Tous les articles par admin

Penser est un acte sauvage

Pochette

Entretiens de Jean Sur avec Julia Petri
(coffret de quatre DVD)

Au début de l’été 2010, j’ai reçu un mail de Chafik Allal qui m’expliquait qu’il travaillait comme formateur à ITECO, une association belge pour le développement et la solidarité internationale. Il me disait aussi être lecteur de Résurgences et qu’en accord avec l’une de ses collègues, Julia Petri, il souhaitait tourner avec moi un DVD qui, un peu à la manière d’un abécédaire, explorerait les thèmes principaux de mon site. L’affaire fut rondement menée : deux mois après, Chafik et Julia, en compagnie de Claudio, le cameraman, et de Patrice, l’ingénieur du son, s’installaient en France pour une semaine de tournage. Il en résulta plus de vingt heures d’enregistrement d’où fut extraite la matière d’un coffret de quatre DVD qui sera disponible à partir du 18 décembre.

Nous tombâmes très vite d’accord sur l’organisation de ce travail. Cinq thèmes furent définis :
I. Une brève percée du sens : les mots de Mai 68.
II. Un réalisme sans réalité : les mots de l’entreprise.
III. La société aux mains du management : les mots de la modernité.
IV. La standardisation des consciences : les mots du conformisme moral.
V. Vers la vie ou vers la mort : les mots de la formation.

Une phrase trouvée dans l’un des Marchés, me disait Chafik, avait déclenché l’idée de ce projet. Elle donne son titre au coffret : Penser est un acte sauvage. Impossible de mieux résumer ce qui m’a poussé, il y aura bientôt dix ans, à un âge déjà avancé, à me lancer dans l’aventure de ce site. Certainement pas la prétention de savoir plus ou mieux. Ni la certitude de détenir des vérités définitives. Encore moins le goût d’entrer, même par un trou de souris, dans le cirque médiatique. Ce qui m’a poussé, c’est le désir – le plaisir, le bonheur, la joie – de sentir, en moi ou dans un autre, la parole s’ouvrir. Montaigne l’a dit : « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » Et ce qu’un cœur ouvert souffle aujourd’hui à un parler ouvert, c’est d’abord un cri de rage, c’est d’abord un refus, c’est d’abord un non.

Oui, je vois en même temps, avec Fargue et Miron, que tout devient rien et, pourtant, que je suis arrivé à ce qui commence. Je dis je mais, si différents qu’ils soient, je suis persuadé que tous mes semblables, en un recoin plus ou moins visité de leur conscience, pensent et sentent ainsi. Personne ne me fera caler ni sur cette colère ni sur cette espérance. Ni, surtout, sur leur simultanéité, sur leur connaturalité, sur leur inséparabilité, sur leur sauvage complicité. C’est pourquoi j’ai saisi l’invitation amicale de Chafik et Julia comme une occasion d’exprimer par la voix ce oui et ce non que je ne pouvais signifier, jusque-là, que par l’écrit.

Chafik a porté le poids de la réalisation de ce coffret. Il s’y est engagé au-delà du raisonnable. Je ne vais pas l’en remercier solennellement, pas plus qu’aucun de ceux qui ont apporté leur concours à ce travail ou, depuis bien longtemps, à mon site. Pas de bilan, pas de discours, pas d’évaluation. « Ce que nous cherchons est tout »

Si le cœur vous en dit, ce coffret peut être obtenu en le commandant à :

floradelaplace@iteco.be

Prix du coffret : 18 euros

Oui, je dirai non

Il est vrai que beaucoup de Français vont répondre à des questions que ne leur pose pas le référendum, gênant par là les partisans du oui. C’est pourtant raisonner bien court que de s’en tenir à ce constat. Il en serait sans doute autrement si nous vivions dans une véritable démocratie, si le peuple était autre chose que le faire-valoir de la classe politico-médiatique, si, plutôt que de l’abrutir de propagande, on se souciait de ce qu’il pense, de ce qu’il sent, de ce qu’il craint, de ce qu’il espère, de ce qu’il désire ; s’il pouvait parler tranquillement, librement, simplement, de la vie qu’il vit, de son épaisseur, de son sens, de sa musique. Sans doute, habitué à donner son sentiment sur le fond des choses, serait-il moins tenté de confondre les genres. Les gens qui fuient un immeuble en feu ne se demandent pas s’ils s’échappent par l’entrée ou par la sortie, par l’escalier des maîtres ou celui des domestiques. Ce peuple qui étouffe est comme eux : il voit un moyen d’expression, il le prend. Il a raison. Et, comme pour le lui confirmer, les dirigeants, insensibles comme d’habitude à ses mouvements profonds, ne s’intéressent qu’aux inconvénients que comporte pour leurs projets cet événement inattendu.

