Madame Taxiphile

Cette dame qui aime tant les taxis, faut-il la trouver désespérante ou désespérée ? Luc Ferry a raison : la question morale, dans ce genre d’abus, n’est pas le fond de l’affaire. Quand des gens si distingués et, apparemment, pas entièrement naïfs, prennent le risque de comportements qui, d’une part, n’ont guère de chances de passer inaperçus, et, d’autre part, même si le peuple des infiniment purs et des éternellement braillards peut se scandaliser tout son saoul, ne leur procurent pas, eu égard à leurs conditions de vie et à ce que leur promet leur carrière, des avantages si décisifs, il n’est pas inutile de se poser quelques questions et, plutôt que de s’indigner rituellement, de méditer sur la bizarrerie de telles attitudes.
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Folie, dit Luc Ferry. Je ne sais pas. En tout cas, l’abondance, ces temps-ci, de cas similaires et de symptômes voisins devrait l’inciter à adjoindre à son diagnostic et à ses éventuelles propositions thérapeutiques quelques recherches d’ordre épidémiologique. En attendant, dans ce genre d’affaires comme dans toutes les autres, il faut considérer que le lynchage, cet infaillible marqueur de l’ignominie toujours un petit peu plus odieux encore que ce qu’il jouit de punir, est en outre une façon très efficace de faire oublier de quoi il s’agit.
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Il n’est pas né celui qui établira entre cette Mme Taxiphile et moi quelque solidarité d’intérêt ou quelque complicité dans la recherche des grandeurs d’établissement. Son parcours me passionne à peu près autant que l’évolution des comptes du PSG et la défendre n’est pas plus mon affaire que l’accuser. Mais quoi ! Pendant trente ans, je me suis appliqué à comprendre comment la chiennerie managériale pourrit la vie des travailleurs et ruine la vie commune ; j’ai cherché, groupe après groupe, à reconstituer l’itinéraire de cette débâcle et à en imaginer la genèse ; j’ai tenté, avec mille échecs pour une réussite, d’aider mes interlocuteurs à résister à ce pourrissement et, si je les en sentais tragiquement incapables, les ai invités à fuir aussi loin qu’ils le pouvaient : et il me faudrait maintenant, quand des responsables importants souffrent du même mal, m’étrangler d’indignation citoyenne et jouer les procureurs musclés en feignant de ne pas voir qu’ils ont simplement perdu leurs nerfs et que ce dont j’essayais de protéger des employés, des ouvriers, des secrétaires ou de pauvres petits cadres terrifiés, les a, eux, les a, elles, laminés, aplatis, broyés, brisés, écrabouillés ? Est-ce que poser ses fesses dans une voiture de fonction protège le jugement de la déroute ? Est-ce qu’une vitre teintée rend aussi spécial que l’huître qu’on gobe distraitement tandis que le chauffeur patiente ?
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La laïcité n’avait pas tort de s’agacer du vocabulaire religieux qui infiltrait parfois le discours public. Ainsi cette grâce d’état chère au catholicisme, où il voit une aide accordée par le Saint-Esprit à tout responsable temporel, aide adaptée à la nature de ses responsabilités et proportionnée à leur importance. Mais peut-on sourire de cette grâce d’état et postuler quelque grâce d’État dont le voile tutélaire ferait des responsables politiques ou administratifs des êtres si différents de leurs subordonnés qu’on ne saurait peser leurs pensées et leurs actes aux mêmes balances ? Être reçu à l’ENA avec la bénédiction du chasseur de têtes qui siège à son jury et y bénéficier, durant quelques années, de l’onction permanente de la puissante intelligence économique et de l’immense sagesse financière, est-ce que cela bâtit des hommes et des femmes d’une autre liberté, d’une autre dimension intellectuelle, d’une autre générosité, d’une autre vérité, et qu’on aurait le droit d’exiger exemplaires ? En quoi la formation qu’on leur dispense favoriserait-elle cette excellence ? N’est-ce pas plutôt en dépit de l’ENA ou en dépit de quelque business school nichée dans le terroir français comme les doryphores dans les champs de pommes de terre, soit qu’on en ait tout oublié, soit, au contraire, qu’on n’ait rien oublié de ce que l’on n’y a pas trouvé, qu’on a la meilleure chance de devenir cet homme ou cette femme véridique ?
