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La liberté contre la communication

 

On le sait, ou l’on s’en doute : la communication, ce médicament générique que la séduction médiatique décline en toutes sortes de spécialités financières, économiques, commerciales, politiques, sportives, culturelles, voire religieuses, est une entreprise de manipulation des masses. Si les bénéficiaires du système affectent d’y voir un élément de culture, la plupart des usagers s’en accommodent plutôt comme d’une verrue regrettable, mais inévitable ; au mieux souhaiteraient-ils qu’on la soumît de temps en temps à l’examen de quelque dermatologue social expert à lisser les apparences. Ils tiennent la communication pour un événement de surface, pour un instrument nécessaire à la bonne gouvernance de la nation et des institutions. Absurde ou inutile de lui reprocher le simplisme de ses thèmes ou la grossièreté de ses suggestions. C’est par une sorte de loi du genre, par exemple, que les publicités déversées tout un été, aux frais de leurs clients, par les héros quasi homériques des banques ou des compagnies pétrolières ont atteint à l’absolu du crétinisme : l’ampleur des intérêts en jeu, comme les dimensions exceptionnelles de l’ego des principaux protagonistes, les ont conduits à faire gros, à faire puéril, à faire bête. Ces dessins maladroits d’avions, de cochons-tirelires ou d’haltères naïvement présentés dans deux versions, l’une, minable, qui symbolise les propositions de l’adversaire, l’autre, triomphante, qu’il faut associer aux projets de l’annonceur, s’ils en disent long sur la mâle ardeur des concurrents, en disent plus encore sur l’épaisseur du mépris dans lequel est taillé leur professionnalisme fervent.

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Ces efficaces sottises ont pourtant le mérite de poser un problème capital. Pas plus que les programmes de télévision ou les slogans électoraux, les campagnes de propagande ne sont laissées à l’initiative des sous-ordres : la valetaille des cabinets en règle l’organisation mais n’en définit pas ce qu’elle appelle avec pompe la philosophie. La publicité d’une grande banque ne saurait déplaire longtemps à son président. De même, la mise en scène d’un congrès politique avec fleurs, lumières, chants et embrassades, ne peut être imposée au leader du parti. Impossible également aux responsables des chaînes de télévision de rester éternellement ignorants des boniments qui s’y débitent. En interdisant aux citoyens de faire porter à des exécutants subalternes la responsabilité de ces messages médiocres, mensongers, dégradants, en les conduisant à mettre en cause des dirigeants de plus haut vol, la généralisation du système de communication rend la critique de plus en plus malaisée. Sans doute, au nom de la fameuse transparence, le pouvoir pourrait-il avoir avantage à l’accueillir, au moins à doses homéopathiques. Mais, bien plus que les pressions extérieures, ce sont les conflits internes des citoyens qui leur font refouler leur mécontentement. Pour la plupart d’entre eux, il y aurait quelque chose de blasphématoire à imaginer que tant de sottise et d’infantilisme puisse être commandé – ou accepté – si haut. L’admettre, ce serait douter de tout : non seulement du respect qu’on doit à l’autorité mais encore de l’ordre du monde et, finalement, par souci de carrière et image de soi interposés, de soi-même ; tout avenir en serait rendu impossible. Dans les périodes troublées, le gage du crédit accordé à la valeur des dirigeants réside moins dans leurs qualités réelles que dans la peur qu’inspire la vacance du pouvoir ; quand il ne s’agit pas seulement d’une période troublée mais d’une liquidation des stocks aussi furieuse que celle que nous connaissons, la conviction qu’une sagesse invisible plane sur les cimes altières prend une allure de dogme en même temps qu’un goût de drogue. Comment d’ailleurs nierait-on une évidence aussi sacrée quand les dirigeants en question ont été oints, dès leur adolescence, de l’huile qui fait l’élite républicaine et quand, nantis de tous les viatiques possibles, ils ont, de surcroît, répondu à tant de dons gracieux par l’acharnement au travail et la constance de la volonté? Ce n’est pas à de tels héros qu’on ira reprocher l’écrasante stupidité de la communication, des médias et de l’ensemble de la non-culture populaire. Cette bassesse généralisée, ils ne peuvent la porter que comme une croix. Leur généreux dévouement la tolère comme une nécessité. Il faut, au contraire, remercier ces grandes âmes de se détourner de leurs immenses élans pour consentir, au nom de tous, à rechercher humblement, en toute chose, la moins mauvaise solution, celle qu’impose l’insuffisance du plus grand nombre.

Ainsi se met en marche, jour après jour, âme après âme, une machine infernale d’auto-dénigrement et de suffisance individualiste. Autodénigrement puisque le peuple, dans son ensemble, se tient pour définitivement médiocre et ne croit pas mériter mieux que ce qu’on lui propose. Mais aussi suffisance individualiste puisque la parade secrète de chacun est évidemment, au moment où il porte ce jugement négatif sur le peuple, de s’en exclure. D’un côté, donc, la généralisation des pratiques de communication met directement en cause les capacités et les intentions des élites ; mais comme, d’un autre côté, cette mise en cause est impossible à formuler, on aboutit au plus vaste système de mauvaise foi et de facticité jamais inventé, système qui peut d’ailleurs fonctionner tout seul comme une manipulation sans manipulateurs, comme un refus universel et concerté de la lucidité et de l’expression. Tout se passe comme si l’élimination progressive des instances intermédiaires de pouvoir (qui est d’ailleurs, dans les entreprises, un des articles du credo managérial des dirigeants) mettait l’ensemble de la société en situation de quitte ou double. Se comporter en manager économique ou en champion de la communication, c’est miser sur quitte, c’est-à-dire faire le pari de l’inexpression en confortant les hésitations et la peur de la plupart, et en affirmant que ce pari est le seul possible et le seul raisonnable ; c’est ensuite masquer l’angoisse ainsi provoquée en inventant, dans tous les domaines, du simili, du pseudo, de l’à peu près : quand ces déviations et divertissements auront encore aggravé la facticité, on redoublera de simili, de pseudo et d’à peu près.

Ceci ne se passe pas en des temps très anciens. Choisir entre l’insatisfaction quotidienne ou l’improbable rébellion, tel est le destin des modernes consommateurs de communication. Ou bien faire éternellement semblant, se repeindre chaque matin de vérités frelatées, se laisser infantiliser, s’absenter toujours un peu plus de son désir et devoir passer, pour le retrouver, par des itinéraires de plus en plus confus et délirants. Ou bien nourrir d’effrayants fantasmes de destruction universelle, s’accuser d’irréductible narcissisme, sinon de meurtre et de sacrilège, se prendre au piège de sa propre agressivité, s’obliger à trouver dans ses pensées une menace, dans ses songes une folie, dans ses élans la marque d’un irréductible égoïsme. Ou bien tricher avec le désir, ou bien tricher avec la réalité. Se sentir incapable d’articuler l’un sur l’autre. Demander au système de la communication des moyens toujours nouveaux, même s’ils sont de plus en plus incohérents, d’apaiser la morsure douloureuse de cette secrète impossibilité.

