Point zéro

Si l’on m’avait demandé de qui sont ces vers, je n’aurais pas su dire :

Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure
Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange,
Nous voulons retrouver cette morale étrange
Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure.
Nous voulons quelque chose comme une fidélité,
Comme un enlacement de douces dépendances,
Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence :
Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.

Ils sont de Michel Houellebecq 1. On les trouve dans La Poursuite de bonheur, un recueil de 1991. Je les ai lus plusieurs fois, surpris qu’ils me renvoient, étrangement, au tout début du Fou d’Elsa, quand Aragon explique que son immense poème est sorti d’une bizarrerie d’écriture – à vrai dire d’une faute de français – ce « la veille où Grenade fut prise » qu’il avait trouvé dans une ancienne chanson, cette contraction abusive, ce raccourci illicite par où s’étaient engouffrées l’Histoire et la poésie. Ma gêne et ma curiosité ne venaient nullement de ce que ces vers expriment, de ce qu’ils expriment très bien – et qui ne m’est pas étranger. Si le souvenir du Fou d’Elsa s’est imposé à moi, c’est parce que la bizarrerie que je ressentais m’apparaissait, là aussi, liée à la forme plus qu’au fond et qu’au fur et à mesure que je les relisais, que je les comprenais et que je pouvais m’y accorder, quelque chose, un petit quelque chose qui était un grand quelque chose, faisait que ces vers m’échappaient en même temps qu’ils échappaient à la musique qu’ils composaient, comme une rivière ou un ruisseau qui, soudain, exige de sortir de son lit.

La raison en est simple pourtant, même si elle surprendra sans doute les générations dont le rythme des alexandrins n’a pas bercé les rêves, n’a pas canalisé les émotions. Elle relève en effet de la métrique. Les quatre premiers vers sont des alexandrins pur jus. Parmi les quatre autres, un seul – Comme un enlacement… – mérite cette appellation contrôlée. Les trois autres sont de faux alexandrins, des alexandrins obèses, à qui douze pieds ne suffisent pas, ou qui boitent dans des souliers trop petits.

Médiocre connaisseur de l’œuvre de Houellebecq, je ne chercherai pas à savoir si cette étrangeté est volontaire ou non, ni pourquoi il n’a pas voulu corriger une faute qui, de toute évidence, ne lui a pas échappé. Je prends les choses comme elles sont…. Ou plutôt comme les prend parfois, de nos jours, comme il les prenait au temps de François Mauriac ou de Julien Greene, voire de Gilbert Cesbron, le romancier ou l’essayiste catholique. Sa tactique était simple. Planqué à l’angle d’une rue, le goupillon à la main, il contemplait avec une bienveillance un peu envieuse l’errance spirituelle, sociale et souvent sexuelle d’un quidam choisi pour sa capacité de rêver et de souffrir autant que pour sa faiblesse devant les séductions de l’existence. Longuement, pieusement, il jouait avec lui comme le chat avec la souris, le laissait batifoler dans l’erreur et la volupté puis, soudain, tirant ferme sur la laisse, lui plongeait la tête dans l’angoisse. Il soufflait ainsi le chaud et le froid durant deux ou trois cents pages, le temps pour le quidam épuisé et confiant de venir assez près de lui pour qu’il lui décoche le coup de goupillon fatal qui leur assurerait à tous deux l’entrée au Paradis de la littérature. Alors, pour finir, comme dans les vers de Houellebecq, sortait d’un phono du bon vieux temps un hymne spirituel chaleureux qui arrachait le lecteur à l’horreur des temps et faisait monter en lui, au tournant de sa retraite, toutes ses affaires faites et bien faites, l’irrésistible et si confortable nostalgie de la foi de son enfance. Michel De Jaeghere a cru le sentir : c’est bien là la filiation de Houellebecq. Du vrai Houellebecq. Non pas le prophète cynique du malheur, non pas le contempteur de la modernité, non pas l’horrible personnage qui dit s’intéresser surtout dans l’homme à ce qu’il y trouve de dégueulasse. Pas ça, non. Le vrai visage. La part de pureté de Houellebecq, son ticket de rédemption. On savait bien qu’il avait un bon fond. Qu’il faisait partie de la petite phalange de ceux qui ont bon fond et bonne nostalgie. C’est, écrit Michel De Jaeghere, « la certitude de n’être lu, compris, que par le petit nombre [qui] l’autorise soudain à cette confidence. » Allez, il est des leurs ! Tout lui est pardonné. C’est bien d’être un catho conservateur, ça roule, ça, Madame !

Manque de pot ! La moitié des alexandrins sont pourris. La consultation est gratuite mais, aux yeux du psy que je ne suis pas, si ce n’est pas fait exprès, il y a du lapsus calami dans l’air. Le goujat ! Comme Arsène Lupin, il a laissé sa carte de visite, sa carte de dérision au milieu du poème ! Ainsi il s’en prend même à l’intériorité, à la bonne nostalgie, au bon fond, au petit Jésus de notre enfance. Et en écrivant comme Péguy, par-dessus le marché ! À qui se confier ici-bas ?

Je ne vous cache pas que ça m’intéresse. Remballez vos bonbons à l’eau bénite. Remballez vos émotions, chère troupe innocente d’enfants chéris des cieux ! Je crains que Houellebecq ne vous ait baisée. Et ne vous mettez surtout pas en tête qu’il travaille pour l’équipe d’en face. Je crois qu’il ne travaille pour personne et, au fond, même pas pour lui. Ni contre personne, d’ailleurs. Il a ses partis pris, il pourrait en avoir d’autres. Peu importe. Aucune nécessité de le suivre. La terre, au fond, il la sent encore informe et vide, vous vous rappelez ? Même si elle est pleine d’ordures qu’il déblaie sans joie. Pas de vérité en réserve, voilà ce que je lis dans son œuvre. Pas de vérité en tirelire, en cagnotte, en roue de secours. Ce n’est pas tant que ce point de vue me paraisse vrai. C’est que les autres me paraissent faux. Il y a du point zéro dans l’air, celui qui veut me le faire sentir n’a pas forcément raison mais celui qui veut me le faire oublier a forcément tort, même s’il y va de ses grandes orgues.

