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Quand Macron a raison

Macron a raison. Je découvre à l’instant ce qu’il a dit aux jeunes créateurs de start-up dans la Halle Freyssinet 1. C’est exactement ce qu’un cœur attentif peut sentir et ce qu’un esprit juste peut penser.

Dans mon article Le pas gagné, publié ici il y a deux jours, j’ai parlé de la réussite, de la loi Travail, de La France insoumise et de quelques autres affaires en cours. J’y ai aussi expliqué quel choix, à mes yeux fondamental, s’impose au président de la République. J’y ai même évoqué mes dispositions à la sauvagerie et mon goût de rouler à contresens. On s’y reportera. Et on trouvera aussi, sur ce site, les critiques que j’ai adressées, et que j’adresse toujours, à Emmanuel Macron.

Je ne m’attendais pas à prendre, deux jours plus tard, la défense, la défense furieuse, d’un homme trop facilement et trop bassement attaqué. C’est la première fois, depuis la mort de Charles de Gaulle, que j’ai envie de défendre le pouvoir contre ceux qui l’attaquent. Je vais le faire sans chercher à démêler, dans ces attaques, la part de la mauvaise foi de celle, probablement dominante, de l’immense et générale stupidité qui descend en procession ou dégouline en pluie tiédasse des supposées élites au peuple bien réel.

Cette allocution, j’aurais voulu l’avoir prononcée. Ce n’est pas un machin concocté par un communicancant. C’est une parole. Vibrante comme l’est toute parole. Vivante. Il faut être plus sourd qu’un pot pour ne pas l’entendre.

La pensée qui nous gouverne, de La France insoumise au Front national, sans oublier de faire un arrêt à toutes les stations intermédiaires, n’est pas la pensée moderne. Ni postmoderne. Ni économiste. Ni libérale. Ni socialiste. Ni mondialisée. Ni unique. Rien de tout cela. C’est la pensée du refus de penser. Je n’ose imaginer quel nom on lui aurait donné dans mon HBM natal où vivaient les amis de Coluche, mais il eût été malsonnant.

Comprenez bien, les jeunes ! Même si le langage de la banlieue n’est pas de sa culture, c’est à cette non-pensée que Macron s’est attaqué. Enfin, ça y est, quelqu’un l’a fait, et qui a du pouvoir ! Si la voix tremble un peu, si le ton est tendu, c’est que, probablement, il lui en coûte. Moi,  je le nomme formateur d’honneur : quand on parle aux gens, on se déshonore si on ne prend pas tous les risques.

Que dit-il à ces jeunes entrepreneurs ? Si je comprends un peu le français, deux choses.

La première, c’est que la réussite, ce n’est pas grand-chose. Oh! que je suis d’accord ! Parce que ça fixe, parce que ça bloque, parce que ça nie le mouvement de la vie. « Du ciel, du ciel, du bleu ! » Parce que, que nous le voulions ou non, nous sommes sur cette terre, comme disait Gabriel Marcel, des hommes voyageurs ! Comme disait aussi mon cher Jacques Berque : « C’est le vaste qui commande ! ».

La seconde, c’est que toute l’époque moderne nous confirme dans ce sentiment, nous oblige, en dépit de nos réticences, à prendre conscience du double mystère de notre origine et de notre destin. Notez au passage, nullissimes traîne-patins du management mondialisé, que Macron pulvérise, écartèle et ridiculise l’idée que vous vous faites des objectifs. Seul objectif : l’immense ! L’immense au dehors, l’immense en-dedans, l’immense de nos limites elles-mêmes, l’immense de l’inconnu dans le connu ! « Écoute petit homme ! », continue à nous murmurer Wilhelm Reich.

Quel cadre plus juste qu’une gare pour dire tout cela ? Quoi de plus concret, comme l’on dit, de plus réel, de plus incontournable ? Dans quel lieu se rencontrent le mieux l’immédiat et le lointain, l’ici et l’ailleurs, l’instant et l’éternité ? Une gare, c’est une rencontre d’infinis. À chaque fois qu’ils prendront le train, même et surtout si c’est pour aller gérer leurs intérêts, les auditeurs de Macron reviendront à ce qu’il leur a dit et entendront à nouveau la très vieille invitation : « Plus oultre ! »

Il paraît qu’il a lâché une horreur : « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Mais c’est admirablement bien dit ! Attendez, les élites ! Quand vous êtes au milieu de la foule piétinante, grise, étouffante, quelle idée d’elle se forme en vous ? Votre fatigue, votre sueur, vos crampes vous disent quoi ? Que vous participez à un concours de peuple citoyen ? Que vous contribuez, dans le vivre ensemble, à l’effort économique du pays ? Quand se superposent en vous les deux images des grands talents encouillonnés dans leur luxe et de cette masse humaine indifférenciée, vous ne sentez pas qu’il y a les gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien, vous ne pensez pas au poète et à « ce qu’on fait de vous, hommes, femmes », vous ne vous sentez pas vous-mêmes harcelés par la même angoisse ? Et pourquoi ne le diriez-vous pas ? Et pourquoi reprochez-vous à Macron de le dire alors même que tout l’effort et tout le sens de son discours, qu’il tire de lui-même mot après mot avec une émotion qui l’authentifie, est de nous aider à échapper à cette saleté ?

Une chose m’étonne. Pourquoi de si fervents adeptes des Lumières, de la sociologie, de la chose politique, du pragmatisme, des rapports de force, entendent-ils ce propos comme le feraient des essentialistes, des platoniciens, des thomistes ? Pensent-ils sérieusement que Macron considère qu’il existe des citoyens qui ne participent pas de l’être, qui sont plongés dans le néant, dont l’existence est pure illusion ? Quand eux-mêmes disent que, dans une entreprise, tel employé n’est rien, ne veulent-ils pas dire simplement qu’il n’a ni pouvoir ni influence, qu’il compte pour du beurre ? Comme ils sont curés, tout à coup, tous ces bouffe-curés appliqués ! Quand il faut émouvoir, en eux et dans leurs semblables, dans l’espoir de marquer vite quelques petits points dans les sondages, les ressentiments les plus obscurs, comme ils les retrouvent vite, ces zones régressives dont ils passent leur temps à dénoncer l’archaïsme !

Branle-bas de combat, il faut sauver les apparences. Comme naguère la petite bourgeoisie adultère. Si le pouvoir pique dans leur assiette le meilleur de leurs revendications, de quoi vont-ils vivre, les malheureux ? Les voilà réduits à s’en prendre aux mots, à faire la police des mots. On peut brailler cul et bite aujourd’hui, mais dire que les gens ne sont rien alors que ça gueule de vérité, c’en est trop, n’est-ce pas ? Pas grave. Si l’on commence vraiment à nommer les choses, ils n’y pourront rien. Comme disait l’autre, nommer, prudes dames et seigneurs coincés, c’est faire changer : si l’on continue dans cette voie, m’est avis qu’on va pouvoir commencer à parler sérieusement de nouveau monde.

