Les Textes d’accueil de Résurgences

Dès la parution de Résurgences, en 2003, ces deux citations figuraient sur la page d’accueil :

« Je voyais que tout devenait rien. » (Léon-Paul Fargue)

« Je suis arrivé à ce qui commence. » (Gaston Miron)

1 (2003)

Choisir le pessimisme ? Non. Mais il est tiré, il faut le boire. Et vider le verre d’un trait. À faible dose, c’est le pire des poisons. Alibi du renoncement, il mène au dégoût paresseux, au pourrissement. Les malgré tout et les quand même ne font vivre personne. Badigeonner de rose la crasse du monde sous prétexte de protéger l’avenir, c’est le dépouiller du seul trésor qu’on puisse utilement lui léguer : un peu de désir, même blessé, même humilié.
Tout le monde a éprouvé, au moins un instant, cette évidence : tout devient rien. Si minuscule qu’ait été cet instant, aucune drogue ne le fait oublier ; les matelas de consolations, de comparaisons, de statistiques, de savoirs, de résignation, de philanthropie entassés sur lui ne l’étouffent pas.
Quand tout devient rien et qu’on se sent encore vivant, on est arrivé à ce qui commence. Alors la vie n’est plus simulacre ni répétition, mais naissance perpétuelle, éclosion constante. Et l’existence humaine devient ce qu’elle est, un opéra fabuleux, une aventure intérieure et extérieure, individuelle et collective. Mais tout commence par un non qui est l’envers d’un oui, le passage obligé vers lui.

2 (novembre 2013)

La page d’accueil de Résurgences est un peu souffrante, je suis à son chevet, quoique assez mauvais médecin. Les textes, eux, sont là, chacun à sa place, pas fâchés de montrer qu’ils sont des messages d’amitié qui, en période de crise, peuvent se passer du décor. Donc, si vous voulez bien, pour quelque temps, on bavarde sur le pouce…

3 (décembre 2013)

Il m’est difficilement compréhensible que les propos insanes d’une gamine mal élevée aient été ainsi montés en épingle par tant de présumés responsables. Les soupçons qu’ils se plaisent à agiter blessent ceux que l’idée de cette infamie n’a jamais effleurés et en renouvellent la morsure dans les esprits faibles qui ont à combattre des tentations de cette espèce. Corruptio optimi pessima : la pire corruption, c’est celle du meilleur. On ne joue pas ainsi avec la morale. On ne se sert pas d’elle pour nourrir, à des fins sinistrement intéressées, la guerre de tous contre tous. On ne remue pas ainsi la vase. Inintelligente et perverse, cette méthode de gouvernement tend pourtant à se généraliser. Ainsi, dans une question aussi lourde que celle de la prostitution, désigne-t-on au public, au gré des circonstances et des nécessités politiques, des victimes à plaindre et des coupables à accabler. Hier, la séduction des prostituées était la cause de tout ; aujourd’hui, c’est la lubricité des clients. Simplisme terrifiant qui fait honte à la démocratie, et qui révèle en quelle piètre estime ce pouvoir tient les citoyens, ces figurants auxquels des conseillers doctement incultes, soucieux de susciter en eux ces passions négatives qui, mieux que tout, obscurcissent l’esprit, préconisent de jeter leur pâtée d’indignation prescrite et de pitié commandée. Quelque chose ne va plus.

4 (25 décembre 2013)

« Le désordre n’est pas le contraire de l’ordre. De même que l’ordre n’est pas un arrangement, le désordre n’est pas un dérangement. Le désordre, ce n’est ni la tempête, ni la vibration des vitres secouées par les roues des véhicules, ni la tête à l’envers, ni la charrue avant les bœufs. C’est la vie même. L’ordre suppose l’apparence des disciplines, des immobilités, des tombes, des lois, des structures, et ne donne naissance qu’à des iconoclastes. Car la fatalité de l’ordre, c’est l’invitation à la débandade, à l’injure, aux fêlures et au dégel. L’ordre, c’est Dieu statique. Tandis que le désordre, tel que le comprennent les âmes véritables, c’est l’homme en mouvement. » J’ai toutes les raisons de recopier ce texte de Léon-Paul Fargue. La première est qu’il est vrai, donc beau et bon. À moins qu’on ne dise : beau, donc vrai et bon. La deuxième est qu’un ordre imbécile nous asphyxie (voir ci-dessous). La troisième (désordonnée) est qu’il me faut faire oublier la présentation de Résurgences, actuellement défectueuse, à quoi remédiera en février, inch’Allah, une nouvelle version du site. Bon Noël, bonne année.

5 (février 2014)

On ne peut se dire citoyen si, quelque jugement qu’on porte sur elles, on ne respecte pas les autorités légitimes et les institutions. On ne peut non plus se dire citoyen si on les laisse abuser de leur pouvoir en s’immisçant dans les consciences et en pesant sur leur liberté. Ce respect et cette intransigeance se garantissent réciproquement : qu’un des deux disparaisse, la tyrannie est là. Le masque qu’elle prend aujourd’hui, c’est celui du management mondialisé. On sait les ravages qu’il exerce dans les entreprises, le voici désormais aux portes de l’école. Deux initiatives récentes, un projet de loi sur la formation professionnelle, d’une part, le programme des ABCD de l’égalité, d’autre part, dont la présentation officielle ne dissimule pas qu’ils s’inscrivent dans la perspective idéologique de la compétition économique, témoignent de son agressivité. La nature de ce poison, toujours mêlé au miel des bons sentiments, c’est de faire de nous des êtres pour le monde, des êtres pour la compétition, des êtres pour les choses. Ses effets, c’est de mutiler notre humanité et d’installer parmi nous, comme l’a bien vu Jean-Claude Michéa, « la guerre de tous contre tous ». Là est le combat sérieux de l’époque, il n’est pas étonnant que les partis politiques l’ignorent.