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Il est vrai que retourner la frustration et transformer en chemin de Damas la banalité sinistre du parcours de la réussite, on n’oserait reprocher à personne de n’avoir pas l’énergie d’y parvenir : il y faut non seulement des dispositions particulières, qualités et défauts, mais encore des circonstances miraculeusement favorables. Mais, là comme ailleurs, l’enfer commence quand on ne rêve plus, quand on ne croit plus qu’un jour une porte s’entrouvrira et qu’on s’y engouffrera avant même d’y avoir songé, qu’un beau matin on ne trouvera plus rien en soi de la business school sottement branchée, plus rien que.des nèfles, plus rien que des clous, plus rien sauf la joie puissante de ne pas être devenu une copie, ou un mannequin. Et qu’on sera alors tellement heureux de se retrouver pauvre et unique, pauper et unicus !
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N’allez pas le répéter, c’est un secret d’état, quasiment un secret d’État, bavarder pourrait vous coûter cher : les caissières du supermarché de ce village sont moins malheureuses que Mme Taxiphile et ses collègues de minable et luxueux délire. Moins malheureuses. Même si, grâce à des Nimbus qui y gagneront des points de retraite, un robot, un de ces jours, leur fera un grand pied-de-nez et leur apprendra que, toute leur vie, elles n’auront été que ses remplaçantes. Même si, en attendant l’avènement de la parousie technologique, elles exhibent, au mieux contre un smic, leur sourire et leur entrain commercial aux caméras de surveillance. Mais le bonheur est toujours un secret et le malheur aussi, au supermarché comme en amour. Je les entends parfois échanger, dans un angle mort du flicage commercial, des propos assez peu amènes sur la direction, ou sur leur sort, ou sur ce monde comme il va que l’une d’elles, probablement sans avoir lu ni saint Paul ni Tchouang-tseu, appelait un jour non loin de moi « la grosse merde ». Non qu’elles en veuillent tellement à ce patron qui s’agite comme un roquet. Elles ont peu de temps pour dire ce qu’elles pensent, alors la colère, c’est ce qui sort le mieux, c’est ce qui va le plus vite. L’important, d’ailleurs, c’est que les autres, pour chacune, soient là comme des évidences, comme des cordes de rappel, comme des allusions à on ne sait quoi, qu’elles se garantissent réciproquement des secrets simples et profonds.
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Mme Taxiphile n’a pas de cordes de rappel. Mme Taxiphile n’a pas de garantes. Mme Taxiphile, à la caisse de son supermarché culturel, est seule. Seule, comme c’est pas Dieu possible ! Non pas seule avec elle-même : son elle-même, elle a beau courir tout Paris en taxi pour avoir de ses nouvelles, on le lui a bouffé. Elle est seule avec rien. Non pas seule avec sa solitude, comme chantait Reggiani : seule avec rien. C’est ça la grande réussite de ce qu’on appelle la réussite, mes enfants : elle vous laisse seuls avec rien. C’est ça qu’elle vous apporte concrètement, mes enfants : une solitude sans recours, une solitude cochonnée. Non pas la grande, la forte, la vraie solitude : son générique.
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Belle opération ! Un : haro sur la dame, elle n’est plus des nôtres, cordon sanitaire managérial, foutez-nous la paix avec la solidarité ! Non récupérable, Mme Taxiphile ! Rendre son histoire inaudible, que personne n’y comprenne rien, il en va du salut de nos élites ! Deux : exciter la haine et la jalousie du populo, on a les moyens médiatiques pour ça, jeter dans sa cage un morceau d’élite tout cru, un morceau d’élite heureuse, bien sûr, comme il faut qu’il imagine les élites pour continuer à rêver d’elles tout en allant beaufer de temps en temps sur le macadam derrière les syndicats. Sans se douter, le ballot, qu’en se faisant les dents sur son morceau d’élite heureuse, ce sont ses preuves qu’il détruit, c’est à lui-même qu’il s’en prend.
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Je ne suis pas certain de faire plaisir à Mme Taxiphile en m’efforçant de la comprendre. Je crains même qu’elle n’apprécie pas. Que, tout compte fait, elle ne préfère les moqueries, les injures. Qu’elle ne choisisse de se dire et de se répéter que tout cela, c’est de sa faute, ce qui sera une vérité mensongère, donc un mensonge. Je crains qu’elle ne redoute moins d’affronter ses emmerdes que de se retrouver nez à nez avec un tout petit peu de vérité. Je crains qu’elle ne se raconte que les taxis, c’était une erreur. Qu’elle aurait dû gérer ça autrement. Qu’elle aurait pu s’éclater davantage dans le pouvoir, comme d’autres le font si bien, avec leur séduc’ à la gomme comme s’ils avaient inventé la vie, ces abrutis-là, et le plaisir, et même le sexe ! Ma crainte, c’est que Mme Taxiphile ne se sucre toute seule son chemin de Damas. Au patronage, il y a soixante-dix ans, on m’aurait demandé de réciter une dizaine de chapelet avant de m’endormir pour qu’elle ne le loupe pas, son chemin de Damas, pour qu’il soit bien costaud, et bien saignant, et bien dévastateur, et bien vivant. Je vais peut-être le faire.