3 juillet 2017

Notes:

  1. Voici ce qu’a déclaré Emmanuel Macron le jeudi 29 juin, dans la Halle Freyssinet à Paris : « Ne pensez pas une seule seconde que si demain vous réussissez vos investissements ou votre start-up, la chose est faite. Non. Parce que vous aurez appris dans une gare. Et une gare, c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où l’on passe. Parce que c’est un lieu qu’on partage. Parce que la planète où nous sommes aujourd’hui, parce que cette ville, parce que notre pays, parce que notre continent, ce sont des lieux où nous passons. Et si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où on vient et où l’on va. »

Le pas gagné

 

LE MARCHÉ LXXVI

Et le propre de l’histoire et de la mémoire est que tout ce qui est de l’histoire et de la mémoire ne se recommence point.
Charles Péguy
 

Elle se sent au bout, la dame, au bout du bout. Au bord de la rupture, comme le stock de tomates espagnoles du supermarché. Les gens, comme on dit à La France insoumise, les gens ne font rien pour s’en sortir, rien du tout, une honte. Même voter, ils ne veulent plus ! Alors quand une journaliste lui met un micro sous le nez, ça pète plus sec qu’un bouchon de champagne, une formule géniale concoctée par une cinquantaine d’années d’automutilation citoyenne explose entre ses lèvres et me laisse pantois, incapable de savoir ce qui l’emporte en moi, le rire, l’admiration, l’épouvante, l’écœurement ou une amitié si proche, si chaude que c’en est démocratiquement suspect : « Le droit de vote, Madame, devrait être obligatoire ! »

Commentateurs experts, grands et diserts élèves des anciennes écoles, de grâce, taisez-vous. Vous ne pouvez pas comprendre cette femme, même avec votre science, même avec votre culture, même avec vos manières distinguées. Sa maladresse et son ignorance disent tout. Votre compétence ne dit rien, jamais. Et ne dira jamais rien, sauf si, en secret, vous attendez le séisme intime qui vous démantibulera. Vous ne serez jamais capables, sinon, de cette sublime connerie, de ce rot de lucidité qui rend à l’esprit sa digestion. Sinon, vous resterez enfermés. Enfermés en dehors de vous-mêmes. Enfermés à l’extérieur. Forclos. Utiles, mais à l’inutile.

Un droit qui, lui aussi, à sa manière, devrait être une obligation, je ne vais pas, moi non plus, éplucher cette abominable merveille de vérité. Celui qui ne sent pas la justesse prodigieuse de cet effrayant droit obligatoire monté des profondeurs du peuple, et ne flaire pas avec une âme animale quelle espérance énorme tressaille dans cette horreur, je le laisse s’occuper de sa carrière, de ses valeurs ou des Jeux Olympiques. Celui qui ne comprend rien à ce que dit cette femme, qui n’entend rien de sa prophétie – car une prophétie, ce n’est pas d’annoncer l’avenir, c’est de parler pour les autres, de faire sentir leur voix dans sa voix – qu’il continue à se féliciter d’avoir l’âme réaliste et l’esprit concret. Celui qui ne voit pas ce qu’il y a d’ultime dans cet incroyable télescopage, celui qu’un droit obligatoire n’épouvante pas en même temps qu’il l’illumine, qui ne sent pas que cette équation géniale déclasse brutalement tout ce qui se raconte et comment ça se raconte, eh bien ! tant pis, bonne chance, et bonjour chez lui.

J’ai repensé à ce que dit cette femme quand j’ai regardé sur Internet le clip officiel de La France insoumise pour les élections législatives. L’idée m’est venue de chercher quelle réponse, même allusive, même lointaine, était donnée à son découragement abyssal. J’ai écouté plusieurs fois, attentivement. Voici la transcription de ce clip :

« Au deuxième tour de l’élection présidentielle, la France a rejeté l’extrême droite. Mais elle n’a pas adhéré au programme de M. Emmanuel Macron. Pourtant le nouveau président de la République veut les pleins pouvoirs pour appliquer une politique pire que celle de Hollande et de Sarkozy. Il demande des députés soumis qui renoncent à leur pouvoir en lui permettant de gouverner par ordonnances. Il veut détruire le code du travail, diminuer les pensions des retraités par augmentation de la CSG. Il abandonne les neuf millions de pauvres à leur terrible destin. Il commence une ère d’irresponsabilité écologique favorable au nucléaire, au diesel, à l’agriculture productiviste. Ne vous résignez pas à tout cela. Vous pouvez tout changer avec les prochaines élections législatives. Une autre majorité est possible. Ce sont les députés qui votent les lois. C’est eux qui donnent la confiance au gouvernement. C’est eux qui votent le budget. Par conséquent, la prochaine élection législative est décisive pour l’avenir du pays. Si nous constituons une majorité, eh bien ! c’est notre programme qui s’appliquera. Je vous propose dans chaque circonscription de France une candidature et sa suppléance. Si les sept millions que vous avez été à voter pour ma candidature à l’élection présidentielle, vous regroupez, restez unis et venez voter ce jour-là pour ces candidats qui vous sont proposés, alors nous serons une majorité, alors nous pourrons changer l’existence quotidienne des Françaises et des Français. Alors ça dépend de vous, les gens, et si vous le voulez, les jours heureux reviendront, et le bonheur avec lui. »

Je ne me soucie pas, on le devine, du contenu politique de ce texte : je ne le valide pas plus que je ne le conteste. Je tente seulement de comprendre comment des citoyens qui n’ont qu’une formation politique sommaire mais qui, par contre, vivent de manière intense, quand bien même ils ne s’empressent pas d’en attribuer la responsabilité à ceux-ci ou à ceux-là, à ceci ou à cela, l’angoisse où les plongent les difficultés objectives dont ils sont assaillis, mais aussi toutes sortes de transformations et de remises en cause qui les perturbent gravement, je tente de comprendre, donc, comment ces citoyens peuvent recevoir ce message et quelle réponse à ces interrogations de toutes sortes ils peuvent éventuellement y trouver.

Structure simple, fort classique pour les interventions de ce genre. Six lignes (de Au deuxième tour… à …l’agriculture productiviste) pour critiquer la politique d’Emmanuel Macron et dix (de Ne vous résignez pas… à …l’existence quotidienne des Françaises et des Français) qui constituent un appel aux électeurs : les législatives peuvent et doivent permettre aux députés de La France insoumise qu’ils auront élus de changer leur existence quotidienne. Reste la péroraison, en forme d’appel : « Alors ça dépend de vous, les gens, et si vous le voulez, les jours heureux reviendront, et le bonheur avec lui. » C’est cette dernière phrase, surtout, qui me fait problème.