6 (2 mai 2014)

Nous ne pouvons entendre la musique du monde si nous prêtons l’oreille à la cacophonie d’intérêts dont la prétendue communication ne cesse de la recouvrir. Cette attention et cette surdité sont les deux faces du même goût de vivre. J’appelle culture cette façon patiente et intraitable de libérer la vie de ce qui veut en faire une succursale de la mort aux enseignes, diverses et semblables, du pouvoir, de l’argent, de la réussite hargneuse, c’est-à-dire de la sottise et de la guerre. En 1941, dans Haute solitude, Léon-Paul Fargue écrivait déjà : « De nos jours, et surtout depuis la chirurgie esthétique, la télévision, les water à musique et la musique migraineuse, depuis le flan Popurel et le cirque intellectuel, le moindre boy-scout, le plus naïf des grooms savent bien que le Diable est un sentiment. Mais un sentiment général, et non pas un sentiment individuel. Un sentiment d’assemblée, de nation, de place publique et de fédération. Quelque chose comme une opinion à la puissance cent. Un sentiment qui se voit, qui se vomit dans les coins comme un ectoplasme. »

7 (2 août 2014)

Sur le terreau de la guerre, poussent parfois, fleurs abominables, d’effroyables inventions. Ce ne sont pas les plus meurtrières, elles n’ôtent pas la vie, elles la corrompent. L’eau sale et puante de Jérusalem-Est, cette eau baptismale à l’envers, ceux qui la projettent en sentiront l’odeur plus longtemps que ceux qui la reçoivent. « Haïssez-nous, dit-elle, nous qui avons cru pouvoir fixer des limites au pardon, dites-nous pour l’éternité que cette saleté est impardonnable. » Nous ne vous haïrons pas, votre orgueil ne fermera pas cette porte, nous ne vous accorderons pas cette sombre jouissance. Vous êtes des créatures, comme vos victimes, comme vos bourreaux, comme nous. Personne n’est à la dimension de la vérité, personne n’est à la mesure du pardon, personne n’est à la hauteur du jugement. Nous ne vous haïrons pas.

8 (1er septembre 2014)

« L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance. L’essentiel n’est pas, l’intérêt n’est pas, la question n’est pas que telle ou telle politique triomphe, mais que dans chaque ordre, dans chaque système chaque mystique, la mystique ne soit point dévorée par la politique issue d’elle. En d’autres termes il importe peut-être, il importe évidemment que les républicains l’emportent sur les royalistes ou les royalistes sur les républicains, mais cette importance est infiniment peu, cet intérêt n’est rien en comparaison de ceci : que les républicains demeurent des républicains ; que les républicains soient des républicains. Et j’ajouterai, et ce ne sera pas seulement pour la symétrie, complémentairement j’ajoute : que les royalistes soient, demeurent des royalistes. » (Charles Péguy, Notre jeunesse)

9 (25 octobre 2014)

« L’avenir ne se déduit pas du présent. Il faut le reprendre sur des potentialités encloses en nous-mêmes, sur des avenirs jadis refoulés. » (Jacques Berque)

« La communication, la grande maquerelle des formalismes enchevêtrés les uns avec les autres dans une sorte de coït sans joie (mais non sans profit), régnant sans partage dans le monde. » (Jacques Berque)

10 (22 décembre 2014)

« J’ai l’impression de vivre, dans cette patrie informe appelée univers, sous une tyrannie politique qui, sans m’opprimer directement, offense cependant quelque principe caché de mon être. Alors descend en moi, lentement, sourdement, la nostalgie anticipée d’un impossible exil. » (Fernando Pessoa)

11 (8 février 2015)

Il était une autre fois un professeur de sciences naturelles très savant, spécialiste de botanique. Il ne partait jamais en vacances car, sur le rebord des fenêtres de son petit appartement, il faisait pousser des plantes mystérieuses dont il ne pouvait confier le destin à personne. Quand il en parlait, il avait un petit sourire dubitatif puis, avant de courir les soigner, disait, comme pour s’excuser : « Peut-être que cela ne servira pas à rien… » Je lui dédie cette nouvelle version de Résurgences.

12 (12 avril 2015)

Soigner la société sans s’attaquer à la vision de l’homme perverse qui la fonde est un acte médical inutile, dangereux, illégitime.

13 (19 mai 2015)

« Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. » (Georges Bernanos, La France contre les robots)

14 (3 juin 2015)

« La première, ou plutôt l’unique nécessité de ce monde, c’est de fournir à la spéculation les éléments indispensables. Oh! sans doute il est malheureusement vrai que, en détruisant aujourd’hui les spéculateurs, on risquerait d’atteindre du même coup des millions de pauvres diables qui en vivent à leur insu, qui ne peuvent vivre d’autre chose, puisque la spéculation a tout envahi. Mais quoi ! le cancer devenu inopérable parce qu’il tient à un organe essentiel par toutes ses fibres hideuses n’en est pas moins un cancer. »  (Georges Bernanos, La France contre les robots.)

« La libération, l’élargissement, la nouvelle découverte du monde ne sera pas due à un système ou à un homme, mais à la somme croissante des résistances humaines à un système inhumain. » (Georges Bernanos, La France contre les robots.)

15 (16 juillet 2015)

« Accepter les hommes vivants dans leur réalité au stade où ils se trouvent : au stade de l’instinct, au stade de la loi ou à celui de la liberté, au lieu de leur jeter les valeurs à la tête. Les valeurs, je ne sais pas ce que c’est. Si, je sais : ce sont des idoles. La morale n’existe pas toute faite quand il s’agit des vivants. » (Jean Sulivan)

16 (octobre 2015)

« Il y a une pensée qui arrête la pensée. C’est la seule pensée qu’on devrait arrêter. » (Gilbert Keith Chesterton)

17 (16 février 2016)

S’échapper, se cacher, alerter : trois précieux conseils officiels dont on fera bien de s’inspirer si l’on se trouve directement menacé par un attentat terroriste à moins que, d’aventure, doué d’une exceptionnelle intelligence citoyenne, on y ait songé soi-même. Mais, de nos jours, les dangers s’accumulent. Ainsi ce burn-out qui afflige les travailleurs et auquel on va consacrer de nouvelles et savantes études alors que tout le monde sait, sauf les patrons, sauf les syndicats, sauf les gouvernements qui se sont succédé depuis près de trente ans, qu’il est la conséquence directe et sauvage de cette idéologie managériale qu’on a vicieusement installée dans les entreprises, de ses manipulations avares, de sa prétentieuse sottise, de ses pratiques misérables. Aussi ne faut-il pas manquer de prodiguer aux travailleurs que dévaste ou menace cet autre fléau les trois conseils qui leur permettront de le combattre : refuser l’idéologie qu’il leur impose, refuser les pratiques qu’il leur impose, refuser la cruauté qu’il leur impose. Non sans faire observer aux autorités qu’elles ont le pouvoir d’écarter les nuisances de cette saleté en la chassant des administrations, des services publics et des entreprises qu’elles contrôlent et en abandonnant à leur honte les entreprises privées qui ne les imiteraient pas.

