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Non à l’imprescriptibilité

Le jour où l’Assemblée nationale vote une proposition de loi dont il est le rapporteur, et qui vise à doubler le temps de prescription des crimes et des délits, le député de la majorité Alain Tourret déclare : « Cette proposition de loi est sans doute le dernier texte que nous votons avant l’imprescriptibilité. » J’aimerais trouver dans cette phrase quelque trace de mélancolie, mais la chercher serait faire injure à ce député : pourquoi alors défendrait-il ce texte ? Le co-auteur de la proposition, son collègue de l’opposition Georges Fenech, m’interdit d’ailleurs toute hésitation quand, à la tribune de l’Assemblée, il prophétise ainsi : « Je suis convaincu, mes chers collègues, qu’en adoptant cette proposition de loi, nous ferons véritablement entrer la justice dans le XXIe siècle. »
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Combien de temps doit durer la prescription, je n’en ai pas idée. Mais si le lien que j’établis entre les deux propos que je viens de citer n’est ni arbitraire ni erroné, si je dois comprendre de leur juxtaposition que la marche vers l’imprescriptibilité des crimes et des délits épouse, à moins qu’elle ne contribue à l’engendrer, l’esprit du vingt-et-unième siècle, alors ce débat juridique dont j’ai toutes les raisons de ne pas me mêler change instantanément de nature. C’est à chacun de nous qu’il est demandé si maintenir éternellement certains de nos semblables dans la situation de coupables et, par là, pérenniser, pour leurs victimes, un passé tragique en constante réactualisation – sans omettre qu’il n’est nullement impossible que certains citoyens se trouvent en même temps dans les deux situations – est une idée raisonnable, si elle a quelque rapport avec les idéaux démocratiques et, surtout, si nous pouvons, dans notre for intérieur, la reconnaître et y adhérer.
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On ne peut pas examiner cette question hors du contexte anxiogène de notre époque, hors de l’impossibilité où nous sommes de lui échapper et des illusions où cette impossibilité nous plonge. Parmi elles, de loin la première, l’effrayante passion pour le rôle, cette prothèse d’identité, pour ce qu’il confère d’officiel, d’important, pour ce qu’il favorise, autorise, justifie. Le management triomphant fait de nous des acteurs, habile manière de nous rassurer et de nous valoriser tout en nous tenant en laisse. De fait, nous nous enchaînons aveuglément à nos rôles. Nous les bourrons d’un bavardage que nous appelons le sens, nous les en chargeons comme des ânes en oubliant qu’ils n’en supportent qu’un peu, un tout petit peu, bien trop peu pour nous épargner le doute, l’angoisse, le vertige, le frisson. Le sens des rôles est un petit poêle à quatre sous, il chauffe à peine, il nous faut tirer tous les rideaux de notre vie, en fermer, obturer, calfater les fenêtres. Les rôles nous isolent. Au mieux, sous une porte, se glissent quelques fantômes.
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La condition de victime ne fait pas échapper à l’illusion du rôle : elle en exacerbe le désir à la mesure de la souffrance. L’imprescriptibilité, c’est la consécration de cet enfermement dans le rôle. Dans l’identité de coupables, pour les uns, de victimes, pour les autres. La question des dédommagements, du pretium doloris, etc. n’est pas le fond de l’affaire. Tout le monde est seul aujourd’hui, mais la solitude de ceux qui ont été victimes d’une injustice, d’une violence, d’un crime, est infiniment plus cruelle et suscite donc, tout naturellement, un besoin plus urgent de s’identifier à un rôle, même tragique, même obscur. Ce que ceux-là demandent à l’imprescriptibilité n’est pas tant de leur permettre de réclamer leur dû, mais de les protéger contre une difficulté de vivre que l’épreuve a rendue insupportable. De la déguiser, de la masquer. Toujours la bonne jambe de Boniface, le jeune charretier des Voyageurs de l’impériale, quand la charrette s’est renversée sur lui et que l’autre jambe en a été broyée : c’est celle qui n’a pas souffert que ceux qui arrivent contemplent, c’est elle qui leur fait peur. C’est la vie qui fait peur parce qu’elle est vraie, le rôle est toujours du côté de la mort : sauf au théâtre, où tout est inversé. La vie qui reste à la victime, c’est sa bonne jambe, elle l’épouvante. Même chose pour le coupable sans doute. Lui aussi a peur de vivre, replonger est tellement facile.
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Il serait étrange et effrayant que des parlementaires qui ne sont ni des victimes ni des coupables puissent un jour entrer dans ce jeu. Ne voudraient-ils pas voir que, du simple point de vue de la sécurité, ce serait absurde ? Si, jusqu’à ma mort, quoi que je fasse, je suis désigné comme coupable, si l’opprobre ne me lâche pas, ne suis-je pas fortement tenté d’entrer encore plus avant dans le seul rôle qu’on m’attribue, celui qui m’a déjà perdu ? Veut-on que je me fasse plus coupable encore ? Qu’aux éloquentes associations d’éternelles victimes répondent de souterraines associations d’éternels coupables ? Et que de nouvelles victimes… ? Monstruosité de l’imprescriptibilité. Et sottise.
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Nous sommes bien d’accord, vraiment. Coupable n’est pas victime, victime n’est pas coupable. Il faut empêcher les assassins, autant qu’il est possible, de traîner dans les rues. Et, autant qu’il est possible, dédommager les victimes. Mais là n’est plus la question, et la guerre des rigoureux et des laxistes, même s’ils ne s’en aperçoivent pas, n’est aujourd’hui qu’un lever de rideau dans un théâtre pauvre qui recycle de vieux succès. La vraie guerre, on l’a vue à l’Assemblée. Même si c’est à l’unanimité que le prolongement de la durée de la prescription a été voté, à l’unanimité et à la sauvette, et en s’entre-félicitant à gogo, comme des gens vaguement mal à l’aise, des gens qui ont des choses à cacher mais qui ne savent pas lesquelles.
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Lesquelles ? Lisez les discours. Sans doute une chose simple et grave : ils projettent sur le débat de l’imprescriptibilité les angoisses de la société moderne et, surtout, les désastreux remèdes censés la guérir, et qui l’alourdissent. Et l’imprescriptibilité devient l’exemple même de la mesure managériale faite pour produire, sans que ceux qui l’imposent l’aient toujours clairement compris, l’exact contraire de ce qu’elle annonce. Nous sommes ici au cœur du fonctionnement de l’entreprise quand l’idéologie l’a infectée. Le remède est un poison mais assorti d’une telle réclame, d’une telle profusion de bons sentiments, d’une si intense démonstration d’humanité que les agents qui vont le proposer avec un zèle débordant ne se doutent de rien et sont les premiers, et avec quelles délices, à l’avaler.
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C’est cette musique que m’a rappelée l’intervention de Mme Anne-Yvonne Le Dain, cette thuriféraire de l’imprescriptibilité qui en est aussi la première dupe. Ce document parlementaire est un état des lieux de l’intelligence politique aliénée. Avec un étrange vocabulaire de défilé de haute couture qui égaye ces histoires trop tristes de prescription des crimes. Aux yeux de cette députée, doubler les délais de prescription « constitue finalement une solution très élégante. » Elle juge que la proposition de loi qu’on soumet à sa sagacité parlementaire est « un joli texte ». Non qu’elle se contente d’impressions esthétiques. Elle a beaucoup travaillé son intervention, beaucoup. Se posant fort opportunément la question de savoir ce qu’était au juste la prescription, elle a résolument « consulté le dictionnaire pour savoir ce qu’il en est ». Et ce n’est pas pour le plaisir des yeux ni des oreilles qu’elle trouve ce texte joli, mais pour des raisons infiniment plus savantes, parce qu’il « présente l’immense avantage de consacrer l’essor de la science et de la technique qui, au-delà de la mémoire, permettent maintenant d’aller au bout des enquêtes et de retrouver des preuves physiques, chimiques, biologiques à partir de données factuelles et concrètes. »
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Plus à côté du sujet, on ne peut pas l’être. Je ne peux reprocher à cette députée d’ignorer Baudrillard et Debord, Orwell et Michéa, mais s’est-elle seulement demandé si « consacrer l’essor de la science et de la technique » était bien un critère à prendre en compte pour décider d’un délai de prescription ? Si l’on parle à Mme Anne-Yvonne Le Dain, dans un dîner, de technocratie, je parie qu’elle soupire avec accablement sans se douter un instant que son discours est la plus parfaite expression de ce délire, la plus admirablement naïve. En attendant, aussi à l’aise avec Internet qu’avec le dictionnaire, elle cite ses auteurs : Nietzsche, Alphonse Allais dont on est ravi de savoir qu’elle « l’apprécie tout particulièrement », Julien Green. Et qu’a confié Nietzsche à Mme Anne-Yvonne Le Dain ? Que « tout acte exige l’oubli. » Et le bon Alphonse Allais, quel message a-t-il laissé sur son portable ? Que « l’oubli c’est la vie. » Et Mme Anne-Yvonne Le Dain, qui a parfaitement compris, et qui est alors saisie d’un immense mouvement de générosité parlementaire, veut leur faire superbement écho et s’écrie : « Mais la loi aussi doit permettre, doit être la consécration de la vie ! » Je demande pardon pour cette digression qui se prolonge presque autant que la prescription. Je confirme toutefois que la proposition de loi a bien été votée à l’unanimité, une unanimité dont Mme Anne-Yvonne Le Dain fait partie. Ce qui autorise à conclure qu’elle a voté pour cette proposition. Alors que l’oubli, c’est la vie. Que la loi, elle vient de le dire, doit être la consécration de la vie. Et l’oubli, qu’on soit guelfe ou gibelin, ce n’est pas l’augmentation du délai de prescription. Et l’oubli, ce n’est pas la marche vers cette imprescriptibilité dans laquelle les deux artisans de ce texte, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite, voient l’indépassable horizon de la loi selon le XXIe siècle. Et si l’on refuse d’oublier l’oubli, comment peut-on voter pour une proposition qui, au dire même de son rapporteur, est peut-être le dernier texte que l’Assemblée vote avant de lui claquer la porte au nez ?