(19 mai 2015)

Souvenirs épars de Mai

J’allais avoir trente-cinq ans. J’habitais assez loin de Paris. Pour me rendre au collège Sainte-Barbe, où j’enseignais le français à mes élèves de Lettres supérieures, je devais me réveiller tôt. Les événements de Nanterre sont venus à moi par la radio matinale. Dans la journée, je n’y pensais guère ; chaque matin, par contre, je suivais leur progression avec une attention qui me surprenait moi-même. Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à les prendre au sérieux. Ce qu’ils avaient ému en moi d’obscur et d’essentiel, il faudrait un roman pour l’élucider. Des étudiants, je n’avais ni l’âge, ni les préoccupations, ni les idées. J’imagine que ce qui me frappait – j’étais naturellement bien loin de me l’avouer -, c’était la jonction toute nouvelle qui s’établissait entre la réalité politique et la sexualité. Sans doute attendais-je secrètement une collusion de ce genre, qui sortait la sexualité du silence de la vie privée et des problématiques asphyxiantes. Bien au-delà de la question du sexe, mais à partir d’elle, s’ouvrait une perspective infiniment désirable de relations plus simples, moins posées, moins comptables, plus vivantes peut-être, plus profondes.

Au début, à Sainte-Barbe, personne ne semblait beaucoup s’émouvoir. Quand la révolte commença à prendre de l’ampleur, la plupart de mes collègues dénoncèrent avec agacement ce que Charles de Gaulle allait bientôt nommer la chienlit. Les plus à gauche étaient, à ce stade, les plus virulents contre les « émeutiers ». Cela me surprenait, me troublait. Assez éloigné de leurs opinions, je me sentais une sympathie, sinon pour les étudiants de Nanterre, du moins pour ce qui me paraissait sous-tendre leur résistance. Sans faire vraiment de politique, j’avais à cette époque quelques amitiés chez les gaullistes de gauche. J’étais frappé de voir un homme comme Stanislas Fumet, qui n’avait rien d’un agitateur, prendre très au sérieux, et sans rancœur, le mouvement qui se développait ; il y retrouvait l’écho de ses débats anciens avec certains surréalistes.

Mes élèves de Lettres supérieures étaient les enfants d’une moyenne bourgeoisie assez éclairée et classiquement bien-pensante, souvent des fils ou des filles d’universitaires. La plupart parlaient des événements avec une grande circonspection, sans hostilité systématique pour la contestation, mais avec des réserves sur les méthodes de leurs camarades : leur discours restait très prévisible. J’observais, par contre, que certains de ces jeunes gens, qui n’allaient pas, ou peu, sur les barricades, trouvaient dans ce climat d’agitation l’occasion d’une réflexion sur eux-mêmes et sur le monde dont la naïveté ne me faisait oublier ni la sincérité ni la lucidité. Ils étaient deux ou trois à comprendre, hors de toute doxa, hors de toute logomachie partisane, et bien au-delà des questions immédiates soulevées à Nanterre, que cette mise en cause de la « société de consommation » à quoi semblait se résumer tragiquement la supposée civilisation occidentale avait quelque chose d’inaugural, et qu’elle laisserait des traces. Je me rappelle la formule que l’un d’eux avait risquée, et qui m’avait fait sourire : « Nous sommes des cadavres qui marchent. » Quarante ans après, toute ironie usée, il m’apparaît que ce garçon avait raison, et que la complicité collective avec la mort est la plus effrayante passion de notre société et de celles qui lui ressemblent : rien de ce qu’on nous a jusqu’ici proposé ou promis ne nous en a guéris.