18 (février 2016)

Mais oui, #OnVautMieuxQueÇa !

Ils ont pesé leurs mots, ces jeunes vidéastes. Leur ton est simple, tranquillement grave, sans facilités rhétoriques. Leur propos se tient entre deux pôles. D’une part, ce mieux possible, ce mieux qu’ils sentent en eux, ce désir, cette nécessité d’être qui leur interdit de se résigner et d’attraper cette société. D’autre part, une sensibilité très vive à la misère des autres et le désir de la faire parler, de lui rendre amicalement le courage de se dire, l’audace d’avouer son espérance. Simple et juste. L’altitude et la profondeur. La vie peut circuler, et l’amitié.

Bon courage. Vous avez la meilleure part. Aider humblement les autres à s’exprimer, quoi de mieux ? Surtout, n’en demandez pas plus. Porte close et grand rire moqueur pour les légions de réalistes, de concrets et d’efficaces, pour ces gros malins en tout genre qui s’accrocheront à vous comme des boulets pour vous faire sombrer avec eux. Porte close et regard sévère pour ceux qui voudront jeter leur rêvasserie dans vos rêves.

La loi que vous combattez n’est qu’un signe parmi tant d’autres de l’horreur où s’enfonce le monde. Sans doute pas le plus cruel. Vous l’oublierez, mais non pas ce qu’elle signifie, non pas d’où elle sort ni ce qu’elle annonce. Ne riez pas si je vous dis que vous inventez une chevalerie, et qu’au sale train où va le monde, vous en avez pour la vie. Ou riez, après tout, et appelez ça comme vous voudrez. Bon courage.

19 (mars 2016)

« Celui qui veut comprendre, calculer, interpréter au moment où son émotion devrait saisir l’incompréhensible comme quelque chose de sublime, celui-là sera peut-être appelé raisonnable, mais seulement au sens où Schiller parle de la raison des gens raisonnables. Il ne voit pas certaines choses que l’enfant est capable de voir, il n’entend pas certaines choses que l’enfant est capable d’entendre. Et ces choses sont précisément les plus importantes. Parce qu’il ne les comprend pas, sa compréhension est plus enfantine que celle de l’enfant et plus niaise que la niaiserie même – malgré tous les plis de la ruse que prend son visage parcheminé et l’habileté de virtuose que ses doigts possèdent à démêler ce qu’il y a de plus enchevêtré. Ce qui fait qu’il a détruit et perdu son instinct. Dès lors il ne peut plus se confier à cet « animal divin » et lâcher la bride quand son intelligence chavire et que la route traverse le désert. C’est ainsi que l’individu devient incertain et hésitant et ne peut plus avoir foi en son jugement. Il s’engloutit en lui-même, dans son être intime, c’est-à-dire dans le chaos accumulé de tout ce qu’il a appris et qui ne saurait agir au-dehors, de l’instruction qui ne saurait devenir de la vie. […] Personne n’ose plus mettre sa propre individualité en avant, il prend le masque de l’homme cultivé, du savant, du poète, du politicien. Si l’on s’avise d’attaquer de pareils hommes, avec l’illusion qu’ils prennent les choses au sérieux et qu’il ne s’agit pas pour eux d’une farce – attendu qu’ils font tous parade de sérieux – on s’aperçoit au bout d’un moment qu’on n’a plus entre les mains que des loques et des chiffons bariolés. C’est pourquoi il ne faut plus se laisser tromper, et leur enjoindre : « Enlevez votre déguisement ou soyez véritablement ce que vous semblez être. » L’homme d’esprit sérieux ne doit pas être forcé de faire le Don Quichotte, car il a mieux à faire que de se battre avec ces prétendues réalités. En tous les cas, chaque fois qu’il aperçoit un personnage masqué il doit jeter un coup d’œil perçant et crier : « Halte ! Qui va là ? » et lui arracher son masque ! » (Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie).

20 (19 juin 2016)

« Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. (…) C’est le peuple qui a l’expérience la plus réelle, la plus directe de la condition humaine. Dans l’ensemble, sauf exceptions, les œuvres de deuxième ordre et au-dessous conviennent mieux à l’élite, et les œuvres de tout premier ordre conviennent mieux au peuple. Par exemple, quelle intensité de compréhension pourrait naître d’un contact entre le peuple et la poésie grecque, qui a pour objet presque unique le malheur ! »  (Simone Weil, L’enracinement)

21 (20 août 2016)

« J’appelle bourgeois quiconque renonce à soi-même, au combat et à l’amour, pour sa sécurité. » (Léon-Paul Fargue)

22 (13 septembre 2016)

J’ai souvent déjeuné avec de hauts responsables des entreprises. Je les comparais en secret aux hannetons dont me parlait ma grand-mère. Les petits campagnards de son temps prenaient un vilain plaisir à baigner ces pauvres insectes dans les encriers encastrés dans leurs tables d’écoliers, puis à les lâcher dans la classe après avoir attaché un long fil à l’une de leurs pattes. Le hanneton explorait alors les contours de sa liberté ; affolé et bourdonnant, il se posait sur un cahier, sur un rideau, sur le bureau du maître en signant d’un beau pâté violet chacune de ses tentatives d’évasion. Les dirigeants d’entreprise sont ces hannetons-là : leur liberté ne va pas plus loin que le fil. D’où, dans les zones d’eux-mêmes autorisées, une propension compensatoire au lyrisme. Nos déjeuners ranimaient en eux le goût adolescent de l’impossible. Ils se mettaient en devoir de célébrer la liberté avec un enthousiasme qui me laissait pantois. Jamais je n’aurais trouvé de tels accents. Pour moi, obscur combattant de l’existence, c’est une femme bien difficile à vivre, et fort ingrate ; le lien qui m’attache à elle doit être noué bien serré pour que je ne l’aie pas plantée là depuis longtemps. Je n’ai pas la moindre envie de célébrer ses mérites ni de m’extasier sur ses formes. Ces coléoptères supérieurs, eux, ne cessaient d’en chanter les louanges. J’en ai vu des dizaines, tous prompts à s’émouvoir, ivres d’idéal, affamés de ce qu’ils appelaient les relations vraies, flatulents d’humanisme. Leur vie était une légende dorée. Leur premier patron avait été l’éveilleur de leur âme, leur carrière un itinéraire initiatique, une leçon de philosophie. Ils me prenaient à témoin, pathétiquement : quoi d’autre que l’humain qui ait quelque valeur ? Ils étaient souvent touchants, un instant. Car, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils tentent pour s’évader, je ne voyais dans leurs élans désespérés que le fil qui les attachait à l’entreprise, à sa morale plate, à la peur qui dégouline. J’attendais le moment où, pour donner naissance à ce double d’eux-mêmes dont ils prenaient soudain une conscience aiguë et puissamment spirituelle, ils allaient crever la poche aux confidences. Quand nous en arrivions au fromage, il arrivait que les hannetons me laissent deviner, après d’immenses protestations de tendresse à l’endroit de leur légitime, voire de leur régulière, les affres de leur humaine sexualité. Je comprenais à ce signe qu’ils étaient parvenus au bout de leur expression : le fil n’allait pas au-delà, c’était leur ultime pâté violet. Alors commençait la retraite désenchantée, le retour dans l’atmosphère économique. Ils se redressaient, sortaient leur calepin, retrouvaient un ton plus ferme. Ils étaient vraiment contents de s’être exprimés aussi librement et ils espéraient bien que les stagiaires auraient l’occasion d’en faire autant. Mais évidemment, ajoutaient-ils à l’instant où ils déposaient leur carte de crédit dans le pli de l’addition, évidemment, ce serait dans les limites que pourrait tolérer l’entreprise. (Extrait de L’entreprise démaquillée, voir sur ce site)