Les partisans du oui auraient d’ailleurs mauvaise grâce à expliquer que les champions du non contournent ou dépassent la question posée. Eux-mêmes piochent leurs arguments dans des considérations qui n’ont rien à voir avec le projet de Constitution. Ces attendus ne sont pas tous du même tonneau. J’ai éclaté de rire quand j’ai entendu François Baroin nous jeter à la face, comme une tarte à la crème, que voter non, c’était voter Bush. D’autres sont plus vicieux. Un « oui rebelle », a proposé Jean-Pierre Raffarin avant qu’on ait pu le faire taire. Ça, je connais. C’est le manager qui, devant une douzaine d’employés, prend ses fantasmes pour des réalités et, après avoir réduit l’assistance au silence par des menaces bien ajustées, vocifère que ce qui l’indigne, lui, manager, c’est la pusillanimité réactionnaire des syndicats, que les seuls révolutionnaires, il le disait la veille encore au président, ce sont les managers, que, plus ils sont managers, plus ils sont anarchistes, et ainsi de suite jusqu’à la fermeture des locaux. Sordide et loufoque. Du Benny Hill.

Il y a encore plus laid. Les partisans du oui veulent nous faire croire que voter non, c’est avoir peur. Là aussi, il s’agit d’une variante d’une manipulation couramment pratiquée dans l’entreprise. Premier temps : les managers, pour imposer une décision qu’ils savent impopulaire, suscitent eux-mêmes la peur. « Si vous n’acceptez pas mon point de vue, vous créez une situation dangereuse pour l’entreprise ; votre salaire, voire votre emploi, en feront les frais. » Bon gré mal gré, la plupart cèdent. Alors, deuxième temps : pour faire oublier aux salariés leur lâcheté, les managers proclament haut et fort que ce sont les éventuels opposants qui sont des peureux ; ces stupides réactionnaires sont ignorants du progrès et de la modernité, etc. En un mot, ils sont minables. Coup double : personne n’ose plus s’opposer ouvertement à un discours qui déculpabilise à si peu de frais et chacun, en secret, rumine son amertume et sa honte. Troisième temps : les managers feignent de s’étonner de la morosité qu’ils ont volontairement installée. Vraiment, humainement, elle leur fait de la peine. Plus ils feignent de s’étonner de tout ce trouble, plus ils l’aggravent. Plus ils l’aggravent, plus ils suscitent de conflits : entre les salariés, d’une part, entre chaque salarié et lui-même, d’autre part. Et plus ils suscitent de conflits, plus ils ont les coudées franches, dans cette atmosphère pourrie, pour diviser, pour imposer, pour sanctionner, pour préparer la manipulation suivante.

Ce scénario est exactement celui que les politiques, en bons disciples des managers, tentent de mettre en place pour faire triompher le oui. La difficulté, c’est qu’une nation n’est pas une entreprise et que, tant que le totalitarisme n’y est pas entièrement en place, les libertés ne s’y domptent pas aussi aisément. Chacun peut prêter l’oreille à l’écho, dans son for intérieur, des mots qu’on lui adresse, en apprécier la valeur, en mesurer l’honnêteté. Chacun peut s’ouvrir à d’autres de ses doutes, de ses mauvais pressentiments, de ses intuitions vagues, de ses désirs simples et vrais. Chacun peut ainsi retrouver avec les autres le terrain du sens, redécouvrir le fondement secret de la communauté, rendre à la raison le socle de réalité vécue sans lequel elle n’est qu’une algèbre déraisonnable. C’est à cela que nous assistons ces temps-ci. Grand moment que les sectaires de tous bords seront bien inspirés de ne pas défigurer de leurs étiquettes gâteuses et merdiques. Moment dangereux. Pour ma part, si l’illusion lyrique n’est pas -n’est plus- ma tentation, je sais qu’aucune existence n’est à la hauteur d’elle-même si elle ne rompt pas avec le formalisme abstrait qui, via l’économisme, via le culte de l’entreprise, via tous les modes frauduleux d’exaltation de soi, fait de notre vie sociale une anticipation de la mort.

Quand j’ai cherché ce que j’avais à répondre à cette accusation de peur, un très ancien souvenir, assez drolatique, est revenu à ma mémoire. Le patronage encore, matrice de ma vie sociale ; le chantage à la peur, c’est une vieille lune ! Ce déluré tenait à tout prix à ce que nous pissions dans le bénitier de la chapelle ; à ceux qui refusaient, il disait en ricanant : « T’as les jetons, hein ! T’es pas cap’ ! » Je n’ai pas pissé dans le bénitier. Parce que ça me dégoûtait. Je ne voterai pas pour la Constitution européenne. Parce que le climat qu’instaure la modernité entre les citoyens me dégoûte.