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Si j’insiste sur cette intervention de Mme Anne-Yvonne Le Dain, c’est que je la lis comme un bilan clinique de l’époque. J’y entends le baratin des cadres supérieurs, leur schizophrénie innée, ou acquise, ou mimée : n’importe quel mot pour n’importe quelle chose, déconnection complète – efficacité exige – entre la parole et l’action avec, dans les petits crânes bien rangés, l’idée gamine que c’est rusé, ça, Madame ! J’y vois la mauvaise foi hollando-vallsiste ; là-dessus je n’insiste pas, mauvais pour la tension. J’y entends battre tristement le cœur des élites, je vois la démission leur couler des yeux comme une chassie. Dans ce ton de mondanité inquiète, je sens la peur, pétante ! Et tant d’autres choses dont il faut urgemment parler, ici, partout, dans le monde entier, et plus loin !
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Mais Mme Anne-Yvonne Le Dain ne sait pas mentir. Toute cette histoire, c’est parce que les associations de victimes, c’est à cause des associations de victimes, c’est pour les associations de victimes. Et pourtant, Simone Weil vous l’expliquerait mieux que moi, les associations ne souffrent pas. Les victimes souffrent, aucune association n’a jamais souffert. Il n’y a rien à dire à une association, ça n’existe pas. Mais les victimes, elles, existent qui, au fond d’elles, attendent de nous non pas d’impossibles paroles de vérité hors de notre portée, mais celles qui la trahissent le moins. La compassion aussi, bien sûr, et totale, mais pas la mécanique, pas celle qui jouit d’elle-même. Celle qui vient de notre souffrance à nous, passée, présente, future, assez taiseuse finalement, celle qui parle simple, celle qui sait dire go !, avanti !, en avant !, celle qui entraîne, dans le même mouvement, consolateur et consolé. Une association de victimes, c’est du lourd, c’est forcément du gras, comme toute association. Et ce lourd devient trop lourd quand les politiques comprennent ce qu’il faudrait mettre dans l’autre plateau de la balance pour faire contrepoids : leur âme, et donc, forcément, leurs intérêts puisque c’est là qu’elle niche.
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C’est un piège terrible que d’être victime, et qui fait un écho terrible à une souffrance terrible : cela, une victime le sait ; si elle l’ignorait, le malheur le lui aurait appris. La souffrance première, puisse-t-elle s’apaiser, personne ne l’empêchera de mordre. La souffrance seconde, l’enfoncement dans la victimisation, c’est comme si la souffrance première avait fabriqué toutes sortes d’avatars, de mauvais génies en miroir : on ne peut pas souhaiter aux gens de rester dans cette noirceur, de la justifier, de l’épouser. On ne doit pas céder à leur pression, même si on la comprend – surtout si on la comprend -, quand ils pèsent pour obtenir une imprescriptibilité qui pourrira leur vie en la fixant à ce passé, en l’actualisant et le réactualisant, en le présentifiant, en le faisant obsédant. Il ne faut pas faire droit à l’angoisse des gens contre leur liberté. Il ne faut pas faire campagne sur leur angoisse. Il ne faut pas se livrer à un trafic d’angoisse même si aucune loi ne le réprimera jamais : vous voulez que je vous enferme parce que vous souffrez trop et je feins, moi, parce que ça m’arrange trop, de croire que vous le voulez vraiment. « Pas ça ou pas moi », un parlementaire, dans une pareille circonstance, ne peut pas échapper à l’alternative, même si Mme Anne-Yvonne Le Dain ne trouve pas cela élégant.
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Je ne suis pas juriste vraiment, mais je sens dans cette affaire d’imprescriptibilité un style, une manière d’être, une odeur que je reconnais. Parce qu’on y joue perdant-perdant avec la vie, avec l’avenir, avec tout ce qui vaut. Parce qu’on y joue pétochement. Parce qu’ici, comme dans cent autres occasions, on se confie à une prétendue logique de sécurité infiniment inquiétante qui, peu à peu, nous enserre et, faisant de la défense de la liberté une sorte d’effrayant Diên-Biên-Phu, nous fait passer subtilement, misérablement, d’une démocratie à une autre. Parce qu’en rivant des gens à leur condition de coupables ou de victimes, comme d’autres aux exigences de la croissance, comme d’autres aux diktats d’une morale de circonstances, on met en place les conditions d’une société qui, sous les plus avenantes apparences, fera un jour de la démocratie non plus le plus mauvais régime « à l’exception de tous les autres », mais en dépit de tous les autres. La démocratie totalitaire vers laquelle nous voguons n’aura en effet à espérer ni évolution ni révolution, et ne saura que précipiter son involution. Elle n’aura aucun autre tyran à renverser qu’elle-même. Son puéril aveuglement l’empêchera de se reconnaître dans le miroir de ceux qui l’avaient prévue et annoncée. Elle s’étouffera toute seule en sondant ses intentions de suicide, à moins que quelque tyrannie ordinaire et classiquement féroce ne la dévore ou ne la remplace.
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Je sais d’où elle part, l’horreur. D’une simple absence. D’un simple arrangement avec l’être. Je n’en veux pas à Mme Le Dain, je me désole que personne ne lui ait rien expliqué. Dans ce discours mondain, fait pour les copains parlementaires, comme dans tous les discours mondains, à quelque sorte de copains qu’ils s’adressent, copains curés ou bouffeurs de curés, copains de ci ou copains de là, copains comme ci ou copains comme ça, copains classico-sexistes ou sexo-inventifs, je n’entends pas l’âme de celle qui le prononce, j’entends une rumeur soumise, j’entends la validation du vide, j’entends une voix renoncer à être une voix, et mendier qu’on l’en félicite. Et ce qui, ailleurs, me renvoyant à mon propre désastre, n’aurait suscité en moi qu’une sympathie désolée, m’est insupportable dans ce lieu de pouvoir. Non que j’imagine les élites meilleures que le reste du peuple, non que je leur impose d’être plus vertueuses et plus désintéressées que lui – et que moi !
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Vitam impendere vero, consacrer sa vie à la vérité – ce qui suppose qu’on ne s’imagine pas vautré en elle comme dans une charrette de foin -, Michel Onfray a mille fois raison de placer cette exigence infiniment plus haut que toutes les adhésions partisanes, si fort qu’elles gueulent. Plus haut ou, plutôt, ailleurs, autrement. Enfin, voyons, c’est quoi, faire de la politique ? Les urnes ont été ouvertes, les premières centaines dépouillées, il est clair que, pour moi, ça va passer. Fierté, gloriole, pensées vachardes pour l’adversaire, je n’y couperai pas. Parfait. Et puis ? La ligne sur laquelle je me suis engagé sera la mienne, pas de problème. Et puis ? Rien d’autre ? Ce serait court, vraiment court. Alors je me laisse songer un instant à ces électeurs qui m’ont appelé à les représenter. Et si je me les représentais tout de suite, après tout ? Allez, j’y vais, personne n’en saura rien. Je vais revoir ce que j’ai vu d’eux, ressentir ce que j’ai senti d’eux. La ligne reste la ligne. La gloriole est digérée. Mais, au fond, dans le chantier, ça travaille. C’est sombre, mais pas noir. Je les songe, les gens, je bute sur des regards, je glisse sur des souvenirs, il pleut des mots, c’est comme un goutte-à-goutte d’inexprimable vérité. Écoute voir, disait-on autrefois, écoute voir… Le chantier, c’est moi. Les autres me fabriquent si je les regarde vraiment, si je les regarde par-dessous, en passant par mon âme et en frôlant la leur, tel Achille aux pieds légers. C’est un détour qui fait gagner du temps, comme dans le métro quand on oublie la ligne directe pour prendre celle qui suppose un changement, une correspondance. Regardés comme cela, ils sont là, les gens, dans leur inaccessible vérité. Inaccessible mais incontournable, impossible à zapper, impossible.
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Et alors ? Alors, rien. Dans cet imperceptible détour tient toute la liberté dont on est capable, toute la vérité qu’on peut connaître, toute l’amitié dont on dispose. Côté vertu, rien à signaler, pas brillant, aucune amélioration. Image de moi grisâtre, avec un éclair de temps en temps. Quelque part, je suis devenu infirme, à moins que ce ne soit accro : je ne pourrai plus jamais penser aux gens, ni même à moi, sans passer par ce détour. Je ne connais pas d’autres manières de ne pas fuir. Je suis là et je ne suis pas là, démerdez-vous avec ça. Je tiens ma parole et je vous trahis, comprenez si vous pouvez. En tout cas, je me fous de votre non-dit mondain, je ne me sens aucune solidarité avec vos intérêts, même si vous les rebaptisez Valeurs. À propos, M. le Co-auteur de la proposition ne devait pas être très à l’aise avec les jeux de construction quand il avait ses couches-culottes : on fait entrer le petit dans le grand, voyons, pas le contraire ! Donc, il ne s’agit pas de faire entrer la justice dans le XXIe siècle. Ça, c’est Narcisse and Co, le management, le flan habituel, ça va comme ça. Le contraire. C’est le XXIe siècle qu’il faut faire entrer dans la justice. Sinon, dans l’état où il est, il va crever. Elle, vous savez, elle a le temps. Et il est prudent de ne pas l’enfermer, sinon elle peut devenir farceuse. Par exemple, elle installe confortablement le discours de Mme Anne-Yvonne Le Dain dans un des plateaux de sa balance et, dans l’autre, dépose en rigolant trois lignes de Simone Weil. Et alors ? Alors ce sont les astronomes qui sont contents ! La prose de Mme Anne-Yvonne Le Dain traverse l’univers de part en part, aucune fusée n’est jamais montée si haut !