2 août 2016

Notes:

  1.  Ces vers sont cités dans l’éditorial de Michel De Jaeghere qui ouvre le numéro hors-série du Figaro consacré à Michel Houellebecq, le grand désenchanteur.

Non à l’imprescriptibilité

Le jour où l’Assemblée nationale vote une proposition de loi dont il est le rapporteur, et qui vise à doubler le temps de prescription des crimes et des délits, le député de la majorité Alain Tourret déclare : « Cette proposition de loi est sans doute le dernier texte que nous votons avant l’imprescriptibilité. » J’aimerais trouver dans cette phrase quelque trace de mélancolie, mais la chercher serait faire injure à ce député : pourquoi alors défendrait-il ce texte ? Le co-auteur de la proposition, son collègue de l’opposition Georges Fenech, m’interdit d’ailleurs toute hésitation quand, à la tribune de l’Assemblée, il prophétise ainsi : « Je suis convaincu, mes chers collègues, qu’en adoptant cette proposition de loi, nous ferons véritablement entrer la justice dans le XXIe siècle. »
Ξ
Combien de temps doit durer la prescription, je n’en ai pas idée. Mais si le lien que j’établis entre les deux propos que je viens de citer n’est ni arbitraire ni erroné, si je dois comprendre de leur juxtaposition que la marche vers l’imprescriptibilité des crimes et des délits épouse, à moins qu’elle ne contribue à l’engendrer, l’esprit du vingt-et-unième siècle, alors ce débat juridique dont j’ai toutes les raisons de ne pas me mêler change instantanément de nature. C’est à chacun de nous qu’il est demandé si maintenir éternellement certains de nos semblables dans la situation de coupables et, par là, pérenniser, pour leurs victimes, un passé tragique en constante réactualisation – sans omettre qu’il n’est nullement impossible que certains citoyens se trouvent en même temps dans les deux situations – est une idée raisonnable, si elle a quelque rapport avec les idéaux démocratiques et, surtout, si nous pouvons, dans notre for intérieur, la reconnaître et y adhérer.
Ξ
On ne peut pas examiner cette question hors du contexte anxiogène de notre époque, hors de l’impossibilité où nous sommes de lui échapper et des illusions où cette impossibilité nous plonge. Parmi elles, de loin la première, l’effrayante passion pour le rôle, cette prothèse d’identité, pour ce qu’il confère d’officiel, d’important, pour ce qu’il favorise, autorise, justifie. Le management triomphant fait de nous des acteurs, habile manière de nous rassurer et de nous valoriser tout en nous tenant en laisse. De fait, nous nous enchaînons aveuglément à nos rôles. Nous les bourrons d’un bavardage que nous appelons le sens, nous les en chargeons comme des ânes en oubliant qu’ils n’en supportent qu’un peu, un tout petit peu, bien trop peu pour nous épargner le doute, l’angoisse, le vertige, le frisson. Le sens des rôles est un petit poêle à quatre sous, il chauffe à peine, il nous faut tirer tous les rideaux de notre vie, en fermer, obturer, calfater les fenêtres. Les rôles nous isolent. Au mieux, sous une porte, se glissent quelques fantômes.
Ξ
La condition de victime ne fait pas échapper à l’illusion du rôle : elle en exacerbe le désir à la mesure de la souffrance. L’imprescriptibilité, c’est la consécration de cet enfermement dans le rôle. Dans l’identité de coupables, pour les uns, de victimes, pour les autres. La question des dédommagements, du pretium doloris, etc. n’est pas le fond de l’affaire. Tout le monde est seul aujourd’hui, mais la solitude de ceux qui ont été victimes d’une injustice, d’une violence, d’un crime, est infiniment plus cruelle et suscite donc, tout naturellement, un besoin plus urgent de s’identifier à un rôle, même tragique, même obscur. Ce que ceux-là demandent à l’imprescriptibilité n’est pas tant de leur permettre de réclamer leur dû, mais de les protéger contre une difficulté de vivre que l’épreuve a rendue insupportable. De la déguiser, de la masquer. Toujours la bonne jambe de Boniface, le jeune charretier des Voyageurs de l’impériale, quand la charrette s’est renversée sur lui et que l’autre jambe en a été broyée : c’est celle qui n’a pas souffert que ceux qui arrivent contemplent, c’est elle qui leur fait peur. C’est la vie qui fait peur parce qu’elle est vraie, le rôle est toujours du côté de la mort : sauf au théâtre, où tout est inversé. La vie qui reste à la victime, c’est sa bonne jambe, elle l’épouvante. Même chose pour le coupable sans doute. Lui aussi a peur de vivre, replonger est tellement facile.
Ξ
Il serait étrange et effrayant que des parlementaires qui ne sont ni des victimes ni des coupables puissent un jour entrer dans ce jeu. Ne voudraient-ils pas voir que, du simple point de vue de la sécurité, ce serait absurde ? Si, jusqu’à ma mort, quoi que je fasse, je suis désigné comme coupable, si l’opprobre ne me lâche pas, ne suis-je pas fortement tenté d’entrer encore plus avant dans le seul rôle qu’on m’attribue, celui qui m’a déjà perdu ? Veut-on que je me fasse plus coupable encore ? Qu’aux éloquentes associations d’éternelles victimes répondent de souterraines associations d’éternels coupables ? Et que de nouvelles victimes… ? Monstruosité de l’imprescriptibilité. Et sottise.
Ξ
Nous sommes bien d’accord, vraiment. Coupable n’est pas victime, victime n’est pas coupable. Il faut empêcher les assassins, autant qu’il est possible, de traîner dans les rues. Et, autant qu’il est possible, dédommager les victimes. Mais là n’est plus la question, et la guerre des rigoureux et des laxistes, même s’ils ne s’en aperçoivent pas, n’est aujourd’hui qu’un lever de rideau dans un théâtre pauvre qui recycle de vieux succès. La vraie guerre, on l’a vue à l’Assemblée. Même si c’est à l’unanimité que le prolongement de la durée de la prescription a été voté, à l’unanimité et à la sauvette, et en s’entre-félicitant à gogo, comme des gens vaguement mal à l’aise, des gens qui ont des choses à cacher mais qui ne savent pas lesquelles.
Ξ
Lesquelles ? Lisez les discours. Sans doute une chose simple et grave : ils projettent sur le débat de l’imprescriptibilité les angoisses de la société moderne et, surtout, les désastreux remèdes censés la guérir, et qui l’alourdissent. Et l’imprescriptibilité devient l’exemple même de la mesure managériale faite pour produire, sans que ceux qui l’imposent l’aient toujours clairement compris, l’exact contraire de ce qu’elle annonce. Nous sommes ici au cœur du fonctionnement de l’entreprise quand l’idéologie l’a infectée. Le remède est un poison mais assorti d’une telle réclame, d’une telle profusion de bons sentiments, d’une si intense démonstration d’humanité que les agents qui vont le proposer avec un zèle débordant ne se doutent de rien et sont les premiers, et avec quelles délices, à l’avaler.