La réponse est sadique. Intrinsèquement pervers, non seulement le système décourage ses adeptes obligés de se délivrer de leurs maux, mais encore il fait en sorte que le projet même de les surmonter leur apparaisse absurde ; à moins, naturellement, qu’ils ne se résignent à n’attendre de salut que du progrès constant de leur servilité. De fait, le consommateur de communication régresse souvent jusqu’à un stade prélogique. Son état ne lui est tolérable que s’il réhydrate constamment l’absurdité majeure qui le fonde, s’il fuit avec toujours plus d’épouvante ce que lui suggèrent sa raison et son désir. En ce sens, la logique sectaire est la vérité cachée de la société de communication qui, tout en en combattant les manifestations par trop aberrantes, se comporte avec elle d’une façon souvent ambiguë. Comme les sectes, en effet, la communication ne cesse d’appliquer le principe du redoublement : la seule manière d’échapper à ce qui meurtrit, c’est de faire en sorte d’en être meurtri davantage. D’où, dans les pratiques sectaires comme dans la tyrannie communicationnelle, ce contraste si frappant entre le discours, illuminé de tolérance, de séduction et d’amitié, et le projet, toujours calculateur, toujours cruel, toujours inhumain. Toutefois, quand l’aliéné de la communication, qui cherche à s’inventer une issue, apprend à ses dépens que la seule possible, c’est l’abandon toujours plus confiant au système dominant, cet abandon ne peut aller sans la nécessité d’admirer, en quelque manière, ceux qui sont plus avancés que lui dans la logique de ce système, ou qui en ont une expérience plus vaste, ou qui y exercent des responsabilités plus importantes. Il faut bien que ceux-là dépassent, au moins un peu, les contradictions des gens ordinaires ; au fur et à mesure qu’ils grandissent en savoir communicationnel, sans doute grandissent-ils aussi en humanité et en sagesse.

En dépit de ces laborieuses constructions et de ces mutilations volontaires, la vie ne fait pas grève, ni les sens, ni la raison. Le regard que jette un manipulé de la communication sur ces figures de pouvoir dont l’exemple est censé le réconforter est à la fois celui de l’esclave qu’on lui enseigne à devenir et celui de l’homme libre qu’on ne peut pas l’empêcher de demeurer. Il cherche sur le visage des puissants la confirmation du bien-fondé de sa soumission, mais il ne peut s’empêcher d’y chercher aussi des traces de liberté. Or, loin de les trouver, il observe au contraire que ces dirigeants, au fur et à mesure qu’ils déroulent le tapis d’apparences de la communication et qu’ils nient, avec toujours plus d’aplomb, la facticité qu’elle ne cesse d’engendrer, deviennent malgré eux des miroirs vivants. Contraints de mentir de plus en plus fréquemment et de plus en plus lourdement pour assurer la sauvegarde du pouvoir qu’ils défendent et leur propre prospérité, ils sont pris dans un zoom impitoyable. Bien au-delà du jugement qu’on peut porter sur leur comportement individuel, ils réfléchissent de plus en plus nettement la vérité du système lui-même : ils deviennent la contre-épreuve vivante de leurs mensonges obligés. Ce que le totalitarisme communicationnel fait de l’être humain s’inscrit dans leurs yeux, dans leur voix, dans leur présence. Peu à peu, les citoyens devinent que leur tête-à-tête quotidien, par médias interposés, avec les représentants du pouvoir constitue une expérience cruciale ; ils la redoutent, mais savent qu’ils doivent l’affronter. Non pas parce qu’elle leur permettrait soudain, en retournant l’aberration, de se faire les inquisiteurs de ces puissants, ni parce qu’elle leur offrirait une bien problématique occasion de vengeance, mais parce qu’elle pose la seule question sérieuse : Ce qu’on impose aujourd’hui aux hommes et aux femmes les rend-il heureux? Leur trouble, c’est de découvrir progressivement sur les visages qui occupent les écrans la même réponse que celle que leur souffle leur propre cœur : non, définitivement non. Plonger leur regard dans celui des princes de la communication authentifie et renforce le refus instinctif des citoyens ; mais ils comprennent très bien, trop bien, quelles conséquences entraîne cette découverte, et dans quelle aventure, s’ils sont droits et courageux, elle va immédiatement les jeter. Alors ils détournent les yeux et baissent la tête. Le seul projet spirituel et politique digne de ce nom, c’est de les aider à relever la tête et à voir ce qu’ils voient.

C’est peu dire que ce face-à-face est ambigu : tous les éléments du drame de la modernité s’y donnent rendez-vous. Faut-il répéter que, dans sa version médiatique comme dans sa version institutionnelle, la prétendue communication est une farce précisément destinée à empêcher toute possibilité de communication en mettant en scène, sous mille masques divers, le même soliloque du pouvoir? Faut-il rappeler que, dans quelque domaine qu’ils déploient leur bavarde industrie, les puissants qui l’utilisent n’ont qu’un objectif et un seul, l’affirmation ou l’élargissement de leur influence? Tout cela est analysé et suranalysé sans qu’on prête assez d’attention à ce qu’en pense un peuple cadenassé dans le silence, muré dans les geôles de la répétition ou dans celles, plus pitoyables encore, de la contestation simulée, et dressé, de surcroît, à remercier le Grand Casting de lui avoir distribué ce rôle de figurant.

Le but de la communication, c’est d’entraîner le peuple à renoncer. Chacune des attractions médiatiques de ce Luna Park de la résignation l’y conduit à sa manière. Pour le tout-venant, la porcherie des jeux télévisés dont les jeunes animateurs semblent déjà s’initier à leur futur emploi de vieux beaux. Pour quelques-uns, les fines joutes de l’esprit où Dupont et Duval, à qui l’on a hardiment demandé de succéder à Duval et Dupont, mettent un entrain de termites à suggérer aux gens qu’il leur faudra encore les supporter pendant des décennies avant de pouvoir parler eux-mêmes de leurs affaires. Le peuple a le choix : il peut renoncer à son destin en se reconnaissant ignoble ou en s’avouant stupide. Ou les deux. Qu’il n’oublie pas, en tout cas, de remarquer comme ceux qui le gouvernent lui font gentiment la leçon, comme ils s’appliquent à lui parler humain, comme ils sont touchants et informés quand ils lui racontent sa vie quotidienne avec autant d’accablement discret que si c’était la leur! Toutefois ces visages de l’écran resteraient bien lointains s’il n’y avait au bureau, à l’atelier, l’autre face de la communication : les réunions où l’on parle pour ne pas être écouté, le bavardage oiseux sur les détails et le verrouillage féroce de l’essentiel, les actes qui tournent le dos aux paroles, la débandade de la responsabilité, la lâcheté institutionnalisée, le chantage au chômage. Peu à peu, dans les rêves ou au fond des consciences, les images se juxtaposent. L’ici du quotidien ressemble à l’ailleurs des puissants. Les plans se télescopent et s’écrasent. De tant de mensonges naïfs, naît une évidence tellement nue! On serait enfin vraiment en face de soi, des autres, du monde? On pourrait commencer à écouter sa propre voix, sans s’exalter, bien sûr, et avec humour, mais, enfin, sans fausse honte? Qu’elle est désirable, cette perspective, mais qu’elle est terrible!

Le peuple sait d’expérience intérieure que rien de ce qu’agite le système de la communication n’a la moindre existence véritable, ni dans les choses ni dans les gens. Cette permanente et morbide justification de la médiocrité au nom de la nécessité, il la reconnaît : c’est la sienne quand il manque de courage, quand il parle avec la voix des autres, quand il met son âme en statistiques. Comment pourrait-il aimer ou haïr, encore moins juger, ce qui appartient au royaume des ombres? Plus ça jacasse dans ce monde en déroute, plus ça fait silence en lui. Et plus il se sent indifférent aux puissants, plus se précise l’évidence qu’il a à être, qu’il a à devenir, qu’il a à dire. Plus le truquage s’affine et se barde de grands mots prétentieux, plus il le sent mesquin, plus il y flaire la haine putride qu’exhalent les tyrans dépossédés. Plus on tente de l’aguicher en suscitant en lui l’espoir misérable d’un univers sans angoisse, plus il se recueille sur la croissance hasardeuse, improbable, presque impossible, d’une fleur dont il ignore tout. Non que le peuple rêve de miracles! Il se serait bien passé de tant de frustrations. Mais on l’a conduit au fond du malheur : il faudra bien qu’il remonte. Rien d’angélique en lui. S’il pouvait s’arranger, il le ferait. C’est vrai que, le plus souvent, il collabore. Qu’il s’enferme, qu’il s’aveugle, qu’il se moque cruellement de lui-même, qu’il se diffame. Mais on est allé trop loin. Les gentillesses venues du haut ne suscitent plus en lui que la rage douloureuse du mépris. Comme il préférerait ne pas en être là! Le voici en stand by devant le gouffre, comme ces banlieues qu’il redoute et qui le préfigurent : plus de passé, plus d’avenir, un sur place furieux avec, de temps en temps, un crachat dans un micro.

