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Couché, le monde !

LE MARCHÉ LXXIX

Je pense qu’il n’y a pas de rapport valable au plan politique si on n’est pas préoccupé par, branché sur, cette dimension de transcendance. Il n’y a, me semble-t-il, de vérité du rapport que si on veut à la fois le situer dans la réalité socio-historique et le dépasser au nom d’une exigence que je pourrais dire spirituelle – pour l’opposer à l’exigence politique. Car on ne peut pas donner sens ailleurs, nulle part ; et il y a une exigence de sens qui doit d’une certaine manière presque nier – au sens du dépassement – les soucis du concret, de l’immédiat, de l’action ici et maintenant.
Francis Jeanson

Il n’est pas rare, vers le milieu de la vie, d’affecter de parler en ancêtre. Ainsi Monica Bellucci, qui attribue doctement au progrès de l’âge la nostalgie qui l’envahit. Aurai-je été un mauvais élève jusque dans l’art de vieillir ? Je ne connais plus guère ce sentiment, le temps l’a passé au gant de crin. Peut-être l’ai-je bichonné, aux alentours de la cinquantaine, pour me protéger de l’hiver qui venait, pour me persuader que je l’avais déjà vaincu ? Aujourd’hui, rien ne me conduit ni ne me ramène à la nostalgie. Les mauvais souvenirs sont à la poubelle, les bons vivent en moi et portent toujours leurs fruits. Pas de retour, pas de souffrance du retour. L’enfance, si on n’en sent plus le souffle et le murmure, c’est qu’elle n’a jamais existé. Vivre est un aller simple. La vieillesse ne rend pas lucide et confirme qu’on ne l’a jamais été. Ce que j’ai pu faire de bien n’était pas si désintéressé, ce que j’ai fait de mal pas si perfide. Vieillir, c’est quand il ne reste de tant de fausses pistes et de tant de certitudes inutiles qu’un sourire amer ou indulgent. Vieillir, n’est-ce pas se dire qu’on est ce que l’on est, que les choses sont ce qu’elles sont, qu’on est ce que l’on est parmi les choses qui sont ce qu’elles sont, et voilà ? Vieux, on voudrait pouvoir dire ce et voilà. Vieux, on paierait cher pour pouvoir dire sans mentir : c’est ainsi. Mais c’est impossible. Ce n’est jamais ainsi.
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Je peux vivre et penser à mon aise, aucun voilà, aucun c’est ainsi ne viendra me fixer à ma condition. Pas de colle universelle pour l’âme singulière : cette idée me relance et me réjouit deux fois. Charité bien ordonnée, pour moi-même d’abord : non seulement la perspective de la mort ne m’éloigne pas des autres mais elle m’en rapproche quand elle me confirme que ce qui s’agite dans ce corps et cet esprit usés appartient bien à l’expérience de vivre et non à je ne sais quel sombre corridor du destin. Mais je m’en félicite aussi pour les autres : si, bien avant la vieillesse, ils se persuadent qu’ils ne sont ni des pièces ni des fichiers de la machine-monde et que la tenir à distance est leur plus sûre fontaine de jouvence, comment ne me réjouirais-je pas des espaces ainsi ouverts à leur vie, à leurs projets, à leur joie ? Reste que ce saut dans la confiance est difficile. Se donner le droit de croire en un destin particulier, n’est-ce pas tourner le dos au bon sens et risquer la démesure ?
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Peut-être faudrait-il se réinstaller dans l’un de ces instants privilégiés où l’on s’est senti à la fois entièrement présent au monde et parfaitement libre de toute sujétion. J’ai raconté sur ce site, il y a onze ans, ce déjeuner fellinien, dans la salle à manger vide du Maréchal-Foch, avec un séminariste allemand d’allure colossale dont une tempête particulièrement rude n’avait nullement entamé l’appétit. J’avais vingt-deux ans, le paquebot avait été loué pour le pèlerinage en Terre sainte d’étudiants catholiques qui, pour l’heure, étaient occupés à gémir dans leur cabine ou sur le pont. Ernst Ludwig, lui, restait imperturbable. Quand il se pencha vers moi pour me dire : « Chan, mon ami Chan, il faut mancher, tout est payé », il ne se douta pas qu’il avait prononcé la phrase qui, de tout ce que j’entendis dans ce pèlerinage, me toucha le plus, tellement plus que ces émois de piété trop démonstratifs qui me mettaient mal à l’aise et ces flots de bienséance spirituelle plus incommodants que le mal de mer.
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Si je cherchais dans cet instant quelque occasion de nostalgie, non seulement je m’y engagerais à contresens mais je le trahirais. À peine avais-je entendu ces mots d’Ernst Ludwig que je savais qu’ils n’allaient pas se figer en un de ces souvenirs qu’on range dans un tiroir de son cœur et qu’on en sort comme un remède, quand la tristesse ou l’ennui mord trop méchamment, parce qu’il rouvre la porte d’un paradis perdu en carton-pâte où l’on feint de se perdre délicieusement alors qu’on ne s’occupe que de faire taire en soi tout ce qui, soupçon ou ironie, l’aplatirait immédiatement. Je connais ces souvenirs-là, je joue avec eux et je mens avec eux comme tout le monde : la phrase d’Ernst Ludwig n’est pas de leur famille, ni d’aucune autre. Quand il l’a prononcée, j’ai senti qu’elle était éruptive et qu’elle le resterait. C’était une phrase au présent absolu, éternellement jaillissante. À l’instant de ma mort, elle serait aussi vive qu’en cet été 1955. Rien ne mordrait sur elle, jamais. Non seulement elle ne me prescrivait rien et ne m’interdisait rien mais, anticipant ma liberté, l’épousant et la débordant, elle m’assurait que rien de ce que j’entreprendrais, penserais, imaginerais ne resterait sans écho, sans réponse, sans répondant. Rien. Ni le bien ni le mal, ni le faux ni le vrai. Quand j’ai rencontré le « Tout est grâce » de Bernanos, il m’a reconduit à ce séminariste allemand. La même certitude lui était venue, mais avec une simplicité supérieure, géniale. Ce garçon de vingt-deux ans, gavé d’inhibitions mais qui avait faim de toutes les choses de la terre et que commençaient à secouer des orages dont il ne pressentait pas encore la violence, Ernst Ludwig en avait perçu, par l’intuition de l’amitié, le trouble et la détresse. Alors, en ami qui cherche le meilleur, en bon camarade d’incertitude, il avait élargi l’instant présent aux dimensions de sa vie, de toute vie et, d’emblée, servant d’abord le meilleur vin, l’avait invité à mettre à distance infinie son angoisse et son irrésolution, et avait glissé dans son cœur, comme une enveloppe dans une poche, une parole qui, sans rien changer, transformerait tout, même le pire.
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Vilaine chaleur en ce début d’automne. Ce temps n’est pas franc. Un temps qui transpire, un temps aux aisselles moites. Un temps truqué, un temps bêtement hypocrite, un temps de managers. Sur le marché, pas besoin de gratter beaucoup les sourires pour y dégoter l’angoisse. Il fait beau, mais ça va se payer. Personne n’en doute : c’est parti. Climat, première, clap. La croissance, la puissance, la technique, tous ceux qui nous ont collés à tout cela, naïvement d’abord, puis passionnément, puis férocement, puis désespérément : chapeau ! En attendant, la vie de ce quartier tranquille continue, elle a plus de réalité que tout ce qu’on raconte. Regarder les autres, les écouter, loin de m’arracher à moi-même, m’aide à me supporter, à espérer. Ils ne me désolent que si je les vois se noyer dans la foule avec cette modestie poisseuse des faux-jetons ou jouer les rôles que les dealers de sens leur distribuent. Je ne peux supporter qu’ils se trahissent ainsi eux-mêmes, je leur en veux de rompre le seul pacte qui compte, le non-écrit, le non appris. Mais j’aime les observer dans leurs occupations de tous les jours, surtout quand ils s’imaginent absolument ordinaires, entièrement normaux, parfaitement naturels. En fin d’après-midi, par exemple, au supermarché ou à la poste, quand ils s’alignent en files d’attente démesurées parce que le système de l’argent, incapable de cacher longtemps son indifférence constitutive et son avarice foncière, leur vole cyniquement leur repos. C’est ici que nos impeccables prêtres de la modernité devraient venir prêcher les grands sentiments citoyens et les nobles valeurs made in communication. Peut-être, en retour, leur suggérerait-on d’ouvrir quelques guichets de plus, d’embaucher deux ou trois caissières, des frais qui, somme toute, n’amaigriraient pas à l’excès les premiers de cordée qui raflent les bénéfices. Le pouvoir des riches n’en serait pas remis en question, ni le règne de la marchandise. Mais impossible. Ici, comme jamais, le diable est dans les détails. À ces heures d’après le travail où il ne se passe rien qui puisse justifier que les chaînes d’actualité viennent y cliqueter, on voit sans erreur possible ce que la société des valeurs a dans le ventre. Pas une seule nouveauté technique introduite en ces lieux qui ne soit au service exclusif et immédiat du profit. Ainsi les automates, ces machines à fabriquer du chômage, que les clients manient avec une feinte désinvolture pour oublier qu’ils font d’eux des employés non payés, des employés honteux. Les appareils qui ne rapportent pas, les humbles machines, par exemple, qui distribuent la petite monnaie dont on nourrit les automates, ont disparu. Ils étaient là, ils n’y sont plus, débrouille-toi client. Rédaction : imaginez ce qui s’est passé dans la tête du responsable le jour où il a pris la décision de les supprimer, cherchez ses raisons, analysez ses sentiments, dites où sont ses valeurs, et ce qu’elles valent. Bah ! Personne ne l’avoue et tout le monde le pense très fort : la poste, le super, c’est le boulot qui continue, le taf qui se prolonge, le même climat. C’est pourquoi, là comme ici, quand on est las d’aiguiser sa susceptibilité, de peaufiner ses défenses, de déguiser son dégoût en résignation et de surveiller ses voisins, il ne reste plus qu’à se dire que tout cela n’a pas d’importance, et se haïr de ce mensonge. Mais quoi… On ne peut pas être d’un monde qui n’est pas de nous.
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Gamin, la politique m’est d’abord apparue comme un étrange théâtre sans le moindre rapport avec la vie quotidienne. Un paisible bavardage familial sur les mérites comparés des boulangeries de Montrouge ou les succès scolaires du petit Jeannot que j’étais virait soudain à l’ouragan, à la tornade, au cyclone. Quels que soient les protagonistes, grands-parents, oncles et tantes, le scénario était le même. Un mot lâché, maladroitement ou à dessein, par l’un d’eux, ou le nom d’un homme politique controversé jeté dans le potage, avait, une fraction de seconde, alourdi l’atmosphère avant que, d’un commun accord, l’ensemble de la troupe feigne de l’oublier. Mais le mal était là, le pus, le poisson-pilote de la catastrophe. Ma grand-mère paternelle, la seule qui était allergique au sport politique, ne s’y trompait jamais. Son horreur des disputes la mettait instantanément en état d’alerte, elle était prête à bondir sur celui qui allait vicieusement déterrer la bombe, et à lui asséner un « Changement de conversation ! » pitoyable et furieux dont le seul effet serait de mettre le feu aux cervelles. À partir de cet instant, tous les coups étaient permis. Les premiers échanges restaient modérés, presque affectueux, mais je savais que la mèche était allumée. Si je redoutais la lente et irréversible progression de la véhémence, la puissance d’expression que je découvrais dans les combattants m’émerveillait, leur fougue et leur lyrisme m’enchantaient. Je trouvais admirable qu’ils puissent échanger tant de citations savantes, tant d’allusions mystérieuses, tant de souvenirs héroïques. J’étais fier de les voir convier aussi familièrement dans le HBM tant de grands personnages. Mais ce qui m’intriguait surtout, et m’inquiétait un peu, c’était l’arrivée dans le débat de querelles qui n’avaient rien de politique et dont, cette fois, je devinais assez bien les tenants et les aboutissants familiaux. Voir ces bisbilles associées à la marche du monde leur conférait à mes yeux une sorte de prestige mais me laissait aussi entendre que ces petits embarras étaient aussi graves que les grandes affaires du temps. Je voyais sans doute dans la politique quelque chose comme un nuage hors de notre portée qui nous tenait tous à distance, mais qui nous donnait de nous-mêmes une idée somme toute moins banale.
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Ce qu’on appelle ordinairement politique, les débats, les engagements, resta étranger à ma jeunesse. Le patronage toutefois, même s’il faudrait aujourd’hui lui trouver un nom moins ringard et plus scientifiquement cossu, ce patronage qui, avec mon consentement entier et éclairé, aspira littéralement mon enfance et ma jeunesse, me la fit pourtant rencontrer plus que je ne l’imaginais ou, en tout cas, ses bases, son humus. Cette confrontation permanente avec les autres, tous les autres, des adolescents bourgeois à ceux de la zone, ce mélange de toutes les éducations, de tous les langages, de toutes les morales, de toutes les manières de sentir et d’exprimer, des plus distinguées aux plus frustes, des plus coincées aux plus débridées, des plus salaces aux plus policées, c’est une couleur, un parfum que je n’ai jamais retrouvé nulle part. Quand une communication rusée tente d’imiter l’inimitable et nous sert ses frigides leçons de savoir-être et de vivre ensemble, même les chapitres les plus arides du catéchisme me paraissent rétrospectivement, sinon bouleversants d’humanité, en tout cas infiniment moins lugubres et décourageants. À part quelques grandes voix dans quelques grandes circonstances, le débat public, quand j’en compare le ton à celui de cette puissante anarchie que des prêtres débonnaires surveillaient de très loin, m’a toujours semblé irréel et souffreteux. Ce caquetage ne pèse rien. Il ne vient pas du bon tonneau. Sauf rarissimes exceptions, il ne sait rien des puissances instinctives et il ne sait rien non plus des vibrations de l’esprit. Donc, rien de ce qui compte. C’est une piquette pour mini-stratèges, il ne peut atteindre que les zones les plus sottes des tempéraments les plus veules. Il n’a pas de base. Il n’a pas de sommet. C’est un décourageant, comme on dit un défoliant.
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La base et le sommet, bien avant de lire René Char, il me semble les avoir rencontrés durant cette année d’hypokhâgne qui fut aussi l’une des plus actives à Montrouge. Ici la confusion puissante, joyeuse et colérique, là la délicatesse intense de l’expression. Cette année-là, j’ai senti jusqu’à la jouissance et aux larmes la formidable correspondance entre les cours de M. Forget, cet explorateur de gouffres, et le tumulte braillard du patronage. J’ai senti, une fois pour toutes, que la vie se tenait là, entre ceci et cela, dans un équilibre instable. La poussière tourbillonnante de notre cour de banlieue et l’Églogue sur le trépas de Madame Louise de Savoie faisaient l’amour en moi, vertigineusement. Bien sûr, je ne pouvais pas parler du patronage à Louis-le-Grand, pas plus que de M. Forget à Montrouge. Quelque chose comme un double adultère, en somme, un adultère croisé. Mais qui faisait une seule passion, pacifique et intraitable. Le prix à payer – comptant, comme il convient – c’était la solitude. Elle était implacable, mais si doucement ironique et, finalement, si savoureusement complice ! L’élitisme, c’est le mépris craintif de l’instinct. Le populisme, son cousin, c’est la haine jalouse de l’esprit. Si l’on se prive du désirable déséquilibre auquel conduit le refus de ces deux sabotages, de ces deux systèmes de trouille et de chocottes, l’un pense-menu et maniéré, l’autre gueulard et ramenard, exister est à peu près aussi intéressant que chercher une place de parking.
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C’est sûr, pour les jeunes d’aujourd’hui aussi, la base et le sommet se rencontreront. Je ne peux pas ne pas le croire sans désespérer de tout. La meilleure manière de les aider un peu, c’est de déblayer le terrain, de passer au chalumeau le moralisme de tiroir-caisse et les projets déféqués par les banques. Pour le reste, pour l’essentiel, à eux de jouer : mais pas sans qu’on les ait tenus au clair sur ce que l’on pense vraiment. La petitesse d’âme des adultes, leurs précautions insanes, voilà les premiers ennemis de la jeunesse. L’avenir qu’ils lui proposent, c’est leur passé rêvé, leur passé raté. Le faire sentir aux jeunes, sans précautions. Pour le reste, grandes distances, à eux de vivre, ils ne sont pas là pour écouter nos leçons, ils ne sont pas les satellites de notre pusillanimité. Un adulte qui veut aujourd’hui faire quelque chose pour les jeunes, les siens ou d’autres, ne peut avoir qu’un souci : vivre loyalement sa vie et bannir la peur. L’idée ne m’est jamais venue de faire profiter les gamins du patronage des cours de M. Forget sur Marot ou Baudelaire. Sans doute n’aspirais-je pas au statut de relais culturel, fourguer une science trop fraîche m’aurait dégoûté. Autre chose m’occupait qui mettait à distance les rôles et les bonnes œuvres. Ces admirables leçons, qui semaient dans mon cœur une joie jusqu’alors presque inconnue, me touchaient, plus encore que par les trésors qu’elles me faisaient découvrir, par le vide qu’elles creusaient en moi où je sentais se tisser une nouvelle peau de l’âme. Elles me sortaient de l’enfance, mais sans me la faire oublier, sans me rien faire perdre de son essence. Je me sentais parfois attentif et bienveillant, j’en étais d’autant plus émerveillé que j’étais conscient de n’y être pour rien. Cette époque fut pourtant loin d’être rose. Je m’étonnais de me trouver, sans le vouloir, en opposition violente avec à peu près tout ce qui faisait mon existence, la famille et les études. Je doutais d’à peu près tous mes projets. Seul le patronage sut accueillir cette révolution. Ce n’était pas un lieu de militantisme. Pas vraiment non plus une protection ni, comme le craignait la bienveillance paternelle, l’alibi d’une particulière paresse. C’était un incubateur. J’y cherchais l’envers d’une existence dont l’endroit m’apparaissait déjà sans intérêt. Le temps a passé. Le constat s’est alourdi. Je ne me cache ni mes erreurs ni mes fautes. Mais je ne vois pas le monde autrement.