18 mars 2016

Autorisé

LE MARCHÉ LXXIII

Un changement petit et suffisant, par une liberté et une résistance diffuses, dont l’exemple ne s’est pas vu encore.
Alain
 

Le texte de Renan auquel on a vilainement arraché le slogan du vivre ensemble devrait être commenté, chaque début d’année, dans les lycées et les collèges. Je le recopie pour le plaisir, pour le sens, pour le plaisir du sens : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »
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Pas question que des directives pédagogiques et citoyennes expliquent aux professeurs comment ils doivent s’y prendre. Liberté absolue. Qui préfère s’abstenir s’abstient. Qui accepte puise ses mots dans son intelligence, son cœur, sa culture, son expérience. D’année en année, le propos évolue, s’affine, s’élargit, se confronte à la vie.
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Conséquence indirecte mais précieuse : quand les enfants entendent le slogan, ils comprennent ce qu’est la trahison du sens et ce qu’il faut faire subir à un texte pour faire de ses restes un pont aux ânes politique. La propagande, c’est toujours enlever le meilleur. La pensée de Renan, c’est le lait. Le vivre ensemble, cette abstraction secrètement agressive qui endort et nivelle, ce machin sans corps et sans âme, c’est la peau du lait. Quand on veut aider un ami en détresse, on ne lui lit pas des prospectus. Le vivre ensemble n’est pas un raccourci, c’est une contrefaçon. D’un témoignage d’amitié, on fait un mot d’ordre. Contrefaçon. Du fruit d’une longue méditation, on fait une recette. Contrefaçon. Il fallait venir à la radio ou à la télévision, lire ce texte, puis se retirer en silence. Trahison par omission démagogique, par pression morale. Et pour cause : le « riche legs de souvenirs » dont parle Renan, c’est celui qu’on dilapide pièce à pièce. Du festin de pensée qui tient en ces quelques lignes, on jette à la jeunesse une carcasse, une arête. Avares !
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Ernest Renan. Le pieux élève du petit séminaire de Tréguier devenu « blasphémateur européen », comme c’est étrange de le retrouver ici ! Plus jeune, je me lancerais dans la rédaction d’une Encyclopédie de la bigoterie ! De ce que des esprits faux qui croyaient au ciel faisaient de la charité à ce que d’autres esprits faux qui n’y croient pas font du vivre ensemble, quelle continuité, quelle persévérance, quelle belle logique dans le culte du faire semblant ! Bigoterie laïque, bigoterie religieuse, même fromage ! Une seule question à poser, aussi sérieuse que l’œuf et la poule : est-ce l’hypocrisie moralisatrice qui rend idiot ou est-ce parce qu’on est idiot qu’on la débite ? N’allez surtout pas m’expliquer que parler de la charité ou du vivre ensemble sans y croire, c’est toujours mieux que rien. Faux. C’est toujours pire que tout. C’est ce qui tue le mieux.
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Une âme, dit Renan. Un principe spirituel. Un héritage indivis. Les cathédrales et la Révolution, évidemment. Difficile d’aimer tout cela en bloc ! L’Inquisition, la Terreur… Mais, disait Berque, on n’aime pas parce que, on aime malgré. Et dans cette longue histoire, malgré tout, nous nous reconnaissons toujours. Elle a su parler à notre cœur, à notre âme, à notre esprit, à notre imagination. Tandis que la plate aventure où l’on nous entraîne désormais, de quelques paillettes qu’on la décore, est incapable de cuisiner autre chose qu’une dérisoire morale d’opportunité, fille débile du réalisme économique et de la publicité. Elle engloutira en même temps les souvenirs des cathédrales et les grandes journées de la Révolution si ceux qui les méditent encore, ensemble ou séparément, ne voient en elle leur ennemie commune. Il faut de l’héroïsme à ceux-là pour ne pas renoncer à toute espérance, pour ne pas admettre que la référence à l’esprit, legs des cathédrales et de la Révolution, est déjà potentiellement liquidée, qu’elle est en voie d’élimination par lente aspiration et patiente succion. Stupéfaction d’entendre un Premier ministre de la République déclarer, à propos du terrorisme : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Vraiment ? Éteintes les Lumières ? Soufflées ? À moins que la raison ne serve qu’à la bricole, aux amuse-gueule citoyens, à l’interminable jacasserie autour d’une déchéance de nationalité où l’on feint de voir un symbole alors qu’il ne s’agit que d’un fantasme ? Ou peut-être – souci d’avenir – sa fonction est-elle de nous aider à décider quels jouets il nous faut offrir aux petits garçons et aux petites filles ? Pour ces billevesées, vive la raison ! Mais quand le sang coule, changement de pied, elle devient l’ennemie de la justice. Rome n’est plus dans Rome. Mais, au juste, où est-elle ?
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Mehr Licht ! demandait Goethe en mourant, davantage de lumière ! La lumière nous vient par la parole. Mais, de la base au sommet et du sommet à la base, nous vivons à l’époque des mots truqués. Détournés. Désamorcés. Châtrés, comme ce pitoyable vivre ensemble, de leur souffle, de leur écho, de leur vie. Ou rendus imprononçables par la peur, par un monstrueux et puéril soupçon. On fait comme si expliquer le terrorisme allait démobiliser, allait nuire à l’efficacité. Alibi. Ce qu’on craint, en réalité, c’est que l’explication nous conduise plus loin que nous ne voulons aller, qu’elle nous mène on ne sait où et que la condamnation des assassins, si solennelle qu’on la veuille, soit loin de fermer le terrible dossier. Donc en revenir très vite à l’émotion, non pas à celle qui, au cœur même de la souffrance, en appelle à la vie, mais à celle qui étreint, à celle qui se fige en spectacle, qui remue les peurs, excite le ressentiment et, en les consolant frauduleusement, aggrave les frustrations. Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ? Quelle bronca si ce propos était tombé de la bouche d’un responsable religieux !
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Pas de chirurgie esthétique possible pour les mots. Quand ils sont blessés, le monde l’est aussi, et devient dangereux. Elle le sent, cette adolescente que j’ai croisée au bas de chez moi, retranchée dans le blockhaus d’une combinaison bleu ciel qui l’enserre de la tête aux pieds, armée d’énormes chaussures à marcher sur la lune, le casque sur les oreilles et, sur le casque, un bonnet qui lui mange le front tandis que le col de la combinaison masque le bas du visage et que d’épaisses lunettes noires complètent le dispositif ; toute mince, toute droite, elle semble avoir fait vœu de ne rien voir et de ne rien entendre ; de son pas souplement automatique, elle marche, énergiquement résignée, vers elle-même. Absente ou absentée. Présente à son absence. Condamnée à ce jeu défensif. Pauvre ! Elle n’a plus de monde. Elle fait semblant. Que peut-elle faire d’autre ? Où peut-elle filer, sinon en elle-même, avec, pour seul horizon, quelques réfugiés de l’intérieur qui lui ressemblent ?
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Une prison, cet univers, mais dont les murs, parfois, semblent de papier. Cet astronome, c’est certain, habite les étoiles. Satellisé par sa recherche, décentré, sécurisé par son grand écart, il ne touche presque plus terre mais, pour un peu, nous ferait toucher ciel. Pourtant, à ma désolation, il tient encore par un fil à notre planète managée, pédagogisée, communicantée. Parlant de son travail, il dit qu’il lui faut avoir des objectifs. Toi aussi, mon ami ? Me voici accablé, mais je vais vite me remettre. « Les objectifs, reprend-il, ça permet de savoir si on les a atteints ou non. » Cette réponse-là, seul un savant peut la trouver. Un réacteur nucléaire dans une gentille récitation. À quoi sert de mettre son chapeau le matin, Monsieur ? À savoir, le soir, si on l’a perdu, Madame ! Les objectifs, il les voit du ciel, les critiquer n’est pas son affaire. Il les voit et il les classe. Dans la colonne Rien, bien sûr. Sans s’émouvoir, sans faire d’histoires. Évidence scientifique. Si la petite cosmonaute pouvait faire ça, ses godasses deviendraient des tremplins, sa vie commencerait.
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Elle n’a pas tort, la petite, de s’isoler. Le problème, c’est qu’elle ne sait pas à quel point elle a raison. En fait, il faudrait que sa solitude change de signe. Qu’elle ne la vive pas comme une négation mais comme une affirmation. Comme un départ, pas comme un retrait. Ni comme un signe de méfiance. Comme un élan souriant et contagieux. Facile à dire ! Il faudrait quelque chose comme une pirouette anthropologique ! Mais déjà elle devine qu’on ne résiste à ce monde en toc que si l’on a la tête ailleurs, vraiment ailleurs. La tête. Et le cœur. La comprenette et l’imaginative. Elle le devine, mais elle ne le croit pas vraiment. Ou elle le croit mais en se donnant tort de le croire, donc sans le croire tout à fait. Derrière ses lunettes noires, elle garde intacte une réserve de docilité, qu’elle appelle sans doute réalisme. Et ça, c’est intenable, c’est le malheur assuré. Il faudrait lui arranger un rendez-vous avec l’astronome, quelque part entre deux planètes. De là-haut, il lui apprendrait à regarder le monde comme il regarde les objectifs. Calmement. Poliment. Sans crier, sans faire d’histoires. Parce que c’est ainsi. Parce que les objectifs existent. Comme existe la poussière intergalactique. Comme existe tout ce qui existe sur terre et ailleurs. Sans que cela ne vienne encombrer la tête des chercheurs, sans qu’ils le prennent trop au sérieux. En somme, il lui donnerait une leçon de recherche fondamentale. Comme il y a la poussière intergalactique, les autobus et la crème de marrons, il y a trois manières de prendre ce monde au sérieux, trois manières de jouer sur son terrain. Les trois sont à éviter. La première, c’est de croire ce qu’il raconte, de faire ce qu’il dit, de vivre comme il le veut. La deuxième, c’est de discutailler pied à pied avec lui comme s’il était un modèle indépassable, une inévitable référence. La troisième, c’est de jouer gentiment son jeu dans la journée puis, le soir, avec des copains cultivés, se payer élégamment sa tête. Bon. Où est le problème ? Une question, Mademoiselle ? Vous me demandez si l’on peut vivre vraiment libre quand, au fond de soi, on n’a pas rompu radicalement avec la logique de ce monde-là ou si cette rupture potentielle ne s’actualise jamais ? Non, évidemment, non.
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Radicalement ? Voyons. Le mot terroriste n’est pas sujet à discussion. Il renvoie au sang, à l’assassinat, à l’arbitraire, à la fureur, à la folie. Un terroriste, c’est quelqu’un qui sème la terreur. Aucune ambiguïté. La série radical, radicalisé, radicalisation, radicalisme, etc. est, elle, infiniment plus confuse. Ces mots se rapportent tous à la notion, matérielle ou symbolique, de racine. Ainsi voulait réfléchir et agir le parti radical – le plus vieux de France : en prenant les contradictions et les difficultés de la société à leur racine. Il s’agissait, on le sait, d’une radicalité bienveillante, soucieuse de culture, et sans mépris pour un art de vivre, notamment en matière gastronomique et œnologique, dont quelques déjeuners en Bourgogne en compagnie de personnalités politiques, dans les années 90, m’ont prouvé que la tradition n’avait pas succombé à un excès de cholestérol.