Ce qu’on oublie, c’est qu’au moment où il est soumis comme jamais à l’emprise tantôt brutale, tantôt séductrice, d’un pouvoir multiforme expert à brouiller désirs et volontés, le peuple fait une expérience décisive de la liberté. Expérience presque incommunicable, si secrète, si clandestine qu’il jurerait tout en ignorer. Si violente qu’il se la reproche comme une incongruité ou comme une indécence, mais qui jette sur la réalité quotidienne une lumière irréfutable. Non seulement il se découvre une formidable capacité à distinguer le vrai du faux, aptitude qui borde toutes ses réactions, jusqu’à son apparente docilité, d’une frange d’ironie et de dédain, mais encore il constate que cette science ne lui vient de personne, qu’aucun donneur de leçons ne la lui a suggérée, qu’elle est en lui comme une propriété aussi naturelle que le souffle et la parole. Ce que valent les mots qu’on lui dit, les sentiments qu’on tente de fabriquer en lui, il le sait. Et aussi ce que pèse la violence conquérante de l’argent, ce qu’elle décline d’abject. Les prétendues valeurs que des responsables terrifiés fabriquent à la demande pour masquer la déroute générale, il en connaît le prix. L’humanisme, le respect d’autrui, la tolérance, la religion, la charité : au conformisme carnassier, tout est paravent! Il sait, le peuple, il sent, il devine. Il est devenu, malgré lui, un portique à détecter la vieillerie! Mais quelle solitude est la sienne le jour où il reconnaît, dans tous ces discours qui lui vantent le réalisme, l’écho des humiliations qui le meurtrissent, l’acceptation de la défaite maquillée en victoire, l’obséquiosité en élan spontané, le constat de décès en objectif de vie ; quand il s’aperçoit que la lâcheté ordinaire exige l’abolition brutale de toute existence vraiment personnelle et de toute relation droite avec les autres! Et quelle détresse quand il constate que ce ne sont pas seulement les hommes d’argent et de pouvoir qui se sont faits les rouages dociles de la mécanique sociale ; qu’elle est devenue, cette mécanique, pour la quasi-totalité des intellectuels et pour le plus grand nombre des syndicalistes, une interlocutrice respectée!

Naissance? Avortement? Qui le dira? En tout cas, c’est au sein du peuple, et seulement là, que réside l’espérance. Inutile d’inventer une alternative au bafouillage d’un parti ou d’un autre. Ou de cuisiner autrement les ingrédients avariés du pouvoir. Ou de défiler, ou de décapiter, ou de vénérer. Tout devient plus simple. Ceux qui, de quelque manière, sentent leur destin obscurément lié à celui du peuple, ceux qui n’ont pas renoncé à garder mémoire de l’avenir, ceux que couvre de honte la pensée d’esquisser un seul pas de danse sur la piste carcérale de la modernité gâteuse, ceux-là n’ont plus qu’une idée, qu’un désir, qu’une obsession : contribuer à une naissance qu’ils ne verront pas mais qui, en les libérant de tout souci pour eux-mêmes et en leur offrant ainsi les fruits les plus exquis de la liberté, les comble déjà, sinon de bonheur, au moins de paix. Aucun mot d’ordre entre ces gens-là, nulle présentation de curriculum vitae : ils ne se reconnaissent qu’à leur passion de vivre et à leur certitude, même clignotante, même fugitive, même sarcastique, que la vie d’un seul va toujours à l’impasse si elle ne s’articule sur celle de tous, qu’il y a de l’enfer dans tout corporatisme, dans tout club, dans toute tribu, que le désir désire toujours au-delà, que seule la largeur est exacte et que le moindre hommage à la liberté comme la plus secrète concession à la servitude retentissent jusqu’aux confins de l’univers. Ils croient que la vie modeste et incertaine qui les attend ne sera pas vaine, qu’il y aura en elle un peu de tragique mais aussi, pourvu que le rire le plus vaste accompagne ce mot, du glorieux.

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Dégager et tresser les libertés éparses et fragiles que, paradoxalement, la stupide modernité révèle et conforte, voilà un projet pour les amateurs de vie, et peu importe d’où ils viennent, ce qu’ils font, à quelles sources ils ont bu et quels déserts les ont asséchés. Projet pour les vieux, dont c’est l’âge d’entrer dans le « champ sacré » dont parle Platon. Projet pour les jeunes qui y trouveraient des raisons d’étudier, de chercher, de comprendre, d’aimer, plus dignes d’eux que celles que leur proposent les aigres jouissances et les pauvres assurances des carrières pré-consommées. Et qui sait – mais est-ce possible? – projet politique pour quelque responsable non totalement déserté par la liberté. Dans une commune, un canton – si l’on rêve, dans une nation tout entière -, en tout cas dans quelque lieu ou circonstance où, par miracle, par erreur, soufflerait encore le vent, se mettre ensemble, après avoir chassé sondeurs et communicateurs, à l’écoute amoureuse des êtres, à la recherche du point de convergence de leurs libertés, de ce qu’elles désignent pour demain et révèlent déjà pour aujourd’hui.

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Texte publié dans la revue Cité (n° 32, 4e trimestre 1999)

La clef fausse pour la porte vaine

(À propos de L’Âne, de Victor Hugo)

Une doctrine donnant « pour idéal au progrès non pas même le bonheur, qui est déjà un but inférieur, mais la forme la plus matérielle du bonheur, le bien-être », cette « chose-là qui s’appellerait Religion de l’Humanité, rien au monde ne serait plus vain et plus lugubre. » C’est du Victor Hugo, cité par Henri Guillemin dans sa préface de L’Âne pour l’édition complète du Club français du Livre, en 1971.

On en apprend de belles dans cette préface. Cette charge dévastatrice contre le rationalisme et contre le positivisme, Zola, dans un article du Figaro du 2 novembre 1880, l’a balayée d’un « éclat de rire ». « Cet homme n’est pas des nôtres, écrit-il, il appartient au moyen-âge. » Hugo, d’ailleurs, ne sera-t-il pas bientôt octogénaire ? Le vieux est gâteux, rigolent les « républicains positivistes ».

Hélas ! En faisant précéder son Âne d’un texte liminaire de seize vers ostensiblement daté d’octobre 1880, le vieux les a roulés dans la farine. Le poème, lui, avec ses 2762 vers, a été écrit entre l’été 1856 et le 23 mai 1858, avant La Légende des Siècles, avant Les Misérables, avant le théâtre, et tant d’autres. Voilà vingt-deux ans que Victor Hugo attend cette publication, il ne veut pas mourir sans avoir vu son âne ruer dans la prairie scientiste. Son éditeur, pour des raisons d’éditeur, a hésité, manœuvré, différé : des récits, le cher Hetzel veut des récits ! Eu égard à tant de dévouement, que cela lui soit pardonné.
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Dans Napoléon-le-Petit, dans Les Châtiments, dans Les Contemplations, Hugo avait dit son fait à l’obscurantisme clérical. Il n’oublie pas, dans L’Âne, de lui faire une piqûre de rappel mais, cette fois, la cible principale a changé : ceux, dit Guillemin, qui, « sous couleur de science, ou dans une absurde divinisation de l’homme, non contents d’être eux-mêmes aveugles, s’acharnent à crever les yeux de la créature devant ce que [Hugo] tient, quant à lui, pour une évidence extérieure et intérieure, la présence de Dieu. » Le temps a passé. Tout ce que dénonce ce texte triomphe aujourd’hui, réconcilié dans ce vers fulgurant : Torquemada pour flamme, et Malthus pour lumière.