Ξ
C’est cette musique que m’a rappelée l’intervention de Mme Anne-Yvonne Le Dain, cette thuriféraire de l’imprescriptibilité qui en est aussi la première dupe. Ce document parlementaire est un état des lieux de l’intelligence politique aliénée. Avec un étrange vocabulaire de défilé de haute couture qui égaye ces histoires trop tristes de prescription des crimes. Aux yeux de cette députée, doubler les délais de prescription « constitue finalement une solution très élégante. » Elle juge que la proposition de loi qu’on soumet à sa sagacité parlementaire est « un joli texte ». Non qu’elle se contente d’impressions esthétiques. Elle a beaucoup travaillé son intervention, beaucoup. Se posant fort opportunément la question de savoir ce qu’était au juste la prescription, elle a résolument « consulté le dictionnaire pour savoir ce qu’il en est ». Et ce n’est pas pour le plaisir des yeux ni des oreilles qu’elle trouve ce texte joli, mais pour des raisons infiniment plus savantes, parce qu’il « présente l’immense avantage de consacrer l’essor de la science et de la technique qui, au-delà de la mémoire, permettent maintenant d’aller au bout des enquêtes et de retrouver des preuves physiques, chimiques, biologiques à partir de données factuelles et concrètes. »
Ξ
Plus à côté du sujet, on ne peut pas l’être. Je ne peux reprocher à cette députée d’ignorer Baudrillard et Debord, Orwell et Michéa, mais s’est-elle seulement demandé si « consacrer l’essor de la science et de la technique » était bien un critère à prendre en compte pour décider d’un délai de prescription ? Si l’on parle à Mme Anne-Yvonne Le Dain, dans un dîner, de technocratie, je parie qu’elle soupire avec accablement sans se douter un instant que son discours est la plus parfaite expression de ce délire, la plus admirablement naïve. En attendant, aussi à l’aise avec Internet qu’avec le dictionnaire, elle cite ses auteurs : Nietzsche, Alphonse Allais dont on est ravi de savoir qu’elle « l’apprécie tout particulièrement », Julien Green. Et qu’a confié Nietzsche à Mme Anne-Yvonne Le Dain ? Que « tout acte exige l’oubli. » Et le bon Alphonse Allais, quel message a-t-il laissé sur son portable ? Que « l’oubli c’est la vie. » Et Mme Anne-Yvonne Le Dain, qui a parfaitement compris, et qui est alors saisie d’un immense mouvement de générosité parlementaire, veut leur faire superbement écho et s’écrie : « Mais la loi aussi doit permettre, doit être la consécration de la vie ! » Je demande pardon pour cette digression qui se prolonge presque autant que la prescription. Je confirme toutefois que la proposition de loi a bien été votée à l’unanimité, une unanimité dont Mme Anne-Yvonne Le Dain fait partie. Ce qui autorise à conclure qu’elle a voté pour cette proposition. Alors que l’oubli, c’est la vie. Que la loi, elle vient de le dire, doit être la consécration de la vie. Et l’oubli, qu’on soit guelfe ou gibelin, ce n’est pas l’augmentation du délai de prescription. Et l’oubli, ce n’est pas la marche vers cette imprescriptibilité dans laquelle les deux artisans de ce texte, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite, voient l’indépassable horizon de la loi selon le XXIe siècle. Et si l’on refuse d’oublier l’oubli, comment peut-on voter pour une proposition qui, au dire même de son rapporteur, est peut-être le dernier texte que l’Assemblée vote avant de lui claquer la porte au nez ?
Ξ
Si j’insiste sur cette intervention de Mme Anne-Yvonne Le Dain, c’est que je la lis comme un bilan clinique de l’époque. J’y entends le baratin des cadres supérieurs, leur schizophrénie innée, ou acquise, ou mimée : n’importe quel mot pour n’importe quelle chose, déconnection complète – efficacité exige – entre la parole et l’action avec, dans les petits crânes bien rangés, l’idée gamine que c’est rusé, ça, Madame ! J’y vois la mauvaise foi hollando-vallsiste ; là-dessus je n’insiste pas, mauvais pour la tension. J’y entends battre tristement le cœur des élites, je vois la démission leur couler des yeux comme une chassie. Dans ce ton de mondanité inquiète, je sens la peur, pétante ! Et tant d’autres choses dont il faut urgemment parler, ici, partout, dans le monde entier, et plus loin !
Ξ
Mais Mme Anne-Yvonne Le Dain ne sait pas mentir. Toute cette histoire, c’est parce que les associations de victimes, c’est à cause des associations de victimes, c’est pour les associations de victimes. Et pourtant, Simone Weil vous l’expliquerait mieux que moi, les associations ne souffrent pas. Les victimes souffrent, aucune association n’a jamais souffert. Il n’y a rien à dire à une association, ça n’existe pas. Mais les victimes, elles, existent qui, au fond d’elles, attendent de nous non pas d’impossibles paroles de vérité hors de notre portée, mais celles qui la trahissent le moins. La compassion aussi, bien sûr, et totale, mais pas la mécanique, pas celle qui jouit d’elle-même. Celle qui vient de notre souffrance à nous, passée, présente, future, assez taiseuse finalement, celle qui parle simple, celle qui sait dire go !, avanti !, en avant !, celle qui entraîne, dans le même mouvement, consolateur et consolé. Une association de victimes, c’est du lourd, c’est forcément du gras, comme toute association. Et ce lourd devient trop lourd quand les politiques comprennent ce qu’il faudrait mettre dans l’autre plateau de la balance pour faire contrepoids : leur âme, et donc, forcément, leurs intérêts puisque c’est là qu’elle niche.
Ξ
C’est un piège terrible que d’être victime, et qui fait un écho terrible à une souffrance terrible : cela, une victime le sait ; si elle l’ignorait, le malheur le lui aurait appris. La souffrance première, puisse-t-elle s’apaiser, personne ne l’empêchera de mordre. La souffrance seconde, l’enfoncement dans la victimisation, c’est comme si la souffrance première avait fabriqué toutes sortes d’avatars, de mauvais génies en miroir : on ne peut pas souhaiter aux gens de rester dans cette noirceur, de la justifier, de l’épouser. On ne doit pas céder à leur pression, même si on la comprend – surtout si on la comprend -, quand ils pèsent pour obtenir une imprescriptibilité qui pourrira leur vie en la fixant à ce passé, en l’actualisant et le réactualisant, en le présentifiant, en le faisant obsédant. Il ne faut pas faire droit à l’angoisse des gens contre leur liberté. Il ne faut pas faire campagne sur leur angoisse. Il ne faut pas se livrer à un trafic d’angoisse même si aucune loi ne le réprimera jamais : vous voulez que je vous enferme parce que vous souffrez trop et je feins, moi, parce que ça m’arrange trop, de croire que vous le voulez vraiment. « Pas ça ou pas moi », un parlementaire, dans une pareille circonstance, ne peut pas échapper à l’alternative, même si Mme Anne-Yvonne Le Dain ne trouve pas cela élégant.