Champagne-sur-Seine, où j’habitais, était le siège d’une importante usine Jeumont-Schneider. Je parlais souvent avec des ouvriers ou des cadres qui y travaillaient. J’avais également noué des relations d’amitié avec un syndicaliste CGT très écouté par sa fédération. L’évidence qui ressortait de ces conversations était que le mouvement social de 68 devait sa puissance, et surtout son élan, à l’inspiration qui avait porté, consciemment ou non, les étudiants. C’est au prix d’un formidable contresens qu’on nie ou qu’on occulte cette filiation, si désagréable qu’elle soit aux oreilles positivistes et pragmatiques. Je me rappelle mes conversations avec le syndicaliste admirable qu’était Jean Audin. J’ai toujours au cœur son extrême sensibilité aux ressorts secrets de la contestation. Je l’entends encore en écarter avec humour les excès, les rodomontades, les tirades scolaires, pour mieux en percevoir le cœur secret, l’élan intérieur, l’indicible simplicité. On eût fait injure à cet homme en séparant son action syndicale de cette inspiration-là : privée de cette ressource et de ce sens, il l’aurait jugée aussi insignifiante que l’avidité patronale. Il est infiniment triste que la mémoire des innombrables Jean Audin qui peuplaient, en mai 68, les ateliers et les bureaux, ait été à ce point trahie et vendue.

Mai 68 est pour moi indissociable d’une belle figure injustement oubliée, Henri Hartung. Ce fils de général, petit-fils de banquier suisse, gendre de Wilfrid Baumgartner qui fut ministre des Finances du Général de Gaulle, n’était pas précisément un naïf. Dans les années cinquante, son livre L’Éducation permanente fut l’un des premiers à prôner la formation des adultes. Il en proposait une vision large et profonde, radicalement opposée à l’utilitarisme imbécile où les marchands ont précipité cette institution. En 1968, il dirigeait un institut de formation qui faisait référence. De son bureau du cinquième étage, il régnait sur le grand immeuble qu’il avait acheté près de Montparnasse. Je venais d’animer deux ou trois sessions pour son institut, sans grande conviction. Je me sentais désormais trop proche des contestataires pour continuer à exercer une activité qui me semblait, au moins telle qu’elle était le plus souvent pratiquée, ne favoriser que le « système ». L’époque était assez théâtrale : je voulus faire part de mes analyses et de ma colère à ce M. Hartung lui-même, à qui je n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté. Il m’écouta avec cet air impassible qu’il devait, au moins pour une part, aux traditions indiennes qu’il connaissait parfaitement et qui l’alimentaient. Je me rappelle avoir été assez véhément. Hartung ne manifesta rien. Quand j’eus terminé, il m’annonça seulement, après un silence : « Monsieur, je fais comme vous. Je m’en vais. Voulez-vous que nous allions ensemble au quartier Latin ? » Nous nous levâmes. Quand il passa devant sa secrétaire, il lui lança, comme une évidence : « Madame, si quelqu’un me demande, veuillez dire, s’il vous plaît, que je suis sur les barricades. » La pauvre femme s’étouffa à demi. Je la crus en danger quand, revenant sur ses pas, Hartung ajouta cette utile précision : « Du bon côté, naturellement ! » Cinéma ? Non. Dans les jours qui suivirent, Henri Hartung céda son bel institut, pour un prix symbolique, à l’un de ses collaborateurs, quitta son appartement de la rue de Valois, vendit sa grosse voiture et se retira dans sa maison de Fleurier, en Suisse, où il passa le reste de sa vie à méditer, écrire ses livres et recevoir ses amis. Je conseille vivement la lecture d’un de ses ouvrages, Ces princes du management, le pamphlet le plus direct jamais écrit sur les dirigeants des grandes entreprises.

Les positions fracassantes d’Henri Hartung suscitaient naturellement chez la plupart de ses collaborateurs plus de scepticisme ou de colère que d’adhésion. Ronald Creagh et moi étions les seuls à soutenir ce patron qui se dépossédait lui-même. Tous les trois, nous parlions de tout, et toujours. Le vieux monde était derrière nous, même si nous le disions de façon polie. Sans doute, dans l’exaltation de l’époque, Hartung se montrait-il parfois un peu manichéen et portait-il sur les gens des jugements trop rapides : son intransigeance et sa totale authenticité n’en avaient pas moins le mérite de débusquer les alibis ordinaires. Dans nos efforts désespérés pour inventer une formation digne de ce nom, dans nos interminables discussions avec des grands patrons que la peur rendait plus cyniques que nature, j’ai compris, une fois pour toutes, que le monde économique condamne à la marginalité ou à la clandestinité toute démarche tant soit peu loyale et ouverte.