Deux remarques de détail, d’abord. « Les gens… » Ce mot me fait sourire. J’ai encore dans l’oreille le ton véhément d’un syndicaliste cégétiste d’une banque aujourd’hui disparue, la BFCE, quand il s’insurgeait contre les dirigeants qui parlaient ainsi des salariés. Je me rappelle un tract contre eux où il expliquait que les travailleurs n’étaient pas les gens des seigneurs de la banque. Ce syndicaliste a-t-il perdu son combat ? Le mot a-t-il pris une autre connotation ? La soumission a-t-elle marqué des points ? Une injure patronale est-elle devenue un mot d’amitié révolutionnaire ? À voir.

Autre remarque, le lui final m’intrigue. Sans vouloir jouer les correcteurs d’imprimerie, s’il n’y a pas là une coquille, alors c’est une énigme grammaticale. Ce lui ne renvoie à rien. On devine qu’il s’agit des « jours heureux », mais pourquoi pas, dans ce cas, « et le bonheur avec eux » ? Si j’insiste, c’est que cette phrase a été reproduite sur la vidéo elle-même, à la première image. Bon. Pas plus psychanalyste que correcteur d’imprimerie. Mais enfin, lapsus calami et lapsus linguæ, l’inconscient paraît insistant. Lui, ce pourrait être… JLM ? Le bonheur avec lui ? Les gens heureux avec leur leader ? Pas possible, quand même, je ne peux pas y croire ! Décidément, je ne comprends pas.

Mais c’est toute la phrase qui est à considérer, la posture fondamentalement nostalgique qu’elle désigne et suggère quand elle exalte les jours heureux du passé.  Les jours heureux : un film récent porte ce titre qui évoque l’action héroïque du Conseil National de la Résistance, le CNR, durant l’Occupation. On m’accordera que l’allusion, ici infiniment discrète, n’est sans doute pas apparue clairement à la plupart des électeurs. On pensait, il y a une cinquantaine d’années, que l’homme de gauche faisait une fixation sur un avenir imaginé alors que l’homme de droite était obsédé par un passé mythifié. A-t-on changé de cavalière ? Tandis que, pour faire oublier son cynisme, la droite fait semblant de rêver aux perspectives de croissance infinie vers lesquelles, avant de s’y abolir, cheminerait l’histoire des hommes, une gauche attendrie tâcherait-elle de masquer l’absolu désarroi qui l’envahit devant ce présent insaisissable en collant sur son désordre les plus belles images de son album ?

Voyons. Le temps des cerises, c’est le conflit social. Les jours heureux, la lutte contre l’occupant nazi et la construction du futur. Nous sommes, nous, du fait de la conjonction d’un pouvoir financier hideusement accaparé et d’une évolution technique misérablement piratée, devant la destruction systématique, non seulement des formes sociales et culturelles de notre civilisation, mais encore de la structure intellectuelle, morale, spirituelle qui les a conçues. Est-ce là, ou non, la question ? N’est-elle pas absolument nouvelle et, si elle l’est, comment pouvons-nous- la réduire aux seules préoccupations de la vie quotidienne ? Ce réalisme n’est-il pas aussi désastreusement irréaliste que celui du management mondialisé ? Et que vient faire là-dedans cette nostalgie des jours heureux ? De quoi s’agit-il ? De retrouver l’énergie et la vitalité de 36 ? D’être capable de l’héroïsme de ceux qui ont lutté contre l’occupant ? Fort bien. Mais alors, aujourd’hui, au jour d’aujourd’hui comme on dit, à quel combat appelez-vous ? Et si la nature de ces jours heureux reste dans un flou que seuls pourront dissiper les historiens, pourquoi enfoncez-vous vos électeurs dans une rêvasserie fumeuse nullement différente de celle, continuellement renouvelée et, je le crains, infiniment plus séduisante, qu’offrent jusqu’à plus soif, à tant de médiocres désirs, tant de médiocres marchands ?

Et puis, j’ai fermé Internet et tenté de faire dialoguer en moi cette femme et ce texte. Impossible. Un gouffre les sépare, une mer, un océan. Non pas la politique ! Elle n’y entend rien. Sa parole est à un autre niveau d’être. À un autre niveau de perception du monde. À un autre régime d’activité de la conscience. Elle, elle peut nommer. Elle peut dire, même si c’est confus, obscur, ambigu : n’est-ce pas ainsi que naît la pensée ? Ce lien improbable entre le droit et l’obligation, leur identité substantielle – et stupéfiante – elle peut saisir tout cela, l’exprimer, l’imposer. Aucun besoin de se dire insoumise. Elle va droit au cœur de ce que, pour le coup, je peux appeler la réalité. En face, quoi ? De grands souvenirs historiques agités comme des drapeaux. Et la promesse qu’on va pouvoir, de nouveau, être aussi content qu’avant… Pas bezef ! Mais justice oblige. Il y a autre chose chez les Insoumis. La colère. Beaucoup de colère.

Je comprends qu’on se mette en colère. Il y a de quoi. Et puis ce n’est pas rien, en politique, la colère ! J’ai dans la mémoire la voix de Jacques Berque évoquant, à Saint-Julien-en Born, dans l’un de ces fulgurants raccourcis dont il avait le secret, les apports respectifs des différentes civilisations. Avec son sens aigu du théâtre, le Puma feignait de ne pas parler de celle qui, avec la sienne propre, lui tenait le plus à cœur. Il attendait que je lui demande : « Et les Arabes ? » Je lui ai donc demandé : « Et les Arabes ? » Il a hoché la tête lentement, respiré profondément, et m’a dit : « Ils nous donnent leur colère. » Je ne suis pas de ceux qui reprochent sa colère au tribun.

J’ai tort de dire sa colère. Il faut parler de ses colères. Non pour souligner qu’elles sont nombreuses, mais pour distinguer en lui deux formes de colère à mes yeux radicalement différentes et dont le mélange détonant nuit gravement, comme on dit, à son discours. Mais surtout à sa pensée. La première est évidente. C’est une colère de justice. C’est la sienne. Celle de beaucoup de gens. La mienne. Le pouvoir de l’argent est ignoble, rigoureusement intolérable. Entièrement absurde. Un bonhomme qui se croit le droit de se gaver comme une oie sous prétexte qu’il sait faire fonctionner une entreprise me fait en réalité, sans le savoir, au-delà de l’exhibition de sa boulimie, la démonstration de la nullité du système qu’il fait semblant de servir et que, naturellement, il plaquerait à l’instant s’il le nourrissait moins, ou moins bien. Il n’aurait pas besoin d’un picotin aussi grossièrement bourratif s’il prenait quelque plaisir digne de ce nom à sa tâche. Un salaire légitimement confortable assorti de la considération de tous et de l’amitié de beaucoup non seulement suffirait largement à son bonheur mais ferait de sa vie une aventure respectable et enviable. Aussi quand j’entends quelqu’un m’expliquer avec l’audace arrogante du porte-fric qu’un grand talent est nécessairement un aspirateur à blé et un cinglé du compte en banque, non seulement j’ai la certitude d’avoir affaire à un niaiseux qui ne mérite aucune considération, mais il m’apparaît clair que tout ce sur quoi s’appuient les ragots de ce niaiseux relève, en dépit des éléments de langage dont il s’est garroté et des vapeurs de culture dont il tente de se parfumer, d’une indépassable fumisterie que seule peut sécréter la servilité la plus méprisable. Contre cela, la colère ne sera jamais assez coléreuse. Le scandale n’est pas qu’elle tonne ; le scandale, c’est que des esprits lucides soient assez péteux pour ne pas en revêtir leur discours, leur existence, leur âme tout entière. L’argent produit la soumission, qui produit la lâcheté, qui produit la sottise, qui produit la cruauté. Qui, tant que le monde ne sera pas devenu définitivement une bauge à financiers, produira à bon droit la colère, la forte colère, la très forte colère, l’immensément forte colère.