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Mais alors pourquoi islamisme radical ? Pourquoi pas terroriste ? Cela éviterait aux collégiens et aux lycéens, déjà passablement perturbés, de ne pas prendre les grands hommes du parti radical, d’Édouard Herriot à Pierre Mendès-France en passant par le philosophe Alain, pour des assassins. Et surtout, on ne priverait pas le mot radical de la complexité dont l’usage l’a chargé en lui reconnaissant à la fois une connotation négative et une autre plus ambiguë, un peu narquoisement ambiguë, mais positive. « Toi, tu parles trop, on va te couper la langue, ce sera radical ! » disait M. Ferrière, mon premier instituteur de Montrouge, à un petit bavard récidiviste. Je me rappelle aussi ce médicament contre la constipation – alors toujours noblement qualifiée d’opiniâtre – dont l’effet devait être radical. Ajoutons à cela un argument d’un autre ordre. Entendre dire que l’islamisme était radical mettait Jacques Berque en fureur, à moins que cela ne le fît éclater de rire. Il le jugeait absolument – radicalement – incapable d’aller à la racine de quoi que ce fût. Il était, à ses yeux, philosophiquement nul et théologiquement nul. « Ces gens-là n’ont pas trouvé une tête d’épingle, me disait-il, vous m’entendez bien, Sur, pas une tête d’épingle ! »
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Renoncer au vocabulaire de la radicalité et appeler par leur nom terrorisme et terroristes favoriserait beaucoup la réflexion des jeunes que tente cette sombre aventure. Radicalisation, se radicaliser, être en voie de radicalisation, ce vocabulaire abstrait sonne technocratique et atténue par sa modernité la violence de ce qu’il désigne en le présentant dans le langage du processus et de la procédure. Le choix du mot juste est déjà une résistance. Ce qu’on apprend peu à peu de ces criminels montre qu’ils ne sont nullement ces épris de piété et ces fanatiques d’absolu que suggère une imagerie archaïque. Quant à l’organisation qui les recrute, elle excelle dans le maniement des technologies les plus sophistiquées et de la communication la plus retorse. Nous n’avons pas à valider par notre suivisme lexical la contamination qui s’installe, une fois de plus, entre le langage technocratique et le crime. Même s’il nous est plus confortable, quand il s’agit des terroristes, de parler de processus de radicalisation plutôt que de propagande, voire de communication.
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Nous avons beaucoup de raisons secrètes de dévaloriser l’esprit radical et, en ignorant ce qu’il a de fécond, de ne prendre son vocabulaire qu’en mauvaise part en l’identifiant à la violence. Aller à la racine des choses, voilà qui n’est pas la pente de notre modernité, de son relativisme commercial, de son pragmatisme soumis et de la batterie de vertus quincaillères qu’elle nous prescrit. En stigmatisant d’un seul coup toute la famille lexicale du mot radical, on nous fournit le moyen de lutter en même temps contre le terrorisme, ce qui satisfait notre conscience, et contre un esprit d’exigence et peut-être d’absolu incompatible avec l’arbitraire de la modernité gestionnaire.
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Cette collusion est une défaite. Elle contribue, à sa manière, à faire résonner le terrorisme comme un glas universel. « Tout ce qui monte converge », disait Teilhard de Chardin. Certes. Tout ce qui mutile aussi. Lutter du bout des lèvres contre le terrorisme nous éloigne de nous-mêmes, nous dissout dans l’univers véhément mais rassurant de la projection : célébrations, paroles enflammées, émotion. Lutter radicalement contre le terrorisme nous interroge sur nous-mêmes : élargissement et approfondissement du champ de bataille, lucidité, affirmation, projet. Combattre le terrorisme, sans la moindre faiblesse, pour ce qu’il est, pour ce qu’il est odieusement. Mais le combattre aussi pour ce qu’il signifie, pour ce qu’il ne sait pas qu’il signifie, pour le vide que sa folie, tout à la fois, dénonce et propage. Et là, il nous faut, par le chemin de nous-mêmes, descendre jusqu’à la racine commune de notre humanité.
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Ces quelques notes sur L’enracinement, un texte que Simone Weil écrivit à Londres en 1943, peu de temps avant sa mort, et qu’Albert Camus fit publier en 1949 avec le sous-titre Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, je ne savais qu’en faire. Je les retrouve aujourd’hui comme l’exemple même de cette radicalité que je ne veux pas voir sombrer dans le sillage du crime. Je dois à une brillante femme politique contemporaine d’avoir rouvert ce livre. Sa compétence polytechnicienne en parlait à la radio comme s’il s’agissait d’un plaidoyer régionaliste, feu de bois de chez nous, cuisine au beurre, souvenirs attendrissants et bidonnés. Ce n’était pas l’image que j’en gardais. Je suis allé vérifier et j’ai trouvé notamment ces deux passages :
« La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par la suite, c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. »
Et celui-ci, symétrique :
« D’une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin. Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. »
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Pas d’inquiétude. Inutile de réunir d’urgence le bureau de l’association pour organiser un rassemblement sur la place de la République. Il ne se trouvera pas, dans les décennies à venir, une majorité parlementaire pour s’inspirer de ces propositions. Aucune « loi Weil » à l’horizon. Pourtant, c’est dans un climat de cette sorte, pacifiquement radical, que combattre le terrorisme prend pour moi sa pleine signification. Nous ne sommes pas ici dans la protestation, dans l’indignation, nous ne sommes pas ici dans la défense haletante des principes : nous sommes dans l’affirmation éclatante de la liberté. Dans quelque chose de plus fort que la rhétorique terroriste, dans une vérité qui dissipe le mensonge. À une telle densité d’absence, à une telle puissance de négation on ne répond pas avec des valeurs cuisinées à la financière, on ne répond pas avec de la croissance, on ne répond pas avec du vivre ensemble, on ne répond pas avec un respect en chewing-gum, on ne répond pas avec une solennité compassionnelle, on ne répond pas en imitant les colères adjudantesques du regretté Noël Roquevert : ces simagrées, le terroriste les a anticipées, méprisées, soufflées. On ne répond pas à l’absence par la négation verbale de l’absence : on lui répond par la présence, par la transcendance de la présence. On ne combat la négation que par une affirmation qui la subsume, et qui ne peut naître que de la solitude. On répond à l’absence et à la négation en traversant soi-même l’épreuve de l’absence et de la négation, et en se confiant à ce qu’elle nous confie. Si le terrorisme n’est pas pour nous l’occasion paradoxale de nous évader de notre prison et d’affronter notre liberté, alors c’est lui que nous protégeons en secret, lui qui, de toute évidence, a partie liée avec ce qui nous enchaîne.
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Les prétendues réponses au terrorisme qui ne nous reconduisent pas à nous-mêmes sont vaines. Le terrorisme n’est pas seulement un mal à éradiquer, c’est la vague la plus visible de la pulsion de mort que nous voyons déferler sur le monde, une vague dont nous ne sommes pas seulement les victimes, une vague trop forte et qui vient de trop loin pour que nous lui opposions des barrages de carton. « Qu’est-ce qui vaut la peine alors qu’on le profère du profond de soi-même ? » Ce n’est pas le terrorisme qui nous pose la question, c’est chacun de nous qui, dans cette sinistre circonstance, s’interroge lui-même, c’est-à-dire commence à résister et, dans cette résistance, refonde sa liberté. Il y a mille manières de faire ce chemin. La question nous saute à la tête et au cœur quand elle veut, comme elle veut. Je l’ai retrouvée en lisant un livre bien de mon âge, le De senectute de Cicéron, fameux traité sur la vieillesse qui était un grand pourvoyeur de douloureuses versions latines. À mon grand étonnement, et un peu malgré lui, il m’a éclairé sur notre époque.
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L’un de ses ouvrages les plus parfaits, dit l’illustre Désiré Nisard quand il publie, en 1874, les œuvres complètes de Cicéron. Parfait, oui. Le mot de l’appréciation maximale. Et du dossier qu’on ferme. Étrange sentiment : Cicéron, c’est du passé parce que c’est du présent. Non que je veuille, après sept décennies, lui décocher le coup pied de la mule en guise de remerciement pour les versions. Ce n’est pas parce que ce texte a plus de vingt siècles qu’il appartient au passé – Homère et Virgile sont vivants -, mais parce qu’il parle comme aujourd’hui, parce qu’il pense comme aujourd’hui, c’est-à-dire parce qu’il ne pense pas du tout, parce qu’il a une frousse noire de penser.
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Un grand texte ? Certes. Intelligent ? Très. Mais, non, je ne marche pas. J’admire, je décerne le grand prix de ce qu’on veut, puis je rentre chez moi, et je me déshabille de cette solennité. Et je pense avec colère que les gens qui me parlaient de ce De senectute quand j’avais douze ans bordaient déjà mon lit d’octogénaire pour s’assurer que je ne me décacherais, comme disait ma mère, jamais, que je resterais sagement dans les draps de cette sagesse-là, que pas un orteil de révolte n’en dépasserait, que mon lit de mort serait mon lit de vie. Libre à moi, naturellement, dans cette situation douillettement carcérale, d’inventer à ma guise, sur l’écran de mon imaginaire, toutes sortes de compétitions imbéciles et de triomphes inutiles…
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Un monsieur romain de soixante-trois ans, infiniment distingué, que tourmente l’approche de la vieillesse et qu’inquiète la situation politique dangereusement troublée dont il est l’un des protagonistes (de fait, il sera assassiné un an plus tard) s’adresse à son ami Atticus, son aîné de trois ans accablé des mêmes soucis, pour lui remonter le moral et, par la même occasion, se donner à lui-même un peu de cœur au ventre. Un illustre patriarche de l’histoire romaine, Caton l’Ancien, qu’il fait dialoguer avec deux jeunes gens, lui sert de porte-voix.
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Texte magistral. Écriture inatteignable par une plume d’aujourd’hui, même assistée de sa plume adjointe et rémunérée. Érudition, virtuosité rhétorique, souffle, langue précise, souple, forte. Des anecdotes roboratives. Des arguments puisés aux meilleures sources de l’histoire romaine et de la philosophie. D’admirables intuitions sur l’immortalité de l’âme. De grands souvenirs, de hauts exemples, de la sagesse, de la bienveillance. Et ce réalisme, cette lucidité dans la contemplation de la condition humaine ! Mais c’est mort, et ça ne me fait pas plaisir de le dire : c’est radicalement mort.