Il serait intéressant de tenter de faire entrer l’Âne dans les écoles, laïques ou confessionnelles, de toute la planète : la promptitude avec laquelle il se retrouverait à la porte des unes et des autres attesterait l’urgence de relire un texte qui, à l’époque, fit déjà hurler les droites et emplit les gauches d’un silence de componction.

L’Âne, c’est l’immense discours en vers d’un baudet nommé Patience à l’adresse d’un Kant silencieux, car :

[…] la nature approuve
Ce couple, âne parlant, philosophe écoutant.

Un âne moderne, somme toute, qui, pas plus que moi, ne s’intéresse à ces confrontations recuites des dévots et des libres penseurs qui furent à la pensée ce que les pantalonnades de l’adultère bourgeois furent au théâtre :

Homme, athée en ta foi comme en ton ironie,
Tu crois qu’un ciel s’éteint dès qu’un prêtre le nie,
Imbécile ! ou qu’après ton choc voltairien
Le monde est en poussière et qu’il n’en reste rien !

Déjà un faux problème réglé. En voici un second : l’éreintement des socialistes, d’une part, la descente en flammes des conservateurs, d’autre part, aboutissent à peu près à la conclusion que chaque séance du cinéma électoral mûrit dans l’esprit des citoyens pas entièrement anesthésiés :

Ces deux systèmes vains sont hors de la raison
Et de la vérité, chacun à sa façon ;
[…] Étranges en ceci que d’un point opposé
Ils viennent l’un et l’autre aboutir au Passé.

D’un côté, le passé comme principe, comme patron. De l’autre, le passé comme destin d’un présent en fuite vers un avenir inatteignable, d’un présent qui, instantanément, se momifie, gèle. D’un côté, le passé vénéré ; de l’autre, le passé sécrété. Les sabots de l’âne n’oublient personne.

Veut-on quelques exemples ? Les conservateurs, d’abord :

L’ancêtre seul existe, il se nomme Passé ;
Il est l’immense chef vénérable et stupide ;
Sa barbe est la sagesse et le beau c’est sa ride ;
Il est mort ; c’est pourquoi lui seul est proclamé
Vivant, et d’autant plus patent qu’il est fermé ;
Il s’est pétrifié dans sa morne attitude,
Et son autorité, c’est sa décrépitude ;
Partout où l’on se hait, il a son point d’appui ;
Tout rentre en lui ; tout est hiérarchie, ennui,
Fauteuil patriarcal, ordre antique, loi, gêne ;
La famille alourdie a le poids d’une chaîne ;
Le vieillard Autrefois gouverne, et Maintenant
Pourrit dans le marais du genre humain stagnant.
Ils sont le fanatisme, ils sont le préjugé ;
Durs, ils tiennent l’enfant dans les aïeux plongé ;
Hélas, ils font lever la nuit sur tous les faîtes ;
Jamais de novateurs, d’inventeurs, de prophètes ;
Jamais des conquérants, toujours des héritiers ;
Toujours les mêmes pas dans les mêmes sentiers.

Quant à ceux qu’on aurait jadis appelés socialistes, le mot ayant, de nos jours, perdu toute signification intelligible et désignant désormais une marque plutôt qu’une pensée, voici la préfiguration hugolienne du climat qu’ils vont bientôt instaurer. Avez-vous lu Victor Hugo?  demande un titre d’Aragon. Les staliniens n’en avaient pas pris le temps :

Une fraternité blafarde et monacale
Entre les froids vivants que rien ne lie entre eux ;
L’être est isolement et disparition ;
[…] L’homme est un numéro dans l’infini flottant
Hors de ce qui l’engendre et de ce qui l’attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d’autres chiffres vagues.
[…] L’homme enregistré naît et meurt sous une équerre ;
Le pied doit s’emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s’ouvrir consulter le compas ;
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La liberté s’en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier ;
Chacun doit à son heure entrer dans l’atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette ;
L’homme dans son casier avec une étiquette,
Délié de son père, ignorant son aïeul,
C’est là le dernier mot du progrès – l’homme seul.

Le temps, on le voit, a fini par mêler les genres. Les derniers vers franchissent allègrement, et dans les deux sens, le Mur de Berlin et les travées des hémicycles. Désormais, ils sont de droite, ils sont de gauche, les

Esprits qui n’ont jamais contre terre écouté
Le silence du gouffre et de l’éternité,
Jamais collé l’oreille au mur des catacombes,
Cœurs sourds au battement mystérieux des tombes,
Chassant les disparus, parquant les arrivants,
Ils abolissent, plaie effroyable aux vivants,
La solidarité sépulcrale des hommes.

Beau, non ? Et qu’on n’aille pas inventer un Hugo hostile au progrès ! Il y croit, et fort, et amoureusement, lui qui voit la science et la technique marcher à grands pas « vers la douleur morte et l’espace annulé » ! Mais il ne se dissimule pas l’infernale prétention des prêtres de cette religion-là. « Ils classent, ils régentent, ils excluent », commente Guillemin. Ce qui n’entre pas dans leur système, ils l’ignorent. Le terrible, le fou, c’est qu’aux yeux de leur vanité et de leur suffisance, cette ignorance-là a valeur de connaissance ! Ainsi ne savent-ils même pas vraiment ignorer. Car, dit merveilleusement Hugo, « l’ignorant n’ignore pas… ». L’illusion technique a barré la route au songe. Elle a fait s’évanouir l’écho, a étouffé la résonance. Ce que l’animal peut encore lui enseigner de silence bruissant l’effarouche, l’emplit de honte, de haine.

L’âne à ce qu’il disait rêva dans le silence
Comme on suit du regard une pierre qu’on lance.

L’âne, notre ultime recours. Sa foisonnante et généreuse ignorance nous rend à nous-mêmes :

Mon frère l’homme, il faut se faire une raison,
Nous sommes vous et nous dans la même prison ;
La porte en est massive et la voûte en est dure ;
Tu regardes parfois au trou de la serrure,
Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas.

Il est bien facile à comprendre, pourtant, le frère homme :

Je vois l’homme à peu près tel qu’il est, presque bête,
Presque génie, ayant son gouffre dans sa tête.

Mais pourquoi n’accepte-t-il pas bravement cette presque animalité et ce presque génie ? Pourquoi passe-t-il son temps à rogner, à châtrer, à réduire, à classer, à rabaisser ? Pourquoi tant de méfiance pour ce qui est en dessous, pour ce qui est au-dessus ? La réponse de Hugo, dont il dit qu’elle résume, ne nous surprendra pas. Le frémissement presque mozartien des deux derniers vers de ce passage, ce décalage, cette mélancolique fêlure, ce spasme de découragement, c’est le monde où nous vivons, c’est l’espérance lointaine, si lointaine, qui le frôle.

Je me résume, ô Kant, l’homme est triste. Il n’existe
Qu’un mérite ici-bas, c’est d’être riche ; il n’est
Qu’un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C’est d’être riche ; il n’est, et ce siècle l’affiche,
Qu’une beauté, toujours, partout, c’est d’être riche ;
L’or ne connaît que l’or, et devant les lingots
Le vice et la vertu sont deux sombres égaux.
Voilà tout ce que sait la science.   

                                                                       La vie
Fait quelques pas tremblants vers le bien, puis dévie.

Réalisme hugolien, seul réalisme possible, tous les autres sont l’eau de la vaisselle des puissants. Réalisme de l’âme. L’âme de l’âne Patience, généreuse et éclairante projection. J’admire la gentillesse que déploie ce bon Patience à l’égard de ce benêt d’homme moderne :

[…] Toi l’impie et ton voisin dévot
Vous êtes faits au fond de la même faiblesse ;
Le fait vous déconcerte et le réel vous blesse ;
[…] À votre sens, ce monde, auguste apothéose,
Ce faste du prodige épars sur toute chose,
[…] Au fond c’est de l’emphase…

« Au fond c’est de l’emphase… » Je l’ai senti si souvent dans les gens, ce sentiment, quand mes mots allaient plus vite que moi ! De l’emphase, le baume de l’emphase ! Ils pensaient que c’était de l’emphase ! Et se préparaient à revenir bien vite au sérieux, au scepticisme des conseillers vicieux, à la sagesse des faiblards arrogants. Mais l’âne a le pied trop sûr pour franchir ce pas. On ne le fera pas avancer d’un millimètre dans cette immonde compréhension, dans cette crasseuse complicité, dans l’assassinat expliqué aux instruits. Il est là, cloué au sol par sa puissante faiblesse, par sa lucide bêtise. Il brait, et les montagnes répercutent sa rage :

Qu’est-ce donc que tu mouds, réponds, moulin à vent ?
Ta sagesse te fait castrat et te mutile.
L’homme, c’est l’impuissant fécondant l’inutile.