23 (16 octobre 2016)

« La liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. Par la suite, c’est un besoin de l’âme, car quand l’intelligence est mal à l’aise, l’âme entière est malade. » (Simone Weil, L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, 1943)

24 (13 novembre 2016)

« L’homme atteindrait son ultime libération s’il pouvait en toutes ses actions s’adonner entièrement à l’agir lui-même, insufflant toujours à son activité l’inspiration de l’amour. Alors la fin ne justifierait jamais les moyens, alors l’homme pourrait élever en règle suprême de son action le principe : ″Ce qui ne vaut pas la peine d’être fait en vertu de son intérêt propre, ne le fais pas en fonction d’autre chose.″ Alors la vie tout entière jusqu’en ses moindres ramifications serait vraiment chargée de sens ; vivre voudrait dire : célébrer le festival de l’existence. » (Moritz Schlick, Du sens de la vie)

25 (26 janvier 2017)

À l’attention de Benoît Hamon, qui sait ce que rêver veut dire, et à l’intention de ses interlocuteurs « réalistes » qui n’osent pas se le rappeler, ces quelques lignes de Jacques Berque dans L’Orient second : « Rêver, c’est mourir peut-être, si cela veut dire lâcher pied devant les duretés de l’action et du combat. Au contraire, si cela veut dire émouvoir en soi les possibles, en appeler d’un présent inerte au rapatriement du passé et de l’avenir, c’est permettre l’action créatrice. Mais si l’alternance reste lâche ? Alors, le positif et le négatif fondent dans ces limbes, envasent les contradictions, opposent à la violence des renouvellements la pente des accoutumances. »

26 (6 février 2017)

« Aussi longtemps que le mystère existe, la santé mentale est préservée : c’est en supprimant le mystère qu’on engendre un état morbide. L’homme ordinaire a toujours été sain d’esprit parce qu’il a toujours été un mystique. Il ne refuse pas la pénombre. Il a toujours un pied sur terre et l’autre dans le royaume des fées. Il se donne toujours la liberté de douter de ses dieux, mais aussi celle de croire en eux. Il accorde toujours plus d’importance à la vérité qu’à la cohérence. S’il voit deux vérités qui semblent se contredire, il les accepte toutes les deux avec leurs contradictions. Sa vision spirituelle est stéréoscopique, comme sa vision physiologique : il voit d’autant mieux qu’il perçoit deux images distinctes en même temps. Ainsi a-t-il toujours cru que le destin existait, mais qu’il existait également le libre arbitre. » (Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie)

27 (6 avril 2017)

« La com’ est devenue l’opium des politiques. Passagère clandestine de la démocratie, elle promeut bien plus qu’une technique : une vision du monde. Elle est l’écriture d’un temps sans profondeur – ou qui se refuse à accepter  l’histoire. Des dirigeants hébétés par les forces centrifuges d’une époque qui les dépasse – mondialisation, fin du conflit Est/Ouest, décolonisation, accélération de la science et de la  technologie – s’en remettent plus que jamais à ce qui ne constitue in fine qu’un ersatz d’action. […] La com’ est vaincue. Elle s’est vaincue elle-même.  Elle a longtemps exercé une fascination sans borne chez ceux qui, postulant aux responsabilités, n’étaient de facto plus responsables. Car entrer en responsabilité suppose d’accepter l’action. Et l’action signifie d’abord non pas prendre le parti pris des choses mais s’en libérer, y résister, se faire le maître d’une situation. » (Arnaud Benedetti, La fin de la com’)

28 (4 mai 2017)

Dimanche, je m’abstiendrai. Si une très improbable réincarnation m’était accordée ou infligée, et que le destin me désignât un sort politique, deux passages de Simone Weil, tirés de L’Enracinement, inséparables et indissociables, inspireraient mon action et déclasseraient toutes les autres considérations. Voici le premier : « Le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect. L’obligation n’est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d’une manière réelle et non fictive ; il ne peut l’être que par l’intermédiaire des besoins terrestres des hommes. La conscience humaine n’a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d’années, les Égyptiens pensaient qu’une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : ˮJe n’ai laissé personne souffrir de la faim.ˮ Tous les chrétiens se savent exposés à entendre le Christ lui-même leur dire : ˮJ’ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger.ˮ » (Lire l’article)

29 (12 mai 2017)

Les plus obtus finiront par comprendre que la com’ et le marketing politique ne nous dispenseront pas de nous poser quelques questions de fond. Ces pensées tirées du livre de Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent, peuvent y aider :

« L’identité est un rêve d’une absurdité pathétique. On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. »

« Seule est nihiliste l’analyse pieuse des événements. »

« Il y a une sorte d’illusion féroce, et, disons-le franchement, de bêtise, à s’obstiner dans le bon sens quand il n’y a pas de sens, à vouloir changer la forme de l’équation quand elle est égale à zéro. »

« Tous à la fois victimes, meurtriers et complices : c’est ça la vérité du consensus, de l’interactivité et du tournage en boucle. »

« Le snobisme de la différence, snobisme de la culture européenne, qui se construit sur toutes les distinctions, y compris celles des valeurs morales. »

« Il ne faut pas croire que le réel reste le réel quand on en a chassé l’illusion. »

« Liberté singulière, spacieuse, celle de n’être plus aux prises avec votre propre image. »

30 (3 juillet 2017)

Macron a raison. Je découvre à l’instant ce qu’il a dit aux jeunes créateurs de startup dans la Halle Freyssinet. C’est exactement ce qu’un cœur attentif peut sentir et ce qu’un esprit juste peut penser.