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Certaines maximes stoïciennes m’aident puissamment à vivre. Je les ai récitées aux amis, ils m’ont dit parfois qu’elles leur avaient été utiles. Mais, là, un thème stoïcien s’est dressé entre Cicéron et moi comme un obstacle infranchissable, le rôle. On le voit apparaître à plusieurs reprises dans le De senectute mais c’est Épictète, près de deux siècles plus tard, qui lui donnera sa formulation la plus connue : « Souviens-toi que tu es l’acteur d’un rôle, tel qu’il plaît à l’auteur de te le donner : court, s’il l’a voulu court ; long, s’il l’a voulu long ; s’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le naïvement ; ainsi d’un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. C’est ton fait de bien jouer le personnage qui t’est donné ; mais de le choisir, c’est le fait d’un autre. »
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« Tout ce qui est profond aime le masque », écrit Nietzsche. Sans doute. Mais, sauf au théâtre, déteste le rôle. Au théâtre, le rôle, c’est la vie. Ailleurs, c’est la mort. Le rôle, c’est le masque vissé, l’apparence imposée, l’impudeur au second degré, la tyrannie du normal et du normé. Il faut une grande circonstance pour que le rôle soit crédible, il faut qu’une tragédie l’aspire, qu’une victoire souffle dans ses voiles. Il lui faut un grand texte. Dans ce cas, on oublie sa faiblesse et l’on fait comme si les voiles inventaient le vent. Mais quand l’histoire est gâteuse, quand les événements bafouillent, quand les têtes sont confuses, le rôle montre ce qu’il est : rien. Alors c’est l’angoisse. Alors Cicéron écrit de géniales variations sur la vieillesse. Alors les citoyens-consommateurs comprennent qu’ils n’ont plus à jouer que des pannes. Alors, en secret, ils apposent sur le sentiment qui les étreint le mot terrible de désespoir. [C’est cela que faisaient les stagiaires dans la première matinée de la session : ils mettaient sur la table, et moi avec eux, tout ce que leur soufflaient leurs rôles, dans l’entreprise et ailleurs. Les deux jours et demi qui restaient servaient à déconstruire ce fatras pour faire place à un on ne savait quoi qui n’était pas un rôle, mais la conscience d’une nécessité, d’un devoir heureux, d’une aventure fragile et véridique.]
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L’adversité, c’est la pierre de touche, la teinture de tournesol : ce qui ne lui résiste pas est un rôle. La seule chose dont veuille vraiment se persuader Cicéron en écrivant le De senectute, c’est que la vieillesse, c’est tout bon, et qu’il a, malgré tout, bien de la chance. Rassurer son auteur, telle est la fonction de ce texte. Si un petit insolent le résumait en disant qu’un baveux y explique à quel point il est épatant d’être vieux, je lui ferais les gros yeux mais ne pourrais lui donner entièrement tort. Tout fout le camp, le palpitant et la cité, mais le personnage de Marcus Tullius, garanti sur facture, c’est sûr qu’il va tenir le coup, c’est sûr qu’il va tenir son rôle, merci M. Coué. C’est pourquoi, dans ce petit traité, de si belles choses qui devraient me réjouir le cœur ont autant d’effet sur lui qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Je vois un pauvre homme immensément doué et un peu capon s’installer dans un rôle en se raccrochant aux branches de sa jeunesse et de sa gloire. Je vois un avocat trop systématique descendre, comme au bowling, toutes les objections qu’on pourrait opposer à la béatitude du quatrième âge, sulfater et volatiliser tout ce qui pourrait faire douter de la félicité de vieillir ! Autre chose me fascinait, jeune homme, dans quelques grands vieillards heureux. Pas de peur en eux, ni de peur d’avoir peur. Même intermittente, leur joie n’était pas un kit de consolations et de justifications. Je les voyais vieillards et les sentais vivants. Leur apparente indifférence m’étonnait jusqu’à ce qu’un trait d’une lucidité fulgurante la traverse. La considération, les honneurs, la préséance, ils s’en moquaient comme de colin-tampon : du recyclé, tout ça, de la resucée, des sous-produits, des soldes. Ils n’étaient pas restés jeunes : ils s’apprêtaient à l’être. Détachée de l’avenir, leur présence l’était aussi de l’angoisse. Ils étaient sur le départ. Moi, je me sentais embourbé, empêché, retenu.
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On n’échappe pas plus au rôle qu’à la nécessité d’uriner. Les rôles sont des déchets de nous-mêmes, à éliminer. Dès qu’une attitude se durcit en répétition, dès qu’une manière d’être se transforme en savoir-être, c’est-à-dire se fige en rôle, elle est à rejeter. Quand EDF a basculé de la logique du secteur public à la logique managériale, j’ai été deux fois navré. De voir cette entreprise adopter ce modèle détestable, mais aussi de constater à quel point le modèle précédent se montrait incapable de la moindre résistance. Au théâtre et dans la vraie culture, le rôle est ouverture, franchissement des limites, traversée du miroir. Dans la vie sociale et l’existence personnelle, il est le contraire : réduction arbitraire, malthusianisme de l’imagination, piétinement dans l’habitude, la justification et la flatterie. Impossible de ne pas constater que les préconisations éducatives et culturelles de l’époque vont exactement à contresens. Elles se plaisent à installer dans l’éducation et la culture, sous prétexte de réalisme quand ce n’est pas d’égalité, les données de l’expérience quotidienne et ordinaire au détriment du travail de l’imagination alors qu’en même temps, sous prétexte de réenchanter le monde, elles décorent hypocritement de sens et de valeurs un secteur économique qui leur est structurellement étranger et fondamentalement hostile.
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Mais alors ? Et si je n’accepte pas d’entrer dans le rôle ? Et si je rejette les rôles au fur et à mesure que le monde les produit en moi, que suis-je ? Un démiurge ? Je me prends pour Dieu ? Non, je ne crois pas. Je pense même que je suis homme comme jamais. Dans l’incertitude, mais sans la craindre : c’est une extraordinaire distributrice de signes. Dans un présent que ne ferme pas la peur, que ne stérilise pas l’ambition, que ne paralysent pas les objectifs. Un présent qui hume le passé, en décante le parfum et le laisse filer en avenir.
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Il y avait autrefois, en face de la célèbre collection Que sais-je ? une autre collection qui eut un beau destin, Ce que je crois. Si elle existait encore et qu’on me demande d’en écrire un volume, je lui donnerais peut-être le même titre que ce Marché LXXIII, Autorisé. Voici ce que je veux dire. Je ne crois pas que nous soyons des acteurs, des interprètes, que nous soyons sur terre pour jouer des rôles écrits par d’autres ou, plus grave encore, écrits par personne ou tout le monde, sous la contrainte de l’argent, ou du pouvoir, ou de quelque délire. Je n’ai pas d’amitié pour une société qui se dégrade ainsi, je n’ai ni considération ni respect pour ceux qui la dévoient de cette manière. Je crois à la liberté, même si je la sais incertaine et flageolante, souvent paresseuse et toujours encadrée de déterminismes. J’y crois parce que je la pense capable de dépasser ces limites et de dominer ces déterminismes. Mais la liberté à laquelle je crois n’est pas une valeur, un principe, un idéal. C’est une liberté sensible, sentie, une liberté rencontrée, une liberté dont chacun peut faire l’expérience quand il se laisse emporter par elle, et même, par la négative, quand il se refuse à elle. C’est une liberté fondamentale, intime, sans doute fondatrice de toute une série de libertés particulières, mais qui ne se confond nullement avec elles.
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Mais si je ne suis pas un interprète, un comédien de l’existence, un acteur social, qui suis-je donc ? L’auteur de mon existence ? Formule ridicule. Je ne suis pas plus auteur que je ne suis acteur. Pour ma part, je fais confiance au sentiment qui s’est imposé à moi, très délicatement mais très fortement, dans quelques circonstances où la question de ma liberté était directement posée. Je me suis alors trouvé dans une étrange contradiction : je me sentais quasiment l’auteur de ma vie alors que je savais parfaitement que je ne l’étais pas ; ma liberté avait un goût d’absolu mais, en même temps, j’étais certain qu’elle ne m’appartenait nullement. Je devinais en moi, ou imaginais, ou pressentais, à ces instants-là, quelque chose comme une plaque tournante, ou encore un point de contact extrêmement sensible, où ma liberté rencontrait quelque chose que j’étais incapable de nommer ; je n’en avais d’ailleurs aucun besoin, aucune envie. Quelque chose qui, tout au contraire, me nommait, me reconnaissait. Quelque chose qui m’autorisait – j’allais dire, horriblement : m’auteurisait – c’est-à-dire tout à la fois me faisait auteur et, par là, me permettait d’être libre, de vivre et d’agir comme tel. Auteur, vraiment auteur. Non pas co-auteur, ce qui aurait supposé un partage de responsabilité. Aucun partage : ma liberté est intégralement la mienne, et la responsabilité, qui en est la conséquence, intégralement la mienne. Aucune métaphore de télécommande. Auteur donc, vraiment auteur, mais parce qu’autorisé, parce que fait auteur, parce qu’invité à la liberté, à l’absolu de la liberté, à la radicalité de la liberté, d’une liberté qui a à voir avec une transcendance elle-même libérante, libératrice. Je n’en sais guère plus. J’imagine que tout le reste, tout ce qui occupe la conscience, l’intelligence, le cœur, tout ce qui fait ma vie, celle des autres, celle de la société, celle du monde, se déploie, imprévisible, dans le champ infini de cette liberté autorisée.
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J’emploie la première personne pour décrire cette expérience car je ne veux rien lui enlever de son caractère personnel et, si l’on veut, individuel. En réalité, les circonstances dans lesquelles elle s’est présentée à moi étaient bien loin de ne concerner que moi. La conscience de cette liberté radicale m’est venue avec celle de la liberté des autres et, très largement, grâce à elle. Je veux donner ici au mot radical son sens le plus fort. Je n’ai en aucun cas senti quoi que ce soit qui pût ressembler, ni de près ni de loin, à une conscience collective. Je n’ai pas eu la moindre envie de célébrer avec les autres je ne sais quelle appartenance commune, de quelque ordre qu’on l’imagine ou qu’on la souhaite. Les autres dont je parle, d‘ailleurs, je les connaissais fort peu et ne me souciais pas de savoir en quoi nous nous ressemblions ni en quoi nous différions, si toutefois une telle recherche a le moindre sens. J’ai eu le sentiment très fort, par contre, que nos libertés se reconnaissaient dans leur essence, antérieurement à tout ce qu’elles pourraient se dire d’elles-mêmes, antérieurement à ce qu’elles pourraient se proposer et entreprendre ensemble. Le mot essence n’a pas bonne presse aujourd’hui ? Tant pis. Nos libertés se reconnaissaient, vêtues de leurs contingences diverses, dans la nudité entrevue, mystérieuse mais entrevue, d’une racine commune. Pour un instant, pour un instant seulement. Sans doute, encore une fois, ces libertés pourraient-elles se manifester, d’une manière ou d’une autre, ensemble. Mais cette manifestation ne serait pas une réalisation : rien ne serait jamais plus réel que ce qui se donnait là à nous, entre nous. Un instant seulement, oui. Il eût été mal élevé d’en redemander. Chacun de nous savait qu’il avait de quoi vivre, et qu’il n’était pas seul. Quoi de plus ? Envoyez la musique