En mai 68, la rue n’était ni éclatante de poésie ni lourde de passions basses. Les slogans étaient tantôt géniaux, tantôt débiles. La jeunesse étalait sa vigueur, mais aussi sa légèreté ; la sagesse des vieux était toute doublée de conformisme frileux. La société parlait à s’en soûler, mais les analyses fébriles et les rêveries pas toujours inédites laissaient surtout entrevoir des abîmes d’anxiété silencieuse. Le plus grand message de 68, c’était de désigner la – ou les – dimension(s) refoulée(s), de mettre le doigt sur le substrat mystérieux de toute existence. Sur ce point encore, Mai hésitait : tantôt on jetait un regard sur le gouffre, tantôt on conjurait son angoisse par une surenchère d’organisation et un délire de « concret » : on sait de quel côté, depuis, la balance a penché.

En tout cas, on ne s’embarrassait plus des catégories ni des appartenances. J’ai publié, dans un numéro des Lettres françaises, un article qui attaquait une déclaration tiédasse du cardinal Marty. Comme les postes ne fonctionnaient plus, Aragon m’a téléphoné et m’a demandé de le lui dicter au téléphone. « Rien de tel que le feu pour mélanger les genres », écrit-il dans Le Traité du style : ce mot était fait pour mai 68. J’étais frappé de constater que tout le monde parlait, mais qu’on discutait peu. Aucune trace de ce ping-pong verbal qui fait les délices des médias. Parler, c’était, aux deux sens du mot, s’exposer : dire ce qu’on a en soi, et prendre le risque d’être jugé. Les plus prudents finissaient par se laisser prendre au jeu. Tout était terriblement signifiant, signifiant à s’y brûler ; l’imagination de 68, c’était une étincelle échappée du feu de cette omniprésente signifiance. Et si, la plupart du temps, la signifiance retombait en cendres d’insignifiance, elle n’en laissait pas moins à chacun le poids d’un secret inaliénable : ce qu’on avait vu durant un instant ne cesserait pas d’exister.

J’avais ouvert les portes de ma vieille Ford, au début de l’autoroute, à deux filles magnifiques parées à la mode hippie. Elles m’avaient remercié en me conviant à la fête qu’elles donnaient le soir même dans leur maison de l’Yonne. Tout y était pauvre, mais somptueusement. Elles parlèrent longuement du point qu’elles s’étaient fait tatouer, l’une et l’autre, à l’indienne, entre les yeux. Il scellait leur amitié, leur amour, leur union spirituelle. Leur bicoque de l’Yonne en prenait des allures d’ashram. Elles étaient si belles ! Immatérielles et désirables ! Leur conversation n’était que danse, musique, poésie. Le lendemain, ramenant l’une d’elles à Paris, je l’interrogeais encore sur ce tatouage mystique. Elle ne répondit pas tout de suite. Je la sentis, à côté de moi, réfléchir vaguement, comme si elle changeait de costume, ou de personnage. Puis elle tourna la tête et me dit avec un pur accent parigot : « Ces trucs-là, tu sais, quand t’en as marre, tu les fais virer ! »

Une autre fois, c’était un autostoppeur d’allure assez misérable. Il m’avait tout dit : il était prêtre et vivait la révolution comme une grâce. Tirant du coffre le sac qu’il y avait déposé, je fus surpris de son poids. « Des pavés, me dit-il en rougissant. Je les poserai sur l’autel de mon église. »

À quarante-cinq ans, le personnage qui m’invite dans ce grand restaurant parisien est déjà l’auteur de quatre-vingts volumes. Prudent, ce polygraphe, cet incontinent de l’écrit tient à fréquenter un peu les contestataires : qui sait comment les choses peuvent tourner ? Ce superbe repas me donne des ailes, je lui brosse un tableau apocalyptique de ce qui va lui arriver : ruiné, il sera ruiné, et peut-être condamné. L’idiot me croit et tâche de se justifier. Il sent tellement bien l’époque, lui ! Son dernier livre porte justement sur la sexualité des enfants de cinq ans. Il me raccompagne à mon tacot, s’accroche à la portière quand je démarre : « Un type comme moi peut toujours être utile, me crie-t-il, je connais beaucoup de monde ! – Continuez à travailler sur la sexualité, lui dis-je, écrivez un autre livre ! – Quel thème me conseillez-vous ? – La sexualité des enfants de six ans ! Et merci pour le casse-croûte ! »