Dans mon article Le pas gagné, publié ici il y a deux jours, j’ai parlé de la réussite, de la loi Travail, de La France insoumise et de quelques autres affaires en cours. J’y ai aussi expliqué quel choix, à mes yeux fondamental, s’impose au président de la République. J’y ai même évoqué mes dispositions à la sauvagerie et mon goût de rouler à contresens. On s’y reportera. Et on trouvera aussi, sur ce site, les critiques que j’ai adressées, et que j’adresse toujours, à Emmanuel Macron.

Je ne m’attendais pas à prendre, deux jours plus tard, la défense, la défense furieuse, d’un homme trop facilement et trop bassement attaqué. C’est la première fois, depuis la mort de Charles de Gaulle, que j’ai envie de défendre le pouvoir contre ceux qui l’attaquent. Je vais le faire sans chercher à démêler, dans ces attaques, la part de la mauvaise foi de celle, probablement dominante, de l’immense et générale stupidité qui descend en procession ou dégouline en pluie tiédasse des supposées élites au peuple bien réel.

31 (19 juillet 2017)

« J’appelle fonctionnement pervers tout exercice du pouvoir de la science dans le domaine mental. Cet exercice sur autrui se fait à son insu. J’appelle perversion toute entreprise visant à remplacer l’individu par un numéro, à le faire disparaître dans des catégories diagnostiques ou administratives, à le transformer en objet de la science, à le fondre dans le collectif et enfin à l’endoctriner dans une idéologie. » (Serge Tribolet, L’abus de la « psy » nuit à la santé)

« Comme on respire mieux, quand on ne fait qu’obéir ! Comme la vie soudain devient plus facile ! » ( Henry de Montherlant, Port-Royal)

32 (14 septembre 2017)

« Le consentement général aux opacités particulières est le plus simple équivalent de la non-barbarie. Nous réclamons pour tous le droit à l’opacité. » (Edouard Glissant, Poétique de la relation)

33 (19 octobre 2017)

« J’ai peur que nous allions vers un état de satisfaction lisse, de déréliction sinistrement prospère. La colère menace de s’éteindre, la colère et ses puissances constructives, la revendication et ses laves. Ne resteraient que l’envie et ses petites fièvres. Mais quoi ! L’humain ne peut abandonner ce qui est lié à sa nature même, elle-même liée à une remise en cause de lui-même et de ses paysages. […] Notre atonie actuelle est limitée dans le temps comme dans la géographie. Elle pèse peu devant les désespoirs et les espoirs accumulés. » (Jacques Berque, Il reste un avenir, entretiens avec Jean Sur)

34 (11 novembre 2017)

Weinstein et cetera : oui à Juliette Binoche

Le 24 octobre, sous le titre « Deux ou trois choses que je sais d’Harvey Weinstein », Le Monde a publié un témoignage de Juliette Binoche recueilli par Franck Nouchi. C’est un texte remarquable, presque inespéré. Allons, Hölderlin avait raison, « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve ». Dans ce fait divers et ce qui s’est ensuivi, le désespérant, jour après jour, s’est ajouté au désespérant. Mais, grâce à Juliette Binoche, le vent a soudain tourné et quelque chose de sensé, d’intelligent, de généreux et de profondément ouvert est apparu. (Lire l’article)

35 (28 janvier 2018)

La tradition fausse, c’est la tyrannie de la répétition, elle fabrique des domestiques et des esclaves volontaires. La continuité vraie, c’est quand chaque matin périme et renouvelle en l’approfondissant le matin de la veille. La tradition fausse, c’est quand la liberté radote. La continuité vraie, c’est quand elle hésite et balbutie. La tradition fausse, c’est la vanité de savoir déjà. La continuité vraie, c’est la grâce de chercher toujours. La tradition fausse, c’est la satisfaction. La continuité vraie, c’est le désir. La tradition fausse, c’est l’objectif. La continuité vraie, c’est le projet. La tradition fausse, c’est le désordre établi. La continuité vraie, c’est le désordre créateur. La tradition fausse, c’est l’identité comme explication et justification. La continuité vraie, c’est l’identité comme référence et élargissement. La tradition fausse, c’est le slogan. La continuité vraie, c’est le signe. La tradition fausse, c’est la propagande. La continuité vraie, c’est le parler ouvert de Montaigne, celui qui « ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. »

36 (1er avril 2018)

Pâques. Voici quatre citations de Jean Sulivan :

« Un jour je me suis aperçu que les questions éternelles se jouaient au niveau de la terre, dans l’expérience humaine, dans la chair et le souffle.  Pour moi, tout a changé. »

« Ne pas céder. Être intransigeant sur la part la plus folle de soi. Ce qu’ils refusent en moi, c’est cela qu’il faut exprimer. On ne s’en fait pas gloire. On est ainsi. »

« Le bonheur est dans l’obscur, hors du temps abstrait et mécanique. Là où s’origine la singularité. »

« Qui ne sait porter sa mort en silence ne sait pas vivre. »

37 (30 mai 2018)

« Le bonheur parfait des hommes sur la terre (s’il a jamais lieu) ne sera pas quelque chose de plat et de solide, comme la satisfaction animale. Ce sera un équilibre exact et périlleux, comme celui d’un roman d’amour désespéré. » (G. K. Chesterton, Orthodoxie)

38 (22 juillet 2018)

Le héros de la nouvelle de Tchekhov Une banale histoire, un illustre professeur, parle ainsi : « Dès l’enfance je me suis habitué à résister aux influences extérieures et je me suis assez bien trempé le caractère : les catastrophes de l’existence telles que la célébrité, l’accession au rang de général, le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos moyens, les relations avec l’aristocratie, etc., m’ont à peine effleuré et je suis resté sain et sauf ; mais sur des êtres faibles, insuffisamment préparés, comme ma femme et Lisa, tout cela a roulé comme une masse de neige et les a écrasées. » Qui potest capere capiat.