Ξ
Je ne suis pas juriste vraiment, mais je sens dans cette affaire d’imprescriptibilité un style, une manière d’être, une odeur que je reconnais. Parce qu’on y joue perdant-perdant avec la vie, avec l’avenir, avec tout ce qui vaut. Parce qu’on y joue pétochement. Parce qu’ici, comme dans cent autres occasions, on se confie à une prétendue logique de sécurité infiniment inquiétante qui, peu à peu, nous enserre et, faisant de la défense de la liberté une sorte d’effrayant Diên-Biên-Phu, nous fait passer subtilement, misérablement, d’une démocratie à une autre. Parce qu’en rivant des gens à leur condition de coupables ou de victimes, comme d’autres aux exigences de la croissance, comme d’autres aux diktats d’une morale de circonstances, on met en place les conditions d’une société qui, sous les plus avenantes apparences, fera un jour de la démocratie non plus le plus mauvais régime « à l’exception de tous les autres », mais en dépit de tous les autres. La démocratie totalitaire vers laquelle nous voguons n’aura en effet à espérer ni évolution ni révolution, et ne saura que précipiter son involution. Elle n’aura aucun autre tyran à renverser qu’elle-même. Son puéril aveuglement l’empêchera de se reconnaître dans le miroir de ceux qui l’avaient prévue et annoncée. Elle s’étouffera toute seule en sondant ses intentions de suicide, à moins que quelque tyrannie ordinaire et classiquement féroce ne la dévore ou ne la remplace.
Ξ
Je sais d’où elle part, l’horreur. D’une simple absence. D’un simple arrangement avec l’être. Je n’en veux pas à Mme Le Dain, je me désole que personne ne lui ait rien expliqué. Dans ce discours mondain, fait pour les copains parlementaires, comme dans tous les discours mondains, à quelque sorte de copains qu’ils s’adressent, copains curés ou bouffeurs de curés, copains de ci ou copains de là, copains comme ci ou copains comme ça, copains classico-sexistes ou sexo-inventifs, je n’entends pas l’âme de celle qui le prononce, j’entends une rumeur soumise, j’entends la validation du vide, j’entends une voix renoncer à être une voix, et mendier qu’on l’en félicite. Et ce qui, ailleurs, me renvoyant à mon propre désastre, n’aurait suscité en moi qu’une sympathie désolée, m’est insupportable dans ce lieu de pouvoir. Non que j’imagine les élites meilleures que le reste du peuple, non que je leur impose d’être plus vertueuses et plus désintéressées que lui – et que moi !
Ξ
Vitam impendere vero, consacrer sa vie à la vérité – ce qui suppose qu’on ne s’imagine pas vautré en elle comme dans une charrette de foin -, Michel Onfray a mille fois raison de placer cette exigence infiniment plus haut que toutes les adhésions partisanes, si fort qu’elles gueulent. Plus haut ou, plutôt, ailleurs, autrement. Enfin, voyons, c’est quoi, faire de la politique ? Les urnes ont été ouvertes, les premières centaines dépouillées, il est clair que, pour moi, ça va passer. Fierté, gloriole, pensées vachardes pour l’adversaire, je n’y couperai pas. Parfait. Et puis ? La ligne sur laquelle je me suis engagé sera la mienne, pas de problème. Et puis ? Rien d’autre ? Ce serait court, vraiment court. Alors je me laisse songer un instant à ces électeurs qui m’ont appelé à les représenter. Et si je me les représentais tout de suite, après tout ? Allez, j’y vais, personne n’en saura rien. Je vais revoir ce que j’ai vu d’eux, ressentir ce que j’ai senti d’eux. La ligne reste la ligne. La gloriole est digérée. Mais, au fond, dans le chantier, ça travaille. C’est sombre, mais pas noir. Je les songe, les gens, je bute sur des regards, je glisse sur des souvenirs, il pleut des mots, c’est comme un goutte-à-goutte d’inexprimable vérité. Écoute voir, disait-on autrefois, écoute voir… Le chantier, c’est moi. Les autres me fabriquent si je les regarde vraiment, si je les regarde par-dessous, en passant par mon âme et en frôlant la leur, tel Achille aux pieds légers. C’est un détour qui fait gagner du temps, comme dans le métro quand on oublie la ligne directe pour prendre celle qui suppose un changement, une correspondance. Regardés comme cela, ils sont là, les gens, dans leur inaccessible vérité. Inaccessible mais incontournable, impossible à zapper, impossible.
Ξ
Et alors ? Alors, rien. Dans cet imperceptible détour tient toute la liberté dont on est capable, toute la vérité qu’on peut connaître, toute l’amitié dont on dispose. Côté vertu, rien à signaler, pas brillant, aucune amélioration. Image de moi grisâtre, avec un éclair de temps en temps. Quelque part, je suis devenu infirme, à moins que ce ne soit accro : je ne pourrai plus jamais penser aux gens, ni même à moi, sans passer par ce détour. Je ne connais pas d’autres manières de ne pas fuir. Je suis là et je ne suis pas là, démerdez-vous avec ça. Je tiens ma parole et je vous trahis, comprenez si vous pouvez. En tout cas, je me fous de votre non-dit mondain, je ne me sens aucune solidarité avec vos intérêts, même si vous les rebaptisez Valeurs. À propos, M. le Co-auteur de la proposition ne devait pas être très à l’aise avec les jeux de construction quand il avait ses couches-culottes : on fait entrer le petit dans le grand, voyons, pas le contraire ! Donc, il ne s’agit pas de faire entrer la justice dans le XXIe siècle. Ça, c’est Narcisse and Co, le management, le flan habituel, ça va comme ça. Le contraire. C’est le XXIe siècle qu’il faut faire entrer dans la justice. Sinon, dans l’état où il est, il va crever. Elle, vous savez, elle a le temps. Et il est prudent de ne pas l’enfermer, sinon elle peut devenir farceuse. Par exemple, elle installe confortablement le discours de Mme Anne-Yvonne Le Dain dans un des plateaux de sa balance et, dans l’autre, dépose en rigolant trois lignes de Simone Weil. Et alors ? Alors ce sont les astronomes qui sont contents ! La prose de Mme Anne-Yvonne Le Dain traverse l’univers de part en part, aucune fusée n’est jamais montée si haut !