Mai 68 tournant de l’individualisme, comme dit Max Gallo ? Non. Pour quelques-uns seulement, ceux qui ont profité des événements pour construire leur pouvoir, leur image : d’assez pauvres gens finalement, ils ont pris le train dans le mauvais sens. Mai 68 n’appartient pas à ceux qui le revendiquent pour eux, pour leur groupe, pour leur clan, pour leurs intérêts chéris. Mai 68 est à ceux qui n’en parlent pas, ou avec une attention lucide et fervente. Il n’a dit qu’une chose : tout est à recommencer, tout recommence. Pour tous et pour chacun. Vraiment pour chacun, donc vraiment pour tous. Vraiment pour tous, donc vraiment pour chacun.

(avril 2008)

Péguy 1, Jaurès 0

La commémoration du centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès aurait pris une actualité plus brûlante encore si l’accent avait été mis sur un point décisif de sa querelle avec Charles Péguy. Un professeur de droit spécialiste de Péguy, Patrick Charlot, écrivait en effet, en 2003, à propos de ce différend 1 : « La fracture essentielle repose sur une question de méthode : Jaurès étant persuadé que le prolétariat peut commencer la révolution en se saisissant, par le biais du suffrage universel, des institutions étatiques, Péguy, lui, affirmant que le système capitaliste et bourgeois est plus fort que les représentants socialistes, qu’il les avalera, et que seul un socialisme d’éducation, engendrant une véritable autonomie intellectuelle de la personne, peut mettre à bas le système : bref, deux conceptions de la révolution qui semblent s’opposer. »

Il aurait fallu un courage héroïque à un gouvernement socialiste si manifestement avalé par le système capitaliste et bourgeois pour rappeler une évidence qui s’imposait déjà il y a dix ans, mais qu’une pluvieuse semaine d’août a ornée d’un panache nonpareil. Péguy avait raison, et Jaurès avait tort, même et surtout quand il expliquait que le socialisme d’éducation ne suffirait pas et qu’il fallait forger, « à l’usage du prolétariat, l’outil de gouvernement de législation ». Hélas, comme on disait dans la presse sentimentale de naguère à propos des amours éconduites, « rien n’y fit ». Après l’outil qu’on forge, emblème de l’usine et de la production, est venue la moderne boîte à outils, achetée, avec les avantages de la carte de fidélité, au magasin de bricolage : les résultats n’ont pas été meilleurs, mais les rires ont été plus gras et les angoisses plus lourdes. « Quel siècle à mains ! », disait déjà Rimbaud. Quel siècle à outils !

Il n’y a pas une once de mépris en moi quand je me montre sceptique à l’égard du militantisme et des militants. C’est la fidélité à ceux que j’ai connus, admirés, aimés, qui m’oblige à cette ironie. Car je le sais maintenant, et, si je ne le savais pas, l’aveu presque candide de Jaurès me l’apprendrait : on a fait à ces militants le coup de l’outil, de l’outil nécessaire, de l’outil supposé plus réel que le réel, de l’outil salvateur. De l’outil incontournable, de l’outil à leur service qui, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les met au sien. De l’outil qui est toujours l’outil de pouvoir, l’outil de complicité avec le pouvoir. On ne leur a pas toujours fait ce coup par mauvaise volonté, ni par perfidie, car je ne crois pas Jaurès perfide. On leur a fait ce coup précisément parce qu’on était dans le coup, dans le coup social, dans le coup du monde, dans le coup de l’époque, dans le coup de la mode, et que, dès lors, on était presque nécessairement conduit à parler le langage du pouvoir qui est celui de l’outil. Et il se trouve que Péguy, lui, ni meilleur ni pire que Jaurès et, probablement, infiniment plus désagréable pour les interviewers, il se trouve que ce Péguy-là n’était pas dans le coup, n’a jamais été dans le coup, et qu’en fait d’outils, il connaissait seulement ceux des paysans, nullement métaphoriques, ceux des ouvriers, nullement allusifs, et, plus précisément, ceux des rempailleuses de chaises, aussi peu symboliques que rémunérateurs.