Condamnation ? Allons donc ! Bourrade de bourrique, gronderie d’un frère préalable, tendresse désolée pour ce bipède stupide qui s’est rendu le mystère – d’en dessous et d’au-dessus – encore plus étranger qu’incompréhensible :

Oui, Kant, après un long acharnement d’étude,
Quand vous avez enfin un peu de plénitude,
Un résultat quelconque à grands frais obtenu,
Vous vous sentez vider par quelqu’un d’inconnu.
Le mystère, l’énigme, aucune chose sûre,
Voilà ce qui vous boit la pensée, à mesure
Que la science y verse un élément nouveau ;
Et vous vous retrouvez avec votre cerveau
Toujours à sec au fond des pompes funèbres,
Comme si quelque ivrogne effrayant des ténèbres
Vidait ce verre sombre aussitôt qu’il s’emplit !

Et là commence le grand jeu. Le progrès n’est pas responsable. Et la faute de l’homme n’est pas de mal en user, mais de ne pas avoir osé sentir quel élargissement il exigeait de lui, de n’y avoir trouvé qu’un mauvais prétexte de rupture, de divorce avec lui-même et le monde, de refus, de repli, d’enfermement, de servitude. La question n’est pas morale. Elle est métamorale, métaphysique. Le progrès a révélé l’idée que l’homme a de l’homme : elle est craintive, elle est médiocre, elle est mesquine. Devant cette épreuve, ce test, il a lugubrement échoué. Plus grave, il s’est montré assez misérable pour se féliciter de cet échec ; il a donné sa lâcheté pour de la modestie, sa capitulation pour de la sagesse. Épouvanté par des rumeurs venues de trop profond, il a fait de sa raison son réduit, son alibi, sa geôle. Pour faire oublier son imposture, il cherche à y enfermer le monde entier. Ce mauvais riche n’a plus rien à partager que sa peur et son avarice.

Tant que l’intelligence hélas ! ne sera point
La grande propagande et la grande bravoure ;
[…] Contre les livres pleins de vérités dormant,
Contre l’enseignement, contre le firmament,
Et les esprits sans fin, et les astres sans nombre,
Les oreilles de l’âne auront raison dans l’ombre !

L’intelligence comme propagande ! Quel pressentiment de la révolution qui nous sollicite! « Libérez l’infini ! » crie en nous un Hugo soixante-huitard ! Car

[…] L’infini plein d’étoiles,
Sur la terre où le cuistre admire l’avorton,
N’a qu’un débarcadère appelé Charenton.

Ainsi parlaient aussi Ronald Laing et David Cooper. Le génie est « une infraction sévèrement réprimée ». Par le tyran ? Allons donc ! Le tyran s’est dissous en chacun de nous ! Chacun de nous est désormais le procureur de son propre génie. Blasphème permanent contre l’évidence majeure : « Toute âme a sa forme intime devant Dieu ». L’intelligence comme propagande, quel programme pour les domestiques nourris au pain noir de la propagande comme intelligence ! Écoutons l’âne inspiré :

Homme entre nous et toi bien mince est la cloison,
Et l’aigle par devant par derrière est oison.
Ta cervelle est de boue et ton cœur est de pierre.
Tes docteurs chats-huants détournent leur paupière
Au resplendissement du divin Hélios ;
Ils éclipsent avec un mur d’in-folios
Le ciel mystérieux d’où viennent les grands souffles ;
Qu’est-ce qu’ils font de toi, ces bonzes, ces maroufles,
Ces talapoins lettrés aux discours pluvieux ?
Un vieux toujours enfant, un enfant toujours vieux.

Qu’est-ce qu’ils font de toi ces managers, ces journalistes, ces communicants ? Un vieux toujours enfant qui croit que tout est possible. Un enfant toujours vieux qui n’ose pas grandir seul.

Oui, chez toi tout, hélas ! arrive à du néant

Le vieil enfant docile n’apprend que ce qu’il sait, ne dit que ce que l’on attend, ne parle que pour ne pas entendre l’âne lui demander

D’où vient qu’on se dévore et d’où vient qu’on se tue ?
Est-ce qu’au papillon la fleur se prostitue ?
Le fumier est-il saint et frère du parfum ?
Tout vit-il ? Quelque chose, ô nuit, est-ce quelqu’un ?
D’où vient qu’on naît, d’où vient qu’on meurt ? d’où vient qu’on souffre ?

Quoi ? c’est lui, le baudet, qui fait la leçon au philosophe ? Bien sûr !

O Kant, l’âne est un âne, et Kant n’est qu’un esprit.

Non que Patience soit un prétentieux. Il a écouté les savants, les vrais et les faux. Il les a humblement admirés. Il a rêvé de leur ressembler. Hélas !

[…] pendant que l’énorme lumière,
Formidable, emplissait le firmament vermeil,
Leur chandelle tâchait d’éclairer le soleil !

« Ne m’enseignez pas. » Ce n’est pas la supplique de l’animal. C’est, dans l’animal, la supplique de l’âme. Ne me tuez pas !

J’ai lu, cherché, creusé, jusqu’à m’estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
O qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouillez-moi, rossez-moi ; mais ne m’enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m’en faites pas tourner la manivelle.
Montez moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

« O qui que vous soyez qui passez sur la route. » Hugo fait écho à un verset de la Première lamentation de Jérémie : « Vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur pareille à la douleur qui me tourmente », verset qui fut ensuite associé à l’affliction de la Vierge. J’aime ce rapprochement. C’est la protestation de l’Unique contre

Vous, les abbés du goût, hurlant à l’unisson :
Nous sommes le savoir, nous sommes la raison !

Ne l’enseignez pas. Vos livres ne le convaincront pas. Ils sont des « vivants ténébreux ».

Ils sont l’autorité régnant dans son caveau,
L’esprit de l’homme avec reliure de veau.
[…] O leurre ! la clef fausse ouvre la porte vaine ;
Ta pensée est une ombre où tu restes béant.

Cet homme qui écrivit tant de livres, et qui les maltraite si fort ! Pour lui aussi, « enseigner, c’est dire espérance ; étudier, fidélité ». Un livre qui ne touche pas l’âme n’a droit qu’à un linceul de poussière. Un livre est un pont. Un livre est un départ qui s’offre. Un livre vous installe dans la fuite, dans la fidélité de la fuite. Il vous y carre le cœur, l’esprit, les sens. Seuls les prisonniers savent ce qu’est vraiment un livre. Un livre est une occasion de prendre la vague. Le reste est guerre, c’est-à-dire parade, bouffissure nullissime.

Tu veux être un héros, j’y consens, va-t-en guerre.
Hors de l’étui, l’épée ! Et nous la dégainons,
Et l’éclair des boulets du fourreau des canons,
On fait battre la charge, on fait jouer la mine.
On tue, on incendie, on pille, on extermine.

Et puis ?
Et puis, rien. Militaire, culturelle, économique, religieuse, la parade guerrière n’est rien. La force, et puis rien. La grandeur, et puis rien. La puissance, et puis rien. L’argent, et puis rien. Le savoir, et puis rien. Gagner, et puis rien. Être le premier, et puis rien.