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Une dame, à la radio, pense faire avancer la cause des femmes en parlant des prétendus besoins sexuels des hommes. Cette ânerie me fait sursauter mais je m’apaise bien vite. La hargne qui imbibe sa parole rend inutile qu’on la contredise ou qu’on la gronde : elle souffre la première de ce qu’elle récite, la hache de guerre peut rester enterrée. Il me faut même la remercier. Grâce à elle, je trouve le courage de l’avouer : la révolution dans laquelle je me suis engagé ou, plutôt, qui s’est engagée en moi, révolution du cœur et de l’esprit, n’a pas pu grand-chose, c’est le moins que je puisse dire, contre l’immonde conditionnement sexuel qui fut celui de tant de gens de ma génération, et que bénirent si misérablement tant de frivoles et rabâcheuses consciences chrétiennes. Je pourrais m’attarder longuement sur ce point, flatter la curiosité de mes lecteurs, leur fournir quelque occasion nouvelle de se scandaliser, ou encore gagner leur indulgence en cherchant minutieusement en quoi j’ai été victime, en quoi coupable, etc. Pourquoi pas ? Parce que, si franches que seraient les confidences, si probes les aveux, l’essentiel n’y serait pas, et que je ne viens pas ici pour raconter des histoires. Il en serait même masqué, déclassé, dégradé. L’essentiel, c’est qu’Ernst Ludwig avait raison. J’ai payé assez cher l’horreur d’une éducation imbécile à laquelle les prêtres ont, pour la plupart, largement contribué. Mais, finalement, j’ai été remboursé, et au centuple. Le trouble auquel j’ai été soumis dès l’enfance et qui ne m’a pas lâché un seul jour, loin de m’abattre, loin de m’anesthésier comme aurait pu le faire un meilleur confort, m’a constamment été recours et aiguillon. Nous sommes toujours sur le Maréchal Foch, souviens-toi, Ernst Ludwig. Ton appétit me donne faim. Ça nous amuse, non, d’être assis au centre de cette luxueuse salle à manger déserte ? Les pauvres amis dégueulent à bâbord et à tribord et nous, nous cassons dignement la croûte et savons encaisser la colère de Poséidon. Peut-être, comme moi, as-tu été élevé au trouble, nourri au tumulte, confié à la va comme je te pousse du hasard ? Toi curé, moi laïc, il faudrait savoir, maintenant qu’on a vidé la bouteille, lequel des deux le sexe a le plus emmerdé. Un toast, tu veux ? Un toast à tout ce qu’on nous a raconté là-dessus. Un toast au rien, au vide, au nul. Un toast à l’angélisme pervers de notre jeunesse, ok ? C’était du rien, du vide, du nul. Un toast au gribouillage pâteux d’aujourd’hui, ok ? C’est de l’archi-rien, de l’archi-vide, de l’archinul. Mais on s’en fout, Ernst Ludwig, tout est payé. Pourtant, je ne sais pas ton addition, mais la mienne, elle est assez salée. N’importe. Tout est payé, tout est digéré. Et nous, même un peu bourrés, on ne dégueule pas.
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Qu’on ne s’y trompe pas, il est bien ici question de politique. Quand, sur cette cour, je me récitais les vers de Marot, il m’arrivait quelque chose d’absolument nouveau qui modifiait mon rapport à moi-même, aux autres, au monde. Ils changeaient la perspective, ils installaient une autre dimension. Pas seulement poétique, pas vraiment esthétique. C’était comme si j’inaugurais une nouvelle salle à l’intérieur de moi, un espace simple et grave dont je ne pouvais affirmer ni que j‘y étais déjà venu ni que je le découvrais. Je me sentais sous respiration assistée, mais il me semblait convenable qu’une respiration fût assistée. Le poème me désignait ma place en moi, me conduisait à cette place, comme l’ouvreuse au cinéma. Un dispositif puissant et discret me faisait voir les autres comme, auparavant, je ne les voyais pas. Je me sentais fortement présent à eux, mais ce n’était pas de mon fait. Les choses banales et plutôt gentilles que je leur disais me semblaient venir d’un peu plus profond que de moi, d’un tout petit peu plus loin. Je ne faisais pas semblant de savoir, encore moins d’aider : ces positions-là vous laissent vite le nez contre la vitre. Tout cela me dépassait beaucoup et je trouvais naturel, je trouvais excellent, je trouvais salutaire d’être ainsi dépassé. Vivre, c’est être dépassé. J’avais le sentiment de tenir le bon fil de l’existence, ou d’être tenu par lui. Les autres n’y verraient rien ou s’en foutraient, ce serait très bien ainsi.
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Ces rêveries-là, ces rêveries véridiques, c’est peu dire que je les reconnais. Je ne vois rien dans toute ma vie qui soit plus sérieux. Le peu qui vaille quelque chose dans ma copie le leur doit. Le reste n’est nul que de les avoir ignorées. Je regarde dans les yeux le monde où je vis. Cette construction secrète de soi, qui n’a rien à voir avec lui, qui s’en détourne et, le plus souvent, le combat, qui s’édifie tout entière sur l’improbable rencontre entre ce que l’on sent irréfutablement nécessaire et quelque signe imprévisible qui vous invite à le reconnaitre, voilà l’irremplaçable fondement de la politique comme de toute activité signifiante. L’espèce de parthénogénèse par laquelle s’effectue aujourd’hui la transmission politique est la raison première de son étroitesse, de sa fébrilité, de son évidente débilité. La politique n’a pas son fondement en elle-même, pas plus que l’art, pas plus qu’aucun exercice loyal de l’esprit. Réduite à un copié-collé d’opinions et de constats, d’abstractions et de mesures, ou à une série de compétences qui sont autant de refus de penser, la politique c’est la bonne déguisée en maîtresse, la domestique docile et maniaque de l’informe.
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Personne n’a vocation à devenir un grand politique, un grand écrivain, un grand quelque chose. Tout le monde a vocation à devenir ce qu’il est. Les rêves juvéniles de puissance et de gloire, ces exaltations frelatées et déjà soumises qu’on trouvera prémonitoires quand la carrière sera parvenue à son terme mécaniquement prévisible, ne faisaient que dessiner les contours de l’enfermement auquel on était – et l’on s’était – déjà condamné.
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Il y a le monde et il y a les autres. Les autres ont une conscience et une vérité. Ils ne sont donc pas un souci – ou alors ils sont un souci constant, inévitable et inobjectivable, qui ressemble comme un frère au souci qu’on a de soi-même. Le monde n’a ni conscience ni vérité. Pour autant, il n’a rien de méprisable. C’est une toile inachevée, une page en cours d’écriture, une cuisine qui mijote. C’est aussi un miroir, un très beau miroir, souvent cruel, dans lequel nous pouvons lire beaucoup d’histoires et beaucoup de tourments, mais qui n’a pas la parole et auquel il ne faut jamais faire semblant de la prêter. Sans nous, le monde n’est rien : un non-sens, un tyran. Nous, les humains, nous sommes du parti des autres, du parti de l’humanité, pas du parti du monde. Entre les autres et le monde, entre prendre le parti des autres et prendre le parti du monde, il faut choisir. Refuser ce choix, c’est mettre au même rang les autres et le monde, c’est donc dégrader les autres et se dégrader soi-même, c’est choisir hypocritement le monde et montrer qu’on l’a toujours choisi, au moins par défaut – contre les autres, contre soi.
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Le souci des autres ne limite pas le souci que j’ai de moi, pas plus qu’il ne l’oriente. Il le creuse, au contraire, il l’approfondit, il le libère. Sinon fausse charité, humanisme commercial, foire aux valeurs, fumisterie, morale gluante, lâcheté.
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Être généreux, ce n’est pas ne pas penser d’abord à soi. C’est y penser pleinement, absolument, jusqu’à ce que, par la fenêtre ouverte, les autres se précipitent en soi et se retrouvent chez eux, à charge de revanche.
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Ce que j’appelle le monde, j’en ai senti comme jamais la réalité à Louis-le-Grand. La guerre d’Indochine faisait rage. Dans les classes de prépa, toutes sortes de protestations s’étaient élevées contre elle. Peu intéressé par les affaires politiques, j’étais heureux que des camarades mieux informés que moi m’alertent sur des horreurs et des périls qui me restaient sans doute trop étrangers. C’est peu dire que j’aurais dû rejoindre leurs rangs et m’associer à leur combat. Tout m’y poussait : la haine de la guerre, comme tout le monde, mais aussi le patronage et l’Évangile, tout ce que nous prêchions à nos hordes de gamins et, en sus, une certaine naïveté qui me faisait peu avare de ma confiance. Soutenir ces camarades était ma pente naturelle et pourtant, sans que personne ne cherche à m’en décourager, sans qu’aucun calcul ne me déconseille d’entrer dans ce mouvement, jamais je n’ai pu m’y décider. Dès que je m’apprêtais à franchir le Rubicon, une force irrésistible me retenait. Je n’en étais pas fier et ne prenais aucun plaisir, quand je me comparais à ces jeunes gens lucides et engagés, à me trouver bien moins adulte qu’eux. Ils montaient au front : j’étais tout juste capable de faire jouer des gamins de banlieue.
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Et pourtant, c’était non. Un non dont je ne doutais pas, sur lequel je ne reviendrais pas. J’avais peu de relations avec mes camarades de classe, donc pas plus de contentieux avec ces militants qu’avec d’autres. Leurs qualités étaient indubitables. Leur militantisme sincère, fondé, étayé. Mais un je ne sais quoi m’empêchait de m’associer à leurs projets. Pour le dire comme je n’aurais ni su ni voulu le dire à l’époque, si sincère que m’apparût leur hostilité à la guerre, je sentais qu’elle était elle-même guerrière. Et finalement moins désintéressée qu’il n’y paraissait. Leur cœur était sans doute aussi pacifique que le mien, mais leur langage ne l’était pas. Sous leurs discours, ils tissaient déjà leur futur pouvoir et la solidarité qui le protègerait. L’ironie, l’autoritarisme et le sectarisme n’étaient jamais loin, le sentiment de supériorité toujours partout. Je ne retrouvais rien, avec eux, des relations que j’avais, à Montrouge, avec d’autres jeunes dirigeants de mon âge qui, tous, étaient aussi des étudiants. Nos relations étaient simples, immédiates, non concurrentielles, fondamentalement joyeuses. Les sujets de friction n’auraient pourtant pas manqué. L’un de ces anciens camarades est devenu une vedette des affaires et du Medef, un autre un médecin passionnément communiste. La grande différence était que ce que nous faisions ensemble, les amis de Montrouge et moi, nous réunissait alors que la compétition étudiante des prépas, au moins telle que je l’ai vue à Louis-le-Grand, isolait et opposait les élèves. S’ajoute à cela que, dans cette classe prestigieuse, je me sentais dans la situation d’un cyclotouriste absorbé par hasard par le peloton du Tour de France.
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Un événement changea pourtant, au moins pour moi, beaucoup de choses. C’était mon tour de présenter un exposé et M. Forget avait accepté le sujet que je lui avais proposé : le personnage de Toussaint Turelure dans la trilogie de l’Otage. Je ne sais trop pourquoi, ce Turelure qui ne me ressemble en rien a toujours été mon héros. Cet exposé, c’était un peu mon Galibier. Et j’étais sur mes terres ! J’avais passé beaucoup de temps à la bibliothèque des Jésuites de l’Action populaire, à Vanves. Il y eut de la chaleur dans le commentaire que fit M. Forget de mon travail. Après le cours, plusieurs condisciples vinrent me voir, vinrent donc me voir. Leur étonnement était un peu trop manifeste, mais ils étaient amicaux, aimables, ravis. Ce jour-là, leur gentillesse me toucha. L’intrusion de cet amateur dans leur peloton leur avait plu, sans doute aussi la sincérité de son attachement à Claudel. D’autant que le cyclotouriste n’était pas un concurrent sérieux. Un instant ils avaient perdu leurs marques et, comme de bons enfants à qui est offerte une récréation inattendue, s’en étaient réjouis. Mais réussir est une chose sérieuse. Le lendemain matin, ils semblaient avoir tout oublié.
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Jusque-là, je ne m’étais guère soucié d’eux. Je les voyais instruits, intelligents, travailleurs, polis. Pas trop sympathiques, mais le vivre ensemble avec eux, comme on ne disait pas à l’époque, était possible, à condition de savoir prendre ses grandes distances. Le dernier cours fini, je me précipitais dans l’autobus, ma vie n’était pas là. S’il n’y avait eu cet exposé, cette année d’hypokhâgne et la suivante, en khâgne, se seraient sans doute terminées sans que je m’interroge davantage sur mes condisciples. Mais ces quelques minutes m’avaient troublé. Nous nous étions parlé comme à Montrouge, simplement, de manière ouverte. Avec un langage un peu différent, sans doute, un ton moins familier, mais quelle importance ? Pour la première fois, je les avais vus rire de bon cœur. Si le soleil n’existait pas, comment pourrait-on parler d’obscurité : cet instant de gaîté où ils abandonnèrent leurs soucis et leur sérieux appliqué se superposa à tout ce que j’avais vu et voyais d’eux. Je ne crois pas forcer mon souvenir en affirmant que c’est cet événement qui, de surcroît, me donna le goût – et me fit obligation – de m’interroger un peu plus sur les gens que je rencontrais.
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« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » J’ai perdu beaucoup de temps, dans ma jeunesse, à tourner et retourner cette phrase de Kafka qu’on m’avait dite infiniment profonde. Je suis resté perplexe. Est-ce l’expression d’un humour au douzième degré qui m’est inaccessible ? Une capitulation bien rédigée ? Le soupir de résignation d’un homme que taraude l’angoisse, que délabre le désespoir ? Rien dans tout cela qui me soit bien nourrissant. Raphaël Enthoven, lui, dans une chronique radiophonique sur l’égoïsme, en fait ses délices 1. Quand une enquête récente lui apprend que le Français est pessimiste sur le monde à venir et, pourtant, optimiste pour lui-même, les bras lui en tombent. Enfin, voyons ! N’est-ce pas le contraire qui serait correct : pessimiste pour soi, optimiste pour le monde, malgré tout ? N’est-ce pas « l’évidence » puisqu’il est le plus fort, le monde ? Puisqu’il dure et que nous passons ? Qu’est-ce que je pèse, moi, que pèse ma « petite vie », que pèsent mes « petites habitudes », de quoi me protègent mes « petites barrières » ? Je suis une brigade de petitesses. L’égoïsme, c’est la myopie ! « Le moi, que je protège de la pellicule de mon égoïsme est une chose dérisoire. » Que signifie cette misérable fascination pour la mesquine aventure de ma vie ! Ne suis-je pas au monde « ce qu’un grain de sable est à une plage » ? Et puisqu’il est le plus fort, le monde, comment ne pas, courageusement, me porter à son secours ?
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J’ai regardé la vidéo de l’émission, puis j’ai imaginé ce qu’avaient pensé les auditeurs. Quelques-uns, des vieux ou de jeunes privilégiés, ont probablement attendu que soit rappelée, même pour la réfuter, une pensée de Pascal que je recopierais volontiers ici, si ce n’était si laid, en capitales grasses : « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » Mais j’ai surtout pensé aux autres, à la foule de citoyens-consommateurs à qui l’on n’a jamais parlé de Pascal. À ceux que quelqu’un qui vit sans doute une grande vie, avec de grandes habitudes et de grandes barrières pour se protéger de la médiocrité des autres, enfonce dans le désespoir et le néant pour mieux les livrer au service d’un monde dont il se fait le communicant. À ceux-là je veux dire : Il n’y a pas plus là-dedans de philosophie que de poil de chameau dans un cachet d’aspirine. Ce micmac puéril ne doit pas vous faire douter, vous faire plier, vous inciter à vous mentir à vous-mêmes. C’est vrai que nous sommes tous petits, tout petits, et bien faibles. Mais à chaque fois que, pour mon dépit et ma désolation, ma faiblesse me présente l’un ou l’autre de ses innombrables visages, non seulement je sais, ce qui n’arrangerait pas grand-chose, que ma manière d’être faible est unique, mais je sens, quand même je ne le voudrais pas, qu’elle est comme une messagère ambiguë, qu’elle me désespère en m’interdisant de désespérer, et qu’elle me l’interdit d’autant plus sévèrement qu’elle me désespère davantage. Et souvent, dans ces instants-là, c’est la vie qui me saute à la gueule. Peu importe si c’est dans une de ces oraisons qu’on disait, magnifiquement, jaculatoires ou dans une bordée d’injures à la chiennerie des temps, peu importe si elle part aussi sec qu’une torgnole, la vie, si elle bondit comme un désir interdit ou si elle m’enveloppe d’une douceur de souvenir inventé. Je suis vivant, nous sommes vivants, vous êtes vivants et vous le savez, frères humains qui avec nous vivez… Vivants, nous ne sommes pas faits pour la rancœur distinguée. « Plus le monde va mal, dit notre auteur, mieux l’égoïste se porte, car la souffrance est un écrin merveilleux pour son propre confort, à l’image du type ordinaire qui jubile de dévorer son Big Mac devant les images d’enfants affamés. » C’est un philosophe qui parle. À l’âge bête, comme on disait, je pensais des trucs comme ça, j’aurais dû le faire savoir à l’Académie française. Le micmac mondain se moque du Big Mac. Puéril, atrocement puéril. Il fait grève de la faim, l’homme extraordinaire, à chaque fois qu’on lui annonce une horreur ? Eh bien, bravo, le régime lui réussit ! L’opprobre hypocritement jeté, piteusement, à la fois sur le Big Mac et sur le type ordinaire qui s’en nourrit, je ne sais rien de plus décourageant. Ce mot même de type ordinaire, dans quel caniveau des beaux quartiers peut-on encore aller le ramasser parmi la crotte des divins caniches ? Dans quel monde vivent-ils, les hommes non ordinaires ? De quel monde sont-ils les mondains ? Le monde, pour eux, est-ce toujours ce miroir, cette réserve, ce lac obscur, inquiétant, profond ? Ou est-ce leur vestiaire, le gymnase où on les entraîne à la volonté de puissance, où on leur apprend à exister, c’est-à-dire à ramener leur fraise ? La vérité qu’ils fuient, c’est qu’une sorte d’abcès poussé il y a environ deux siècles et qui a lentement mûri, sous des panonceaux plus prestigieux les uns que les autres, et plus menteurs, dans toutes sortes de cavernes et de tavernes, est en train de crever. La vérité qu’ils fuient, parce qu’ils imaginent qu’elle les emportera sans jamais imaginer qu’elle les refabriquera, c’est que cet effondrement est inévitable et salutaire. La vérité qu’ils fuient, c’est qu’aucun nouveau monde ne pointera jamais le nez tant que ce constat n’aura pas été dûment dressé et catégoriquement acté. La vérité qu’ils fuient, c’est que les invitations à l’espérance ou à tout ce qu’on imaginera d’autre, si elles ne sont pas doublées de ce ferme propos, sonnent creux, quelque tremolo qu’elles fassent vibrer.