11 février 2016

Une Europe que j’aurais aimée

En 1930, Alexis Leger, qui deviendra Saint-John Perse, est directeur du cabinet diplomatique d’Aristide Briand, lequel cumule alors les fonctions de président du Conseil et de ministre des Affaires étrangères. L’année précédente, à Genève, devant l’Assemblée de la Société des Nations, Briand a annoncé, au nom du gouvernement français, un projet d’union européenne que le chancelier allemand Stresemann a très favorablement accueilli. La S.D.N. lui a alors demandé de présenter un « mémorandum sur l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne ». Ce texte de quinze pages, rédigé sous la direction d’Alexis Leger, a été publié dans le volume de la Pléiade consacré aux Œuvres complètes de Saint-John Perse.

Non seulement ce projet n’a pas abouti mais il a été à peine discuté. La mort de Stresemann, l’épuisement d’Aristide Briand, les conséquences du krach de Wall Street, la montée des nationalismes européens, ç’en était trop. Et pourtant, placé à côté de la « construction européenne », c’est lui qui est vivant et c’est elle qui sent la mort.

Ce lien fédéral est « un lien de solidarité permettant aux Nations européennes de prendre enfin conscience de l’unité géographique européenne et de réaliser, dans le cadre de la Société, une de ces ententes régionales que le Pacte a formellement recommandées. » En une phrase, tout est dit : il s’agit de l’Europe mais, en même temps, de plus que l’Europe. Le projet européen s’inscrit dans la perspective infiniment plus vaste du projet universel de la Société des Nations, c’est-à-dire dans un emboîtement de libertés solidaires. La construction européenne est une entente régionale parmi d’autres ententes régionales qui, comme elle, prennent leur sens dans la vision universaliste de la S.D.N. En Europe comme ailleurs, ces ententes à venir sont des œuvres de raison. Elles trouvent donc nécessairement leur finalité en dehors d’elles, dans une réalité plus large qu’elles, et nullement dans la recherche et l’exaltation de ces grandeurs de foire que sont et que demeurent, même quand le monde entier les exalte, la puissance, la domination, le prestige.

