Cette dame qui aime tant les taxis, faut-il la trouver désespérante ou désespérée ? Luc Ferry a raison : la question morale, dans ce genre d’abus, n’est pas le fond de l’affaire. Quand des gens si distingués et, apparemment, pas entièrement naïfs, prennent le risque de comportements qui, d’une part, n’ont guère de chances de passer inaperçus, et, d’autre part, même si le peuple des infiniment purs et des éternellement braillards peut se scandaliser tout son saoul, ne leur procurent pas, eu égard à leurs conditions de vie et à ce que leur promet leur carrière, des avantages si décisifs, il n’est pas inutile de se poser quelques questions et, plutôt que de s’indigner rituellement, de méditer sur la bizarrerie de telles attitudes.
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Folie, dit Luc Ferry. Je ne sais pas. En tout cas, l’abondance, ces temps-ci, de cas similaires et de symptômes voisins devrait l’inciter à adjoindre à son diagnostic et à ses éventuelles propositions thérapeutiques quelques recherches d’ordre épidémiologique. En attendant, dans ce genre d’affaires comme dans toutes les autres, il faut considérer que le lynchage, cet infaillible marqueur de l’ignominie toujours un petit peu plus odieux encore que ce qu’il jouit de punir, est en outre une façon très efficace de faire oublier de quoi il s’agit.
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Il n’est pas né celui qui établira entre cette Mme Taxiphile et moi quelque solidarité d’intérêt ou quelque complicité dans la recherche des grandeurs d’établissement. Son parcours me passionne à peu près autant que l’évolution des comptes du PSG et la défendre n’est pas plus mon affaire que l’accuser. Mais quoi ! Pendant trente ans, je me suis appliqué à comprendre comment la chiennerie managériale pourrit la vie des travailleurs et ruine la vie commune ; j’ai cherché, groupe après groupe, à reconstituer l’itinéraire de cette débâcle et à en imaginer la genèse ; j’ai tenté, avec mille échecs pour une réussite, d’aider mes interlocuteurs à résister à ce pourrissement et, si je les en sentais tragiquement incapables, les ai invités à fuir aussi loin qu’ils le pouvaient : et il me faudrait maintenant, quand des responsables importants souffrent du même mal, m’étrangler d’indignation citoyenne et jouer les procureurs musclés en feignant de ne pas voir qu’ils ont simplement perdu leurs nerfs et que ce dont j’essayais de protéger des employés, des ouvriers, des secrétaires ou de pauvres petits cadres terrifiés, les a, eux, les a, elles, laminés, aplatis, broyés, brisés, écrabouillés ? Est-ce que poser ses fesses dans une voiture de fonction protège le jugement de la déroute ? Est-ce qu’une vitre teintée rend aussi spécial que l’huître qu’on gobe distraitement tandis que le chauffeur patiente ?
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La laïcité n’avait pas tort de s’agacer du vocabulaire religieux qui infiltrait parfois le discours public. Ainsi cette grâce d’état chère au catholicisme, où il voit une aide accordée par le Saint-Esprit à tout responsable temporel, aide adaptée à la nature de ses responsabilités et proportionnée à leur importance. Mais peut-on sourire de cette grâce d’état et postuler quelque grâce d’État dont le voile tutélaire ferait des responsables politiques ou administratifs des êtres si différents de leurs subordonnés qu’on ne saurait peser leurs pensées et leurs actes aux mêmes balances ? Être reçu à l’ENA avec la bénédiction du chasseur de têtes qui siège à son jury et y bénéficier, durant quelques années, de l’onction permanente de la puissante intelligence économique et de l’immense sagesse financière, est-ce que cela bâtit des hommes et des femmes d’une autre liberté, d’une autre dimension intellectuelle, d’une autre générosité, d’une autre vérité, et qu’on aurait le droit d’exiger exemplaires ? En quoi la formation qu’on leur dispense favoriserait-elle cette excellence ? N’est-ce pas plutôt en dépit de l’ENA ou en dépit de quelque business school nichée dans le terroir français comme les doryphores dans les champs de pommes de terre, soit qu’on en ait tout oublié, soit, au contraire, qu’on n’ait rien oublié de ce que l’on n’y a pas trouvé, qu’on a la meilleure chance de devenir cet homme ou cette femme véridique ?
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Il est vrai que retourner la frustration et transformer en chemin de Damas la banalité sinistre du parcours de la réussite, on n’oserait reprocher à personne de n’avoir pas l’énergie d’y parvenir : il y faut non seulement des dispositions particulières, qualités et défauts, mais encore des circonstances miraculeusement favorables. Mais, là comme ailleurs, l’enfer commence quand on ne rêve plus, quand on ne croit plus qu’un jour une porte s’entrouvrira et qu’on s’y engouffrera avant même d’y avoir songé, qu’un beau matin on ne trouvera plus rien en soi de la business school sottement branchée, plus rien que.des nèfles, plus rien que des clous, plus rien sauf la joie puissante de ne pas être devenu une copie, ou un mannequin. Et qu’on sera alors tellement heureux de se retrouver pauvre et unique, pauper et unicus !