Pauvres hommes, par l’homme, hélas ! suppliciés,
Vous vous y prenez mal, mais, quoi que vous fassiez,
Vous êtes à l’attache, et la courroie est forte ;
Votre maigre science économique avorte ;
[…] Le joug tient, la douleur persiste, le mal dure.
Vous ne détruisez pas la fatalité dure.

L’Âne s’achève sur un poème au titre étonnant : Sécurité du penseur. Je ne me mêlerai pas de le commenter. En voici le cœur. Il me suffira de rappeler que la sécurité porte un très beau nom pour Hugo quand il écrit ce poème : elle s’appelle l’exil.

Tout marche au but ; tout sert ; il ne faut pas maudire.
Le bleu sort de la brume et le mieux sort du pire ;
Pas un nuage n’est au hasard répandu ;
Pas un pli du rideau du temple n’est perdu ;
L’éternelle splendeur lentement se dévoile.
Laisse passer l’éclipse et tu verras l’étoile !
Le tas des cécités, morne, informe, fatal,
A l’éblouissement pour faîte et pour total ;
Le Verbe a pour racine obscure les algèbres ;
Les pas mystérieux qu’on fait dans les ténèbres
Sont les frères des pas qu’on fera dans le jour ;
L’essor peut commencer par l’aile du vautour
Et se continuer avec l’aile du cygne ;
Du fond de l’idéal Dieu serein nous fait signe ;
Et, même par le mal, par les fausses leçons,
Par l’horreur, par le deuil, ô Kant, nous avançons.
Querelle, petitesse, ignorance savante,
Tous ces degrés abjects dont ton œil s’épouvante,
Sont les passages vils par où l’on va plus haut ;
La lettre sombre, ô Kant, forme un splendide mot ;
Sans l’étage d’en bas que serait l’édifice ?
L’homme fait son progrès de ce qui fut son vice ;
Le mal transfiguré par degrés fait le bien.
Ne désespère pas et ne condamne rien.
Pour gravir le sublime et l’incommensurable,
Il faut mettre ton pied dans ce trou misérable ;
Un chaos est l’œuf noir d’un ciel ; toute beauté
Pour première enveloppe a la difformité ;
L’ange a pour chrysalide une hydre ; sache attendre ;
Penche sur ces laideurs ton côté le plus tendre ;
C’est par ces noirceurs-là que toi-même es monté.
Dieu ne veut pas que rien, même l’obscurité,
Même l’erreur qui semble ou funeste ou futile,
Que rien puisse en criant : Quoi, j’étais inutile !
Dans le gouffre à jamais retomber éperdu ;
Et le lien sacré du service rendu,
À travers l’ombre affreuse et la céleste sphère,
Joint l’échelon de nuit aux marches de lumière.

(11 avril 2008)

L’homme de la résurgence

Avant le nom de mon site, l’idée de résurgence m’avait fourni, en 1993-1994, celui d’une action de formation à l’INSEE ; la lucidité de deux ou trois responsables m’avait beaucoup aidé à la réaliser. Les cadres C qui en étaient les acteurs s’y engagèrent avec tant de cœur et d’intelligence que nos rencontres me donnèrent le désir de formuler, sinon une théorie, du moins quelques éléments d’une réflexion sur ce que pourrait être à notre époque un grand élan d’expression. Je pris même quelques notes, celles qu’on va lire, qui devaient servir à un livre que j’aurais intitulé L’homme de la résurgence. Le livre ne fut jamais écrit. Mais j’ai retrouvé ces notes. Je les présente ici dans l’état où elles étaient il y a onze ans.

I. L’expérience des sessions d’expression

Ce livre part d’une réflexion sur ma pratique de formateur. Depuis vingt ans, j’anime des sessions d’expression auxquelles participent des personnes de tous âges, de toutes origines sociales, exerçant les fonctions les plus diverses. Ces sessions durent trois jours. Elles ont pour but – au moins telles que je les conçois – de permettre aux stagiaires d’expérimenter des possibilités d’expression souvent laissées en friche. On n’y propose ni recettes ni techniques. Tout est centré sur la réflexion personnelle et collective et sur l’expression qu’elle permet.

Assister à l’évolution des participants durant ces trois jours est une occasion toujours renouvelée de méditation. Ce qui se passe dans les groupes déborde largement, par sa signification, le cadre de la formation. La session est comme le microcosme de la vie sociale. Mon intention est de m’en servir comme d’un instrument pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il me faut donc d’abord, dans ce premier chapitre, dégager la portée d’une session d’expression. Je compte passer très vite sur les circonstances, l’organisation, etc., pour montrer qu’une session d’expression propose un triple cheminement :
– un travail sur le langage : d’une façon très empirique, et en partant des propos les plus simples, on y apprend à exprimer ou à découvrir ses thèmes, ses questions, sa sensibilité ;
– un travail sur la relation : l’évolution du langage modifie la nature et la qualité des relations entre les participants, créant ainsi de nouveaux champs d’expression ;
– un travail sur le sens : les participants en viennent à ce qu’ils partagent quotidiennement, la vie de l’entreprise, le travail, la vie sociale. Ils jettent sur ces réalités un regard plus libre, plus critique, plus personnel ; ils apprennent à les déconstruire et à les reconstruire.

Le travail commun dans l’entreprise est à la fois le garant et le moteur de l’authenticité de leur réflexion. Le garant : la réalité concrète de l’entreprise écarte de tout psychologisme, de toute illumination suspecte. Le moteur : les participants ne sont pas enfermés dans quelque univers pédagogique artificiel ; c’est de leur vie entière qu’il s’agit, ils sont à la fois en face d’eux-mêmes, en face du monde, en face des autres.

Je souhaite évoquer le climat de ces sessions. Il faudra suggérer plus que décrire, montrer comment le quotidien des préoccupations et des angoisses ordinaires y prend un écho inattendu, faire sentir la vérité et la gravité de ces chemins de liberté, quel désir d’authenticité habite les stagiaires et comme il leur est difficile de le réaliser.

Il faudra surtout rendre compte de ces instants privilégiés où, sous les yeux du groupe, quelqu’un franchit les limites de son expression : un discours jusque-là convenu qui, on ne sait comment, devient une parole plus personnelle ; une façon de s’adresser aux autres, plus attentive et plus simple, qui atteste qu’on s’est libéré d’une contrainte sociale ; un jugement sur l’entreprise ou sur le monde où pointe l’audace d’une neuve liberté. Porteurs d’une émotion inépuisable, évoquant avec force la naissance et l’inauguration, ces instants sont la manifestation imprévisible d’un travail caché qui a pourtant toute sa cohérence, et même toute sa rationalité. Ils sont inséparables de l’envers d’inexpression, et souvent de servitude, auquel ils sont arrachés. Ils portent la trace de l’œuvre visible de la session et de l’œuvre invisible de la vie. Ils ne témoignent pas seulement de tel désir individuel, de telle évolution particulière, mais de ce qui, dans chaque être, est commun à tous ; ils n’éclairent pas seulement les vies personnelles, mais la vie sociale ; ils sont à la fois, et indissolublement, d’essence poétique et d’essence politique.

J’appelle résurgence l’instant de cette expérience et le travail lent et secret qui la produit. Sans elle, les débats théoriques sonnent creux, les proclamations et les revendications deviennent des abstractions répétitives et sentent la servitude. Avant de l’analyser plus précisément, voyons dans cette résurgence – le mot évoque à la fois la profondeur et l’émergence, l’enfouissement et la réapparition – l’expérience toujours singulière d’une humanité qui « tient tout entière dans les efforts des hommes pour la faire advenir » (Francis Jeanson). L’instant de la résurgence n’est pas piqué sur le temps comme un caprice ; il révèle un désir et il annonce un sens, voilà ce qui apparaît dans l’univers expérimental de la session comme dans l’univers réel de la vie.