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À ses fils Jean, le réalisateur, et Pierre, l’acteur, Auguste Renoir pouvait encore parler de l’être humain comme de ce bouchon qu’emporte le fleuve des événements, qui ne peut nier sa condition mais reste capable de vivre son destin de bouchon aussi intelligemment que possible, de se coincer un moment contre une pierre, de contourner un obstacle, d’offrir plus ou moins de prise à la poussée des eaux. Ce père suggérait à ses fils, au fond, de se conduire en artistes, ce qu’ils firent. Je n’imagine pas un homme aussi puissamment créatif donnant aujourd’hui le même conseil aux siens. Le bouchon danse encore parfois dans le fleuve, mais de moins en moins, et de façon bien hésitante. Le plus souvent, il gît sur une rive, abandonné. Ou il reste prisonnier d’une écluse, d’un bloc de béton, de je ne sais quel obstacle. Le fleuve l’ignore, lui passe dessus comme un soudard indifférent, puis, imprévisiblement, le libère d’une bourrade et s’amuse de le voir se précipiter vers le piège suivant en chantant sa liberté à tue-tête. Auguste ne parlerait pas comme autrefois à Jean et à Pierre. Le monde n’est plus dans le fleuve, le fleuve n’est plus le monde, l’image ne vaut plus. Le fleuve a été saboté, perverti, empoisonné, encadré comme disent les banquiers, les footballeurs et les évêques. Je crois savoir ce que Renoir dirait à ses fils. Il leur conseillerait de pratiquer l’arrêt, de suspendre autant qu’il leur est possible leurs négociations avec ce qui n’est plus le monde mais son infâme caricature, son vomi, ses excréments, et de le retrouver, le monde, au rendez-vous qu’il ne pourra pas manquer : en eux-mêmes.
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J’ai souvent parlé ici de cette jeune cadre d’EDF que j’avais invitée à nous dire en quelques phrases ce qu’elle ressentait dans son travail. Elle avait répondu : « Un poids… ». Puis n’avait pu que répéter ce mot deux ou trois fois, aussi obsessionnellement que moi-même je reviens à ce souvenir. Mais on ne s’attend pas à entendre parler ici de l’actu de l’info ou de l’info de l’actu et on comprend, j’imagine, que je revienne, entre amis, à un instant qui nous éclaire tous. Que disait-elle ? Que le fleuve n’était plus le fleuve. Elle ne se plaignait pas, elle ne critiquait pas, elle ne revendiquait pas, elle ne contestait pas. Des parents envoient un enfant chercher le lait ou le pain et il revient tout alarmé parce que, dans la nuit, le pont qui traverse la rivière s’est effondré. De la même manière, cette cadre nous disait, que, dans la vie au travail, un pont mystérieusement jeté entre les êtres s’était effondré. La différence, c’était que nous, nous qui ne le disions pas, nous le savions quand même très bien. Nous savions même très bien qu’il ne s’était pas effondré par hasard, mais qu’il avait été saboté. En sorte que l’instant précis où elle disait publiquement ce que chacun de nous ressentait, à savoir que le mal était infiniment profond puisqu’il tenait non pas à quelque défaut d’organisation ni même à quelque rupture de justice – non pas à l’aménagement du fleuve, de ses berges, non pas à son cours, mais à son identité de fleuve elle-même, ou peut-être même à ses eaux – était aussi l’instant où nous nous retrouvions ensemble comme si c’était la première fois. Voilà, je crois, ce que souhaiterait aujourd’hui secrètement Auguste pour Jean et pour Pierre. La lente perception de ce qui se passe en eux. Puis, quand elle est mûre, quand elle est autre chose et plus qu’une image, quand elle se charge d’être et de désir, quand la puissance devient acte, quand, sereine et bondissante, elle est prête à renouveler le monde, alors place à la parole, et que tout ce qui s’ensuit s’ensuive !
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« S’il est bon dans la vie de penser aux autres avant de penser à soi, nous explique encore Raphaël Enthoven, c’est juste que les autres seront encore là quand moi j’aurai disparu depuis longtemps. » Mais si c’est la « chose dérisoire » qu’il dit, en quoi ne serait-il pas dérisoire de penser au moi de ces autres qui à leur tour, disparaîtront. Valent-ils plus parce qu’ils nous survivent ? Chacun de nous doit-il faire semblant de se considérer comme le pire du troupeau ? Les déchets nucléaires et le plastique aussi nous survivront. Tout n’est donc qu’affaire de péremption ? Histoire d’obsolescence ? De statistiques ? De défenses immunitaires ? Étrange. Et ceux qui ne nous survivront pas ? Inutile de penser à eux ? Et si, dans dix ans, l’erreur d’un informaticien déprimé règle son compte à notre planète, notre existence en perdra vraiment tout son sens ? Pourquoi donc ? Le tragique ne fait pas partie de la vie ? C’est seulement pour les séries télévisées ? Je ne doute pas un instant que ce jeune philosophe soit capable de nous parler fort intelligemment des auteurs qu’il apprécie. Mais, derrière un micro, face au journaliste avec qui on lit, à deux voix, un petit papier qu’on veut efficace, on oublie tout, on nivelle tout, on aplatit tout et on finit par défendre un humanisme de DRH. On ne veut plus savoir, par exemple, que Pascal, lui, ne voit pas dans le moi une chose dérisoire, mais une chose haïssable. Et que, s’il la trouve haïssable, c’est précisément parce qu’elle rend dérisoire cette existence humaine qui ne l’est nullement, parce qu’elle fait obstruction à son plein déploiement, parce qu’elle lui interdit l’accès à l’ordre du cœur et à l’ordre de la grâce. On s’habitue assez vite à l’idée que Raphaël Enthoven n’est pas Blaise Pascal. Mais il faut comprendre comment il ne l’est pas : par réduction, par mutilation, par dégradation, par mondanisation. « Ce n’est pas l’altruisme ou la générosité, professe-t-il, qui commande d’être pessimiste pour soi et optimiste pour le monde, c’est l’évidence. » Quelle évidence ? Celle de la masse, celle de la quantité, celle de l’efficacité, celle du poids. Un magasin de M. Leclerc, un peu philosophe lui aussi, mais de grande surface, ne me suggère pas autre chose, voilà pourquoi j’y vais le moins possible.
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Nihilisme bien ordonné commence par soi-même. L’instant du nihilisme, ce n’est pas celui du doute, ce n’est pas celui de la fatigue, ce n’est pas celui de l’ennui, ce n’est pas celui de l’excès, ce n’est pas celui de la passion, ce n’est pas celui de la jouissance, ce n’est pas celui du désespoir, ce n’est pas celui de la faute, ce n’est pas celui du péché. C’est l’instant du transfert abusif. L’instant nihiliste, c’est l’instant où l’on fait semblant de croire que ce qui n’est rien – ce qui est rien – est quelque chose. L’instant nihiliste, c’est quand « rien n’est jamais assez quelque chose ». L’instant nihiliste, c’est l’instant où, pour ne pas trouver l’être là où il est, on fait semblant de le trouver là où l’on sait qu’il n’est pas. L’instant nihiliste, ce n’est pas celui de l’ambiguïté, pas même celui de la trahison, c’est celui de l’usurpation. L’instant nihiliste, ce n’est pas quand on est malhonnête avec le bien, c’est quand on est honnête avec le mal. L’instant nihiliste, ce n’est pas quand on est infidèle au vrai, c’est quand on se marie avec le faux. L’instant nihiliste, ce n’est pas de ne pas reconnaître la beauté, c’est de ne pas oser nommer la laideur. L’instant nihiliste, ce n’est pas quand on se scandalise parce qu’on se surprend, c’est quand on se rassure parce qu’on s’arrange. L’instant nihiliste, c’est quand on gère ce qui n’est pas gérable.
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À sa liste des métiers impossibles, ou ingérables, Freud pourrait aujourd’hui ajouter celui de formateur. Voilà plus de vingt ans que me tourmente un trépied certes moins célèbre que celui de Delphes mais, pour moi, nettement plus préoccupant. Il avait été construit par les ingénieurs du Centre national d’équipement nucléaire, le CNEN, une unité d’EDF alors installée à Châtillon et dans laquelle j’avais animé l’action de formation que j’avais appelée Mise en expression. Le temps qui s’est écoulé m’aide à préciser l’intention qui était la mienne : aider à refondamentaliser le travail en entreprise ou, du moins, suggérer comment il pourrait être refondamentalisé si le salarié se percevait non seulement comme un travailleur, mais aussi comme un citoyen et comme une personne. Cette idée simple, dictée par la réalité immédiate quand on ne la réduit pas à des bilans, j’avais eu la surprise de la trouver à la fois chez Proudhon et chez Maritain, pourtant rarement d’accord. Par un cheminement d’inspiration maïeutique, je tentais de faire venir à la parole tout ce que, depuis longtemps, j’avais senti dans la conscience des travailleurs et dont les syndicats ne s’occupaient jamais, tant ils faisaient leur, même quand ils voulaient le nuancer ou le changer radicalement de signification politique, le productivisme autoritaire et machinique des directions : le sentiment accablant d’aliénation ou de déracinement qui irradiait l’existence des salariés, dans et en dehors de l’entreprise, l’inexprimable désir de briser leur enfermement, la volonté anxieuse, presque toujours refoulée, de chercher les moyens de cette émancipation. Tout cela était accompagné d’une critique explicite de l’idéologie managériale qui avait commencé à sévir dans les entreprises au début des années quatre-vingts et dont j’avais eu tout loisir de contempler les ravages. Aujourd’hui, après que l’attention du public a été attirée sur les souffrances physiques et psychiques de beaucoup de travailleurs, cette très vilaine chose est enfin mise en accusation. Je ne peux évidemment que m’en réjouir, mais ce n’est pas mon mauvais esprit qui me fait craindre qu’on ne s’en prenne guère qu’à ce qui, maintenant profondément incrusté, se trouve hors de portée de la critique et qu’on puisse ainsi doctement se dispenser de comprendre que le mal s’est à la fois universalisé, institutionnalisé et intériorisé.
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Le CNEN accepta très volontiers la Mise en expression. Fidèles à leur manière, les très compétents ingénieurs qui y travaillaient la mirent parfois en formules. C’est ainsi qu’ils inventèrent le trépied : le travailleur, le citoyen, la personne. Pendant de longs mois, j’entendis donc parler de ce trépied. Je doutais un peu de sa pertinence mais ma réserve resta discrète. Je savais bien que ces raccourcis étaient dangereux mais, en le signalant trop, je craignais de paraître émettre une critique formelle où mes interlocuteurs auraient pu voir une mise en question de leur manière de réfléchir. Sur le fond, il était évident à tout le monde que la Mise en expression avait fortement détendu le climat. On parlait, on parlait même beaucoup, et de tout, et de la meilleure manière. Les relations hiérarchiques se civilisaient, le directeur du Centre n’y était pas pour rien. J’avais toutes les raisons d’être content.
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Pourtant, avec le recul, je vois mieux ce que suggérait ce trépied et l’énorme contresens qu’il avait tout à la fois révélé et induit. Jamais je n’aurais proposé une telle image, même pas en supposant à cet objet les trois pieds d’inégale hauteur qui en auraient fait un accessoire surréaliste. Dans mon esprit comme dans toutes mes propositions, il ne s’agissait pas d’une juxtaposition mais d’un étagement, d’une hiérarchie. Le travailleur n’est vraiment le travailleur que si, en lui, le citoyen et la personne ne renoncent pas à leurs droits. Si, tout en étant le travailleur et parce qu’il l’est, il est toujours, en tant que citoyen, soucieux de rapporter à l’intérêt général son activité particulière et, en tant que personne, soucieux de la rapporter à son humanité elle-même. Autrement dit, la Mise en expression, je ne sais si quelques-uns l’auront senti, proposait à la fois un élargissement et une rupture d’équilibre. Elle se souciait de la signification sociale du travail, mais confrontait cette signification à la conscience personnelle. Ainsi, dans cette confrontation, la personne surgissait. Dans l’intérêt général. Pour son honneur. À ses risques. Le trépied ne suggérait rien de tout cela, mais seulement de s’installer plus confortablement dans l’entreprise. L’idéologie managériale aurait pu lui donner son brevet. Si je l’avais fracassé devant mes auditeurs, j’aurais mérité un peu plus le surnom de Savonarole que m’avaient décerné des dirigeants qui n’étaient fanatiques de rien, sauf de conformisme. Savonarole ou pas, leurs idées en auraient pourtant été clarifiées, ce que n’a pas permis ma trop grande prudence.
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Je serais vite contredit si je sous-estimais l’élan d’expression qui accompagna cette formation. Le point touché était bien celui qu’il fallait toucher. Il est apparu évident à tout le monde que le monde du travail avait besoin d’une réanimation fondamentale, juste le contraire de ce que commençaient à lui proposer la communication et les DRH. Mais la conversion suggérée était si radicale, si contraire à tous les usages, si révolutionnaire et en même temps si simple qu’elle resta presque entièrement lettre morte. Les suites données à la Mise en expression me furent une déception. Le formalisme revint en force, l’imagination se tarit. Comment aurait-il pu en être autrement ? J’avais rêvé d’ouvrir les portes de la prison, je n’avais fait que la rendre un tout petit peu moins inconfortable. Et donc, peut-être, plus efficace ? N’importe. Ce qui a été vu l’a été, voilà ce qui compte, c’est ainsi que s’ouvre l’avenir, sur d’infimes souvenirs qui, dans quelques consciences, survivent et, un jour, recommencent à tressaillir. Tout est payé.
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Je ne me suis jamais posé la question du monde. C’est elle qui s’est posée à moi comme elle se pose à ceux dont l’existence s’est construite sur des contradictions violentes, à la fois sociales et morales, à ceux qui ont eu la chance malchanceuse ou la chanceuse malchance de ne jamais pouvoir, malgré tous leurs efforts de mauvaise foi, se reconnaître dans un groupe, dans un camp, dans une équipe durable, encore moins dans des intérêts, des projets, des coutumes, et qui ont appris à vivre, sinon seuls contre tous, ce qui est impossible, mais avec de rares attaches étrangement solides qui lient ces contradictions comme un bouquet de fleurs sauvages. Ceux-là ne mettent pas beaucoup de temps à comprendre qu’ils n’ont aucune raison de pavoiser, mais il leur en faut un peu plus pour réaliser qu’ils n’ont pas non plus à se couvrir de cendres. Quelque part, en un point d’eux-mêmes où ils s’étonnent de voir peu à peu les autres s’inviter, ils devinent que leur rapport au monde est le bon, qu’ils ont décidément bénéficié d’une malchance chanceuse et que c’est la chance de ceux qui échappent à leur trouble qui est malchanceuse. Ils pensent cela, d’abord, et puis tout s’efface : c’est encore trop en dire, trop en penser.
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Les cadres dirigeants d’EDF, comme tous les responsables, avaient une obsession naïve : tenir les deux bouts. L’idéal, d’un côté ; la réalité, de l’autre. Avant que les choses ne se compliquent beaucoup au grand bénéfice des politologues, c’était plutôt leur main gauche qui tenait l’idéal et leur dextre qui agrippait la réalité, ou s’agrippait à elle. Ils n’étaient pas les seuls à penser ainsi, partout résonnait cette inoffensive turlutaine. Pour moi, elle est curieusement associée à des gens qui déjeunent, plus exactement à des gens qui en sont au milieu plus du repas, disons vers la fin du plat principal, juste avant le fromage. À l’instant, par exemple, où la côte de bœuf se trouve déjà bien attaquée, mais pas encore à l’os. Autrement dit, ce n’est là ni un propos d’affamés, ni un discours de repus. C’est le message de gens déjà bien nourris qui, ayant encore raisonnablement faim, se sentent en bonne position pour penser raisonnablement, et fêtent cette heureuse conjoncture en demandant – mais si, mais si, je vous assure, on la demande ! – une dernière bouteille, par exemple un Morgon.
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Les deux bouts ? De la chaîne, bien sûr ! Combien de fois me suis-je amusé à prendre un air plus ahuri que nature : « Les deux bouts de quoi ? » On ne peut pas tout expliquer, convaincre qu’on ne joue pas sur les mots. Il y a des instants où ça casse, voilà tout. Gentiment, tout discrètement, comme le dernier filament d’une ficelle usée. Tout ça n’arriverait pas si tout le monde parlait sérieusement anglais, je vous dis. Nous aurions un langage qui serait pour nous sans mémoire profonde, rien de mieux pour se dévitaliser. Qu’y puis-je ? Les deux bouts et la chaîne, ça va tellement bien ensemble chez nous ! Qu’elle est solide, qu’elle va vous saucissonner bien convenablement, bien citoyennement, bien démocratiquement cette chaîne deux fois torsadée par un idéal auquel on ne croit pas et par une réalité qu’on a bricolée de toutes pièces ! Celui qui veut dénouer ou délacer, il saisit un seul bout et tire dessus pour que ça lâche. Celui qui tient les deux bouts de la chaîne, c’est l’étrangleur.
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La romance des deux bouts, hymne des truqueurs ! Double mensonge. Double démission. Prosternation devant un idéal en sucre d’orge, reconnaissance inconditionnelle du n’importe quoi. D’un côté, le rototo de l’humain sublime, de l’autre, la grande poubelle. Entre les deux, l’injuste milieu, l’irresponsabilité agressive, la fierté de s’être deux fois planqué ! L’homme sans qualité, sans défaut, sans aspérité, sans faille. L’homme complet, café et pousse-café. Un sacré produit. Pauvre gars.
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Pas de fromage, merci, trop gras. Le dessert est trop sucré. Le café m’empêche de dormir. Je me sauve. Désolé, hein, je me sauve. À bientôt, à bientard ! Mais, dites-moi, on partage, n’est-ce pas ? Non, vraiment ? Tout est payé ? Ici aussi ?
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Les vivants existent, je les ai rencontrés. En vous rassurant, ils vous éveillent. En vous inquiétant, ils vous apaisent. Ils ne sont pas du monde, ils ne sont pas dans le monde. Ils sont au monde comme on est au courant, au courant du fleuve, au courant des autres. Ils vous entraînent tranquillement. Langage sans excès, sans prétention, humour léger, fluidifiant. Ils sont infiniment provisoires, amicaux par évidence. Aucune célébration du monde, aucun mépris non plus. Pour eux, c’est un gros chien pas fondamentalement méchant, mais qui peut l’être, il ne faut pas le perdre de vue, ce n’est pas lui qui commande. Sympathie lucide, complicité amusée : Couché, le monde ! Ces vivants-là ont une noblesse de simplicité. Ils vous prennent comme vous êtes et vous reconduisent à votre point de départ. Ils vous unifient en vous dédoublant : vous êtes bien celui que vous êtes, charges comprises, mais vous êtes aussi celui qui commence. Ils restaurent votre empreinte personnelle.