Voilà, me semble-t-il, ce qui justifie mon sentiment de proximité avec tous les coléreux et colériques conscients, d’où qu’ils viennent. Mais un fossé se creuse entre eux et moi quand apparaît dans leur discours une autre forme de colère qui n’est plus la colère de justice, mais la colère de ressentiment.

Je ne parle pas ici du ressentiment que tel échec, telle déception, telle impossibilité peut valoir à chacun d’entre nous. C’est chose humaine, c’est-à-dire chose à dépasser : faisons-nous confiance pour y parvenir, ou essayer. Je parle d’une forme de ressentiment beaucoup plus lourde, et particulière à notre époque. Peut-être le mot ressentiment n’est-il pas d’ailleurs celui qui désigne le mieux cette terrible impression de ne pas avoir, ou de ne plus avoir, le ton qu’il faudrait pour s’adresser aux autres. Ce handicap n’affecte pas toujours les relations personnelles mais s’impose dans presque toutes les formes de relations sociales. C’est sur cette difficulté, aussi évidente que confuse, que fleurit naturellement le prestige de la supposée communication, dont les utilisateurs les plus fervents connaissent à ce point les limites que l’expression c’est de la com’ prend, dans leur bouche même, une résonance pitoyablement résignée et honteuse – ainsi des convives schizophrènes, ou affamés, qui afficheraient leur mépris pour telle horrible tambouille à l’instant qu’ils s’apprêteraient à s’en partager goulûment un grand plat, chacun, naturellement, l’assaisonnant selon ce que lui prescrit sa différence.

Colère du joueur de tennis qui brise sa raquette sur le court. Mais, nom de nom, c’est pourtant une bonne raquette ! Colère du tribun qui s’affole de sentir se briser dans sa bouche des mots, des mots splendides, éprouvés, pétris de sens et parfois tachés de sang, des mots qui ont traversé les continents et les siècles, et qui désormais ne trouvent plus leur chemin ! « Alors, quoi ? Ils sont inutiles, maintenant ? Feriez-vous cause commune avec ceux qui les méprisent ? » — « Nullement, je vous assure, nullement. Mais regardez mieux. Ils sont toujours très beaux, vos mots, ils n’ont rien perdu de leur sens ni de leur efficace. Mais… » — « Mais quoi ? » — « Ils sont débranchés. »

Ou ils ont pris l’eau, peut-être. Comme on voudra. Enfin, ils sont momentanément indisponibles. La ligne est mauvaise, on les retrouvera un peu plus tard. Elle est saturée de parasites. C’est cela qui provoque la seconde colère du tribun, l’autre face de sa colère. Pas seulement, pas surtout le fait que ses mots ne fonctionnent pas. Il y a plus grave, en tout cas bien plus gênant. Les parasites ne sont pas seulement sur la ligne. Ils sont aussi dans ses mots, en lui. Non pas parce qu’il est qui il est, le pauvre ! Le langage, n’attendez pas que les officiels s’en aperçoivent, n’est plus à la bonne hauteur, sur la bonne fréquence, sur les bonnes ondes vibrantes. Le tribun le sent, lui, et le sentir redouble sa colère, il est comme un homme qui lutte contre un ennemi invisible, ses vieux mots lourds de sens rechignent à cracher leur sens. Les autres, qui n’y voient que du feu, manient l’instrument endommagé comme s’il ne l’était pas, se félicitent de sa plasticité, collent à sa platitude. Il ne leur suggère rien et ils lui interdisent d’inventer quoi que ce soit. Entre leurs mains, il n’est plus qu’une forme, une forme pure et bête. Rassurante pour les uns, décourageante pour les autres, anesthésiante pour tous, et qui jette dans le toboggan, qui précipite dans le labyrinthe, les formules faciles et creuses de la technocratie, prétentieusement couillonnes. Engorgement, embouteillage, embarras gastrique, qui fera le diagnostic ? Pas moyen, dans ces conditions, de parler sérieusement, le tribun le sent et, à l’instant où il le sent, entre malgré lui dans le jeu qu’il déteste, s’en aperçoit, en enrage et en souffre. Mais difficile pour lui de renoncer à son rôle, à son numéro, difficile et presque impossible de changer de terrain de jeu, de niveau d’être. Même si, de toute évidence, tout l’exige. Même s’il sait d’expérience que le discours politique n’est plus qu’une prothèse dentaire mal réglée qui ne mord plus sur rien. Il faudrait que le tribun change, il ne le veut pas, il ne le peut pas. Alors, colère, seconde colère greffée sur la première, et qui l’empoisonne. Colère de péremption, d’apparente péremption. Ce qu’il faudrait ? Récurage, volontaire et général, du langage. Attend-on qu’il se fasse par la force, que des brutes l’imposent ? Ce qu’il faudrait ? Une sorte de fête immense, avec des vomitifs, des émétiques, une tournée générale d’ipéca ! Urgent que tout le monde dégueule, que tout le monde dégueule un bon coup, librement, proprement, seule manière de ne pas avoir à le faire en catastrophe en mettant de la saleté partout. L’expression au sens le plus basique du mot : mettre dehors ce qui est dedans.

La première colère des tribuns, on peut compter sur nous pour la soutenir. La seconde, non! La première est juste. La seconde est bidon. La première sait ce qu’elle refuse. Et elle a raison. La seconde ne veut pas le savoir. Et elle a tort. La première concerne tout le monde, la seconde ne renvoie qu’à leur vanité. La seconde n’est pas une colère de refus, mais une colère de vexation. La seconde, c’est la colère de gens qui ne veulent pas comprendre ce que pourtant ils comprennent très bien : que le combat s’est approfondi, s’est alourdi, qu’il n’est plus là où l’on sait, là où l’on mesure, là où la règle du jeu se transmet de génération en génération. Saut qualitatif. Rupture fondamentale. La seconde colère, c’est la rage de ne pas pouvoir continuer à faire sérieusement son numéro. Le numéro de tribun contestataire. Contre le numéro de gardien de l’ordre bourgeois. La politique n’est plus dans la politique, voilà, tout change, ma bonne dame, tout change ! Il faut mettre les histoires habituelles en veille, ne laisser dans la politique que des équipes de maintenance, au cas où. Le vrai combat est ailleurs, au grand air. Ou, si l’on préfère, on peut ne rien changer apparemment mais alors il faut descendre en soi pour y explorer des contrées qui font peur aux contestataires comme aux conservateurs. La seconde colère, c’est une colère de dépit. Une colère de rideau de fer qu’on baisse rageusement. Pas sur l’Ouest, non ! Sur la camelote qui se vend mal. Sur les habitudes qu’on défend malgré soi. C’est une colère qui n’ose pas. Cette colère contestataire est une colère réactionnaire.