18 mars 2016

Une Europe que j’aurais aimée

En 1930, Alexis Leger, qui deviendra Saint-John Perse, est directeur du cabinet diplomatique d’Aristide Briand, lequel cumule alors les fonctions de président du Conseil et de ministre des Affaires étrangères. L’année précédente, à Genève, devant l’Assemblée de la Société des Nations, Briand a annoncé, au nom du gouvernement français, un projet d’union européenne que le chancelier allemand Stresemann a très favorablement accueilli. La S.D.N. lui a alors demandé de présenter un « mémorandum sur l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne ». Ce texte de quinze pages, rédigé sous la direction d’Alexis Leger, a été publié dans le volume de la Pléiade consacré aux Œuvres complètes de Saint-John Perse.

Non seulement ce projet n’a pas abouti mais il a été à peine discuté. La mort de Stresemann, l’épuisement d’Aristide Briand, les conséquences du krach de Wall Street, la montée des nationalismes européens, ç’en était trop. Et pourtant, placé à côté de la « construction européenne », c’est lui qui est vivant et c’est elle qui sent la mort.

Ce lien fédéral est « un lien de solidarité permettant aux Nations européennes de prendre enfin conscience de l’unité géographique européenne et de réaliser, dans le cadre de la Société, une de ces ententes régionales que le Pacte a formellement recommandées. » En une phrase, tout est dit : il s’agit de l’Europe mais, en même temps, de plus que l’Europe. Le projet européen s’inscrit dans la perspective infiniment plus vaste du projet universel de la Société des Nations, c’est-à-dire dans un emboîtement de libertés solidaires. La construction européenne est une entente régionale parmi d’autres ententes régionales qui, comme elle, prennent leur sens dans la vision universaliste de la S.D.N. En Europe comme ailleurs, ces ententes à venir sont des œuvres de raison. Elles trouvent donc nécessairement leur finalité en dehors d’elles, dans une réalité plus large qu’elles, et nullement dans la recherche et l’exaltation de ces grandeurs de foire que sont et que demeurent, même quand le monde entier les exalte, la puissance, la domination, le prestige.

Sur ce point, le mémorandum ne laisse aucune place à l’interprétation : « Il ne s’agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la S.D.N., mais au contraire d’harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l’esprit de la S.D.N., en intégrant dans son système universel un système limité, d’autant plus effectif. La réalisation d’une organisation fédérative de l’Europe serait toujours rapportée à la S.D.N., comme un élément de progrès à son actif dont les nations européennes elles-mêmes pourraient bénéficier. En fait, certaines questions intéressent en propre l’Europe, pour lesquelles les États européens peuvent sentir le besoin d’une action propre, plus immédiate et plus directe, dans l’intérêt même de la paix, et pour lesquelles, au surplus, ils bénéficient d’une compétence propre, résultant de leurs affinités ethniques et de leur communauté de civilisation. »

