composantes. Du physique, sans doute, du psychique, de la mémoire, de l’inné, de l’acquis, des souvenirs de plaisir et de douleur, de chance et de catastrophe, un zeste de raison, de la méfiance et de la confiance, du désir, de la crainte, de l’imité, de l’improvisé.
Je le dis avec simplicité, et le premier texte de ce site l’attestait : j’ai d’abord besoin pour moi-même de cette recherche. Charité bien ordonnée… Qu’on ne rêve donc pas d’un altruisme désintéressé qui serait, s’il existait, la plus dangereuse des denrées : heureusement, il n’en est rien. Je n’ai rien à donner, rien à prêter, ni à mes lecteurs ni à personne. Il se trouve simplement que, comme n’importe qui, je me sens fait des autres et que je prends cette dimension au sérieux ; il se trouve aussi que l’individualisme idiot comme le collectivisme imbécile entre lesquels les maîtres du monde me promènent depuis mon enfance escamotent cette réalité où je vois, moi, ce qui m’est le plus précieux, et où je continuerais à le voir quand bien même le monde entier voudrait m’en dissuader.
Mais, dirait La Palice, si je suis fait des autres, les autres sont, pour une infime part, faits de moi : comment seraient-ils indifférents au mouvement par lequel je cherche à me situer aussi correctement que possible dans le monde ? N’est-il pas le leur, ce monde ? Comme la mienne, leur liberté est faite de milliards d’éléments hétérogènes assemblés, puis dépassés : comment ne bénéficierait-elle pas d’une tentative d’éclaircissement ou d’élargissement de ce milliardième d’eux-mêmes qu’ils ont en commun avec moi ? Et puis, au-delà de ce que l’image évoque de presque trop matériel, ne sommes-nous pas de la même chair, du même esprit ? D’où viendrait donc le progrès de notre vie commune, auquel les autres sont, comme moi, étroitement intéressés, si ce n’était de ce goût que prennent nos libertés à se tisser peu à peu les unes les autres ? D’un cerveau supérieur ? De la prochaine grande cause et de ceux qui l’exploiteront à leur profit ? De la puissance économique ? De la croisade ? De la technique ? Vraiment ? Ne sommes-nous pas plutôt comme ce Marc-Aurèle qui, au début de ses Pensées, recueille pieusement en lui ce que chacun de ceux qu’il a aimés, ou admirés, y a déposé ? « De mon aïeul Varus, le caractère honnête et l’égalité d’âme… De Diognète : l’absence de futilité… De Rusticus… »
Qu’est-ce que ma vie, sinon le résultat de toutes ces dettes fondu dans un creuset que je nomme moi et que je devrais plutôt nommer mystère ? Et que tous ces apports n’aient pas été bénéfiques, et que j’en ai vu, comme vous, de toutes les couleurs, qu’est-ce que cela change à ce formidable écheveau de liens qu’est la condition humaine ? N’y a-t-il pas là, à ma disposition autant qu’à la vôtre, le cœur même de la réalité dans ce qu’elle a de plus fort, et de plus dur, et de plus vivant, et de plus tragique, et de plus heureux, et de plus aimable, et de plus détestable, et de plus constant, et de plus palpitant ? Cette réalité avec laquelle nous sommes de plain-pied depuis toujours, il nous faudrait faire semblant d’en apprendre le secret dans les écoles de commerce ou à la Bourse ? Il nous faudrait, nous les humains, donner à chaque nouvelle escouade de penseurs ou de politiciens qui nous drague les preuves patentes de notre virginité intellectuelle et affective ? Que rien ne vienne jamais de nous, ce serait cela, l’ordre ? Quel ordre ?