Le personnel politique n’est pas devenu plus bête ni plus vicieux. Ni sans doute plus corrompu. Tout cela, c’est la pâtée pour les médias, le flan de chez Flan. La réalité, c’est que les politiques ont voulu faire les gros malins avec l’époque. Comme tous les gros malins, ils se sont crus privilégiés. Comme tous les gros malins, ils se sont fait avoir dans les grandes largeurs, dans les grandes profondeurs. Rendez-vous compte ! Un peuple qui ne comprend rien à rien, qui ne sait rien de rien, qui se laisse attraper par n’importe quoi, même par le PSG ! Du billard, non ? Un peuple si docile, si ému quand il appelle la radio et qu’on prend son appel. Un peuple qui fait si poliment le bon élève. Qui remercie si gentiment le monsieur Cohen ou le monsieur Demorand qui va l’interroger après qu’il a expliqué au standard de quoi il veut parler parce que l’essentiel de tout ça, c’est quand même de rester dans les clous, non ? Un peuple si tartignolle ! Qui dit si bien ce qu’on l’autorise à dire ! Un peuple si vieux qui fait si gentiment comme s’il allait sur ses dix ans ! Qui fait si mignonnement mine de ne pas s’apercevoir que des cruches un peu fêlées versent dans son crâne et dans son cœur les pensées, les indignations, les tremolos qui seront utiles à leurs affaires ! Un peuple qui ne dit rien quand il apprend par la presse qu’il se tord d’épouvante et étouffe d’abomination dans son lit si Machin a été payé par la caisse Zigomar alors qu’il travaillait pour la caisse Pampelune ! Un peuple qu’on peint et qu’on dépeint à son gré, dont l’image est un chiffon entre les doigts des puissants et de ceux qui sont autorisés par les puissants à la modeler, un peuple comme un bon gros toutou dont les enfants tirent la queue et qui se laisse faire en montrant juste les dents comme il sait que ça les fait le plus rigoler ! Un peuple à qui l’on enseigne comment se mépriser lui-même en se méfiant de tout le monde, ce n’est pas un peuple en or, ça  ? Un peuple où chacun est le vérificateur d’un de ses voisins et le vérifié d’un autre, vive la démocratie, vive le vivre ensemble des minables ! Et puis, un beau matin, les politiques se réveillent : le peuple a tout pigé, le con !

Je ne me fâche pas spécialement contre La France insoumise. Il y a beaucoup de gens contre lesquels je me fâcherais tellement plus fort ! Ceux-là, quand la dame pose l’équation droit = obligation, tout juste si l’un des deux coins de leur bouche se déplace. Rien, ils ne comprennent rien. Une info, quoi, une info pour l’actu, et peut-être pour les négos. Ceux-là, on ne peut plus rien pour eux, sinon leur souhaiter le meilleur, malgré tout. On peut à peine leur en vouloir. Il y a longtemps qu’ils ne savent plus avec quelle détermination ils se sont enfermés, combien de fois ils ont tourné la clef sur eux-mêmes ! On dit le goût du fric, on dit la volonté de puissance. Ouais. Je ne suis pas sûr que beaucoup de gens fassent un pari de cette sorte. Quelques foutraques, quelques tordus. Pour l’immense majorité, le fric et la puissance, c’est ce qu’il leur reste quand ils s’aperçoivent qu’ils ont mal misé. Le fric, la puissance, ce sont les poubelles de l’être. C’est le prix de consolation quand, pour des raisons vraiment mauvaises ou pour des raisons faussement bonnes, on a opposé à la vie, généralement parce que des frustrés frustrants vous y ont conduit, un refus pas facile à regretter. Les gens qui réussissent, mes jeunes amis, sont des recycleurs de résidus. La réussite, c’est pour les crêpes et les tartes. La seule récompense de la vie, c’est la vie. Les gens qui n’ont pas vu ça assez tôt, tâchez donc de le leur expliquer un peu, je vous souhaite bien du plaisir. Mais n’oubliez pas, si vous tentez l’aventure, d’emporter un pied-de-nez avec vous, ça pourra vous être utile et, pour être tranquilles, prenez donc aussi un bras d’honneur, respectueux évidemment.

Je voudrais me mettre à la place de ce tribun bicolérique avec qui je m’accorde seulement à cinquante pour cent. Éprouver ce qu’il éprouve. La première colère, c’est facile, plus on y va plus on recharge les batteries de son âme. Mais soudain, quand on quitte ce registre, quand on commence à essayer de donner des repères aux gens, des idées, ah ! ce gadin qu’on se prend ! Voilà qu’une femme sortie de nulle part, son droit obligatoire à la main, vous montre qu’au fond de lui, le peuple a tout compris ! Et, chose terrifiante pour un tribun, mieux que lui. Qu’il est allé chercher la bête plus profond, qu’il l’a ferrée plus juste, plus fort. Qu’il a fracassé l’un contre l’autre le droit et l’obligation et qu’il en a jeté les débris dans les mêmes chiottes. Qu’il a traité de la même manière les champions de la reptation au sol et les égosillés de l’indignation. Qu’il a, agissant ainsi, entièrement déplacé le problème. Gnognote, la Bastille, gnognote le Front populaire, et même le CNR. Et pourtant, le peuple ne crache sur rien de tout cela, pas un instant, pas plus que moi, je vous le jure. Mais ce qui s’annonce – est-ce que cela arrivera vraiment ? est-ce que cela n’arrivera pas ? – ne peut pas se placer dans la file de ces souvenirs-là. Il ne s’agit plus d’un ennemi objectif, même le plus hideux, dont il faut triompher. Ni d’injustices hurlantes à réparer d’urgence. Mais de l’émergence d’un noyau secret de liberté, d’une liberté nucléaire, d’une révision totale de nous, du monde. D’une révision totale de tout. Je suis comme cette femme, je ne sais pas en dire plus. Je ne ferais qu’aligner des mots.