Sur ce point, le mémorandum ne laisse aucune place à l’interprétation : « Il ne s’agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la S.D.N., mais au contraire d’harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l’esprit de la S.D.N., en intégrant dans son système universel un système limité, d’autant plus effectif. La réalisation d’une organisation fédérative de l’Europe serait toujours rapportée à la S.D.N., comme un élément de progrès à son actif dont les nations européennes elles-mêmes pourraient bénéficier. En fait, certaines questions intéressent en propre l’Europe, pour lesquelles les États européens peuvent sentir le besoin d’une action propre, plus immédiate et plus directe, dans l’intérêt même de la paix, et pour lesquelles, au surplus, ils bénéficient d’une compétence propre, résultant de leurs affinités ethniques et de leur communauté de civilisation. »

Puissante leçon dont l’application politique, pour ceux au moins que ne fascine pas la dégustation du pouvoir dans la gamelle de l’argent, est tout aussi puissante : quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, quoi qu’on se dise, on agit toujours à la fois, et dans le même mouvement, pour soi et pour plus que soi, on engage toujours à la fois, et dans le même mouvement, soi et plus que soi. Le nier n’est pas faire preuve de liberté, ni de réalisme, ni de lucidité, ni même de cynisme, c’est vouloir se faire caniche et peut-être ferraille, ça finit toujours par aboyer ou par rouiller. Nul n’est une île. Nul être humain. Nulle société. Les destins particuliers se dévitalisent quand ils se désolidarisent de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne peut, en aucun cas, être défini par quelque instance autoritaire, pas plus qu’il ne saurait être réduit à la recherche de quelque progrès collectif dans un domaine ou dans un autre. Dire que les individus ne peuvent pas penser leur existence sans, de quelque manière – même si c’est par la contestation -, se soucier de l’intérêt général, c’est dire que l’intérêt général, entendu en son sens le plus profond, s’affirme et se bâtit sur les exigences des intérêts particuliers entendus en leur sens le plus profond. La dictature de l’intérêt particulier sur l’intérêt général et celle de l’intérêt général sur l’intérêt particulier sont deux monstruosités symétriques, également méprisantes à l’égard de la condition humaine. En réalité, ce couple est indissociable. La conscience de l‘intérêt général ouvre à l’intérêt particulier un horizon que son narcissisme n’imaginerait jamais, mais c’est l’intérêt particulier, dont, en définitive, il procède, qui fonde et justifie l’intérêt général. Dans ce dialogue, cet entrelacement, cette croissance simultanée, c’est d’ailleurs la notion d’intérêt elle-même qui se nuance, qui s’approfondit, qui se fortifie, et finalement se transforme. Quand elle ne se satisfait ni de la généralité abstraite ni de l’affirmation solitaire, elle prend conscience d’elle-même et, s’élargissant, finit par se confondre avec la vie, avec la vie personnelle, bien réelle, et avec la vie sociale, toujours métaphorique. Les humains se découvrent alors relatifs ou, si l’on préfère, en relation. En mouvement, donc, jetés à la fois en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, dans la vérité toujours naissante et renaissante de l’intériorité, de l’imagination, de la création, de la liberté expérimentée, liberté qui ne pourrait trouver son expression véridique si elle ne se projetait pas sur le monde et la société mais qui ne peut naître et prendre conscience d’elle-même que dans le nid de la solitude, qui n’est pas l’isolement.

Et voici, en quelques lignes, l’écrabouillement et/ou l’écrabouillage de toute espèce de machiavélisme, le grand (le démoniaque) et le petit (le ridicule), ce dernier généralement plus à la portée des imaginations contemporaines : « Non plus qu’à la S.D.N., l’organisation européenne envisagée ne saurait s’opposer à aucun groupement ethnique, sur d’autres continents ou en Europe même, en dehors de la S.D.N. […] L’œuvre de coordination européenne répond à des nécessités assez immédiates et assez vitales pour chercher sa fin en elle-même, dans un travail vraiment positif et qu’il ne peut être question de diriger, ni de laisser jamais diriger, contre personne. » Exit le fantasme de la guerre économique et, avec lui, celui de la compétition, incapable, comme un esprit honnête le constate depuis des décennies, de rendre la moindre vitalité à qui ou à quoi que ce soit, ni la moindre virilité aux impuissants, au moins mentaux, qui s’en égosillent. En réalité, c’est toute espèce d’action, toute espèce de tâche, toute espèce de travail qui retrouve ici la dimension supérieure qui n’a jamais cessé d’être la sienne, même depuis que la maison est devenue une porcherie. Ce qui donne sa valeur à ce que je fais, ce n’est pas l’image que produira mon acte. Ni la possibilité qu’il me donnera de sautiller pour m’installer sur une branche plus élevée du perchoir : ce navrant succès me renverrait immédiatement, grâce à Dieu, à une insatisfaction encore plus profonde, encore plus incurable, encore plus poisseuse, encore plus méprisable. Ce que je fais vaut par ce que je fais. Cette phrase que j’écris ici, pertinente ou non, sotte ou pas entièrement, toute ma vie, toute la vie est en moi quand j’en tape les mots sur ma machine. Personne ne saura jamais, surtout pas moi, ce qu’elle produira ou non, ce qu’elle transformera ou non, mais tout le monde sait que personne ne sait jamais de telles choses et c’est précisément ainsi que je rejoins tout le monde, c’est ainsi que nos phrases, nos actes, à l’instant où nous les sentons vraiment les nôtres, nous échappent comme le ballon s’envole des mains de l’enfant, c’est ainsi que nous les voyons s’enfoncer dans l’inconnu où nous n’avons pas peur de trouver, si nous ne faisons pas semblant d’être comblés par le réalisme myope et rabougri qu’on nous impose, notre seul horizon sensé, notre étrange et désirable pays, notre terre vraiment natale.

Attention. Le but de cette union fédérale n’est pas de produire une cascade d’autorité, mais une ascension de liberté : « En aucun cas et à aucun degré, l’institution du lien fédéral recherché entre Gouvernements européens ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des États membres d’une telle association de fait. C’est sur le plan de la souveraineté absolue et de l’entière indépendance politique que doit être réalisée l’entente entre Nations européennes. Il serait d’ailleurs impossible d’imaginer la moindre pensée de domination politique au sein d’une organisation délibérément placée sous le contrôle de la S.D.N., dont les deux principes fondamentaux sont précisément la souveraineté des États et leur égalité de droits. »

Nous sommes loin de Bruxelles. Mais très proches, cependant, de débats on ne peut plus actuels que le mémorandum tranche avec une souveraine netteté : « La politique d’union européenne à laquelle doit tendre aujourd’hui la recherche d’un premier lien de solidarité entre Gouvernements d’Europe implique, en effet, une conception absolument contraire à celle qui a pu déterminer jadis, en Europe, la formation d’Unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse, c’est-à-dire à constituer en fait un instrument de lutte contre les États situés en dehors de ces Unions. Une pareille conception serait incompatible avec les principes de la S.D.N., étroitement attachée à la notion d’universalité qui demeure son but et sa fin alors même qu’elle poursuit ou favorise des réalisations partielles. »

Est-ce assez clair ? Les barrières extérieures de la communauté, c’est, à l’intérieur, un simulacre de paix inspiré par la lâcheté d’un confortable entre soi et, à l’extérieur, sous une forme ancienne ou nouvelle, violente ou feutrée, la guerre. Le mémorandum propose au contraire de partir de ce qui est, et de faire évoluer ce qui est en le pénétrant peu à peu du souci et du désir d’universalité dont la Société des Nations est garante.

Une réflexion un peu décalée, qui porte sur la méthode, donne au propos un éclairage nouveau : « Ce pacte initial et symbolique, sous le couvert duquel se poursuivraient dans la pratique la détermination, l’organisation et le développement des éléments constitutifs de l’union européenne, devrait être rédigé assez sommairement pour se borner à définir le rôle essentiel de cette association. (Il appartiendrait à l’avenir, s’il devait être favorable au développement de l’union européenne, de faciliter l’extension éventuelle de ce pacte de principe jusqu’à la conception d’une charte plus articulée.) »

Cette idée, Alexis Leger la reprend et l’explicite un peu plus loin : « Il ne s’agit point, en effet, d’édifier de toutes pièces une construction idéale répondant abstraitement à tous les besoins logiques d’une vaste ébauche de mécanisme fédéral européen, mais, en se gardant au contraire de toute anticipation de l’esprit, de s’attacher pratiquement à la réalisation effective d’un premier mode de contact et de solidarité constante entre Gouvernements européens, pour le règlement en commun de tous problèmes intéressant l’organisation de la paix européenne et l’aménagement rationnel des forces vitales de l’Europe. »

Ce point m’importe infiniment. Il faut être un technocrate, je veux dire avoir renoncé à l’intelligence, pour trouver là-dedans une regrettable imprécision, ou un défaut de prévision, ou une déplorable légèreté. Si légèreté il y a, c’est celle du pinceau du peintre qui ne renonce pas à suggérer l’impossible. Ce mémorandum s’adresse à des êtres vivants, il s’en voudrait d’anticiper leurs réactions, il s’en voudrait même d’essayer de les prévoir. Ceci n’est pas une manœuvre, ceci est une proposition. Il y a de la grandeur dans la simplicité de ce paragraphe, il serait cruel d’en comparer la prose avec celle de nos je-sais-tout à servilité incorporée. J’entends ici un langage humain. J’entends qu’on me parle « à hauteur d’homme ».