La seule révolution digne de ce nom se fera non seulement sans armes, mais sans outils. Ce n’est pas là un propos théorique car je n’ai rien d’un théoricien de la révolution. Je dis cela parce que je fais parfois la vaisselle : nos outils sociaux et politiques sont rouillés, pourris, juste bons à propager des microbes, des bactéries, des comparaisons, des avantages, des évaluations, des saletés.

Je ne sais par quel miracle, mais il arrive que des gens dans le coup aient gardé assez d’esprit d’enfance pour dire les choses comme tout le monde les sent. « Comme dans tous les moments où l’enjeu n’est autre que le salut du pays, écrit ainsi Jacques Julliard dans Marianne, il ne faut pas compter sur les partis politiques, incapables de se hausser au niveau de l’intérêt national. […] Et comme les syndicats sont aux abonnés absents, que les intellectuels se sont mis eux-mêmes hors jeu, le peuple ne peut et ne doit désormais compter que sur lui-même. » C’est vrai. J’appelle cela la révolution pointilliste. Je suis plus incapable encore que Jacques Julliard de savoir comment et si elle adviendra. Je le crois pourtant, mais seulement par des raisons du dedans, par ténacité d’espérance sauvage.

Il faudrait être d’une bien solide mauvaise foi pour admettre qu’il n’y a pas parmi nous d’inégalités entre les uns et les autres, et surtout entre les unes et les autres, ou, l’admettant, pour soutenir qu’il n’est pas utile d’y remédier. Et pourtant la logique sociétale sonne faux. Sans doute parce que nous ne sommes pas ces passagers d’une croisière, confiants en leur destin et sûrs de la sollicitude de l’équipage, qui passent sagement leur temps à régler entre eux, sous le soleil, toutes sortes de comptes passés et présents. Nous ne sommes pas ces passagers, mais plutôt les naufragés du radeau de la Méduse qui ne savent plus où ils veulent aller et si même ils peuvent aller quelque part. Notre meilleure chance de ne pas nous entredévorer est de trouver ensemble, le plus vite possible, le moyen de naviguer et le chemin d’un port : si nous faisons autrement, l’angoisse grandira démesurément les maux que nous voulons, à bon droit, guérir et qu’aurait apaisés, au contraire, l’horizon d’une certitude commune. Mais cette image du radeau est elle-même insuffisante. La situation est bien plus grave. Nous ne sommes même pas des naufragés, nous sommes des matelots entre les mains des pirates : quand nous nous occupons trop de ce qui nous divise, les querelles où nous nous noyons aggravent leur férocité et notre servitude.

Il est grotesque et mesquin de reprocher à Emmanuel Macron et à Najat Vallaud-Belkacem d’être ce qu’ils sont. Mais la présence de ces deux jeunes ministres dans la même équipe et l’orchestration qu’en font les médias dissipent définitivement toute espèce d’illusion. À l’instant où le parti socialiste connaît la crise que l’on sait et contraint par là toute la société à un moment de vérité, il est impossible de ne pas comprendre, comme Jean-Claude Michéa l’a vu depuis longtemps, qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre l’idéologie libérale et les pratiques sociétales, que ces valeurs qu’on va célébrer devant nous, c’est sur le fumier de l’argent-roi qu’on va les faire pousser et pour la décoration florale de la bonne terre de la mondialisation financière.

Ce ministre de l’économie de la plus belle eau libérale et cette ministre de l’éducation qui milite si farouchement pour l’égalité, ne leur a-t-il pas été demandé, à l’un et à l’autre, avant de les faire entrer au gouvernement, s’ils en acceptaient les objectifs et s’engageaient à en respecter la discipline ? Peu m’importe, encore une fois, qu’il s’agisse de cet Emmanuel et de cette Najat, des dizaines de remplaçants possibles, de l’une et l’autre sortes, piaffent devant les grilles ; mais comment pourrais-je ne pas voir en eux deux serviteurs de la même cause ? Le premier en est le grand intendant, la seconde en dirige la communication. Ainsi partage-t-on les rôles dans l’entreprise entre les directions générales et les ressources humaines. Ainsi les naïfs, qui croient aux bons et aux méchants, peuvent-ils succomber tantôt à la dureté des uns, tantôt à la rouerie des autres, et s’imaginer jusqu’au fond de la geôle qu’être libre, c’est en appeler d’un mal à un autre.