Je ne suis tenté ni par l’anarchie ni par des courants libertaires où je vois trop souvent une aristocratie à l’envers. Je vois bien qu’une société suscite nécessairement son organisation et que, pour puissante qu’elle soit, notre perception personnelle de la réalité a besoin non seulement d’être confrontée avec celle des autres, mais encore de nourrir une loi commune. J’admets parfaitement qu’entre ces deux instances, la loi commune et notre sentiment personnel de la réalité, il y ait quelque écart, quelque dénivellation. Mais attention. Observateur indépendant accueilli favorablement par ses semblables et systématiquement rejeté par les puissants, de quelque puissance qu’ils se réclament, je sais et je dis que la limite du tolérable dans l’écart et la dénivellation est maintenant largement, très largement, plus que largement dépassée. Cette société ne nous ressemble plus. Elle ne porte plus rien de nous. Elle nous méprise et se méprise. Elle nous enferme dans une situation impossible : la détruire, c’est nous détruire ; contribuer à son « progrès », c’est contribuer à la dénégation de nous-mêmes, des autres, de l’avenir.
Qu’on ne s’étonne pas de me voir, ces temps-ci, beaucoup parler de Jacques Berque. Dans mes Pensées, il y aurait : « De Jacques Berque, l’immense correspondance entre le corps et l’esprit, entre la nature et l’âme, entre l’ici et l’ailleurs, la largeur profonde… » L’œuvre de cet homme, que je disais clandestin officiel, est depuis trente-cinq ans le contrepoint de ma réflexion sur la société industrielle. Sa querencia, c’était la Méditerranée, et ses deux rives. La mienne, les intérieurs du monde du travail. Qu’on lise d’abord, pour le découvrir, ses Mémoires des deux rives. C’est lui aussi qui, dans un autre livre, a écrit : « Il faut organiser l’expression et la déstabilisation. »
La déstabilisation ? Non pas les bombes, qui ne font que re-stabiliser ce qu’elles prétendent détruire. Bien plus : faire sauter ce que Fourier appelait nos “ciments pétrifiés”, tout ce qui, en dehors de nous et en nous, nous paralyse. L’expression ? Pas les billevesées des maîtres-sondeurs, pas les réponses aux questions posées par les esclaves joueurs de flûte. Bien plus : les questions que nous nous posons à nous-mêmes secrètement, frauduleusement, presque honteusement. Rien de spectaculaire là-dedans. Un travail de mineurs, une attention extrême à la vie. Le but ? Implanter, à partir de nous-mêmes, de bonnes cellules dans un organisme collectif pourri par l’argent des uns et la pusillanimité des autres. Cela ne suppose que quelques petites qualités : mauvais caractère, indépendance d’esprit, sens de l’amitié, goût modéré de la sécurité, capacité de plier bagage. N’avons-nous pas tous tout cela en nous ? Vous voulez une aventure : eh bien, la voilà !
J’essaie, avec ce site, d’en prendre ma part. Pas la moindre intention, bien sûr, de donner des leçons ni, sur tout sujet, comme je le vois faire un peu partout, de délivrer la vérité officielle du groupe, du parti, du gang. Non. Internet est rapide, immédiat. J’y suis libre. Je n’y suis pas tributaire du conformisme prude des éditeurs, de leur liberté d’esprit qui s’exerce partout, sauf sur les lieux du danger. Je ne suis pas enchaîné par les décisions « commerciales » de personnages qu’on verrait mieux sous-chefs de rayons de supermarché.
Alors, cet été, j’ai un peu sondé mon rêve. Si effrayant, si désirable. Qu’elle est difficile à trouver la limite entre l’absurde exhibition et le silence qui cache l’essentiel ! Qu’elle est difficile à trouver la limite entre le délire et le refus de soi ! Qu’il est difficile à trouver ce point en nous où chacun peut se reconnaître ! Qu’il est difficile à trouver ce passage étroit entre l’affirmation brutale, meurtrière, et la mise entre parenthèses de ce qu’on a de plus aigu ! Que vivre est difficile pour les névrosés que nous sommes, bien sûr, mais qu’elle est peu de chose, la névrose, sur la balance du désir !
Telles sont les questions que je me pose. Puisse Résurgences, comme vous, amie, ne jamais entrer dans l’âge adulte ou puisse-t-il au moins mettre lucidement au service d’une adolescence choisie les quelques avantages que comporte le vieillir. Alors les formes de ce site, comme celles de nos existences, se fabriqueront toutes seules, entre le hasard des circonstances et le mystère ordinaire qui nous constitue.
(15 septembre 2003)