Puissante leçon dont l’application politique, pour ceux au moins que ne fascine pas la dégustation du pouvoir dans la gamelle de l’argent, est tout aussi puissante : quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, quoi qu’on se dise, on agit toujours à la fois, et dans le même mouvement, pour soi et pour plus que soi, on engage toujours à la fois, et dans le même mouvement, soi et plus que soi. Le nier n’est pas faire preuve de liberté, ni de réalisme, ni de lucidité, ni même de cynisme, c’est vouloir se faire caniche et peut-être ferraille, ça finit toujours par aboyer ou par rouiller. Nul n’est une île. Nul être humain. Nulle société. Les destins particuliers se dévitalisent quand ils se désolidarisent de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne peut, en aucun cas, être défini par quelque instance autoritaire, pas plus qu’il ne saurait être réduit à la recherche de quelque progrès collectif dans un domaine ou dans un autre. Dire que les individus ne peuvent pas penser leur existence sans, de quelque manière – même si c’est par la contestation -, se soucier de l’intérêt général, c’est dire que l’intérêt général, entendu en son sens le plus profond, s’affirme et se bâtit sur les exigences des intérêts particuliers entendus en leur sens le plus profond. La dictature de l’intérêt particulier sur l’intérêt général et celle de l’intérêt général sur l’intérêt particulier sont deux monstruosités symétriques, également méprisantes à l’égard de la condition humaine. En réalité, ce couple est indissociable. La conscience de l‘intérêt général ouvre à l’intérêt particulier un horizon que son narcissisme n’imaginerait jamais, mais c’est l’intérêt particulier, dont, en définitive, il procède, qui fonde et justifie l’intérêt général. Dans ce dialogue, cet entrelacement, cette croissance simultanée, c’est d’ailleurs la notion d’intérêt elle-même qui se nuance, qui s’approfondit, qui se fortifie, et finalement se transforme. Quand elle ne se satisfait ni de la généralité abstraite ni de l’affirmation solitaire, elle prend conscience d’elle-même et, s’élargissant, finit par se confondre avec la vie, avec la vie personnelle, bien réelle, et avec la vie sociale, toujours métaphorique. Les humains se découvrent alors relatifs ou, si l’on préfère, en relation. En mouvement, donc, jetés à la fois en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, dans la vérité toujours naissante et renaissante de l’intériorité, de l’imagination, de la création, de la liberté expérimentée, liberté qui ne pourrait trouver son expression véridique si elle ne se projetait pas sur le monde et la société mais qui ne peut naître et prendre conscience d’elle-même que dans le nid de la solitude, qui n’est pas l’isolement.

Et voici, en quelques lignes, l’écrabouillement et/ou l’écrabouillage de toute espèce de machiavélisme, le grand (le démoniaque) et le petit (le ridicule), ce dernier généralement plus à la portée des imaginations contemporaines : « Non plus qu’à la S.D.N., l’organisation européenne envisagée ne saurait s’opposer à aucun groupement ethnique, sur d’autres continents ou en Europe même, en dehors de la S.D.N. […] L’œuvre de coordination européenne répond à des nécessités assez immédiates et assez vitales pour chercher sa fin en elle-même, dans un travail vraiment positif et qu’il ne peut être question de diriger, ni de laisser jamais diriger, contre personne. » Exit le fantasme de la guerre économique et, avec lui, celui de la compétition, incapable, comme un esprit honnête le constate depuis des décennies, de rendre la moindre vitalité à qui ou à quoi que ce soit, ni la moindre virilité aux impuissants, au moins mentaux, qui s’en égosillent. En réalité, c’est toute espèce d’action, toute espèce de tâche, toute espèce de travail qui retrouve ici la dimension supérieure qui n’a jamais cessé d’être la sienne, même depuis que la maison est devenue une porcherie. Ce qui donne sa valeur à ce que je fais, ce n’est pas l’image que produira mon acte. Ni la possibilité qu’il me donnera de sautiller pour m’installer sur une branche plus élevée du perchoir : ce navrant succès me renverrait immédiatement, grâce à Dieu, à une insatisfaction encore plus profonde, encore plus incurable, encore plus poisseuse, encore plus méprisable. Ce que je fais vaut par ce que je fais. Cette phrase que j’écris ici, pertinente ou non, sotte ou pas entièrement, toute ma vie, toute la vie est en moi quand j’en tape les mots sur ma machine. Personne ne saura jamais, surtout pas moi, ce qu’elle produira ou non, ce qu’elle transformera ou non, mais tout le monde sait que personne ne sait jamais de telles choses et c’est précisément ainsi que je rejoins tout le monde, c’est ainsi que nos phrases, nos actes, à l’instant où nous les sentons vraiment les nôtres, nous échappent comme le ballon s’envole des mains de l’enfant, c’est ainsi que nous les voyons s’enfoncer dans l’inconnu où nous n’avons pas peur de trouver, si nous ne faisons pas semblant d’être comblés par le réalisme myope et rabougri qu’on nous impose, notre seul horizon sensé, notre étrange et désirable pays, notre terre vraiment natale.

Attention. Le but de cette union fédérale n’est pas de produire une cascade d’autorité, mais une ascension de liberté : « En aucun cas et à aucun degré, l’institution du lien fédéral recherché entre Gouvernements européens ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des États membres d’une telle association de fait. C’est sur le plan de la souveraineté absolue et de l’entière indépendance politique que doit être réalisée l’entente entre Nations européennes. Il serait d’ailleurs impossible d’imaginer la moindre pensée de domination politique au sein d’une organisation délibérément placée sous le contrôle de la S.D.N., dont les deux principes fondamentaux sont précisément la souveraineté des États et leur égalité de droits. »

Nous sommes loin de Bruxelles. Mais très proches, cependant, de débats on ne peut plus actuels que le mémorandum tranche avec une souveraine netteté : « La politique d’union européenne à laquelle doit tendre aujourd’hui la recherche d’un premier lien de solidarité entre Gouvernements d’Europe implique, en effet, une conception absolument contraire à celle qui a pu déterminer jadis, en Europe, la formation d’Unions douanières tendant à abolir les douanes intérieures pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse, c’est-à-dire à constituer en fait un instrument de lutte contre les États situés en dehors de ces Unions. Une pareille conception serait incompatible avec les principes de la S.D.N., étroitement attachée à la notion d’universalité qui demeure son but et sa fin alors même qu’elle poursuit ou favorise des réalisations partielles. »

Est-ce assez clair ? Les barrières extérieures de la communauté, c’est, à l’intérieur, un simulacre de paix inspiré par la lâcheté d’un confortable entre soi et, à l’extérieur, sous une forme ancienne ou nouvelle, violente ou feutrée, la guerre. Le mémorandum propose au contraire de partir de ce qui est, et de faire évoluer ce qui est en le pénétrant peu à peu du souci et du désir d’universalité dont la Société des Nations est garante.