Je voudrais, bien sûr, être pour l’Europe. Une Europe qui aurait échappé à l’emprise de la mondialisation, c’est-à-dire aux États-Unis. Une Europe qui ne mesurerait pas sa valeur à son poids économique. Une Europe qui ne sacraliserait pas la compétition. Une Europe où l’on se parlerait, donc une Europe sans « communication ». Une Europe où les footballeurs et les animateurs de télé ne seraient pas des vaches sacrées. Une Europe fière, mais sans projet de domination d’aucune sorte. Une Europe où l’enseignement formerait des êtres humains, pas des producteurs, ni des consommateurs. Une Europe de l’actuel, c’est-à-dire de la vie émergente, pas de l’actualité. Une Europe dont la communauté serait les Européens, non pas l’internationale technocratique. Une Europe où la politique ne serait plus un métier, mais un service. Je rêve ? Oui. Pas demain la veille ? Pas demain. Alors, en attendant ? En attendant, ne pas condamner l’avenir. La diversité des nations européennes laisse plus de possibilités, plus de chances, plus de jeu à ce que je désire que leur disparition progressive. Quant au Traité de Nice, je suis sans doute amnésique, mais je ne crois pas m’être jamais prononcé là-dessus. Je paye déjà la note du Crédit Lyonnais, je ne peux quand même pas payer les sottises de la majorité et de son opposition réunies. Vraiment, voyez-vous, je n’ai pas peur. Et je dirai non aussi nettement que j’ai dit oui à la position du tandem infernal sur la Guerre d’Irak. Un très bon moment de ma vie, un choix qui a rendu heureux des amis du monde entier. Mais, s’il vous plaît, ce n’est pas tous les jours Cana : pas de piquette après le bon vin.

(14 avril 2005)

Nouvel Obs, CGT, Mise en expression

Sur le site www.challenges.fr du Nouvel Observateur, fin juin, quatre lignes d’un article de Nicolas Stiel consacré à Hervé Machenaud, directeur de la production d’EDF, me concernent au premier chef.

Les voici : « Dans les années 1990, alors qu’il [Hervé Machenaud] dirigeait le Centre national d’équipement nucléaire d’EDF, il impose la « mise en expression », une méthode de management qui distingue la personne de la fonction et permet de libérer la parole. » L’initiative n’a pas plu à tout le monde, mais elle tranchait avec la culture paternaliste de la maison », se souvient Jean-Pierre Sotura, de la CGT. »

Et voici mes commentaires :

1. Comme ne le dit pas cet article, probablement pour ménager ma pudeur, je suis l’initiateur de la Mise en expression, en laquelle peuvent se résumer mes propositions pour l’entreprise, et peut-être un peu plus. Cette formation-action a été mise en œuvre, à partir de 1991, dans plusieurs unités d’EDF. Dès que la Direction générale eut fait savoir qu’elle s’y intéressait, Hervé Machenaud décida de l’accueillir au Centre national d’équipement nucléaire, dont il était le directeur. Je garde un grand souvenir de notre travail commun.

2. Je suis étonné de voir la Mise en expression devenue, vingt ans après, une méthode de management. Si Nicolas Stiel avait jeté un coup d’œil sur le livre qui raconte cette expérience (Paris, Syros, 1997), son titre l’aurait alerté : Une alternative au management, la mise en expression.  Mon propos n’était donc pas de proposer une variation de plus sur le management mais, littéralement, de le remplacer, je veux dire de lui signifier son congé, de le chasser, de le jeter, de le virer, de le faire dégager. Il pourra constater cette aimable disposition en lisant l’ouvrage, maintenant épuisé, sur mon site.

3. Détour linguistique. Dans les pays anglo-saxons, management désigne à la fois la direction d’une entreprise et les principes qu’elle met en œuvre pour ce qui concerne la gestion, l’organisation, les ressources humaines, la formation, la communication, etc. Notons qu’en France, dans les années quatre-vingt, le mot management faisait seulement allusion à cet ensemble de principes et aux multiples et éphémères pratiques qu’il suscitait. Management n’était pas encore devenu, en français, un synonyme abusif de direction, les langues sont parfois les ultimes résistantes. Cette distinction était précieuse ; la confusion qu’a entraînée son abolition montre que la défense du français n’est pas toujours inspirée par la névrose du cocorico. Puissent les universitaires y songer.