39 (16 novembre 2018)

Je veux commencer cette inquiète recherche de ce qu’il y a dans le cœur enfoui des masses et par quoi elles aspirent à se délivrer, à se convertir à une vie véritable, bientôt la seule possible. (…) L’ailleurs est là. (…) Il ne faut pas « changer le monde », il faut changer ce monde en accouchant l’autre monde, dont il est gros. (Maurice Clavel, Délivrance)

40 (8 janvier 2019)

Un grand débat national ?

Si Dieu le veut, je dirai bientôt sur ce site ce que m’inspire la question des Gilets Jaunes qui me touche au plus profond. Mais je ne dois pas attendre plus longtemps pour prendre parti sur un point précis que je veux considérer en lui-même et pour lui-même, à savoir ce « Grand débat national » dont j’oublie, au moins ici et pour l’instant, quelles circonstances en ont fait apparaître l’idée, dans quel dessein il a été conçu et de quels espoirs l’ont chargé ceux qui l’ont imaginé. De ce débat, je veux aujourd’hui tout ignorer sauf l’essentiel, c’est-à-dire comment il va être animé. Quitte à tuer trop vite le suspense, j’affirme ici que la seule position possible est celle que défend Chantal Jouanno en s’opposant avec fermeté à toutes les réductions et censures qui pourraient en limiter le champ et, par conséquent, la portée. Je dis bien la seule solution possible. Non pas la solution préférable. Non pas la solution la meilleure. La seule possible. Les autres, toutes les autres, relèvent de la logique managériale, c’est-à-dire – j’ai eu trente ans pour m’en persuader – de la sottise, de la servilité et de l’escroquerie.

Il y a deux sortes de formateurs. L’intraitable frontière qui passe entre eux est infiniment simple à reconnaître : elle sépare ceux qui sont prêts à se battre pour la liberté d’expression parce qu’ils en font un absolu non négociable et ceux qui, de quelque manière, la soumettent à toutes sortes de considérations dont l’arbre généalogique touffu reconduit, par mille chemins mais infailliblement, au pouvoir et à l’argent.

Toute ma vie de formateur a été tournée vers l’expression des salariés. Dans un petit livre publié en 1973, je définissais l’expression comme la charte de la formation. C’est ce fil que j’ai toujours suivi, ce seul fil. Presque toujours, ce fut la bataille. J’ai pris des coups : trop. J’en ai donné : pas assez. J’ai vu des gens qu’on dit de haute culture déverser sur les travailleurs un dédain qui était sans doute la seule production possible de leur sécheresse, et y ajouter, en prime, une morale glaireuse. C’était la guerre. Je faisais la guerre. C’était la guerre ou le néant, la capitulation. C’était la guerre ou rien. La guerre paisible contre la paix agressive des managers.

Quand un homme d’exception, Pierre Le Gorrec, qui venait, lui aussi, de la formation, sut convaincre la Direction générale d’EDF d’accueillir mon projet de Mise en expression, ce fut contre l’avis et avec l’opposition active d’à peu près toute la hiérarchie. De cette expérience je veux ici rappeler un point, un seul. Je ne commençais jamais une action sans qu’un contrat écrit ne fasse obligation au chef d’unité de la laisser aller jusqu’à son terme, telle que nous l’avions ensemble définie, sans la modifier ni l’interrompre en aucune façon. Une fois, ce contrat fut rompu. J’écrivis au directeur du centre concerné une lettre sévère dont tous les salariés eurent copie. Ils étaient tous, ce jour-là, des Gilets Jaunes. On ne rit pas avec l’expression. On ne ruse pas avec l’expression. On ne joue pas avec l’expression. Chantal Jouanno, vous avez raison. Ne lâchez rien. N’en imaginez même pas la possibilité.

41 (22 janvier 2019)

« L’honnête homme n’approuve pas un individu parce qu’il soutient une certaine opinion, ni ne rejette une opinion parce qu’elle émane d’un certain individu. » (Confucius)

42 (12 mars 2019)

« Le chef-d’œuvre de l’art d’informer, c’est de tromper en ne disant jamais que la vérité. » (Jean Guitton)

43 (16 avril 2019)

« Singulier Hugo. Singulier comme ce peuple, dans ce peuple, qu’il représente éminemment. Pair de France. Vieux malin. La gloire de Notre-Dame, dans son œuvre, ce n’est pas seulement, ce n’est pas tant ce poème et ce roman, ce poème en prose en forme de roman de sa demi-jeunesse, que la persistance perpétuelle, que l’éternelle présence, dans toute son œuvre, de ces deux tours dressées, du monument debout. Dans toute son œuvre, dans son imagination, dans sa vision perpétuelle, dans sa création même. Dans sa perpétuelle vision de Paris, de son Paris toujours présent. » (Charles Péguy, Notre patrie)

44 (13 mai 2019)

« Avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège. Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur. » (Simone Weil, La personne et le sacré.)

45  (2 juillet 2019)

« Un homme abstrait, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non-empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de la civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connus. » (Emmanuel Mounier, Le personnalisme)

46  (18 août 2019)

« Le fascisme de naguère, ne fût-ce qu’à travers la dégénérescence de la rhétorique, rendait différent, alors que le nouveau fascisme – qui est tout autre chose – ne rend plus différent : il n’est plus rhétorique sur le mode humaniste, mais pragmatique sur le mode américain. Son but est la réorganisation et le nivellement brutalement totalitaire du monde. » (Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires)

47  (2 septembre 2019)

« Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons, mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leurs fils partir pour émigrer, en sachant qu’elles ne les reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. » (Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires)

48  (19 novembre 2019)

La compréhension est une faculté noble dans les domaines de la science, en particulier lorsqu’elle vise les objets, les faits tangibles, le monde matériel, mais elle est une imposture intellectuelle lorsqu’elle donne ses conclusions dans le domaine de l’investigation psychique. L’humanité ne se comprend pas ! Le propre de l’homme est incompréhensible. L’essence même de sa liberté tient à cette impossibilité d’enfermement dans une compréhension. […] « Gardez-vous de comprendre », répétait inlassablement Lacan tout au long de son enseignement ; en plein séminaire il se penchait vers les élèves du premier rang en leur demandant d’un air prévenant : « Vous comprenez ? » et devant leur acquiescement intimidé, il leur lançait d’un ton agressif : « Eh bien, vous avez tort ! » (Serge Tribolet, L’abus de « psy » nuit à la santé)