Avec les airs compassés, compassionnels et compatissants qu’il faut, le libéralisme sociétal agite les thèmes et propose les initiatives les plus capables de créer des fractures entre les citoyens. Il favorise ainsi le climat de guerre de tous contre tous qui est l’hormone de croissance du libéralisme économique. Mais cette guerre s’éteindrait vite si elle n’était alimentée par un autre combat, celui que chacun doit mener contre soi-même si l’on veut que des êtres divisés composent la société divisée sur laquelle fondra la rapacité de l’argent. Aussi les supposées valeurs sont-elles chargées d’entretenir, outre le conflit permanent entre les citoyens, un climat de culpabilité qui ne cessera de resserrer les mailles du filet de la contrainte morale et fera de la guerre de chacun avec soi-même, pour le plus grand profit de la tyrannie libérale, le microcosme de la guerre de tous contre tous.

Si les responsables en question ont ou non conscience de ce qu’ils font, je n’en ai pas vraiment idée. Ma réponse serait plutôt négative, d’autant qu’ils sont emportés dans une tourmente de divertissement qui les protège de la lucidité, ou plutôt la leur interdit. Ainsi en était-il dans les entreprises sans que les grands cadres concernés, souvent de braves gens, y songent vraiment. J’imaginais pourtant que quelque chose en eux pressentait et, secrètement, souffrait. Est-ce le cas des responsables politiques ? Folie du pouvoir et goût du paraître aidant, il n’est pas facile de choisir entre sa conscience et les mille et un prétextes tapageurs qui brouillent sa voix. Ces malheureux importants se trouvent ainsi dans la situation qu’ils imposent à tous les citoyens, et il leur suffit d’un peu de mauvaise foi pour imaginer qu’ils ont partie liée avec eux comme des semblables et non pas comme des complices. Histoire ordinaire. Histoire terrible. Leur histoire. Notre histoire. Mon histoire. Qu’il lance la première pierre, celui qui ne se l’est jamais racontée. La solution n’est pas de s’en prendre aux individus : on ne répond pas à une existence par des principes. Pour chacun, le cœur tendre, même et surtout quand cela paraît impossible. Mais, pour la vie commune, pour la chose publique, pour la parole publique, l’esprit dur, férocement dur, impitoyablement dur, libre de toute servitude, de toute faiblesse, de tout privilège, dur comme le diamant. Non pas le ciel étoilé et la loi morale, ces platitudes. La fierté de la plus déraisonnable liberté au beau milieu de notre inguérissable faiblesse.

Les affaires des partis ne sont pas les miennes, leurs conflits ne m’intéressent que de loin, seulement lorsque quelque chose d’autre y point. C’est ainsi que je ne peux laisser dire que l’allocution de départ d’Arnaud Montebourg était grandiloquente, comme a voulu nous le faire croire la journaliste microloquente du 13 heures. C’était un texte pensé, senti, composé, cohérent, bien foutu, elle aurait dû y trouver un modèle. Des deux personnages sur lesquels il concluait, on n’a retenu que le premier, le brave Cincinnatus de nos versions latines qui ne s’attardait pas inutilement en politique et, tel Alphonse de Lamartine, rentrait dans son Milly romain. Soit. Mes respects, général Cincinnatus. Mais le propos de saint Augustin – pas vraiment une citation, semble-t-il, plutôt un raccourci limpide signé Hannah Arendt – aurait mérité de ne pas faire plouf dans l’étang médiatique. Il mettait tellement dans le mille ! « La crainte de perdre ce que l’on a nous empêche d’atteindre ce que l’on est ». D’accord, mais si l’on va par là… Eh bien ! Si l’on va par là, c’est vraiment la révolution, la vraie, la seule désirable, la seule possible, la seule capable d’exaucer et d’exhausser.

« J’aime l’entreprise. » Je ne puis commenter. Tout ce que j’écrirais affaiblirait mon sentiment profond sans en rendre compte. Gérard Filoche, qui a aimé son métier d’inspecteur du travail comme j’ai aimé mon métier de formateur, a dit tout ce qu’il fallait dire. Chez moi, sentiment de gêne qu’aucune pornographie ne pourrait provoquer. Réprobation totale, définitive.

(1er septembre 2014)

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Notes:

  1. Charlot Patrick,  Péguy contre Jaurès, Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 1/ 2003 (N° 17), p. 73-91 URL : www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques-2003-1-