Une réflexion un peu décalée, qui porte sur la méthode, donne au propos un éclairage nouveau : « Ce pacte initial et symbolique, sous le couvert duquel se poursuivraient dans la pratique la détermination, l’organisation et le développement des éléments constitutifs de l’union européenne, devrait être rédigé assez sommairement pour se borner à définir le rôle essentiel de cette association. (Il appartiendrait à l’avenir, s’il devait être favorable au développement de l’union européenne, de faciliter l’extension éventuelle de ce pacte de principe jusqu’à la conception d’une charte plus articulée.) »

Cette idée, Alexis Leger la reprend et l’explicite un peu plus loin : « Il ne s’agit point, en effet, d’édifier de toutes pièces une construction idéale répondant abstraitement à tous les besoins logiques d’une vaste ébauche de mécanisme fédéral européen, mais, en se gardant au contraire de toute anticipation de l’esprit, de s’attacher pratiquement à la réalisation effective d’un premier mode de contact et de solidarité constante entre Gouvernements européens, pour le règlement en commun de tous problèmes intéressant l’organisation de la paix européenne et l’aménagement rationnel des forces vitales de l’Europe. »

Ce point m’importe infiniment. Il faut être un technocrate, je veux dire avoir renoncé à l’intelligence, pour trouver là-dedans une regrettable imprécision, ou un défaut de prévision, ou une déplorable légèreté. Si légèreté il y a, c’est celle du pinceau du peintre qui ne renonce pas à suggérer l’impossible. Ce mémorandum s’adresse à des êtres vivants, il s’en voudrait d’anticiper leurs réactions, il s’en voudrait même d’essayer de les prévoir. Ceci n’est pas une manœuvre, ceci est une proposition. Il y a de la grandeur dans la simplicité de ce paragraphe, il serait cruel d’en comparer la prose avec celle de nos je-sais-tout à servilité incorporée. J’entends ici un langage humain. J’entends qu’on me parle « à hauteur d’homme ».

J’entends ici un mot estimable devenu un recours toutes garanties pour l’interviewer, j’entends ici parler de concret. « Mais concrètement ? » : cette judicieuse question promet désormais une grande carrière aux nigaud(e)s qui la posent mécaniquement, avec un air de supériorité clanique. C’est le talisman du conformisme indifférent, ils la collent comme un timbre-poste au beau milieu de n’importe quel entretien, sans avoir la moindre idée de ce qu’est ce concret qu’ils confondent avec l’utilité vulgaire dans laquelle ils pataugent comme tout le monde mais en l’épaississant comme personne. Et pourtant. Le concret : le remous que fait l’esprit quand il plonge dans l’étang des choses. Le concret : la pierre de touche de la vérité. Le concret : l’épreuve et la confirmation. Le concret : le lien entre la pensée et la matière. Le concret : l’ambiguïté fondamentale. Le concret : l’insaisissable, l’ironique. Eh bien, oui, dans la modestie du propos d’Alexis Leger, dans cette façon de regarder autour de soi les menaces et les périls sans cesser un seul instant d’espérer, je le vois ce concret, je le reconnais, c’est le mien, le tien, le vôtre, c’est ce mélange d’hésitation et de bravoure dont sont faites nos vies si elles se veulent vivantes. Le concret, cette invitation à la hardiesse prudente, au courage modeste. Le One step is enough for me du Cardinal Newman que Jean XXIII a repris quand, sur un coup de tête, ou de cœur, ou de Grâce, il a lancé Vatican II. Et c’est, tout pareillement, le voyageur du train de banlieue, le soir, après la fatigue, après les obligations absurdes, après les discours identiquement foireux sur le faire plus, le gagner plus, le produire plus, après ces âneries cruelles dont on pourrit sa vie, à l’instant où, dans l’écrasement de la foule, lui vient une pensée ni gaie ni triste, une humeur indéfinissable, un sentiment d’être là plus fort que tout, plus fort même que ce qu’on appelle généralement l’amour.

Au début d’un paragraphe, une évidence s’affirme avec brusquerie : « Subordination politique du problème économique au problème politique. » Vlan ! Je crois comprendre. Il faut choisir. Du cœur du concret, du cœur de l’indépassable ambiguïté politique, le vrai rappelle ses droits. Même si l’on est un poète qui n’a que peu d’accointances avec les socialistes et, de plus, collaborateur d’un homme politique centriste qu’ils traitent eux-mêmes de renégat. Mais il faut lire tout ce paragraphe et, surtout, méditer sur le tournant de la dernière phrase quand Alexis Leger raisonne a contrario, comme s’il avait besoin de cette contre-épreuve pour se convaincre définitivement. Le voici : « Toute possibilité de progrès dans la voie de l’union économique étant rigoureusement déterminée par la question de la sécurité et cette question elle-même étant intimement liée à celle du progrès réalisable dans la voie de l’union politique, c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique. C’est sur ce plan encore que devrait ensuite s’élaborer, dans ses grandes lignes, la politique économique de l’Europe, aussi bien que la politique douanière de chaque État européen en particulier. Un ordre inverse ne serait pas seulement vain, il apparaîtrait aux nations les plus faibles comme susceptible de les exposer, sans garanties ni compensation, aux risques de domination politique pouvant résulter d’une domination industrielle des États les plus fortement organisés. »

Voilà, Mesdames et Messieurs les politiques, ce qui s’appelle penser. Je ne sais si sa sensibilité portait vraiment Alexis Leger, ce modéré, à prendre cette position. Un certain Charles de Gaulle, en tout cas, n’éprouvait pas une immense jubilation à l’idée de proposer l’autodétermination aux Algériens. Mais dans l’action, dans le concret, penser c’est peser. Penser à hauteur d’homme, c’est peser à hauteur d’homme. D’où ces trois dernières lignes, entièrement dépourvues de finasserie tactique, où je vois se déployer une magnifique honnêteté intellectuelle et politique. Rien n’est plus beau que cet aveu, que cette façon de s’obliger à se représenter ce qu’entraînerait d’erreur et de malheur la solution que l’on va finalement, même si c’était un peu contre soi, ne pas retenir.