II. L’homme à l’envers

La session n’est pas la vie. Elle suggère pourtant que, le plus souvent, on parle de l’homme moderne à l’envers, c’est-à-dire non pas en le replaçant dans la dynamique de son expression mais en l’enfermant dans ses conditionnements et dans l’inexpression qu’ils favorisent. Notre psychologie serait-elle une psychologie de la mutilation, notre sociologie une sociologie de l’étouffement ? La peinture de l’homme moderne (cf. L’ère du vide et, plus généralement, tout ce qui se rapporte à l’étude critique de notre environnement technocratique) non seulement ne prend en compte que l’homme mutilé mais encore, en le décrivant, donne un fondement théorique à ses difficultés d’expression et les aggrave. L’ère du vide crée le vide. La phobie de la technocratie peut renforcer la technocratie. Séduit par tant de brillantes analyses sur son cas, l’homme moderne se met à parler de son existence comme on veut qu’il en parle : à l’envers.

C’est qu’en lui la partie est serrée. Décrire cet homme sous l’angle de ce désir de sens dont il ne sait que faire. Montrer comme il joue la vie privée contre la vie publique, la vie dite personnelle contre la vie dite professionnelle, comme il passe d’illusion en illusion, comme il refoule son désir dans un mythique « jardin secret » qui ne donne plus accès à aucune réalité. Comment il vit tout entier dans le cercle d’une subjectivité protégée et protectrice, en réalité pur reflet du monde extérieur. Analyser ce « réalisme » qu’il brandit comme une arme, comme un remède contre toute utopie déstabilisatrice. Il a choisi sans le savoir la pire utopie : le néant.

L’homme du réalisme est, on le sait, l’homme de la normalisation. Il cherche à trouver son équilibre, du championnat de football aux combinaisons politiques, en passant par les performances économiques, dans des rôles de rationalité, dans des stratégies qui sont à peu près la seule perspective intellectuelle que lui ont laissée les études, la technique, l’économie, l’informatique. Établir le lien entre ces rôles et les médias qui les garantissent et les cadenassent. Analyser surtout la souffrance de cet homme, ses hésitations permanentes entre la bonne foi et la mauvaise foi, le présenter dans des situations concrètes, dans l’entreprise, devant la télévision. Faire comprendre qu’il est toujours quand même au combat, malgré les pièges, malgré les compromis. Il sait que plus il s’engage dans ce système d’enfermement, plus il s’éloigne de lui-même et des autres. Mais, s’il peut sombrer dans la manie ou la dépression, il peut aussi, dans le même temps, accumuler des munitions pour sa résistance. Insister sur cette donnée qui met en perspective toutes les autres et qui sera un des points d’appui principaux du livre. Les caches secrètes de l’homme moderne ; comme il se trahit, par exemple, par son refus d’entrer dans les rôles qu’on lui propose, alors qu’il en célèbre l’importance, l’urgence, l’efficacité, etc. Ainsi du thème de la motivation dans les entreprises : toujours repris, toujours à reprendre à l’aide d’une inépuisable collection de slogans auxquels personne ne croit, il traduit très bien la totale inadaptation de l’homme adapté.

Tous les alibis que peut se donner cet homme mutilé pour ne pas explorer autre chose que sa mutilation. Il est branché sur l’actualité, sur la mode. Il peut cacher son malaise sous un masque toujours renouvelé de connaissances scientifiques ou techniques. Il le reconnaît dans toutes sortes d’expériences délirantes, des sectes à l’occultisme, voire dans l’expression traditionnelle d’une religion qui, indifférente à ce qu’il pourrait sentir ou dire de lui-même, oriente tous ses efforts et toute sa culpabilité vers des performances morales individuelles. Il le retrouve dans le langage archaïque des partis et des syndicats qui lui laisse l’illusion confortable que rien n’a changé, ni dans le monde ni en lui-même. Pourtant chacun de ces alibis, chacune de ces situations ambiguës lui est une occasion de rencontrer les autres, de voir son image dans leurs yeux, son irrésolution dans la leur ; toute situation de communication devient le miroir de sa facticité et les efforts qu’il fait pour s’en protéger sont aussi des miroirs.

Je souhaite aller de ce qui détruit cet homme aux signes légers, discrets, refoulés mais présents, qui attestent qu’il est conscient de cette autodestruction, même s’il ne sait en être que le spectateur désappointé ou résigné. Analyser l’écart entre ce qu’il dit et ce qu’il pense. Comparer sa sensibilité personnelle, toute stoïque et désabusée, aux hymnes qu’il feint d’entonner en l’honneur du progrès. Montrer qu’il n’est pas monolithique, que son intelligence lui souffle parfois qu’il pourrait avoir son mot à dire, que les idoles qu’il vénère sont dérisoires.

Un jour, à l’occasion d’une joie, d’une peine, d’un instant de plaisir, d’ennui ou d’inattention, il devine qu’il ne s’agit pas de résoudre des problèmes mais de faire advenir de la vie. Même inexploitée, cette évidence reste en lui comme un virus à retardement.

III. La résurgence

Nous l’avons vu : l’émotion qui accompagne tout élargissement de la liberté, si intense qu’il soit, ne relève pas de l’irrationnel. Si nous appelons résurgence l’instant de cet élargissement et le mouvement qui y conduit, nous nous trouvons dans une logique qui s’oppose à celle de la servitude et de la résignation. Elle se manifeste clairement à l’instant de la résurgence, plus facile à isoler, certes, dans la session que dans la vie, mais répondant sans doute, dans les deux cas, à la même nécessité.

L’instant de la résurgence est celui où tombent des cloisons, où apparaissent des fissures qui révèlent la fragilité d’une construction en même temps qu’elles ouvrent des voies à la liberté, à une existence à la fois plus proche de ses sources et plus créative. On ne saurait analyser très précisément un mouvement aussi fluide, aussi imprévisible, aussi intimement lié au mystère de la personne, mais on peut reconnaître quelques-uns des signes par lesquels il se manifeste :
– la conscience d’une contingence qui individualise : un système de valeurs arbitrairement réanimé se délite, le langage laisse paraître d’inquiétantes porosités, la croûte de rationalisation et d’efficacité dont on l’a blindé glisse, se déplace, se désagrège. Il y a du jeu (au sens mécanique du mot) dans les rouages assemblés par l’angoisse. Thématique de l’eau : quelque chose filtre, ruisselle, déferle, menace de noyer mais ne noie pas, emporte en tout cas du mobilier inutile ;
– au hasard de la vie, des modes différents de l’existence que l’on avait dûment séparés (le social, l’éducatif, le sexuel, l’économique, etc.) se rencontrent, se télescopent, créent des relations nouvelles qui contraignent à voir autrement le monde, les autres et soi-même, à reconnaître une sensibilité marginalisée, à changer de regard ;
– ou encore, à côté ou à la place de cette mise en relation synchronique, survient une mise en relation diachronique d’instants différents ou contradictoires, surgis du passé, qui se rencontrent, ou se heurtent, ou s’épousent. Survient alors dans une conscience qui ne voudrait être qu’à ce qu’elle fait une troisième dimension, troublante.

La résurgence apparaît toujours dans la perspective d’une relation ou de la relation. C’est le mouvement le plus individualisé et le moins individualiste qui soit, entièrement imprévisible et d’emblée tourné vers les autres. Liée entièrement à l’histoire de chacun, à ses zones les plus obscures, les plus troubles, elle ne peut survenir que dans la conscience de l’existence d’autrui. On pense à ce qu’Aragon appelle la déplongée, une vie qui se ressent elle-même et peut se penser, le contraire d’une fuite, une libération au sens d’une énergie qu’on libère.

Suggérer par petites touches le climat de la résurgence :
– l’intérêt se déplace du système ou des systèmes aux interstices, aux trous, au jeu que ce ou ces systèmes produisent infailliblement ;
– redécouverte de l’attention, de la sensation fine comme moyens d’accès privilégiés au monde ;
– les valeurs de mouvement l’emportent sur les valeurs de sécurité, de stabilité ;
– conscience des limites individuelles, fin des rêveries totalisantes, renoncement au désir abstrait de puissance ou de toute-puissance, mais certitude d’un pouvoir réel, d’une capacité de faire ;
– la solitude comme fondement de la communication ;
– sentiment d’une réalité en genèse, inchoative, d’une « logique du vivant », conscience de ce qui germe, pousse.