4. Il est vrai. La Mise en expression distinguait la personne de la fonction et, dans la foulée, libérait la parole. Résurgences raconte comment et pourquoi j’ai été conduit à l’inventer. Il me suffira d’indiquer que l’idée centrale de la Mise en expression, à savoir la distinction entre la personne, le citoyen et le travailleur, et surtout la hiérarchisation de ces trois instances, m’a été soufflée à la fois par Proudhon et par Maritain, ce qui pourrait promettre d’assez grandioses réconciliations.

5. Pour exacte qu’elle soit, cette formulation me laisse rêveur. « Une méthode de management qui distingue la personne de la fonction et permet de libérer la parole. » Ce ton détaché me fait sourire. La personne est donc plus que la fonction ? Ah bon ? Tiens donc, pourquoi pas ? Une lubie, sans doute, un parti pris d’originalité, tous les goûts sont dans la culture. Mais il est bien naturel qu’un bon républicain ou un excellent démocrate pense autrement et plaide pour une méthode qui engloutisse la personne dans la fonction et réduise la parole à quelques borborygmes informatiques. N’est-ce pas là sa liberté ? Sa respectable liberté ? Mieux. N’est-ce pas là sa différence ?

6. Nous pouvons pourtant nous réconcilier, Nicolas Stiel. À cause de la grammaire. Voyez, votre inconscient vous a joué un tour, à moins que vous n’ayez provoqué. Vous avez employé le présent, il ne s’imposait pas. « Une méthode de management qui distingue la personne de la fonction et permet de libérer la parole. » La liberté est toujours vivante, n’est-ce pas, toujours au présent, même quand tout paraît cuit et archi-cuit…

7. Pardon, mais j’ai une autre affaire en cours. Jean-Pierre Sotura, de la CGT, lit-on… Quand même ! Jorge Mario Bergoglio, du Vatican ! Je ne trahis pas un secret en rappelant que Jean-Pierre Sotura a été directeur du cabinet de Bernard Thibault et qu’il siège désormais à la Commission de régulation de l’énergie. Sa parole n’est pas l’expression du cégétiste de base, semble-t-il ?

8. Et qu’exprime-t-elle cette parole de cégétiste du sommet ? Une grave erreur ou un lourd mensonge. Je suis prêt à ressortir mes cassettes de la Mise en expression et à en faire tourner quelques-unes à la CGT et au Nouvel Obs. Non, vraiment non. La Mise en expression ne tranchait pas « avec la culture paternaliste de la maison ». Personne ne parlait de ça dans les réunions. On aurait pu, mais le paternalisme était si intimement mêlé à la logique de service public que ça rendait les choses très compliquées. Et surtout, personne n’avait envie de mettre ça sur le tapis parce qu’on ne parle plus de ses hémorroïdes quand on a chopé le cancer, et les agents EDF avaient chopé le cancer du management. C’était ça qu’ils me racontaient, je crois que Jean-Pierre Sotura le sait parfaitement, c’est même à cause de ça que certains pleuraient. C’était ça, le poids dont parlait cette jeune cadre quand je lui demandais ce qu’elle sentait en arrivant à l’entreprise. « Un poids, disait-elle, un poids. », elle ne savait rien d’autre. Quand la regardons-nous, la cassette de la Mise en expression au CNEN ? Humaniste comme il est, Le Nouvel Obs va en faire sa une, c’est sûr ! Demandez Le Nouvel Obs ! Le peuple français ne veut plus du management, demandez Le Nouvel Obs ! Stercora Consulting aux chiottes ! demandez Le Nouvel Obs ! Et vous, vous ferez quoi alors, camarade syndiqué ? Vous préférez quoi ? Nous expliquer que le management, c’est l’étape nécessaire entre le paternalisme et les lendemains qui chantent, zim boum boum tralala ? Ou aller faire causette avec les patrons pour vous mettre d’accord sur des problèmes zurgents qui, opportunément, feront difficulté entre eux et vous et, une fois de plus, bloqueront le train en rase campagne ?

9. Peut-être faudrait-il chercher autre chose ? La personne, le citoyen, le travailleur : le trépied, disaient les gens du CNEN. Le citoyen garantit le travailleur, la personne garantit le citoyen. La liberté comme principe et une cascade de libertés vigilantes. Pas plus con que l’entretien individuel, la lettre de motivation, les objectifs et la communicancance, peut-être ? Pour l’instant, comme presque tout le monde, vous n’osez pas vous en prendre au management. Et pour cause ! Vous vous êtes laissé installer dans le crâne ce logiciel de beaufs. Prêt à en parler, où vous voulez, quand vous voulez. Si c’est public, naturellement. Pour les états d’âme des responsables, le bureau des pleurs est fermé, on m’a trop souvent fait le coup.