[Pendant que j’y pense. À tout hasard. Et pour ne pas avoir de regrets. Si, d’aventure un lecteur avait dans ses relations un homme jeune, quasiment un jeune homme, arrivé, peut-être par l’opération du Saint-Esprit, peut-être par une forme d’opération plus aisément analysable, très très haut dans la hiérarchie politique, et que ce monsieur fût très bien doué dans beaucoup de domaines et que, sans prétendre saisir une personnalité aussi féconde, on pût y apercevoir comme deux traînes de nuages, l’une l’emportant dans le tumulte des affaires, où l’occasion lui serait fournie de démontrer toutes sortes de formes d’excellence, l’autre, plus sauvage, l’entraînant peut-être vers son enfance mais aussi vers la musique, vers la poésie, vers une qualité de solitude qui rend sa vérité à tout être et à toute chose, alors, s’il vous plaît, dites-lui qu’il n’aille pas, même un instant, imaginer complémentaires ces deux invitations opposées, ces deux sollicitations concurrentes, dites-lui, s’il vous plaît encore, qu’il fonde les décisions graves qu’il aura à prendre non pas du tout sur la première, que Tchouang-tseu et saint Paul, relayés par les meilleurs esprits modernes, décrivent comme excrémentielle, mais sur la folle impétuosité de la seconde, la seule à combler le désir de sa jeunesse, la seule aussi à pouvoir infuser dans l’âme d’un peuple la puissante et fragile jouissance d’exister où se lit parfois, en promesse mystérieuse, la défaite finale de la mort.]

Et certes la loi Travail dont on va beaucoup parler ces temps-ci va jeter un pont entre ma colère et la colère n°1 de La France insoumise. Il me faudrait beaucoup de mauvaise foi, après tant d’années de bagarres dans tant d’entreprises, après tant de discussions avec les employés les plus obscurs et les P.D-G les plus en vue, pour qu’il en fût autrement. Cette loi aggrave, de toute évidence, la condition des travailleurs. Elle ouvre un boulevard exceptionnel à ces instituts de management qui ont sur le climat des entreprises un effet comparable à celui du phylloxéra ou du mildiou sur la vigne. Elle précipite l’évolution de la société française vers un libéralisme qui lui est inintelligible. Elle accorde aux directions des grandes entreprises un surcroît de confiance entièrement immérité : il est plus raisonnable de croire aux apparitions de la Sainte Vierge qu’à la bienveillance des grands patrons. Ce que je dis là, j’espère qu’on le sent, n’est dicté par aucun a priori théorique. Outre que j’ai le cerveau ainsi fait que je m’embrouille très vite dans ce genre de débats, à moins que je ne m’y assoupisse paisiblement, il se trouve que j’ai vu, dans des circonstances précises, fonctionner tantôt des structures patronales, conservatrices et naïvement éprises de modernité, tantôt des structures progressistes, syndicales ou autres. Le moins que je puisse dire est que je n’ai trouvé mon bonheur ni avec les unes ni avec les autres. Si, la plupart du temps, je me sentais nettement plus proche des secondes que des premières, c’est que je les voyais prendre, dans bien des circonstances, la défense des salariés et que je ne pouvais pas contester qu’ils en avaient urgemment besoin. Mais là s’arrêtait mon soutien. Si les contestataires étaient soudain arrivés aux manettes, je ne les aurais pas applaudis beaucoup plus chaleureusement que leurs adversaires. On ne se tromperait pas entièrement en mettant une partie de cette disposition sur le compte d’une certaine disposition à la sauvagerie et d’un goût affirmé de rouler à contresens. Encore faudrait-il pousser plus loin l’intérêt porté à mon cas et chercher d’où me viennent cette disposition et ce goût. Peut-être alors accorderait-on une certaine logique à cette manière de sentir, et serait-on conduit à se demander sur quels présupposés idéologiques se fonde l’éclatante objectivité de la psychologie.

Mais peu importent ces investigations hasardeuses. Le fait est que les champions du libéralisme et du progressisme, quand je les voyais s’affronter dans les entreprises, me paraissaient se ressembler beaucoup. À la surface, j’étais dans le camp progressiste : affaire de circonstances. Au fond, non seulement je n’étais ni dans l’un ni dans l’autre, ni de l’un ni de l’autre, mais je me sentais, en même temps et concurremment, le subversif de l’un et le jaune de l’autre. Comme je n’ai pas l’intention d’ouvrir sur ce site une section « humour », je ne m’attarderai pas sur l’hypothèse de mon éventuel centrisme. Ni à droite, ni à gauche, ni au centre. J’étais ailleurs, solidement installé à la frontière des contradictoires : d’un côté, le rêve, le rêve lucide, alimenté par les lectures et les grandes amitiés ; de l’autre, le noyau même du réel, le réel dans son irréfutable vérité, celui que les stagiaires m’ouvraient constamment, généreusement, de toutes les manières possibles, quand ils brisaient devant moi, avec moi, patiemment, lentement, sans outrances inutiles, les sceaux pervers dont tant de malveillants bienveillants avaient flétri leur liberté.

Je ne souhaite pas l’adoption de la loi Travail proposée par le gouvernement. Si, par miracle, elle était repoussée, je m’en réjouirais. Mais point final. Pas de drapeaux rouges, pas de foulards rouges, pas de chants révolutionnaires, pas d’exubérante camaraderie, pas de lyrisme en solde. Assez de ce cinéma. Et, s’il vous plaît, laissez dormir Victor Hugo ! Ou relisez L’Âne : vos fantasmes n’y sont pas mieux traités que ceux de vos adversaires. Puérilité contre gaminerie.

Mettons. Cette loi est repoussée. Parfait. Elle est dangereuse, comme la grippe, comme les cyclones. Mais la vie ne consiste pas à lutter contre la grippe et les cyclones. Rangez donc ces redondances affectives, ces redoublements rhétoriques. Asseyez-vous, je vous prie, et causons. Je n’ai à vous persuader de rien. Et je n’ai rien non plus à vous enseigner, vous en savez autant que moi, ou davantage. Je veux seulement vous faire entendre la voix d’une inconnue. Non pas pour ce qu’elle dit d’elle : pour ce qu’elle ne sait pas qu’elle dit de nous. Ç’aurait pu être une autre, un autre, et qui aurait parlé d’autre chose. Ou, tout simplement le son d’une voix. En tout cas, quelque chose de trop vrai pour faire le buzz. Vous gardez le silence ? Vous croyez que le vrai fait le buzz ? Non, n’est-ce pas ? C’est très important de savoir cela quand on fait de la politique, c’est même la chose la plus importante à dire aux électeurs. Et même sans doute la seule vraiment importante, qui protège de beaucoup de déceptions, de beaucoup d’exaltations suspectes, et aussi de beaucoup d’enrouements inutiles.

Le vrai ne fait pas le buzz, le vrai a tout son temps, le vrai ne fait pas carrière. J’entends bien ce que vous m’objectez. Que c’est trop facile de faire le sage assis dans son fauteuil alors que tant de malheurs, tant d’injustices… Vous avez raison. Mais je ne vous ai jamais dit de traînasser. Je ne vous ai jamais dit de ne pas aller vite, et direct, et sec s’il le faut, et à chaque fois qu’il le faut. Et même très sec. Je vous ai seulement dit : le vrai ne fait pas le buzz. Allez-y aussi sec que vous voulez, aussi vite, aussi dur, et même aussi vache. Et même cent fois plus sec, plus vite, plus dur, plus vache. Mais gardez un œil pour ailleurs, une oreille pour plus loin.