49 (14 décembre 2019)

Le plus important n’est pas de savoir combien l’IGS, ou telle de ses filiales, payait un personnage public. Le plus important est de savoir ce qu’est l’IGS. Pour cela, il suffit de recopier ce qu’il dit de lui-même : « Le Groupe IGS place au cœur de sa pédagogie ses valeurs fondatrices que sont l’Humanisme, l’Entrepreneuriat et le Professionnalisme. » On note que cette présentation solennelle et officielle méprise la langue et ignore la logique. Méprise la langue : il faut évidemment écrire « ces valeurs fondatrices que sont… » ou « ses valeurs fondatrices qui sont… ». Ignore la logique : les mots humanisme, entrepreneuriat et professionnalisme, qui n’ont nul besoin de la majuscule, ne sauraient être mis sur le même plan. Ne pas comprendre que le premier indique une direction aux deux autres, c’est vider l’humanisme de tout sens. Il n’existe pas de spécialistes « du corps, de la jambe et de l’orteil ». Mais il y a mieux. Voici la définition qu’on nous donne de cet humanisme : « Nous croyons en la capacité de chacun à se dépasser et à atteindre ses objectifs. » Quelle convivialité ! Landru peut accepter la formule, Hitler et Staline aussi. Si un élève de troisième la présente à son professeur, j’ose espérer qu’il ne va pas le féliciter. Et l’IGS, lui, la brandit pour faire venir la clientèle ? Où sommes-nous ? Mais il faut un bolduc à tout paquet-cadeau. C’est le slogan même de l’IGS que nous allons, pour finir, tel que nous l’annonce l’ami Google, largement déployer : « Bienvenue dans le monde des possibles ! » Le monde des possibles ? Ça ? Ce bafouillage, il est vrai, ne casse ni le mobilier public ni les vitrines des banques. Seulement l’image du monde dans les êtres humains, dans leur conscience, dans leur désir, dans leur avenir, dans leur amour. Moins grave ? Vraiment moins grave ?  Vous êtes certains ? Vraiment certains ? Et si elle était là, dans cette hésitation, dans ce doute, la vraie frontière entre le vrai monde ancien et le vrai monde nouveau ? (Résurgences)

50 (17 janvier 2020)

« Pour Marx, la société n’existe pas. Cette idée d’apparence paradoxale s’impose avec une force irrésistible dès lors qu’on la rapproche de l’intuition fondamentale de sa pensée, à savoir que la réalité réside dans la vie et seulement en elle et que, d’autre part, cette vie n’existe que sous une forme individuelle, sous la forme d’individus vivants. Dès ce moment, il devient évident […] que la société n’est qu’un mot, au mieux un concept pour désigner une réalité d’un autre ordre, celle des individus vivants qui constituent sa substance. Réalité d’un autre ordre que celle d’une idéalité, d’un concept, puisqu’elle n’est jamais l’objet d’un regard, mais la réalité de la vie dans son irréductibilité à tout regard, écrasée sur elle-même, succombant sous le poids de son propre pathos – une réalité de la faim, de la douleur, de la souffrance, de l’effort de porter, de soulever le poids, de frapper avec le marteau, ou encore de l’irrésistible bonheur d’exister. » (Michel Henry, Du communisme au capitalisme)

51 (16 mars 2020)

« La véritable affirmation d’un être par lui-même ne saurait être en aucun cas le raidissement dans un état accidentel, mais bien l’abandon, la reddition au secret jaillissement de sa propre origine, à la source de son être. » (Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part)

À cette citation a été ajouté le commentaire suivant, le 19 mars 2020 :

En ces temps obscurs et terribles, je n’ai rien trouvé de meilleur, de plus beau et de plus vrai à proposer aux lecteurs de Résurgences que cette pensée lumineuse de Martin Heidegger. De ces fameux « Holzwege », ces Chemins de bois devenus dans notre langue Chemins qui ne mènent nulle part que j’ai parcourus il y a bien longtemps, m’est restée l’image centrale, d’une puissance inouïe, qui n’a cessé de me hanter. Ce chemin, ou ce sentier, qui débouche sur la route où nous nous promenons, nous ne savons pas, à l’instant où nous nous y engageons, à quel point il ressemble à notre existence, et que, comme elle, nous le prenons, à toutes les acceptions possibles du mot, à contresens. Tôt ou tard, pourvu que nous ayons quelque persévérance, nous nous en apercevrons : il ne va nulle part. Il s’arrête brusquement, sans raison, sans savoir-vivre ni savoir-être, sans souci de notre déception, n’importe où. Il n’a rien des allées aimablement fléchées d’une forêt civilisée, il n’a rien des couloirs tapissés de prévenantes informations que se doit d’offrir un musée confortable. Ce qui l’a fait chemin, ce qui l’a creusé sentier, ce sont, débordant de la charrette des forestiers et traînant sur la terre, les extrémités des troncs d’arbres qu’ils sont allés abattre dans ce fond du monde que nous avons pris pour un objectif et qu’ils ont emportés vers la route. Cette image ne m’a jamais quitté. Elle apaise le trouble et trouble la quiétude. Elle ouvre le monde et m’invite à m’ouvrir à lui. Elle me dit que vivre n’est pas l’aventure simpliste que j’invente. Qu’il faut, pour que l’orgue joue de toutes ses sortes, qu’un autre clavier s’associe à celui-là, une musique à la fois future et antérieure dont il n’est personne qui ne devine, un jour ou l’autre, furtivement, l’immense réalité. Tout, alors, en est bouleversé. Pour une fois, sans mentir, on peut parler de révolution : l’avenir et le passé ne sont plus que des pseudonymes de l’origine, d’une origine de plus en plus originelle vers laquelle nous nous précipitons comme, disait Claudel, le torrent vers sa source. Et c’est à l’incoercible prétention de l’accidentel, l’accidentel du bonheur ou l’accidentel du malheur, d’être autre chose que ce qu’il est qu’on reconnaît, en essuyant ses larmes ou en ravalant son orgueil, qu’il n’est vraiment que l’accidentel.