Je n’insisterai pas sur ce qui n’est pourtant pas un détail : à l’instant où l’on travaille à mettre en place une organisation nouvelle de l’Europe et du monde, c’est aux plus faibles qu’on songe pour les protéger des plus forts. Comment pourrais-je être en désaccord avec tout cela ? Cette idée, d’ailleurs, Alexis Leger va la reprendre et en faire, cette fois, la plus affirmative des conclusions : « Aux Gouvernements d’assumer aujourd’hui leurs responsabilités, sous peine d’abandonner au risque d’initiatives particulières et d’entreprises désordonnées le groupement des forces matérielles et morales dont il leur appartient de garder la maîtrise collective, au bénéfice de la communauté européenne autant que de l’humanité. »

S’il fallait qualifier d’un mot approximatif la démarche de ce mémorandum, je parlerais de réalisme du haut. Le reste, celui qu’on nous brade, n’est pas le réalisme. Ce n’est même pas (je reprends ici à dessein le rythme et les mots d’un dialogue avec Aragon dans lequel il s’agissait, cette fois, du réalisme socialiste) un certain réalisme, mais un prétendu réalisme. Pas un réalisme du tout, par conséquent, ou seulement un réalisme de domestiques, un réalisme bas de plafond, entièrement indigne du moindre intérêt, quelque tintamarre qu’on fasse autour de lui. Voyez par contre ce mot « conception » placé lui aussi, et par deux fois, en tête de deux paragraphes décisifs. Celui-ci : « Conception de la coopération politique européenne comme devant tendre à cette fin essentielle : une fédération fondée sur l’idée d’union et non pas d’unité, c’est-à-dire assez souple pour respecter l’indépendance et la souveraineté nationale de chacun des États, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté européenne ou celui d’un de ses membres. » Puis, au début du paragraphe suivant : « Conception de l’organisation économique de l’Europe comme devant tendre à cette fin essentielle : un rapprochement des économies européennes réalisé sous la responsabilité politique des Gouvernements solidaires. » Je n’en finirais plus de commenter, je n’en finirais plus de dire, pour une fois, à quel point je suis d’accord. Conception. La politique, c’est concevoir, ou se représenter, autant qu’il est possible, la totalité du vivant. C’est envisager, autant qu’il est possible, la multiplicité de ses aspects. C’est, autant qu’il est possible, hiérarchiser ses instances. Cela exige qu’on prenne une infinie distance avec le monde, avec les autres, avec soi. Cela demande un infini désintéressement, une attention fervente et constante à l’avenir des autres et du monde, une indifférence souveraine à son propre sort. Si l’on est capable de cette distance et de cette hauteur, si l’on accepte en toute lucidité d’en prendre le risque, et seulement dans ce cas, on est un politique. Sinon ? Sinon, rien.

Saura-t-on revenir, en politique, au ton qui est ici celui d’Alexis Leger ? Saura-t-on cesser de jouer à l’expert ? Saura-t-on cesser de forcer ses sentiments, d’en faire lourdement étalage, saura-t-on cesser de mimer des émotions qu’on n’éprouve pas ou qu’on éprouve autrement ? Renoncera-t-on à fabriquer une proximité d’opérette qui, l’intervention à peine terminée, ouvre aux auditeurs un gouffre d’angoisse et de solitude ? Cessera-t-on de se comporter en vendeur indiscret ? Cessera-t-on de caricaturer ses adversaires, de caricaturer les circonstances, de se caricaturer soi-même ? Cessera-t-on de chercher la formule assassine, la cruauté inutile, cessera-t-on de faire l’enfant ? Voudra-t-on, un jour, parler du monde, de son destin, du sens et du non-sens qu’il propose ? Aura-t-on jamais la courageuse habileté de renoncer à l’habileté ? Voudra-t-on s’adresser aux gens avec la distance et la simplicité qui conviennent aux choses graves ? Sentira-t-on dans le discours des responsables cette retenue, cette ferveur discrète qui, mieux que tout pathos, rappelle à tous et à chacun que tout cela n’est pas un jeu, que tout cela n’est pas une performance, que tout cela n’est pas un exercice, que la politique, en fin de compte, c’est toujours un être humain faillible qui parle à des êtres humains faillibles d’autres êtres humains faillibles ?

L’Europe a désormais assez de médecins à son chevet pour se passer de mon diagnostic. Si le mémorandum d’Alexis Leger peut encore lui être utile, et en quoi, ce n’est pas moi qui le dirai. J’ai lu ce texte comme je lisais un livre, enfant, assis devant la fenêtre du HBM, un beau livre qui m’emplissait de joie et de fierté, qui m’asseyait en moi-même et m’enveloppait d’un sentiment presque impossible à décrire et que j’avais du mal à admettre tant je le sentais contradictoire, quelque chose comme une éclatante modestie, une humilité triomphante, une simplicité superbement architecturée. Si je jetais un coup d’œil par la fenêtre, tout était laid ; cette laideur elle-même, pourtant, semblait, à cet instant, procéder du beau, comme si elle en était la périphérie, l’extension sauvage, la réserve. La politique est aussi laide que la cour du HBM, aussi grise que son ciment, aussi débordante d’ordures que ses poubelles, plus braillarde encore ; mais, de même que mon livre me donnait le courage de jeter un regard tranquille sur la laideur du monde, les pages dont je viens de parler m’ont aidé à supporter sa sottise et sa violence. Je ne sais s’il est convenable de parler si familièrement de ce grand homme, mais le texte d’Alexis Leger est arrivé dans l’informe fatras de l’actualité comme passait dans notre cour quelque petite fille charmante, comme s’y élevait une chanson, un rire, comme s’y prolongeait en mon cœur l’écho d’une poésie.

La petite fille, je me rappelle, elle allait vider sa poubelle, il en tombait des papiers gras, un couvercle de camembert, une boîte de conserve roulait gaiement sur le ciment.

(5 décembre 2015)