16 novembre 2018

Notes:

  1. Voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=HCIwzU8W96s

Notre bien commun : la formation

Ni machine ni système 1

« Formateur, me disait Pierre Emmanuel, quel beau mot ! Donner forme… »

Maintenant que les réformes ont favorisé, du moins à ses yeux, l’agilité du monde du travail, Muriel Pénicaud, elle, n’en doute pas : « Il faut mettre la machine de la formation en route. »

Machine : tout est dit. Je me garde bien de reprocher ce mot à celle qui le prononce. Pour présenter ce projet de loi, il est irréfutablement à sa place. Nul autre ne pouvait se glisser là. Il est parfait, exactement parfait, parfaitement exact. Dans cette phrase, juste devant le mot formation, c’est lui qu’il fallait, lui et nul autre. Il porte en lui le sens, l’inspiration, le souffle, l’intuition fondatrice, le secret, la quintessence, le dit et le non-dit du texte qu’il préface, annonce, introduit, résume. Il est fait pour ce créneau, qui l’attendait.

Quand il entendait formation, Pierre Emmanuel pensait imagination, liberté, rencontre. Muriel Pénicaud pense machine. Qui pense imagination et liberté peut penser le détail, le particulier, le concret, la différence jusqu’en leurs caches les plus secrètes. Qui pense machine se condamne à la répétition servile et à la justification oiseuse. Qui pense machine ne pensera jamais autre chose que machine. On reconnaît aujourd’hui la machine à un signe infaillible. Elle est programmée pour vous parler de l’humain. Elle le bêle, elle le brame, elle le ronronne, elle le cacarde, elle le grogne. Foutaises. Si je vois en toi un être humain, tu le sais tout de suite, tu le sens tout de suite. Pas besoin que je t’explique, comme est obligée de le faire Muriel Pénicaud, que je ne te prends pas pour un meccano. Les spécialistes de l’humain sont tous, sans aucune exception, des spécialistes de la machine.

Le lien entre l’homme et la machine, on l’appelle aujourd’hui compétence. Aucun rapport avec ce que nous appelons ainsi quand nous avons le bonheur de rencontrer cette qualité chez quelqu’un. Dans ces cas-là, à la connaissance talentueuse d’un métier s’ajoute une qualité qui n’appartient pas à ce métier mais se rapporte au travailleur lui-même : quelque chose comme un plaisir communicable, l’affirmation silencieuse d’un sens, d’une joie.

« L’un des objectifs de ce projet de loi, déclare Muriel Pénicaud, consiste à lutter contre le sentiment qu’ont certains de nos concitoyens de subir leur vie professionnelle et à les convaincre qu’ils peuvent faire des choix, étant entendu que la compétence, dans notre société, est leur actif principal. »

Actif. À cette place, ce mot de banquier est terrible. Ce que nous aimons dans ce plombier compétent, dans ce jardinier compétent, dans ce médecin compétent, c’est ce qu’il a su tirer de la plomberie, du jardinage ou de la médecine pour grandir dans son être et, par le témoignage qu’il nous donne de ce progrès, nous faire grandir dans le nôtre. La compétence qu’on nous vante est la caricature grossière de ce sentiment. C’est un atout, nous dit-on, un atout pour cette partie de cartes maquillées que, bêtement et salement, on appelle vivre.

Nonobstant la très satisfaisante rentabilité du job, je ne souhaite à personne une carrière de DRH. Se faire le missionnaire de tous les slogans du management, manipuler pour l’organisation du travail, du matin fort tôt au soir fort tard, des réalités aussi gratuites que l’équipe, l’échange, la responsabilité, la solidarité, mais le faire dans la seule perspective du profit de l’entreprise, la moins désintéressée qui soit, et devenir ainsi un acrobate de la morale, un jongleur d’intentions, un prestidigitateur de réalité : non merci, eût dit Cyrano. L’esprit n’y tient pas, la qualité et la quantité s’entremêlent, on ne peut se libérer d’une telle confusion qu’en suivant le fil d’Ariane à l’envers, en cherchant à se perdre dans le dédale de procédures de plus en plus complexes, en se fabriquant un nid d’abstractions protectrices. Mais toujours, à la fin, la réalité reprend ses droits et alourdit un peu plus les contradictions. On dit qu’on veut « lutter contre le sentiment qu’ont certains de nos concitoyens de subir leur vie professionnelle », qu’on veut les « convaincre qu’ils peuvent faire des choix ». Mais c’est avec leur actif qu’on va négocier, avec leurs compétences, en leur rappelant délicatement, au passage, qu’ils n’ont pas le choix : les grosses cartes ne sont pas dans leur jeu.

« Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Qu’il faille une loi pour autoriser une telle liberté, quel coup de phare sur notre société ! Le titre est beau. Je ne le crois pas véridique. Et il n’est pas un paragraphe, pas une phrase, pas un mot de ce texte qui ne jette sur cette liberté et sur cet avenir la plus sombre des lumières et le plus indépassable des soupçons. Ces mots sont scandaleusement truqués. Cette liberté est une liberté autorisée. Cet avenir est un avenir décidé. Le choix annoncé n’est d’ailleurs pas un choix. Quand ils auront recours à la formation, les salariés n’auront à choisir qu’entre des formations dites certifiantes, c’est-à-dire reconnues d’utilité économique par le pouvoir politique et administratif. Autrement dit, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel est une loi sur l’encadrement du travail. Une loi managériale, séductrice et mensongère. Une loi fondée sur une évidence insupportable, à savoir qu’il y a comme un sens obligatoire à respecter, celui qu’indiquent et qu’indiqueront, dans une vision à la fois autoritaire et lourdement matérielle de l’existence, les mouvements fondamentaux de l’économie – et les intérêts de ceux qui les impulsent et les imposent.