La dame qui dit que le droit de vote doit être obligatoire n’a pas lu les livres de Jacques Berque, n’a pas étudié ses analyses sur l’historique et le fondamental. C’est pourtant ce langage qui est en elle, cette inspiration. Quelqu’un dans le coup de l’historique, des manières politiques, des débats médiatiques aurait dit : « Le vote doit être obligatoire. » Ou, mieux : « Le passage citoyen dans l’isoloir doit être rendu obligatoire. », formule qui l’aurait alors instantanément placé au top de la conscience civique. Elle, la dame, ne parle pas de vote, mais de droit de vote. Manière, sans doute, de rappeler qu’elle ne compte pas pour du beurre, qu’elle existe, qu’elle l’a, ce droit. Qu’elle l’a, elle. Le vote est chose abstraite, en tout cas extérieure. Dans le droit de vote, il y a la dame elle-même, le rappel de son existence. Lequel rappel est immédiatement suivi d’un pas en arrière, d’une protestation d’impuissance, d’une exigence de dévalorisation : ce droit doit être obligatoire, c’est-à-dire être nié comme droit. Comme si ce droit devait être mort-né.

S’affirmer pour mieux s’abolir. Ce qui se joue là n’est pas affaire de timidité, ni de vanité, ni d’orgueil. Moralistes, s’abstenir. Psychologues, s’endormir. C’est être ou ne pas être, le grand jeu ! Un être ou ne pas être balbutié, un être ou ne pas être qui se joue en dedans, en mineur, en désespoir de cause. Un être ou ne pas être de fin de partie, presque désespéré, d’ultime et minuscule chance. Le droit de vote. Inspiration, large ouverture des poumons et de la bonne volonté. « Le droit de vote…. » : une fraction de seconde, juste avant la rétractation, elle songe au monde immense et au rôle qu’elle peut, qu’elle doit y jouer. Et puis, elle cale : « … doit être obligatoire. » Pourquoi ? La peur ? La modestie, la vraie? La fausse ? Ce manque de confiance en soi qui se soigne aussi bien, n’est-ce pas, que les verrues plantaires ?

Pas du tout. Cette femme a tout compris, gardez vos remèdes de bonshommes ! Rien à voir avec la peur et le manque de confiance. Elle est squeezée. Coincée entre le désir d’assumer ce droit et l’impossibilité de le faire. Dire « le vote doit être obligatoire » ne l’engageait à rien. Mais, pour une fois qu’on lui donnait la parole, elle voulait quand même en dire plus, elle voulait parler d’elle. D’elle, est-ce que vous comprenez ? Non pas de ses fins de mois, de ses moyens de transport, de la collecte des ordures dans l’immeuble, toutes choses où des perroquets bariolés de toutes les formes possibles de médiocrité voient l’essence même de la réalité. Non pas des misères à quoi des freluquets que le moindre souffle asphyxie l’acculent et la ligotent sous prétexte de l’en libérer. Non pas de la mièvre et lugubre vie perso inventée par ces DRH dont les proches voient avec terreur approcher la retraite ! D’elle, si l’on peut encore comprendre ! Elle, corps, esprit, cœur, âme ! D’elle, enfin ! Pas de ses positions politiques, sociales, érotiques, bancaires ! D’elle ! Est-ce que ça s’entend encore ? Qui comprend cela sauve le monde, même s’il faut aller le chercher au bordel, en prison, n’importe où. Qui ne le comprend pas le coule, le noie, l’achève, même s’il parade à l’Assemblée, à l’Académie, au tribunal, au parti, à Rome !

« Le droit de vote… » Elle veut parler d’elle, mais n’arrive pas à se mettre dans la peau de quelqu’un qui a des droits. Non que ce soit faux ! Non que la robe ne soit pas bien coupée, le tissu infroissable, le prix abordable. Mais quelque chose ne va pas. Vivre est une étoffe. Elle essaye, elle réessaye. « Le droit de vote… » Sa liberté devant le monde, sa liberté de construire le monde, ce n’est pas rien. Elle en est capable, tout cela ne l’intimide pas. Mais rien à faire, ça godaille. Il manque quelque chose à cette robe, ou il y a quelque chose de trop, autant y renoncer tout de suite. Mieux vaut cocher la case annuler.

 « … doit être obligatoire. » : la voici sortie d’elle, malgré elle. Elle a des droits, bien sûr, elle n’en doute pas. Mais se définir par des droits va la mettre dans une solitude impossible, la conduire à une surenchère permanente. Cette robe a de la classe, assurément, mais ne lui va pas. Peut-être va-t-elle le regretter, se culpabiliser, se raconter que les femmes… Faux. Ce n’est pas elle qui se plante. C’est le choix qu’on lui propose, qu’on lui impose, qui est tordu. On ne la fait pas choisir entre être et ne pas être. On la fait choisir entre ne pas être et ne pas être. L’adhésion au monde, même généreuse, la construction du monde, même géniale, ne la feront pas se sentir elle-même. Et pas plus, évidemment, le retrait, l’indifférence, la stupide obéissance. Mais pas d’inquiétude, l’étrange phrase qu’elle a prononcée l’a fait avancer. Par voie négative, la meilleure, la seule possible dans ce monde encombré. La voici dans l’entre-deux, la voici dans le vestiaire de l’être à se dévêtir comme jamais. Demain, elle aura tout oublié. Mais pourquoi se souviendrait-elle ? Elle tient « le pas gagné ». Clandestinement. Comme tout ce qui compte aujourd’hui.

30 juin 2017

Dimanche, je m’abstiendrai

Si une très improbable réincarnation m’était accordée ou infligée, et que le destin me désignât un sort politique, deux passages de Simone Weil, tirés de L’Enracinement, inséparables et indissociables, inspireraient mon action et déclasseraient toutes les autres considérations.

Voici le premier : « Le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect. L’obligation n’est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d’une manière réelle et non fictive ; il ne peut l’être que par l’intermédiaire des besoins terrestres des hommes. La conscience humaine n’a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d’années, les Égyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : ˮJe n’ai laissé personne souffrir de la faim.ˮ Tous les chrétiens se savent exposés à entendre le Christ lui-même leur dire : ˮJ’ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger.ˮ »

Et voici le second : « Le passé n’est que l’histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s’accroissant elle n’a pas détruit. […] Bernanos dit que les gens d’Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n’y a pas qu’eux. C’est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un animal. Et ceux que son prestige aveugle, c’est-à-dire tous les humains, hors des prédestinés, ˮappellent justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de discerner et d’enseigner quelle distance il y a entre l’essence du nécessaire et celle du bien.ˮ »

L’Enracinement a été écrit en 1943. C’est peu dire qu’il n’a pas vieilli. Peut-être parce qu’il a très peu servi… Réincarné dans les affaires politiques, voici ce que je ferais de ces deux passages.