IV. L’homme de la résurgence

La résurgence est une entrée en liberté, un pas décisif sur le chemin d’une libération. Mais elle ne se laisse jamais réduire à du psychologique. L’homme de la résurgence est lié aux autres par deux intuitions convergentes :
– d’une part, un vif sentiment de solidarité, venant moins d’une exigence morale que de la conscience d’une identité de nature. Au cœur de chaque différence, l’humain ou, pour parler comme La Boétie, la compagnie. Se libérer n’est pas s’isoler mais rencontrer les autres, l’autonomie elle-même n’a de sens que pour les relations qu’elle permet de tisser et qui constituent la dimension première de la personne et de la société ;
– d’autre part, un non moins vif sentiment de rejet à l’égard des représentations qui dominent les sociétés post-industrielles. Sans doute l’homme de la résurgence n’a-t-il pas le goût marqué d’opposer une idéologie à une autre mais il sait, pour l’avoir directement expérimenté, ce que signifie le nouveau discours de servitude lié à l’intérêt, à la manipulation, à l’image, à l’individualisme.

L’homme de la résurgence procède par écarts existentiels et par nécessité intime plus que par référence à une idéologie. Il a l’expérience de la barbarie et celle de la liberté. Il les trouve toutes deux dans la société dont il fait partie et dont il n’est ni le champion ni le contempteur systématique. Mais il fait confiance à son dégoût comme à son goût pour faire pencher la balance. Il se sent deux fois un homme parmi les hommes, comme victime – encore parfois consentante – de la barbarie, comme témoin de la liberté. Il est tout entier, dans son existence propre comme dans son action dans le monde, l’homme du passage. Il sait qu’on ne peut longtemps distinguer liberté intérieure et liberté dans le monde. Il rejette d’un même mouvement les fausses mystiques qui ignorent la vie et les bateleurs de l’ambition et de la conquête.

Il a une façon nouvelle d’habiter la cité. Il remplit ses devoirs de citoyen mais sans aucune passion pour le jeu politique, même s’il sait, à l’occasion, s’engager là où il le faut et quand il le faut, c’est-à-dire où et quand la liberté est vraiment compromise. De cela, il se reconnaît juge. Mais c’est ailleurs qu’il donne sa mesure, dans des réseaux informels, dans un tissu toujours changeant de relations qui se reconnaissent à trois signes : on s’y interroge sur l’existence qu’on mène, on se sait porteur d’incitations à la liberté pour la vie sociale, on y vit des relations fortes. Ces micro-réseaux, il les sent, tout limités qu’ils soient, comme de vrais lieux de progrès et d’amitié. Le schéma « famille-travail-loisir » lui devient assez étranger. S’il ne se détourne pas forcément de la famille, il en change radicalement la signification. Il tient pour nul l’esprit de contrainte et pour nul l’esprit de laxisme.

C’est un ouvrier des profondeurs, du simple : un mineur. En un sens, le contraire d’un militant. Avant d’être son devoir, la liberté est son plaisir grave. Il échappe ainsi deux fois, sans aucun risque d’être récupéré, aux séductions de l’aguicheuse société de consommation : par la qualité de son plaisir en face de quoi les « permissions » qu’elle lui offre ne sont que laborieuses agaceries, par l’exigence qui est l’envers de ce plaisir, et dont elle a perdu depuis longtemps le souvenir.

C’est autour de cette lente, permanente, contagieuse résurgence que s’édifie l’unité de sa vie. Il démantèle quelques forteresses (l’idée de famille, d’entreprise, de patrie) mais en réinvestit les matériaux dans de nouvelles constructions. Le sentiment de l’authentique (on analysera cette notion) le ramène toujours à une modestie première et le garde du pouvoir pour le pouvoir, de la carrière, du secret. Refus de la sécurité à tout prix ; sens du départ ; goût d’une certaine pauvreté ; jouissance d’un seul luxe, la relation : il appuie sa créativité sur une dynamique sensuelle. Il oppose au système du marketing la contagion directe de l’existant. On peut dire de lui ce qu’on disait autrefois des transcendantaux : il est diffusif de soi, sans publicité.

V. Une culture de l’expression

Retrouver, d’un seul mouvement, une expression plus authentique, une relation plus libre avec les autres et, par là, une influence réelle sur le monde, ce programme aurait l’agrément de beaucoup. L’homme de la résurgence n’est pas celui qui l’approuve mais celui qui le pratique, c’est-à-dire celui qui fait le pari qu’il est possible de vivre – jusque dans l’acception la plus concrète du mot – en n’acceptant jamais de renoncer, même provisoirement, à aucune de ces trois exigences.

Au début de ce dernier chapitre, il nous semble utile de faire un détour par le XVIe siècle et le Discours de la servitude volontaire. Nous suivrons avec La Boétie cet homme « assoti » par les « drogueries » qui accepte si volontiers le joug « qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ». Nous lui rappellerons que « nous ne sommes pas seulement en possession de notre franchise mais avec affectation de la défendre » et « qu’il ne peut tomber dans l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude nous ayant tous mis en compagnie ».

Cette « compagnie » – notre société – nous tâcherons d’en esquisser, sous l’angle de la résurgence, un portrait équitable. Nous la montrerons aux prises avec deux difficultés majeures et contradictoires :
– elle vit toujours sur des représentations de l’autorité qui l’asservissent, sur des modèles archaïques ;
– elle s’égare dans un rêve de modernité finalement assez vide de sens, probablement pour oublier qu’elle n’a pas encore liquidé ses systèmes d’autorité.

Nous insisterons sur la symétrie qui existe entre les cassures visibles, objectives de la société (exemple : la société duale) et les cassures subjectives qui ruinent les consciences. Nous montrerons à quel point cette société a perdu ses racines et verrons dans le désir de résurgence comme le signe de la volonté de les retrouver, c’est-à-dire de les inventer. Nous ne confondrons pas en effet l’archaïque et le fondamental. « Non pas l’antique comme rabâchage, écrit Jacques Berque, mais l’innové comme retrouvailles ». Nous chercherons à quelles conditions (politiques, culturelles, sociales) de telles retrouvailles sont possibles.

D’une façon plus précise, il faudra imaginer comment l’enseignement et la formation pourraient, pour leur part, au-delà de la simple distribution de connaissances, favoriser de véritables évolutions. Nous ferons sur ce point des propositions précises, inspirées de notre expérience pédagogique. Sans doute aucune proposition, aucune mesure ne permettra-t-elle à quiconque de faire l’économie d’une résurgence personnelle. Mais c’est le rôle d’une société démocratique – c’est-à-dire d’une société qui ne confie pas son destin à la technocratie – de sentir, de comprendre, d’accompagner autant qu’elle le peut les mouvements de la sensibilité, du cœur, de l’esprit qui sont les premiers – et les seuls – signes de culture.

On ne peut en effet continuer à voir dans la culture une décoration aimable et raffinée ou un moyen élégant de s’adapter à l’évolution du monde. C’est du contraire qu’il s’agit. Non pas s’adapter au monde, mais rendre le monde acceptable. Si elle n’est pas le moyen de mettre à distance ce qui nous humilie et ce qui nous étouffe, la culture n’est plus que le bavardage oiseux d’imposteurs spécialisés. Il y a donc urgence à faire naître une culture de la résurgence ou, si l’on préfère, de l’expression. Beaucoup de manifestations spectaculaires et promotionnelles doivent y perdre leur prestige usurpé. Cette sorte de snobisme pour tous qui ruine, avec l’esprit démocratique, toute gravité comme toute amitié, doit s’effacer devant des expériences plus authentiques et plus ferventes.

(6 juillet 2005)