Les communicants jacasseront pour rien. Bâti sur de telles fondations, l’immeuble ne tardera pas à se fissurer. En fait, ce n’est qu’un décor, un de ces vieux, un de ces archi-vieux décors dont les premiers discours d’Emmanuel Macron après son élection m’avaient fait espérer qu’on en ferait des feux de joie. Il n’en est rien hélas, il semble même qu’on prenne pour un grand cru la bibine du management le plus gâteux et qu’on en attende l’extase ! Et certes, sur certains sujets qui me sont étrangers ou pas trop familiers, je m’impose de garder le silence. Mais la formation, je connais. La vraie, je veux dire. Pas les colloques, pas la paperasse, pas les cabinets. Celle avec les gens, du polytechnicien XXL à l’ancien ouvrier spécialisé, celui qui portait mal son nom et était censé ne rien savoir de rien.

« Nous voulons, dit Muriel Pénicaud, construire une société de compétences. » Mais comment donc ! Voilà une de ces proclamations hors sol et hors ciel qu’un manager n’hésite pas un instant à bricoler alors qu’il ne jure que par le concret et ricane lourdement de la moindre abstraction, même quand la formulation correcte d’une idée juste l’impose. Je ne sais pas ce qu’est une société de compétences. Je sais, par contre, très bien ce qu’on me dit quand on m’explique qu’au quatrième alinéa de l’article L. 6321-1, « les mots : plan de formation sont remplacés par les mots : plan de développement des compétences. » Même si j’ai appris à ne pas me faire d’énormes illusions sur les plans de formation, je sais qu’ils s’adressent quand même à des personnes humaines. Que, même quand ils veulent les entourlouper, ils sont obligés de tenir compte d’elles, au moins un peu, un tout petit peu. Et je sais par contre que les compétences objectives dont on parle n’ont rien à voir avec les personnes humaines en tant que telles. Si utiles qu’elles soient, elles restent avec elles dans un rapport d’extériorité. Quand même on en prendrait le décret, une société de compétences n’aurait pas plus de réalité, si utiles que soient eux aussi ces accessoires, qu’une société de chaussettes ou de casquettes. Je sais donc que le passage d’un plan de formation à un plan de développement des compétences est une régression du point de vue de la pensée et du point de vue de la liberté. Et donc, au moins dans l’idée que je m’en fais, du point de vue de la démocratie et du point de vue de la république. Et qu’il ne peut constituer un progrès que dans la logique de soumission mercantile et de manipulation du langage qui est celle des DRH et qui, quand elle devient celle du pouvoir politique, fait de lui, nonobstant les flots sucrés de sophismes que ses communicants s’empresseront de déverser au seul profit de leurs intérêts les plus gras, une menace absolue.

On est saisi par l’invraisemblable faiblesse de l’exposé des motifs qui annonce cette loi. Un texte qui porte sur un sujet de cette importance et propose à des millions d’individus une orientation différente de leur recherche et une conduite nouvelle de leur vie professionnelle ne fait état d’aucune analyse, ne s’appuie sur aucune référence. Les premières lignes sont un modèle de langue de bois – ou de blé -, un exemple d’anthologie du bafouillage managérial : « Les transformations majeures que connaissent les entreprises du pays et des secteurs entiers de l’économie ont des effets importants sur les organisations de travail, les métiers et donc les compétences attendues de la part des actifs. Elles requièrent de refonder une grande partie de notre modèle de protection sociale des actifs autour d’un triptyque conjuguant l’innovation et la performance économique, la construction de nouvelles libertés et le souci constant de l’inclusion sociale. »

Préambule inquiétant. Une volée de généralités obscures assenées sans le soutien de la moindre argumentation. Un paquet d’affirmations aussi sommaires qu’affirmatives dont le dernier mot, l’inclusion sociale, est comme un tatouage qui en garantit la modernité. Sur le fond, aucune ambiguïté. C’est le pouvoir économique et financier des premiers de cordée qui définit « les compétences attendues de la part des actifs » comme il impulse « les transformations majeures que connaissent les entreprises du pays et des secteurs entiers de l’économie ». Récupération libérale de la planification socialiste. En Chine, l’exact contraire – et le même résultat. Ici et là, une seule vaincue : la liberté.

Des textes de cette agressive raideur, j’en ai vu passer beaucoup dans les entreprises. Les commenter devant les stagiaires était devenu un jeu. Quand on les ausculte, on repère en eux quelque chose comme une creuse profondeur. Les gens qui les ont rédigés ne sont ni stupides ni incultes, encore moins négligents. Mais leur prose ne parvient jamais à faire oublier d’où elle sort. Ces textes sont des messages que des subordonnés envoient à leurs propres subordonnés. Des textes d’autorité comme le siècle dernier en a produit un peu partout. Des rédacteurs les ont mis en forme, des opérateurs les mettront en musique. Les uns et les autres constituent la face visible du pouvoir : une petite société arrogante et timorée, qui s’applique naïvement à faire oublier à quel point elle est mal à l’aise. S’y fabriquent, au grand soleil glacé de la technologie triomphante, les recettes managériales déguisées en pensées, les dogmes capricieux de la communication, les approximations psychologiques du marketing, les lourdes sentences de la gestion. Aucun Kremlin n’a besoin de leur envoyer ses consignes. Une sujétion innée, coagulation de toutes les bigoteries, anciennes et modernes, et de toutes les éducations timorées, religieuses et laïques, donne leur forme à ces étranges sociétés secrètes sans secrets, tout entières façonnées, jusque dans leurs profondeurs, par les jeux de l’argent et du pouvoir. Médiocres par origine et médiocres par destination, elles sont quelque chose comme les agences d’un pouvoir sous-intellectuel tout entier fasciné par ce qui, au double sens du mot, compte, ou les sections locales d’une brumeuse Université mondiale de Sciences Peu.

La moindre contradiction de notre lugubre société n’est pas de fonder sans honte ses décisions les plus graves sur une irrationalité aussi criante alors qu’elle ne cesse de se réclamer, en pleurnichant, des Lumières et de la Raison. Les moins insensibles des responsables en ont vaguement conscience quand ils ne peuvent opposer aux critiques qu’on leur présente que la répétition obstinée de leurs thèses et une susceptibilité de plus en plus jalouse. Il ne convient pas de leur en faire grief avec trop de sévérité. L’idée qui ne vient pas de soi et qui n’est jamais passée par soi, on peut la rabâcher si c’est prévu par le contrat mais, contrat ou non, si elle est attaquée, on ne peut pas la défendre.

Et naturellement, ce qui est infiniment plus grave, on ne peut pas la défendre non plus devant ceux auxquels elle est destinée. À des apprentis dépourvus de toute formation, on peut parfaitement donner idée de la pensée de Victor Hugo, mais on ne saurait donner idée de la pensée managériale : la seule chose qu’on puisse savoir d’elle, c’est qu’elle n’existe pas. Elle n’est qu’un reflet, la trace d’une soumission, d’une transmission de consignes à peine consciente, nerveusement hébétée. 

Comment donc expliquer une pensée qui n’existe pas ? Eh bien, précisément, les auditions devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale le confirment, on ne l’explique pas. On la vend. Enseigner, former, c’est « changer l’image ». Et, pour vendre la nouvelle image, Florence Poivey, négociatrice du Medef pour la formation, unit ses pieux efforts à ceux de la ministre. Pour « conquérir les jeunes et les familles », c’est à qui sera le plus créatif. Ici, on lance To my job, là #DemarreTaStory. Carrément. Le but, on ne doute pas de l’atteindre, c’est que « les jeunes parlent aux jeunes d’une voie d’excellence et de dignité ». Si vous entendez cela dans le métro, faites signe. Naturellement, pour que l’opération soit plus valable encore, il est mieux qu’ils s’expriment en non français. C’est pourquoi, sur l’anglais et les valeurs, ces produits bon marché qui rendent si intelligent, on ne lésine pas. To my job, carrément, c’est « le Meetic à trois – jeune, entreprise et centre de formation – de l’apprentissage ». Ce système – on précise bien que c’est un système – « vise à faciliter le lien entre le jeune et l’entreprise. C’est une démarche de mise en valeur réciproque des trois acteurs. » Il y a aussi une campagne de com judicieusement appelée L’apprentissage, mon plan A (allusion politicarde infiniment parlante pour les ados !), qui bénéficiera des compétences du vainqueur de The Voice soi-même. Si, avec tout ça, les jeunes ne comprennent pas que l’entreprise, c’est super…  c’est qu’ils ne sont pas aussi stupides qu’on l’espère.

Sur de nombreux points, des opposants avancent des critiques sensées, pertinentes. Je ne sais si quelque perfide – ou perverse – disposition physiologique ou psychologique en est en moi la cause, mais elles peinent à me convaincre, même quand je les reconnais fondées. D’une certaine manière, ces réserves s’inscrivent dans la logique qu’elles refusent. Elles discutent à bon droit les conséquences du propos arbitraire sur quoi se fondent les décisions, mais elles laissent ce propos lui-même dans une certaine zone étrange de non-critique ; l’impression ne parvient pas à se dissiper qu’elles sont avec lui sinon dans une relation de complicité, du moins dans un curieux parti pris d’indulgence. D’où, probablement, des facilités consensuelles. Ainsi certains opposants notoires ont-ils tort, à mon avis, de trop vouloir distinguer les bons chefs d’entreprise des mauvais. Qui sont les bons chefs d’entreprise, les bons médecins, les bons journalistes, qu’ils laissent les salariés le dire, ou les patients, ou les lecteurs. Entrant ainsi dans une perspective morale ici entièrement déplacée, ils entrent aussi, sans s’apercevoir, dans la plus classique manœuvre de diversion des managers : faire croire aux naïfs qu’ils sont du côté des bonnes mœurs et des bonnes idées, des valeurs, en un mot de l’humain. Ce jeu de dupes plus ou moins consentantes est la racine même de l’évaluation.

À cette étrange indulgence que les oppositions et le pouvoir savent parfois s’accorder, il ne faut pas trouver de trop piètres motifs. Négligeons le facile soupçon de cette marmite d’intérêts divers dans laquelle il y aurait toujours à plonger fraternellement. La réalité est moins sommaire, et plus grave. Cette indulgence républicaine apparaît quand la situation du pays ou du monde, ou encore la discussion d’un texte particulièrement lourd de conséquences, met en question, au-delà des opinions partisanes, quelque chose comme le pacte non-écrit, non-dit, et même non-pensé sur lequel repose, même en vacillant toujours, l’équilibre apparent de notre société. Et, à chaque fois, la raison est la même. L’union sacrée – parce que forcée – intervient quand, arrivée au bout de ses possibilités et de ses ressources, la dimension de l’humain que Jacques Berque appelait l’historique – et qu’en pillant le vocabulaire de Pascal on pourrait nommer l’ordre de l’histoire, de l’opinion, de l’intérêt -, doit ou devrait céder la place à cette dimension plus profonde que Berque appelait le fondamental – ou, en langage pascalien imité, l’ordre de la pensée et de l’authenticité.

Quand les circonstances mettent en cause des réalités fondamentales, s’occuper de l’accessoire est une fuite. Les conséquences de la loi sur la formation vont être majeures pour des millions d’hommes et de femmes. Pour prendre la mesure du sujet, l’Assemblée nationale devait passer de l’ordre de l’opinion et de l’intérêt à l’ordre de la pensée et de l’authenticité. En un mot, la question du sens était première. Jacques Delors et Jean Auroux, chacun en son temps, avaient compris cette évidence et, chacun à sa manière, avaient tenté de lui faire droit : prestement étouffés, au mépris absolu de la loi, par les employés supérieurs de la machine politique et économique, leurs timides essais ont pris, avec le temps, des allures de chevauchées héroïques. Mais ces fragiles souvenirs eux-mêmes ont déserté l’hémicycle. La ministre, ses partisans, ses adversaires, tout le monde a parlé comme personne.

Sauf quelqu’un. Quelqu’un a parlé. Malgré lui, probablement, mais il a parlé : François Asselin, président de la confédération des petites et moyennes entreprises. Il tient un propos classiquement patronal, explique qu’il se méfie du compte personnel de formation, qu’une vraie stratégie doit présider au choix de la formation, que l’entreprise doit en être le cœur. Et, pour convaincre, cet homme honnête déclare : « Depuis vingt-cinq ans que je suis chef d’entreprise, j’ai peut-être vu trois fois des salariés venir me voir pour faire un choix de formation. Toutes les autres fois, c’est moi qui ai amené les salariés à suivre des plans de formation et c’est bien normal : c’est souvent l’employeur qui a l’information pour orienter ses salariés vers des formations utiles. » Je lis et relis. En vingt-cinq ans, des salariés sont venus peut-être trois fois le voir pour parler formation, c’est-à-dire pour parler de leurs projets, de leur vie, d’eux-mêmes. Peut-être trois fois. Il est terrible, dans ce monde, d’être honnête. Peut-être trois fois. On croit ne rien dire, et on dit tout. Peut-être trois fois. La formation, ce n’est pas l’affaire des salariés. Peut-être trois fois. Quels ramasseurs de fric vont courir expliquer à François Asselin qu’il lui faut d’urgence accepter l’idée d’un audit général de son entreprise ? Peut-être trois fois. Il est fini l’audit, non ? Peut-être trois fois. Ils peuvent être fiers, les DRH ! Peut-être trois fois. Elles roulent, les ressources humaines. Les richesses humaines comme dit, avec une folle générosité, Florence Poivey, dont Internet m’apprend qu’elle s’intéresse aussi au Medef, à la foi catholique et à la matière plastique. Tant de nobles passions brassées et peut-être trois fois ! Chers premiers de cordée, si constants dans le narcissisme, si vibrants dans l’insignifiance, si intrépidement conformes !

Le croirait-on ? Vue du côté des formés, la formation n’est pas seulement, n’est même pas d’abord l’apprentissage de notions ou de techniques nouvelles. Outre que ces produits ont contre eux de se périmer de plus en plus vite, ils sont une très médiocre surface de projection pour les échanges entre les travailleurs. Les séquences de formation ont pour eux un tout autre intérêt. Elles surplombent la vie professionnelle, elles en confirment le sens ou le non-sens. Comme dans tout milieu fermé, les échanges se racornissent vite dans les bureaux et les ateliers. Des tics s’y installent, des interdits, des modes, les uns et les autres favorisés par la prudence, la peur, le suivisme. La formation ouvre une parenthèse de réflexion. On y rencontre des collègues d’autres entreprises, d’autres services. On échange des expériences, on se parle plus librement. La triple tyrannie de la technique, de l’organisation et de la performance y desserre ses contraintes. C’est l’aspect off de la formation. Quoi qu’on fasse, la question du sens y est première. La myopie des technocrates ne leur permet pas de s’en apercevoir, mais ces expériences un peu sauvages marquent beaucoup plus profondément les travailleurs que l’acquisition de connaissances obsolescentes. Elles relèvent de leur vie personnelle et de leur vie citoyenne alors que le in ne concerne que leur vie professionnelle, c’est-à-dire, quoi qu’on en dise et qu’on en mente, assujettie.

Ces moments se gravent vite et profondément dans leur esprit. Ils ne leur apprennent pas grand-chose sur leur travail, mais en installent la perspective générale avec une vérité infiniment supérieure à celle des médias les mieux intentionnés. Peu de paroles, en vérité, et pas de discours. Là, les anglicismes à la mode sonnent ballot, on parle à la française. Vannes, allusions narquoises, minuscules entorses à la timidité, antiphrases acidulées, fausse bonhomie, litotes qui vous pètent au nez. Mais ne croyez pas. Rien de mécanique là-dedans, ce n’est pas là une réaction obligée. Quand la réalité mérite mieux, je l’ai vu, je l’ai entendu, je l’ai appris, le langage change. La réalité, j’ai bien dit, pas la communication, pas la pédagogie. Pour déceler les arnaques, le plus neuneu des salariés a en lui, quand la peur ne l’oblige pas à le désactiver, un système de détection ultraperformant et indéréglable. Même moyennement doué, un DRH le sait. Ça le torture et il est bon que ça le torture : personne ne doit être privé de vérité.