Le premier m’inciterait à mettre au programme de tous les établissements d’enseignement et de formation, de la maternelle à la retraite, le rappel de l’étymologie du mot respect. Personne ne pourrait donc ignorer que le français respect vient du latin respectus, participe passé du verbe respicio, dont l’infinitif est respicere. Ce mot signifie se retourner, au sens d’avoir égard, de prendre en considération. Le latin respicere est composé du verbe specio ou spicio, qui signifie regarder, et du préfixe latin re qui suggère l’idée de refaire, de faire une nouvelle fois après un retour en arrière. Comme skeptomai en grec, le latin specio peut donc se traduire par regarder attentivement, examiner, méditer et, par là, se préoccuper. L’habitude se prendrait assez rapidement de juger stupide ou malhonnête toute déclaration de respect qui se suffirait à elle-même, telle une salutation rituelle valant brevet de vertu civique. On ne respecte pas ceux qui souffrent quand on ne fait rien pour eux. On ne respecte pas quelqu’un quand on ne voit pas en lui autre chose que ce qu’on connaissait de lui, ou quand cet autre chose ne modifie pas le comportement qu’on adopte envers lui. On ne se respecte pas soi-même quand on n’a pas, à son propre égard, la même attention active. Un respect qui non seulement ne coûte rien à celui qui l’exprime mais encore le gave d’une haute idée de lui-même est une fumisterie, un gadget publicitaire, une brique du mentir ensemble.

Simone Weil devinait-elle déjà la monstrueuse hypocrisie de ce respect que nous envoyons à la volée aux malheureux ? En tout cas, quand elle élargit à toute la classe politique le reproche que Georges Bernanos adressait aux militants d’Action Française de traiter la nation comme une créature à engraisser, marmot ou, plus vraisemblablement, animal de basse-cour, il est difficile de trouver propos plus actuel. Relisant ces quelques lignes de L’Enracinement, je me suis senti entouré d’échos qui m’arrivaient de tous les côtés de ma vie, de toute ma vie. Écrasé de révolte. Submergé d’espérance, aussi. Mais incapable hélas ! d’expliquer mieux que je ne peux et ne sais le faire dans tous les articles de ce site pourquoi je suis certain que Simone Weil touche ici le centre, le cœur du centre, le cœur du cœur de tout ce que nous vivons ensemble, qui que nous soyons, d’où que nous venions, quoi que nous voulions. Trop à dire, me disais-je sans dépit, c’est sans doute rien à dire… Et puis j’ai ouvert la radio. On y parlait des soutiens patronaux d’Emmanuel Macron. J’ai alors compris que je ne voterais pas pour lui et que, refusant un vote blanc dont la pusillanimité étroite et jalouse des politiques fait un vote de seconde zone, une sorte de vote de « second collège », je m’abstiendrais. Je sentais bien que cette décision venait de loin, qu’elle était l’effet de refus antérieurs plus valides que jamais et qu’en l’expliquant, je les expliquerais peut-être un peu eux aussi.

Voter Macron, c’était voter comme certains politiques dont c’est peu dire que je ne les apprécie guère. Rencontre désagréable, mais non pas rédhibitoire. Les moustiques font partie des vacances, voilà tout. C’était aussi retrouver des personnages de comédie, grands rôles ou utilités, de BHL à Stéphane Bern, en passant par Daniel Cohn-Bendit, la seule personne au monde, à mon avis, qui n’ait rien compris à Mai 68. Ceux-là non plus ne m’auraient pas découragé. La régularité de leurs apparitions et le culot majeur qu’ils déploient en toutes circonstances m’évoquent le souvenir de cette Mme Amédée Ponceau, veuve d’un estimable philosophe, dont on retrouvait l’imposante silhouette dans les cocktails et rencontres littéraires des années 60. Derrière sa robe à traîne se tenait, à distance respectueuse de sa patronne et du buffet, une longue et triste secrétaire qui, un carnet à la main, notait les rendez-vous qu’accumulait l’infatigable dame pour garder chaude et vivante la mémoire de son époux. Un jour, à La Table Ronde, je l’ai entendue gronder sévèrement le malheureux Gabriel Marcel à qui elle avait demandé un texte qui l’avait mécontentée. « Gabriel, criait-elle, vous avez cochonné ! » Toutes les époques ont leurs toujours là, pas une raison pour se détourner d’un vote.

Mais voilà, il n’y a pas que des moustiques et des papillons. En choisissant le vote Macron au second tour, la fine fleur des banques et des assurances, des milieux d’affaires et des grandes entreprises m’en a, elle, détourné. Qu’on ne cherche pas chez moi une réaction idéologique, je m’embrouille très vite dans ce genre de débats, c’est comme si j’y jouais un rôle. Et puis mon scepticisme fondamental m’empêche d’imaginer qu’il existe, dans ces domaines, de pures vérités et des erreurs absolues. Rien de tout cela. Une raison beaucoup plus simple. Je les connais. J’ai vu de l’intérieur le monde des entreprises. Je m’y suis battu comme j’ai pu. « Deux pas en avant, trois pas en arrière, disait Mao, jusqu’à la victoire. » Moi, c’était plutôt un pas en avant et dix en arrière, et jamais de victoire. N’importe. J’y ai cru, et si c’était à refaire, j’y retournerais.

Ces gens, je ne les mets pas tous dans le même sac. Si la plupart m’ont semblé solennellement timorés et agressivement conformes, j’ai connu aussi des personnages attachants, des intelligences brillantes, de vraies générosités. Même si elles étaient bagarreuses, j’y ai vécu des amitiés. Seulement voilà. En dépit de toutes les différences que je pouvais constater entre eux, il était évident que tous et toutes portaient dans leur cerveau, dans leur mémoire, le même logiciel infiniment pervers, mixture d’esprit technique, de culte de la puissance, de matérialisme plat, de narcissisme élitaire, d’eschatologie algébrique, de culture mondaine, de rationalité déraisonnable. Certains proclamaient très haut, et sans doute d’une façon parfaitement sincère, des idées, des convictions qui démentaient ce logiciel et, par là, m’intéressaient vivement. Mais ces convictions, c’était toujours du très bon fromage râpé jeté dans une soupe grossière. Elles ne l’amélioraient pas et s’y dégradaient. Prenez François d’Assise, Martin Luther King, Gandhi et, une nuit, greffez sur leur cerveau ce logiciel-là. Leur langage restera le même. Presque le même, presque. Mais vous en aurez fait des monstres. Les moustiques et les papillons, je veux bien. Ceux-là, je ne suis pas dans leur camp. Je ne peux pas voter comme eux. Je ne sais pas, disent les amis belges. Le logiciel qu’ils ne cessent d’aggraver en le perfectionnant, je l’ai vu faire trop de dégâts, trop de mal. J’ai trop d’images de travailleurs. De retraités aussi, même nantis, même privilégiés. C’est la machine à user le désir, la liberté, la joie. C’est la machine à truquer, à tout truquer, même la vie et la mort, même le bien et le mal. Non, non et non. Mon esprit refuse, mon cœur refuse, ma vie refuse.

4 mai 2017