J’entends ici un mot estimable devenu un recours toutes garanties pour l’interviewer, j’entends ici parler de concret. « Mais concrètement ? » : cette judicieuse question promet désormais une grande carrière aux nigaud(e)s qui la posent mécaniquement, avec un air de supériorité clanique. C’est le talisman du conformisme indifférent, ils la collent comme un timbre-poste au beau milieu de n’importe quel entretien, sans avoir la moindre idée de ce qu’est ce concret qu’ils confondent avec l’utilité vulgaire dans laquelle ils pataugent comme tout le monde mais en l’épaississant comme personne. Et pourtant. Le concret : le remous que fait l’esprit quand il plonge dans l’étang des choses. Le concret : la pierre de touche de la vérité. Le concret : l’épreuve et la confirmation. Le concret : le lien entre la pensée et la matière. Le concret : l’ambiguïté fondamentale. Le concret : l’insaisissable, l’ironique. Eh bien, oui, dans la modestie du propos d’Alexis Leger, dans cette façon de regarder autour de soi les menaces et les périls sans cesser un seul instant d’espérer, je le vois ce concret, je le reconnais, c’est le mien, le tien, le vôtre, c’est ce mélange d’hésitation et de bravoure dont sont faites nos vies si elles se veulent vivantes. Le concret, cette invitation à la hardiesse prudente, au courage modeste. Le One step is enough for me du Cardinal Newman que Jean XXIII a repris quand, sur un coup de tête, ou de cœur, ou de Grâce, il a lancé Vatican II. Et c’est, tout pareillement, le voyageur du train de banlieue, le soir, après la fatigue, après les obligations absurdes, après les discours identiquement foireux sur le faire plus, le gagner plus, le produire plus, après ces âneries cruelles dont on pourrit sa vie, à l’instant où, dans l’écrasement de la foule, lui vient une pensée ni gaie ni triste, une humeur indéfinissable, un sentiment d’être là plus fort que tout, plus fort même que ce qu’on appelle généralement l’amour.

Au début d’un paragraphe, une évidence s’affirme avec brusquerie : « Subordination politique du problème économique au problème politique. » Vlan ! Je crois comprendre. Il faut choisir. Du cœur du concret, du cœur de l’indépassable ambiguïté politique, le vrai rappelle ses droits. Même si l’on est un poète qui n’a que peu d’accointances avec les socialistes et, de plus, collaborateur d’un homme politique centriste qu’ils traitent eux-mêmes de renégat. Mais il faut lire tout ce paragraphe et, surtout, méditer sur le tournant de la dernière phrase quand Alexis Leger raisonne a contrario, comme s’il avait besoin de cette contre-épreuve pour se convaincre définitivement. Le voici : « Toute possibilité de progrès dans la voie de l’union économique étant rigoureusement déterminée par la question de la sécurité et cette question elle-même étant intimement liée à celle du progrès réalisable dans la voie de l’union politique, c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique. C’est sur ce plan encore que devrait ensuite s’élaborer, dans ses grandes lignes, la politique économique de l’Europe, aussi bien que la politique douanière de chaque État européen en particulier. Un ordre inverse ne serait pas seulement vain, il apparaîtrait aux nations les plus faibles comme susceptible de les exposer, sans garanties ni compensation, aux risques de domination politique pouvant résulter d’une domination industrielle des États les plus fortement organisés. »

Voilà, Mesdames et Messieurs les politiques, ce qui s’appelle penser. Je ne sais si sa sensibilité portait vraiment Alexis Leger, ce modéré, à prendre cette position. Un certain Charles de Gaulle, en tout cas, n’éprouvait pas une immense jubilation à l’idée de proposer l’autodétermination aux Algériens. Mais dans l’action, dans le concret, penser c’est peser. Penser à hauteur d’homme, c’est peser à hauteur d’homme. D’où ces trois dernières lignes, entièrement dépourvues de finasserie tactique, où je vois se déployer une magnifique honnêteté intellectuelle et politique. Rien n’est plus beau que cet aveu, que cette façon de s’obliger à se représenter ce qu’entraînerait d’erreur et de malheur la solution que l’on va finalement, même si c’était un peu contre soi, ne pas retenir.

Je n’insisterai pas sur ce qui n’est pourtant pas un détail : à l’instant où l’on travaille à mettre en place une organisation nouvelle de l’Europe et du monde, c’est aux plus faibles qu’on songe pour les protéger des plus forts. Comment pourrais-je être en désaccord avec tout cela ? Cette idée, d’ailleurs, Alexis Leger va la reprendre et en faire, cette fois, la plus affirmative des conclusions : « Aux Gouvernements d’assumer aujourd’hui leurs responsabilités, sous peine d’abandonner au risque d’initiatives particulières et d’entreprises désordonnées le groupement des forces matérielles et morales dont il leur appartient de garder la maîtrise collective, au bénéfice de la communauté européenne autant que de l’humanité. »

S’il fallait qualifier d’un mot approximatif la démarche de ce mémorandum, je parlerais de réalisme du haut. Le reste, celui qu’on nous brade, n’est pas le réalisme. Ce n’est même pas (je reprends ici à dessein le rythme et les mots d’un dialogue avec Aragon dans lequel il s’agissait, cette fois, du réalisme socialiste) un certain réalisme, mais un prétendu réalisme. Pas un réalisme du tout, par conséquent, ou seulement un réalisme de domestiques, un réalisme bas de plafond, entièrement indigne du moindre intérêt, quelque tintamarre qu’on fasse autour de lui. Voyez par contre ce mot « conception » placé lui aussi, et par deux fois, en tête de deux paragraphes décisifs. Celui-ci : « Conception de la coopération politique européenne comme devant tendre à cette fin essentielle : une fédération fondée sur l’idée d’union et non pas d’unité, c’est-à-dire assez souple pour respecter l’indépendance et la souveraineté nationale de chacun des États, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté européenne ou celui d’un de ses membres. » Puis, au début du paragraphe suivant : « Conception de l’organisation économique de l’Europe comme devant tendre à cette fin essentielle : un rapprochement des économies européennes réalisé sous la responsabilité politique des Gouvernements solidaires. » Je n’en finirais plus de commenter, je n’en finirais plus de dire, pour une fois, à quel point je suis d’accord. Conception. La politique, c’est concevoir, ou se représenter, autant qu’il est possible, la totalité du vivant. C’est envisager, autant qu’il est possible, la multiplicité de ses aspects. C’est, autant qu’il est possible, hiérarchiser ses instances. Cela exige qu’on prenne une infinie distance avec le monde, avec les autres, avec soi. Cela demande un infini désintéressement, une attention fervente et constante à l’avenir des autres et du monde, une indifférence souveraine à son propre sort. Si l’on est capable de cette distance et de cette hauteur, si l’on accepte en toute lucidité d’en prendre le risque, et seulement dans ce cas, on est un politique. Sinon ? Sinon, rien.

Saura-t-on revenir, en politique, au ton qui est ici celui d’Alexis Leger ? Saura-t-on cesser de jouer à l’expert ? Saura-t-on cesser de forcer ses sentiments, d’en faire lourdement étalage, saura-t-on cesser de mimer des émotions qu’on n’éprouve pas ou qu’on éprouve autrement ? Renoncera-t-on à fabriquer une proximité d’opérette qui, l’intervention à peine terminée, ouvre aux auditeurs un gouffre d’angoisse et de solitude ? Cessera-t-on de se comporter en vendeur indiscret ? Cessera-t-on de caricaturer ses adversaires, de caricaturer les circonstances, de se caricaturer soi-même ? Cessera-t-on de chercher la formule assassine, la cruauté inutile, cessera-t-on de faire l’enfant ? Voudra-t-on, un jour, parler du monde, de son destin, du sens et du non-sens qu’il propose ? Aura-t-on jamais la courageuse habileté de renoncer à l’habileté ? Voudra-t-on s’adresser aux gens avec la distance et la simplicité qui conviennent aux choses graves ? Sentira-t-on dans le discours des responsables cette retenue, cette ferveur discrète qui, mieux que tout pathos, rappelle à tous et à chacun que tout cela n’est pas un jeu, que tout cela n’est pas une performance, que tout cela n’est pas un exercice, que la politique, en fin de compte, c’est toujours un être humain faillible qui parle à des êtres humains faillibles d’autres êtres humains faillibles ?

L’Europe a désormais assez de médecins à son chevet pour se passer de mon diagnostic. Si le mémorandum d’Alexis Leger peut encore lui être utile, et en quoi, ce n’est pas moi qui le dirai. J’ai lu ce texte comme je lisais un livre, enfant, assis devant la fenêtre du HBM, un beau livre qui m’emplissait de joie et de fierté, qui m’asseyait en moi-même et m’enveloppait d’un sentiment presque impossible à décrire et que j’avais du mal à admettre tant je le sentais contradictoire, quelque chose comme une éclatante modestie, une humilité triomphante, une simplicité superbement architecturée. Si je jetais un coup d’œil par la fenêtre, tout était laid ; cette laideur elle-même, pourtant, semblait, à cet instant, procéder du beau, comme si elle en était la périphérie, l’extension sauvage, la réserve. La politique est aussi laide que la cour du HBM, aussi grise que son ciment, aussi débordante d’ordures que ses poubelles, plus braillarde encore ; mais, de même que mon livre me donnait le courage de jeter un regard tranquille sur la laideur du monde, les pages dont je viens de parler m’ont aidé à supporter sa sottise et sa violence. Je ne sais s’il est convenable de parler si familièrement de ce grand homme, mais le texte d’Alexis Leger est arrivé dans l’informe fatras de l’actualité comme passait dans notre cour quelque petite fille charmante, comme s’y élevait une chanson, un rire, comme s’y prolongeait en mon cœur l’écho d’une poésie.

La petite fille, je me rappelle, elle allait vider sa poubelle, il en tombait des papiers gras, un couvercle de camembert, une boîte de conserve roulait gaiement sur le ciment.

(5 décembre 2015)