On a les élans lyriques qu’on peut. Jouant en catégorie DRH +, Muriel Pénicaud est bien dans le ton quand elle veut, sans rire, « que la société française soit plus unie, plus inclusive, qu’elle gagne la bataille mondiale des compétences, qui est un gage de prospérité économique et de progrès social ». Personne n’en tracera jamais l’itinéraire exact, mais une phrase comme celle-là, venue d’une ministre, et dont l’écho, répercuté par un attaché de communication en mal de prime, a atterri dans l’oreille d’une poignée de salariés, et voici qu’à la pause de la prochaine session de formation, les antiphrases acidulées tournent franchement à l’acide, les allusions narquoises passent en mode aigre et la fausse bonhomie laisse la place au vrai dégoût. Selon son humeur, on se réjouira de cette réaction en constatant que les travailleurs n’ont pas perdu la tête ou l’on s’en attristera en déplorant qu’ils se fassent toujours une idée bien trop haute de l’autorité.

S’il est bien impossible au meilleur GPS de pister ce propos entre la bouche de la ministre et l’oreille des travailleurs, il n’est pas trop difficile à l’intelligence humaine, même non augmentée, d’imaginer ce qui se passe dans les cerveaux qui le reçoivent. Ainsi Muriel Pénicaud veut une société française « plus unie, plus inclusive ». Voilà qui chahute pas mal de connexions. Unie et inclusive, ces mots-là n’ont rien à faire ensemble, ils doivent divorcer. C’est par leur propre volonté que les êtres humains s’unissent. Et c’est par une volonté extérieure qu’ils sont inclus. Pas besoin d’être prix Nobel pour sentir ces choses. À côté d’un mot aussi limpide qu’unie, l’anglicisme détonne et jure.

Inclusive. Décidément, pour le technicien en informatique et la commerciale venus se former, le mot ne passe pas. Être inclus par qui, dans quoi ? Si c’est un mot pour rien, un fantasme, il y a des tchats pour ça. Mais s’il veut dire quelque chose, s’il veut dire ce qu’il dit, dans ce cas… « Ne parlez jamais de pureté, nous disait l’abbé, c’est un mot qui fait tout de suite penser à son contraire ! » Il avait raison. Une société qui veut m’inclure, rien de tel pour que je me sente exclu. Imparable. On ne dit pas qu’il est comme tout le monde à quelqu’un qui l’est vraiment. Si je me sens inclus, c’est comme exclu, et parmi les exclus. Mais il ne faut pas être pessimiste. Un jour, l’idée que nous sommes tous des exclus sera un point de départ très utile, très fécond, infiniment libérateur et source de belles amitiés. Partageant le même sort, en effet, nous chercherons ensemble dans quoi il est bien impossible de nous inclure. Et nous dirons en souriant : dans le monde ! Et, en riant plus fort : dans la société ! Et, en pleurant de rire : dans l’histoire ! Toutefois, que la Bourse ne se mette pas tout de suite la rate au court-bouillon :  nous sommes encore assez loin de l’admettre.

On ne le dit pas assez. Un salarié n’adresse jamais un gramme de doute, un milligramme de critique à son entreprise ou à son manager sans s’envoyer à lui-même, in petto, trois tonnes de reproches. Réflexe : toujours faire confiance à l’autorité. Le technicien et la commerciale s’installent donc dans la tête de la ministre. Et s’accablent. Que vont-ils chercher là ? Quand une manageuse + dit inclusif ou inclusion, c’est qu’elle veut lutter contre le chômage, point final. On est de mauvaise foi si l’on ne comprend pas ça. On oublie la réalité, voilà tout. Et le concret. Et la souffrance des gens. En somme, on est égoïste. Et incompétent.

Malheureusement, il y a la suite. Ils le savent, mais voudraient l’oublier. C’est là qu’il faut les aider. Rien à leur dire, rien à leur vendre. Juste pointer le doigt sur le texte, comme l’instituteur. Ce que souhaite la ministre, c’est « que la société française soit plus unie, plus inclusive, qu’elle gagne la bataille mondiale des compétences, qui est un gage de prospérité économique et de progrès social ». Malheureusement, c’est le gramme de doute qui est le bon, c’est le milligramme de critique. Il faut se rendre à l’évidence. L’inclusion, c’est l’enrôlement dans la bataille mondiale des compétences, la bonne vieille guerre économique rebaptisée. Qui, comme on le constate depuis des décennies, apporte le progrès social via la prospérité économique ! Là, le technicien et la commerciale se regardent. Devant cette énorme bêtise, devant cette vieille ânerie rebotoxée et resiliconée, une fois de plus, une fois encore, les bras leur en tombent. Et ils ont peur.

Le management est pervers. Donc assez intelligent, mais pas très. Il fait fonds sur la culpabilité ancestrale du peuple des travailleurs. Toute sa stratégie est là, toute sa puissance. Il passe admirablement de l’escroquerie à la pensée à l’escroquerie au sentiment, billet retour compris. Il masque l’une par l’autre. Et fait oublier l’autre en revenant à l’une. Il sait que le sentiment de culpabilité n’a jamais été aussi puissant que depuis que des cruches font comme s’il n’existait pas. Il sait aussi qu’aucune résistance intellectuelle ne peut tenir quand l’autorité passe du registre de l’idée au registre de la faute. Fruste ou finement élaborée, son intuition de base reste la même : faire si gros, si massif et, en même temps, si intime, si intrusif que la seule critique possible soit celle de l’existence, du refus, de l’affrontement, du tout seul. Celle qui, sauf miracle, sauf folie, est impossible dans une société où la culpabilité est si savamment, si minutieusement entretenue.

Une nouvelle loi sur la formation ? Rien de neuf. Comme prévu, comme sous la droite, comme sous la gauche, le léger resserrement de la contrainte, le tour de vis supplémentaire assorti des meilleures paroles verbales. Le ministre est une ministre ? Rien de neuf, dommage. Nous sommes entrés dans le nouveau monde ? Rien de neuf, dommage. Les opposants éludent l’essentiel ? Rien de neuf, dommage. Et le peuple, dommage, continue à faire confiance à des élites dont il ne voit pas – et elles pas toujours -, qu’elles mettent en musique, pour leur meilleur profit, ce qu’il a de médiocre et de triste.

Comme je m’imagine spécialiste de la formation, je vais donc, après avoir critiqué, proposer. Et, après avoir dérangé, ranger. Eh bien, non ! Je ne vais rien proposer et je ne vais rien ranger. Soucieux du trou de la sécu, je ne délivre aucune ordonnance. Car mon sentiment est qu’il n’y a plus rien à faire. Ma certitude. Et d’une certaine manière, ma joie. Mais qu’on me lise bien. Je dis à faire, n’est-ce pas ? Je dis bien : à faire. Je dis, c’est foutu. Je dis que le ce, le cela ici contracté en c’ est foutu. Et le ce, ici, c’est ce qu’on fait de la formation, de l’entreprise, d’à peu près tout. Je dis qu’il n’y a plus rien à faire avec ce, qu’il n’y a plus rien à faire pour ce.

Rien à faire. Mais tout à regarder, tout à comprendre, tout à imaginer. Tout à soupeser par l’esprit, tout à mesurer par le cœur. Tout à faire renaître dans et par la  liberté, celle que nous revendiquons mais surtout, moins pesante et tellement plus forte, tellement plus exigeante et audacieuse, celle qui nous talonne, nous presse, nous harcèle, nous invite. Celle qui nous plante seuls devant le monde sans la moindre peur de ce qui est hors de nous et sans la moindre peur de ce qui est en nous. Celle qui nous fait le dévisager et l’envisager.

Vers la fin des années soixante-dix, quelques jeunes réalisateurs s’étaient rassemblés, dont les films, par ailleurs fort différents, témoignaient de l’extrême souci d’attention et de justesse qu’ils partageaient et où ils voyaient comme l’attitude fondatrice de leur art. Parmi ces films, le Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou, noir et lumineux, passé presque inaperçu à l’époque, et que les critiques viennent de redécouvrir avec grande considération. Évoquant cette époque et la solidarité de ces cinéastes, la réalisatrice racontait récemment les immenses conversations téléphoniques dans lesquelles, avec ses amis, elle décortiquait les films qui leur semblaient dignes d’intérêt. Ils s’acharnaient, expliquait-elle, à comprendre, le plus précisément possible, non seulement par où ces œuvres leur paraissaient vraies, mais aussi par où elles auraient pu l’être plus encore. « Nous cherchions le loup » disait-elle en souriant. Le loup de l’inauthentique, sans doute, le loup du non-dit pervers, le loup de la raison supérieure qui cache la passion inférieure, le loup du tout-fait de la mode, le loup de la paresse, le loup de la peur, le loup de la répétition, le gros loup du mensonge, le loup bêta du vouloir-exister, et bien d’autres loups, louves et louveteaux.

Pas mal de loups, me semble-t-il, dans ce qu’on nous raconte. La chasse est ouverte. Amicale mais impitoyable. Si quelqu’un vous explique qu’il y a des tâches plus urgentes, plus positives, plus efficaces, plus humaines, en un mot plus inclusives, vous avez tiré le gros lot. Celui-là, à lui tout seul, c’est la meute.

12 juillet 2018

Notes:

  1.  Il n’est pas admissible que nous laissions le monde nous échapper aussi horriblement, aussi bêtement, aussi lâchement. Il nous faut reprendre ce qui est à nous, à nous tous. Non pas à une équipe, ni à un club, ni à un clan, ni à un gang. À nous tous absolument, en dépit et à cause de ce qui nous distingue et nous sépare. À chacun d’entre nous absolument, en dépit et à cause de nos faiblesses, de nos insuffisances, de nos contradictions. Il nous faut nous ressaisir du monde et de nous-mêmes. Non pas en vue de je ne sais quelle stupide conquête. Non pas au nom de je ne sais quelle abstraite fumisterie. Au nom du simple goût, du simple désir de vivre qui, imparablement, nous conduit au-delà de nous-mêmes. Je commence par la formation une suite de textes dans lesquels, inch’Allah, je tâcherai de dire ce que je sens de notre vie commune. Je n’ai aucune leçon à donner à personne. C’est plutôt parce que j’en aurais beaucoup à me donner à moi-même que je me lance dans cette série d’articles. Aucune ambition de synthèse. Pas de projet grandiose. J’irai pas à pas, dans la seule logique de ce que je sens. Mon vœu secret ? Donner à d’autres le goût de faire de même, tout autrement, par l’écrit ou par l’oral, ou par je ne sais quoi. Pour cela, attraper d’abord ce qui est au plus près de soi. Pour moi, c’est la formation. Il y a tant de débuts possibles… Puis tenir son fil et aller là où il vous conduit. On verra bien… 

Jacques Berque, ce clandestin officiel

Intervention au colloque « Jacques Berque, artisan du dialogue des civilisations »
(Collège des Bernardins, 5 octobre 2017) 1

Nous parlons aujourd’hui d’un opposant. D’un opposant amical, d’un opposant généreux, d’un opposant qui ne cesse de proposer. Mais d’un opposant.

Alors que nous préparions un livre d’entretiens, Jacques Berque me disait en 1992 : « Ma vie tout entière a été une vie oppositionnelle, depuis mes vingt-deux ans où je me révoltais contre la Sorbonne jusqu’à mes quatre-vingt-deux ans où je m’oppose à la politique officielle de mon pays. 2 » Et encore : « Je n’ai pu, toute ma vie, me poser que sous les différentes formes de la négativité : l’opposition, l’altérité, l’altercation, l’ambiguïté, la métamorphose, je n’ose pas dire la dialectique puisque c’est trop démodé 3 ! »

À la même époque, dans un document alors inédit qu’il me communiquait, il précisait : « Aussi bien l’Occident, qui m’a principalement formé, je ne le conçois plus à part de cela qui lui fait face, et lui répond, et le contredit et postule avec lui des synthèses. »

Opposant, Jacques Berque l’a été dans toutes les époques de sa vie. Il l’a été à vingt ans, quand les deux petites années qu’il passe à Paris mûrissent son refus des études classiques, mais surtout, comme avant lui des esprits aussi différents que Romain Rolland ou Paul Claudel, sa détestation de la Sorbonne d’alors et, par-dessus tout, du climat de positivisme rance qui étouffe le monde intellectuel. Il l’a été au Maroc – j’y reviendrai – où il affronte sans ménagement, et à ses dépens, toute l’administration coloniale. Sa thèse, elle-même, sur les Seksawa du Haut-Atlas, est une contestation d’un trop facile déterminisme économique.

Opposant, il l’a été durant ses vingt-cinq années d’enseignement au Collège de France, pendant lesquelles il renouvelle la vision de l’islam et du monde musulman tout en faisant entendre une voix dissonante dans les combats politiques de l’époque. La retraite venue, outre une implication constante dans le débat politique qui le conduit, par exemple, à s’opposer sévèrement à la Guerre du Golfe et à servir les causes qu’il croit justes, il publie une traduction du Coran qui est immédiatement saluée comme un « génial attentat ».

Je voudrais donner idée de l’homme que j’ai rencontré à Tunis, en décembre 1968, au congrès de l’Association des Universités entièrement ou partiellement de langue française, l’Aupelf. « En 68, disait-il justement, nous n’étions pas en 68 4. » Et, en ce sens, ce jour-là, Tunis, elle aussi, était plus que Tunis. Je me rappelle à quel point j’ai été frappé par la disponibilité souriante de Jacques Berque. La langue française a raison de donner au mot hôte un double sens. Berque était l’hôte de la Tunisie mais, d’une certaine manière, il était lui-même l’hôte qui accueillait les pensées, les projets et les questions de chacun.

Il ouvrit le congrès par une éblouissante conférence sur l’éducation qui me fit sentir ce que peut être une érudition habitée. Et j’admirais sa manière de faire rire son public quand il invitait ce parterre de recteurs, de doyens et de grands professeurs à admettre qu’ils appartenaient soit à la catégorie des fils à papa, soit à celle des forts en thème, quand, du moins, comme on dirait aujourd’hui, ils ne cochaient pas les deux cases.

Un hasard un peu arrangé me fit être son voisin dans l’avion du retour. La conversation commença par une série de variations sur la forme du nez de l’hôtesse de l’air qui préluda, le plus naturellement du monde, à de savantes considérations sur l’esthétique arabe. Mais, l’écoutant parler, une chose, surtout, me frappait. Il s’exprimait en savant, mais son langage était allusif. Il y avait son propos et autre chose que ce propos : des traces, des signes qui lui donnaient une formidable actualité. Il n’évoqua pas directement les événements que nous avions vécus en Mai, ni le séisme qu’ils avaient provoqué dans les consciences, y compris en celles qui s’en doutaient le moins. Et pourtant, la tonalité particulière de Mai 68 était présente dans sa parole. À tel point que je trouvai naturel de demander à cet inconnu ce qu’il dirait à un homme de trente-cinq ans qui n’avait pas été sourd aux événements et qu’ils avaient laissé dans la perplexité. Il me regarda en souriant. « Augmentez votre poids spécifique », me répondit-il.