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N’allez pas le répéter, c’est un secret d’état, quasiment un secret d’État, bavarder pourrait vous coûter cher : les caissières du supermarché de ce village sont moins malheureuses que Mme Taxiphile et ses collègues de minable et luxueux délire. Moins malheureuses. Même si, grâce à des Nimbus qui y gagneront des points de retraite, un robot, un de ces jours, leur fera un grand pied-de-nez et leur apprendra que, toute leur vie, elles n’auront été que ses remplaçantes. Même si, en attendant l’avènement de la parousie technologique, elles exhibent, au mieux contre un smic, leur sourire et leur entrain commercial aux caméras de surveillance. Mais le bonheur est toujours un secret et le malheur aussi, au supermarché comme en amour. Je les entends parfois échanger, dans un angle mort du flicage commercial, des propos assez peu amènes sur la direction, ou sur leur sort, ou sur ce monde comme il va que l’une d’elles, probablement sans avoir lu ni saint Paul ni Tchouang-tseu, appelait un jour non loin de moi « la grosse merde ». Non qu’elles en veuillent tellement à ce patron qui s’agite comme un roquet. Elles ont peu de temps pour dire ce qu’elles pensent, alors la colère, c’est ce qui sort le mieux, c’est ce qui va le plus vite. L’important, d’ailleurs, c’est que les autres, pour chacune, soient là comme des évidences, comme des cordes de rappel, comme des allusions à on ne sait quoi, qu’elles se garantissent réciproquement des secrets simples et profonds.
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Mme Taxiphile n’a pas de cordes de rappel. Mme Taxiphile n’a pas de garantes. Mme Taxiphile, à la caisse de son supermarché culturel, est seule. Seule, comme c’est pas Dieu possible ! Non pas seule avec elle-même : son elle-même, elle a beau courir tout Paris en taxi pour avoir de ses nouvelles, on le lui a bouffé. Elle est seule avec rien. Non pas seule avec sa solitude, comme chantait Reggiani : seule avec rien. C’est ça la grande réussite de ce qu’on appelle la réussite, mes enfants : elle vous laisse seuls avec rien. C’est ça qu’elle vous apporte concrètement, mes enfants : une solitude sans recours, une solitude cochonnée. Non pas la grande, la forte, la vraie solitude : son générique.
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Belle opération ! Un : haro sur la dame, elle n’est plus des nôtres, cordon sanitaire managérial, foutez-nous la paix avec la solidarité ! Non récupérable, Mme Taxiphile ! Rendre son histoire inaudible, que personne n’y comprenne rien, il en va du salut de nos élites ! Deux : exciter la haine et la jalousie du populo, on a les moyens médiatiques pour ça, jeter dans sa cage un morceau d’élite tout cru, un morceau d’élite heureuse, bien sûr, comme il faut qu’il imagine les élites pour continuer à rêver d’elles tout en allant beaufer de temps en temps sur le macadam derrière les syndicats. Sans se douter, le ballot, qu’en se faisant les dents sur son morceau d’élite heureuse, ce sont ses preuves qu’il détruit, c’est à lui-même qu’il s’en prend.
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Je ne suis pas certain de faire plaisir à Mme Taxiphile en m’efforçant de la comprendre. Je crains même qu’elle n’apprécie pas. Que, tout compte fait, elle ne préfère les moqueries, les injures. Qu’elle ne choisisse de se dire et de se répéter que tout cela, c’est de sa faute, ce qui sera une vérité mensongère, donc un mensonge. Je crains qu’elle ne redoute moins d’affronter ses emmerdes que de se retrouver nez à nez avec un tout petit peu de vérité. Je crains qu’elle ne se raconte que les taxis, c’était une erreur. Qu’elle aurait dû gérer ça autrement. Qu’elle aurait pu s’éclater davantage dans le pouvoir, comme d’autres le font si bien, avec leur séduc’ à la gomme comme s’ils avaient inventé la vie, ces abrutis-là, et le plaisir, et même le sexe ! Ma crainte, c’est que Mme Taxiphile ne se sucre toute seule son chemin de Damas. Au patronage, il y a soixante-dix ans, on m’aurait demandé de réciter une dizaine de chapelet avant de m’endormir pour qu’elle ne le loupe pas, son chemin de Damas, pour qu’il soit bien costaud, et bien saignant, et bien dévastateur, et bien vivant. Je vais peut-être le faire.
(19 mai 2015)