Je venais, sans le savoir, d’éprouver la méthode intellectuelle de Jacques Berque. Je le compris vingt-quatre ans plus tard quand je l’interrogeai sur le sujet. Il me fit une double réponse. Un vers de Victor Hugo, d’abord : « La fixité calme et profonde des yeux ». Puis une allusion à Rousseau, dont il se sentait proche : « La méthode d’Émile, m’expliqua-t-il. Les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations 5. » L’attention, l’attention pure, sans intention, celle qui refuse toute instrumentalisation. Favorisée, à coup sûr, par la paix et l’abandon confiant que propose la nature, par le soleil d’Algérie, par la contemplation de la mer, par la surabondance et la diversité de la vie, par le souvenir des quatre langues qui résonnaient dans la cour de l’école de Frenda.

Trois moments berquiens

Je souhaite donc proposer d’abord trois moments berquiens, un souvenir et deux références. Ils tenteront de saisir la pensée de Jacques Berque dans son mouvement. Ce ne sera là qu’un croquis. Complet, de toute façon, n’est pas un mot du vocabulaire de Berque.

Un souvenir de Saint-Julien-en Born, d’abord. Quand nous y préparions dans sa maison familiale un livre d’entretiens auquel il eut la belle idée de donner pour titre Il reste un avenir, nous allions souvent, en fin de journée, nous promener au bord de la mer, sur la plage voisine de Contis. Ce jour-là, il me confia un instant de son enfance qui lui avait été pénible. Ses parents, je le savais, avaient commis, aux yeux de la bourgeoisie d’Alger, le crime de mésalliance. Sa mère, immigrée espagnole, était loin d’avoir le statut de son mari, Français de France, fils d’officier supérieur, et promis à une belle carrière dans l’Administration coloniale.

Je ne sais de quelle amertume sa mère était ce jour-là envahie mais, quand elle vit son petit garçon plongé, comme d’habitude, dans un livre, elle ne sut pas retenir son ironie. « Monsieur se cultive », lui dit-elle. Ce passé, de toute évidence, n’était pas passé. J’en fus étonné, un peu peiné. Puis autre chose m’apparut. Le chemin de ce souvenir pénible décrivait ce que serait l’ambition intellectuelle de Jacques Berque. Peu à peu, les différents plans de cet incident ou, pour parler comme lui, ses étagements, ses sortes, s’étaient rapprochés, toute cette diversité unificatrice qui nous constitue en êtres humains s’était révélée à lui. Cet accès de mauvaise humeur avait dû, d’abord, lui sembler incompréhensible, et même injuste. Mais ensuite, sans doute, au fur et à mesure que sa mère devenait à ses yeux autre chose que sa mère, au fur et à mesure que son histoire lui devenait lisible, quand il commença à déchiffrer la famille, la société, l’Algérie d’alors et ses lourds conflits silencieux, quand le monde lui révéla une cruauté tellement plus cruelle, l’incident prit une tout autre dimension et un tout autre sens, même si la peine n’en fut pas entièrement effacée.

Nous voici peut-être arrivés au cœur de la manière de Jacques Berque. Il y a gros à parier que le souvenir de cet incident familial ne le quitta pas de sitôt. Et c’est peut-être en réfléchissant à ce petit événement ou à d’autres de la même sorte, en en découvrant peu à peu toutes les dimensions, tous les aspects, qu’il eut l’idée de ce que Paul Klee appelait la « cofluidité des secteurs de la vie », que s’affirma dans son esprit cette volonté d’authenticité large qui nous conduit à reconnaître et à accepter les empilements de plans qui nous constituent, dans la recherche singulière, toujours singulière, universellement singulière, des liens secrets ou mystérieux qui les relient. L’injuste ironie maternelle l’avait ainsi conduit, à sa manière, à prendre conscience de ces dénivellements dont nous sommes faits, qui nous installent à la fois dans notre indépassable solitude et dans notre relation aux autres, à tous les autres, à chacun des autres. Peut-être la force de ce souvenir a-t-elle contribué à l’empêcher de céder à ce mal moderne qu’il appelle l’élusion, à cette négation et à ce refus sur lesquels aucune construction n’est possible, ni celle du monde ni celle de soi-même, et qui conduit à la lugubre accumulation de fusions et de confusions que nous voyons triompher dans cette modernité hagarde à laquelle Jacques Berque, il faut bien le comprendre et l’accepter, s’oppose radicalement, de toutes ses forces et par toutes ses fibres.

Le deuxième moment berquien m’est fourni par un court extrait d’un article, L’algébrique et le vécu, paru dans la revue Diogène en 1974. Le voici : « Et si le vivre était exotique à ce qui l’analyse, le conditionne ou le suscite ? Quand j’en poursuis l’analyse jusqu’aux sous-sols, je n’ai fait, au mieux qu’en découvrir les pilastres superposés. Mon doute devrait commencer lorsqu’il s’agit de parcourir en sens contraire ces studieux étagements, lorsqu’il s’agit de remonter des sous-sols jusqu’aux jardins suspendus de Babylone où s’agite la grandiose et fragile existence des hommes… 6 « 

Cette fois, ce n’est pas de l’individu qu’il s’agit, mais de la société. Apparemment, là aussi, on retrouve niveaux et étagements. Pourtant la différence est gigantesque. À parler vrai, la société n’a pas d’existence. C’est une construction, une abstraction, peut-être une supposition, une hypothèse. La société n’est personne, elle est faite de traces, de souvenirs, d’archives, de discours. Sa réalité nous glisse entre les doigts au fur et à mesure que nous tentons de la saisir.

Ce passage me semble un admirable exemple de la méthode berquienne. Émile et Victor Hugo nous y attendent. Il nous faut, pour regarder la société, « la fixité calme et profonde des yeux. » Vit-elle, la société ? Elle n’est vivante que de la vie des humains. Alors, faut-il l’analyser ? Analysons-la. Faut-il la sociologiser ? Sociologisons-la. L’archéologiser ? Archéologisons-la. Mais plus nous voulons l’objectiver, plus elle nous échappe. Un peu, sans doute, comme l’enfance, comme notre enfance : non seulement les souvenirs que nous en retrouvons ne nous la restituent pas, mais ils la pétrifient. Nous voyons la société comme nous voyons l’enfance : dans le rétroviseur. Si notre enfance existe vraiment quelque part, c’est en nous, vraiment en nous, si vieux que nous soyons, de si loin que nous la voyions. L’enfance et la société ne se constatent pas. Elles n’existent réellement que dans le mouvement qu’elles suscitent en nous.

Ainsi les mah’ârem dont parle Jacques Berque, ces friches qui entourent le territoire agricole du campement marocain, et qu’il est interdit de labourer sous peine de sanctions. Elles sont le lieu, dit-il superbement, de « l’indéfriché et de l’indéchiffré ». D’un côté, le site agricole « où l’on organise, où l’on définit de soi-même », de l’autre la virginité des friches : illustration vivante du dialogue de la raison avec la nature, de l’activité économique avec ce qui la permet et la dépasse, du projet de l’esprit avec la « vivace racine », la « chose originelle ambiguë », les « bases ». De même, il n’est pas de réflexion qui vaille sur la société, c’est-à-dire sur la vie des hommes ensemble, qui ne plonge d’abord dans l’indéchiffré et dans l’indéfriché. Non pas par l’invention perverse de quelque démarche ésotérique ni par quelque prétention idéologique stupidement totalisante. Bien plus simplement. Dans l’évidence intellectuelle qu’une société ne fait jamais que continuer de commencer, que nous ne pourrons jamais la saisir autrement que dans la logique de son commencement absolu et donc par notre propre ouverture, par notre propre porosité au mystère, à l’inconnu, à l’infini. Car nous commençons, nous aussi, avec elle. Et l’authenticité, ce n’est pas « l’antique comme rabâchage, mais l’innové comme retrouvailles. »

Le troisième moment que je veux évoquer, c’est cette longue aventure marocaine de dix-neuf ans, entre 1934 et 1953, chargée de découvertes et de combats, qui lui fournit deux occasions majeures de s’opposer frontalement à la politique française. Chercher dans cette opposition je ne sais quelle surdétermination idéologique ou je ne sais quel parti pris politique serait un contresens. Quand, en 1946, il entre dans la contestation et quand, en 1953, il renonce à ses fonctions d’administrateur, Jacques Berque ne se doute pas un instant qu’il deviendra un jour le théoricien de l’indépendance des peuples autrefois colonisés. Pas plus que Francis Jeanson, que j’ai eu la chance de bien connaître lui aussi, n’imaginait, quand il décrivait les traitements auxquels étaient soumis ceux qu’on nommait alors les Indigènes ou les Musulmans, qu’il aurait un jour à porter des valises. L’un devant le spectacle de la misère et de la honte, l’autre confronté à l’absurdité d’une politique devenue un simulacre arbitraire, mettent en œuvre la méthode d’Émile. Ils proclament « les idées les plus simples, les idées qui montent de la nudité des situations, et de soi-même en face de ces situations. »

1946, c’est le coup de semonce. Jacques Berque écrit un mémoire qu’il intitule « Pour une nouvelle politique de la France en Algérie » et qu’il a l’imprudence de diffuser généreusement. On y lit ceci : « Il n’y a plus pour nous au Maroc de solution dite de bon sens, de calme ou de prétendu réalisme, comme il y en avait encore il y a dix ans. L’effraction, l’aventure à certains égards, à coup sûr l’audace, le risque, l’effort d’imagination ou de volonté nous ouvrent la dernière voie. Cette voie n’est peut-être pas celle de l’ordre, de cet ordre apparent dont nous faisons désormais notre seul argument, notre seule raison d’être. Suprême erreur ou suprême hypocrisie, le vrai ordre ici serait que nous n’y fussions pas 7. »

On sait la suite. Jacques Berque est envoyé dans le Haut-Atlas, dans le poste sous contrôle militaire d’Imintanout. Il y travaillera à sa thèse sur les Seksawa, dans laquelle il montre que la créativité et la volonté humaines fondées sur le projet constituent le moteur le plus profond et le plus efficace de l’action. Jacques Berque restera six ans à Imintanout puis, en 1953, quittera définitivement l’Administration coloniale. Évoquant ce départ dans les Mémoires des deux rives, il écrira : « Vrais ou faux, les prestiges ne jouaient plus. Servir devenait inutile ou nuisible 8. » Une dernière phrase qui, selon moi, pourrait être méditée dans toutes les grandes écoles si l’on y enseignait que le destin d’un peuple et l’âme d’une nation rendent souvent grotesque et parfois honteuse la puérile dévotion à un corps.

L’homme est à déployer

Pour Jacques Berque, l’homme est quelque chose qui doit être déployé et non pas, comme le proclamait Nietzsche, surmonté ou dépassé. Et ce déploiement, comme nous venons de le voir dans deux exemples choisis dans des ordres différents, est l’autre face d’une intériorisation. Là se trouve la racine de son optimisme, fait de confiance et d’affrontement. L’enfant qui subit la brusquerie maternelle et la met peu à peu en relation avec des réalités plus vastes fait du même coup l’expérience du monde et l’expérience de lui-même, s’intériorise en même temps qu’il se déploie. Connaissant mieux sa mère, il se connaît mieux lui-même, et la réciproque jusqu’à l’infini, comme si l’ouverture appelait la bienveillance et la bienveillance l’ouverture. De la même manière, le citoyen qui s’affronte à sa société, même s’il désire son bien et parce qu’il le désire, découvre en lui un niveau de liberté qui, en même temps qu’il l’élargit, enrichit l’expérience de cette société. Dans les deux cas, nous pouvons parler d’authenticité, non pas comme d’un signe hypocritement nostalgique adressé à un passé puérilement idéalisé, mais comme de l’attitude la plus créatrice et la plus réaliste qui soit, celle qui nous place, sans aucune possibilité de fuite ni d’élusion, en face de nous-mêmes, en face d’un autre ou des autres, en face du monde. Celle qui, selon le vœu de Jacques Berque, forge en nous des personnes de dépassement.

Je lui ai demandé un jour ce qu’il pensait de la convivialité, mise à la mode, durant les années soixante-dix, par l’œuvre d’Ivan Illich. Il me répondit : « Une gentille couronne mortuaire. » Il voulait dire, je crois, qu’une proposition morale, si sympathique qu’elle fût, et celle d’Illich l’était, ne saurait être prise en considération si, ayant renoncé à changer un état de choses, elle se contentait de le saupoudrer de ses excellentes intentions. Parlant ainsi, Jacques Berque se montrait fondamentaliste au seul sens où il acceptait de l’être : il choisissait d’aller à la racine des choses. Je ne fus donc pas surpris par sa réponse. Mais aujourd’hui je songe avec perplexité à ce qu’il me dirait si je l’interrogeais sur les absurdités du management, sur l’obsession de la compétition, sur la manie du contrôle et de la surveillance, sur ces valeurs qu’on fabrique comme des gaufres et dont on nous farcit la conscience, sur ce savoir-être que des niais mégalomanes prétendent imposer à la terre entière, sur cette morale plate et servile dont veulent nous tartiner des responsables sans culture ni imagination. Je sais bien ce que Jacques Berque y verrait : des feuilles pourrissantes tombées de la couronne mortuaire de la convivialité. Et il ne trouverait rien de plus consistant dans ce pâlichon vivre ensemble que nous psalmodient à l’unisson des sacristains sans doute plus télégéniques que ceux de ma jeunesse et des chaisières certes moins moustachues, mais les uns et les autres, à l’évidence, moins désintéressés et, finalement, moins crédibles encore que leurs dévots prédécesseurs.

Devant ces simulacres, sa réaction serait prévisible. L’histoire, il n’a cessé de le répéter, est pour lui un « retour aux à-vif », c’est-à-dire aux situations qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en présence du fondamental et de l’historique et, par là, somment l’être humain d’être ce qu’il est vraiment. Ce qu’il appelle la « tradition fausse », et qu’il oppose à la « continuité vraie », c’est la tentation – et la tentative – d’éluder cet affrontement, cette exigence de dépassement. Inutile d’insister sur l’éclatante modernité de cette dialectique, nous la voyons continuellement à l’œuvre. Et impossible de nous y dérober : nous sommes embarqués.

La tradition fausse, c’est la tyrannie de la répétition, elle fabrique des domestiques et des esclaves volontaires. La continuité vraie, c’est quand chaque matin périme et renouvelle en l’approfondissant le matin de la veille. La tradition fausse, c’est quand la liberté radote. La continuité vraie, c’est quand elle se cherche en balbutiant. La tradition fausse, c’est la vanité de savoir déjà. La continuité vraie, c’est la grâce de chercher toujours. La tradition fausse, c’est la satisfaction. La continuité vraie, c’est le désir. La tradition fausse, c’est l’objectif. La continuité vraie, c’est le projet. La tradition fausse, c’est le désordre établi. La continuité vraie, c’est le désordre créateur. La tradition fausse, c’est l’identité comme explication et justification. La continuité vraie, c’est l’identité comme référence et élargissement. La tradition fausse, c’est le slogan. La continuité vraie, c’est le signe. La tradition fausse, c’est la propagande. La continuité vraie, c’est le parler ouvert de Montaigne, celui qui « ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. »

Face au monde moderne

Les antithèses de cette sorte, j’ai eu tout loisir de les accumuler quand j’exerçais dans les entreprises mon métier de formateur indépendant tout en fréquentant assidûment l’œuvre de Jacques Berque. D’autres auteurs pouvaient m’aider dans ma réflexion mais aucune pensée n’épousait mieux que la sienne la réalité que j’avais sous les yeux, n’en révélait mieux la logique, n’en explorait mieux les souterrains et ne proposait, pour la dépasser, de plus fortes et plus amples perspectives. La pertinence de ce discours d’orientaliste et d’islamisant, quand on l’appliquait à la société française, m’étonnait. Je dus attendre les années quatre-vingt-dix pour apprendre que Jacques Berque avait sérieusement envisagé, après 68, de consacrer une bonne partie de son temps à ce qu’il appelait un « aggiornamento de la culture occidentale ». En partageant ses efforts entre l’Orient et l’Occident, il pensait contribuer plus efficacement encore à leur dialogue. La publication de L’Orient second avait été le premier pas dans ce sens. Mais ce livre eut peu de succès. De toute évidence, une fois retombée la fièvre de 68, personne ne voulait prendre le risque de la faire monter à nouveau. Edgar Faure avait réformé. Prestidigitateur funeste, disait Jacques Berque.

Je n’ai cessé, pendant des années, de confronter sa pensée à ce que j’entendais, voyais, comprenais et parfois suscitais dans les entreprises. Au fur et à mesure que j’avançais, je sentais que cette étude un peu sauvage dépassait de beaucoup l’univers du travail. Certains textes totalement étrangers aux soucis des managers me donnaient le sentiment de toucher à l’à-vif de notre société. C’était le cas, notamment, de six lignes que j’avais trouvées dans le préambule de L’Orient second. Je les récitais souvent aux stagiaires, parfois aussi aux grands dirigeants : « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche ? Alors le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances 9. »

Chacun en était touché à sa manière. Les dirigeants refusaient ce texte comme le cheval l’obstacle. Les stagiaires l’écoutaient en silence et le commentaient peu, mais il faisait des ronds dans leur tête et leur cœur. Par quatre aspects au moins il était, dans l’entreprise, un intrus. Par la langue, d’abord, par quoi tout commence, haute, souveraine, imagée, le contraire du charabia performant des technocrates. Par son sujet, ensuite, le rêve, entièrement proscrit en ces lieux d’efficacité réaliste, et qui lui conférait un air d’obscénité à l’envers. Par le ton, bien sûr, par cette largeur, par cette liberté qu’il s’octroie de circuler du passé à l’avenir mais aussi, ce que ne peut supporter la féroce pudibonderie des puissants, à l’intérieur même d’une conscience. Mais, surtout, par le tragique de la dernière phrase, par le to be or not to be qu’elle proclame. On peut envaser sa vie. C’est très facile : il suffit de ne jamais refuser. Il suffit de ne pas « s’affranchir de terribles respects, plus coûteux que des servitudes 10. » 

La conception de l’histoire que développe Jacques Berque, synthèse de plusieurs apports dans lesquels la poésie a largement sa place, n’est pas sans faire penser à celle de Péguy, même s’il n’oppose pas l’histoire des historiens à l’histoire vécue, à la durée historique, mais plutôt l’histoire authentiquement considérée et vécue à celle qui ne le serait pas. Et, par là, il réintroduit une perspective anthropologique fondamentale qui lui fait prendre un grand intérêt aux thèses de Frantz Fanon dont il reconnaît et admire la lucidité. La colonisation, bien sûr, c’est « l’occupation militaire, l’administration directe ou indirecte, l’exploitation avouée, la coercition joviale des empires ». Mais le pire, il le sent, n’est peut-être pas là, mais, plus sournoisement et profondément, dans la « dépersonnalisation de l’individu, des groupes, des classes, des natures. » Une certaine rumeur de silence quand je lisais, dans une entreprise, les six lignes sur le rêve que j’ai citées, ou quand je parlais de leur auteur, me faisait sentir que le pire, en ces lieux, n’était peut-être pas ce dont les travailleurs se plaignaient le plus, la caporalisation hypocrite, le chantage poli, la menace larvée, l’angoisse savamment entretenue, l’inquiétude de l’avenir. Le pire, ou en tout cas le moins supportable, c’était, paradoxalement, ce que je leur mettais sous les yeux. Ils sentaient que cet auteur qui traitait pourtant d’autres sociétés que la leur, s’adressait fortement à eux. Ils en étaient troublés. L’entendre en ces lieux leur semblait parfois déplacé, presque insupportable. Trop de simplicité, trop de largeur, trop de vérité. Propos trop sensible, comme disent les politiques de ce qu’il est opportun d’éluder. Dans chaque salarié, il y avait un Ponce Pilate pour condamner cette inadmissible intrusion. Avec, au cœur, une étincelle de regret, furtive, violente, mais déjà résignée.

Jacques Berque m’a été un formidable allié pour m’aider à comprendre le monde du travail et, au-delà, le monde moderne tout entier. De quoi nous protège-t-il ? De la simplicité, de la largeur, du goût de la vérité. Le salaire, la sécurité, l’image, le statut, ne sont pas les seules protections que demandent les travailleurs à l’entreprise. Ils finissent par lui demander l’anesthésie, ils la lui demandent pour échapper à l’effroyable difficulté de vivre libres dans notre monde, ils la demandent à son écrasante médiocrité, au cynisme de ses méthodes et de ses procédures, au mensonge auquel elle n’échappe jamais, à ce culte de l’argent qui est sa seule réalité, sa seule vérité, et qui l’est plus que jamais quand elle se badigeonne d’humanisme.

Tous ces dénivellements, ces étagements, ces strates que repère Jacques Berque dans la conscience humaine, l’entreprise et le monde moderne les écrasent impitoyablement. Il est naturel que le travail et l’action mènent la danse dans une entreprise, et non pas, bien sûr, la méditation ou l’activité artistique, mais il n’est pas naturel que le travail et l’action dégradent les dimensions qu’ils ont provisoirement déclassées, ou les colonisent. Or, l’entreprise ne se contente plus d’exiger de ses salariés le travail de leurs mains ou de leur esprit auquel elle a droit. Elle exige désormais d’eux l’adhésion de leur conscience et de leur cœur à laquelle elle n’a pas droit, et qu’ils ne peuvent lui accorder que librement, pour autant qu’elle la mérite. En témoignent toutes ces procédures sur lesquels les médias sont infiniment discrets, et qui leur assureraient pourtant une très belle audience s’ils décidaient de les explorer : la liturgie de l’embauche, bientôt confiée à des robots, le rituel morbide de l’entretien d’évaluation, le formalisme kafkaïen de la lettre de candidature, et des légions d’autres âneries dûment validées et constamment améliorées par toutes sortes d’autorités ubuesques.

Et ce rouleau compresseur n’épargne pas davantage les étagements du temps. Ceux-là aussi sont méprisés par l’entreprise comme ils l’étaient par la colonisation. L’entreprise n’engage pas des personnes humaines porteuses d’une histoire et d’une expérience, elle achète ou loue des compétences. Elle escamote le passé des êtres, elle prétend constituer pour eux un présent absolu, une référence transcendante. Et, par là, elle rend toute authenticité impossible, elle incarcère la liberté humaine dans une intemporalité truquée où l’avenir n’est plus qu’un déjà passé. Elle regarde le monde comme s’il était une sorte de parc d’attractions dont il faudrait essayer tous les manèges et, pour cela, raisonner comme ce marmot assis au milieu de ses jouets, qui les serre contre lui, et les suce, et les lèche.

Le monde est malade, dirait peut-être Jacques Berque, parce qu’il a peur du srâb, ce presque mirage que connaissent les Arabes du sud, où tout n’est pas imagination, où le vrai et le faux coexistent. Lorsqu’il miroite sur la plaine torride, l’horizon faux et l’horizon vrai y paraissent indissolublement liés. C’est de cette ambiguïté-là, pour eux insupportable, que nous écarte le monde moderne. Parce qu’il a perdu tout accès au langage signifiant. Pas de doute, jamais de doute. Surtout pas d’entre-deux, cette fenêtre sur l’infini. Un discours, un seul discours, émietté, adapté de toutes les façons possibles à toutes les situations possibles, à toutes les catégories possibles, à toutes les résistances possibles. Se demander s’il est vrai ou s’il est faux, c’est ne rien comprendre à ce film lugubre : tout ce qui compte, c’est que ce discours soit unique, efficacement unique. Même s’il est changeant, cyniquement changeant et contradictoire. Comment s’en étonnerait-on? Les gens qui parlent ainsi ne distinguent plus le contraire de l’identique. C’est pourquoi, s’il est naïf de penser que le monde moderne nous fourgue ses divagations pour nous persuader de sa vérité, il est tout aussi naïf d’imaginer qu’il veut nous faire valider son mensonge. Le monde moderne ignore la vie, c’est un infirme volontaire qui veut imposer son infirmité, qui s’est interdit d’accéder au vrai comme au faux. Il ne connaît ni l’un ni l’autre parce que, les connaître, c’est savoir qu’on n’est jamais vraiment ni du côté de l’un, ni du côté de l’autre. C’est se reconnaître hésitant et inachevé, mais savoir qu’on va en appeler de cette hésitation, qu’on va questionner cet inachèvement. Le monde moderne ne veut plus de faiblesse parce qu’il sait que la faiblesse, dans un cœur d’être humain, renvoie, via l’espérance, à la vie. Le monde moderne veut être tout, toute sa violence est là, et toute sa sottise. Lui, tout, tout de suite, partout, malgré tout, par tous les moyens : voilà ce qu’il inscrit sur les murs de la prison où il s’est enfermé et où il a besoin de nous enfermer jusqu’au dernier. Et dont nous avons besoin, nous, et dont nous avons raison, nous, de vouloir sortir.

Le monde où nous vivons ne sait plus rien de cet homme affronté au srâb dont Jacques Berque décrit la marche anxieuse parmi les lacs illusoires et le reflet des palmiers. Coincé dans son simplisme carcéral, il ne peut concevoir que le srâb soit à la fois l’ami et l’ennemi, que le marcheur « risque ainsi de perdre sa route » mais qu’il « n’irait pas loin s’il n’était guidé par cette fraîcheur des yeux 11. »

J’ai raconté un jour à Jacques Berque ce que m’avait dit David Rousset, un soir de mai 68 où nous nous étions rencontrés dans une réunion. Il sortait de l’Élysée où il avait été appelé par le général de Gaulle. Ils avaient parlé de la France, et du monde. Dans un style militaire et un vocabulaire que ma banlieue natale n’eût pas désavoué, le Général avait esquissé une sorte de bilan de ses combats. Londres, la Résistance, la victoire, la décolonisation, la terrible Guerre d’Algérie : rien n’avait été facile, mais on n’avait pas sombré. Puis il avait regardé David Rousset droit dans les yeux. « Contre le fric, Rousset, on ne gagnera pas. » Jacques Berque avait hoché la tête, lentement.

L’inchoatif

Un terme de grammaire qui lui était cher : l’inchoatif. Quand on nous appelle, nous disons je viens, mais nous ne venons pas encore, nous allons venir. Dans l’esprit de ceux qui nous attendent, durant ces instants, il se fait comme un vide, un écran noir. La mer des images se retire de leur conscience, les laisse aux prises avec des impressions ordinaires, vagues, anonymes : le tuf, les bases, les racines, l’açâla. Moment de singularité absolue et de présence au monde comme jamais. Ils sont dans l’inchoatif. Non pas dans le lâcher prise, comme disent les bonimenteurs : un instant, l’attente leur rend l’avenir, ils reprennent les vraies commandes du vrai navire, ou se disent que ce ne serait pas impossible.

« Il faut organiser l’expression et la déstabilisation », écrivait Jacques Berque dans l’Orient second. Mais l’expression n’est pas un numéro de cirque. L’expression n’est pas le crachat de soi-même dans les médias. S’exprimer, ce n’est pas déverser des confidences arrangées, s’émouvoir de son émotion et repartir avec sa poubelle vide. L’expression est un remuement des intérieurs, peu importe s’il est prometteur ou inquiétant, une construction dont on est le terrain plus que l’architecte, qu’il faut saisir, dit Berque, « dans ce qu’elle met à jour, dans ce qu’elle révèle de profond et de souterrain ». L’expression est inchoative. Elle a commencé avant de commencer et ne finit pas quand elle finit. C’est une aventure, pas un rôle. Un affleurement permanent. Une présence au monde, sans doute, mais seulement si c’est une présence à soi : sinon, si haut qu’elle s’égosille, si fort qu’elle s’indigne, si chaud qu’elle s’exalte, c’est Guignol, ou Tartuffe.

Je ne m’étonnais pas d’entendre Jacques Berque parler d’expression. Sous sa plume, la déstabilisation, par contre, m’intriguait. Il me répondit ceci : « La déstabilisation fait sauter ce que Fourier appelait déjà les « ciments pétrifiés » de la civilisation. Toute organisation sociale, toute bâtisse, produit des « ciments pétrifiés » que des pousses plus vivaces doivent faire sauter pour que la vie jaillisse, quitte à devenir elles-mêmes, par la suite, pétrifications 12. »

Qu’est-ce qui me pétrifie ? Et ces ciments-là, comment les faire sauter ? Et pourquoi toute une société en est-elle à se poser de telles questions ? Qu’est-ce qui la pétrifie elle-même ? Quatre questions urgentes. Il y en a bien d’autres aujourd’hui, dira-t-on, et qui sont loin d’être vaines ! C’est vrai. Mais si ces quatre-là sont éludées, les autres sont sans réponses. Ces questions-là, il faut se les poser à soi-même et les poser à d’autres, bien sûr, mais toujours à des consciences : jamais à des équipes, jamais à des clubs, jamais à des clans, jamais à des gangs, quelque produit industriel, commercial, culturel, politique, scientifique, spirituel qu’ils proposent. Et non pas sur la foire médiatique. Dans les catacombes, dans l’entre deux portes, dans l’entre deux mots, dans l’entre-deux de l’inquiétude. J’avais dit un jour à Jacques Berque qu’il était un clandestin officiel, l’idée lui avait plu. La pétrification commence avec le renoncement, chacun a besoin de porter en lui-même sa clandestinité amicale et ironique, jamais méprisante, toujours intraitable. Les ennemis d’une telle insurrection pacifiquement pointilliste sont aisément identifiables : publicitaires barbouillés de valeurs ou révolutionnaires d’avant-hier, ce sont ceux qui voudraient en prendre la tête.

26 mai 2018

Notes:

  1. Colloque organisé par le Pôle de recherche du Collège des Bernardins, l’Observatoire d’études géopolitiques et le Centre Maurice Hauriou de la Faculté de droit de Paris Descartes.
  2. Jacques Berque, Il reste un avenir, entretiens avec Jean Sur, Paris, Arléa, 1993, p. 108.
  3. ibid. p. 11.
  4. ibid., p. 29.
  5. ibid., p. 209.
  6. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, n°86, avril-juin 1974, p. 10
  7. Jacques Berque, Une cause jamais perdue, Paris, Albin Michel, 1998, p. 9.
  8. Jacques Berque, Mémoires des deux rives, Paris, éd. du Seuil, 1989, p. 143.
  9. Jacques Berque, L’Orient second, Paris, Gallimard, 1970, préambule.
  10. Jacques Berque, L’algébrique et le vécu, revue Diogène, op. cit., p. 18.
  11.  Voir Jean Sur, Un homme matinal, in Jacques Berque et Jean Sur, Les Arabes, l’islam et nous, Paris, Mille et une nuits, 1996, p. 39.
  12. Il reste un avenir, op. cit. p. 83.