52 (11 avril 2020)

Le pape François a de la chance. Il peut parler des ténèbres où sont plongés les peuples. Moi, quand j’évoque, au début de mon commentaire d’une pensée de Heidegger, ces «temps obscurs et terribles », Google, me citant, remplace la formule par trois pudiques petits points. Si c’est une machine aussi pétocharde qu’un bonhomme qui a fait le coup ou un bonhomme aussi larbin qu’une machine, je n’en sais rien. Mais, en tout cas, message bien reçu. Pas de ça, Lisette ! Pas d’obscurité ni de terreur dans la bauge transhumaine ! Positivez, disait Carrefour, et, à la queue leu leu, les cocus de la liberté positivaient ! Continuez, citoyens, le tracking ne s’annonce-t-il pas juteux ? Google et Apple marchent ensemble, les constellations vont en rester baba ! Eh bien, oui, je le redis, ces temps sont sombres, ces temps sont terribles ! Je ne sais rien de plus beau et de plus fort que l’optimisme quand c’est l’innocence qui me l’offre ou la puissance de la nature, mais rien n’est plus ignoble, plus honteux, plus misérablement péteux et lugubrement enfoiré quand c’est la peur qui, en claquant des dents, le tire de son linceul distingué comme le dernier mensonge possible, la seule arnaque encore envisageable, le dernier croche-pattes hypocrite à la Vérité. Jamais cet optimisme-là, c’est la pire des saletés, c’est la mort maquillée ! Qu’il reste là où il est, et qu’il laisse vivre la vie, même quand elle est effrayante! Et puis, c’est Samedi saint. Il a jeté à l’eau cheval et cavalier, ce n’est pas Google qui va L’impressionner ! Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles ! Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes ! Je laisse en latin, en latin facile. Clin d’œil à ceux qui l’ont appris plutôt que la gestion. Mais je n’oublie pas les autres, au contraire. Je ne leur enlève pas le plaisir de découvrir eux-mêmes. Il leur suffit de recopier. Google, je vous prie, vous traduirez. (Note du 12 avril : Hier, 11 avril, je publiais ce texte d’accueil. Ce matin, jour de Pâques, Google a rétabli le passage censuré. Dont acte. La protestation durera autant que la censure : vingt-trois jours. Le 5 mai, elle sera retirée.)

53 (5 mai 2020)

Rien n’est plus ancien que l’identification du néant de l’esprit à l’excrémentiel. On trouve cette image vigoureuse chez Tchouang-tseu comme chez saint Paul. La fidélité qu’on leur doit et le développement de la modernité imposent de la mettre à l’odeur du jour. L’excrémentiel comme pensée et comme projet se déploie désormais dans ses trois états physiques. La communication en est la forme insinuante et liquide. Le management en est la forme pâteuse et modelable. La mondialisation en est la forme gazeuse et enivrante. Quand ils prennent pour un projet politique l’exaltation juvénile de leurs ambitions convenues, les Young Leaders hument voluptueusement sa fragrance vaguement sauvage.

54 (10 juin 2020)

En quatre-vingt-six ans, j’ai presque toujours entendu Liberté, Égalité, Fraternité. Sauf pendant quelques années, celles de la guerre, où l’on me disait, d’un côté, Travail, Famille, Patrie et, de l’autre, surtout Honneur et Patrie. Je ne croyais pas entendre jamais Travailler et consommer. Je ne croyais pas entendre jamais Osez ressortir, osez consommer. Dans quelles étables s’enregistrent-ils, ces cris pour faire avancer les animaux ? Qui reconnaît là-dedans, croyant, incroyant, agnostique, quelqu’un qu’il ait aimé, qui retrouve quelque chose qui l’ait aidé à vivre ? Vous entendez Jaurès, là-dedans ? Vous entendez Péguy ? Vous entendez Corneille ? Vous entendez Marguerite Duras ? Jeanne d’Arc peut-être ? Chaplin ? Marivaux ? Villon, vous entendez Villon ? Et Hugo, vous l’entendez, Hugo, vous entendez l’exil ? Vous entendez la Résistance ? Vous entendez Tiens y’a du boudin ? Le chant des partisans ? Catholique et français toujours ? Vous entendez les berceuses, vous entendez les romances ? Vous entendez Piaf ? Vous entendez vos rêves ? Moi, j’entends une chose, une seule. J’entends, sous le tumulte, le silence affolé d’un peuple qu’on méprise.

55 (3 juillet 2020)

“Tout ce que je puis révéler, c’est que je voudrais, à mon tour, dire quelques mots de ce qui se passe entre notre âme et les choses.” (Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris)

“Sensible… s’acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d’osmose. Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir. Discerner le murmure des mémoires, le murmure de l’herbe, le murmure des gonds, le murmure des morts. Il s’agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses mélodies, douleur pour que les douleurs se glissent jusqu’à nous, attente pour que l’attente fasse enfin jouer ses ressorts.” (Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris)

“Point n’est besoin d’écrire pour avoir de la poésie dans ses poches. Il y a d’abord ceux qui écrivent, et qui constituent une académie errante. Puis il y a ceux qui connaissent ces secrets grâce auxquels le mariage de la sensibilité et du quartier fabrique du bonheur. C’est pourquoi je pare du noble titre de poète des charrons, des marchands de vélos, des épiciers, des maraîchers, des fleuristes et des serruriers de la rue Château-Landon ou de la rue d’Aubervilliers, du quai de la Loire, de la rue du Terrage et de la rue des Vinaigriers. À les voir, à leur sourire en courant sur le trottoir gravé de fatigues, à demander des nouvelles de leurs filles, à voir leurs fils soldats, je me sens réjoui jusqu’aux écrous secrets de mon vieux cœur sans haine.” (Léon-Paul Fargue, Le piéton de Paris)

56 (1er août 2020)

“L’anxiété continuelle, l’effort, la lutte, les renoncements – voilà les conditions indispensables dans lesquelles tout homme doit vivre sans songer à y échapper ne fût-ce qu’un instant. Seuls, la bonne anxiété, la lutte et l’effort fondés sur l’amour sont ce qu’on appelle le bonheur. Non point le bonheur, d’ailleurs, c’est un mot stupide ! Point le bonheur : on est bien, tout simplement. Quant à la mauvaise anxiété, fondée sur l’amour de soi, c’est le malheur. Voilà, sous une forme condensée, les changements qui se sont produits ces derniers temps dans ma façon de voir la vie. Je ne peux m’empêcher de rire quand je me rappelle ce que je pensais – qui est aussi, me semble-t-il, ce que vous pensez toujours – qu’il est possible de s’organiser un petit monde heureux, où l’on pourrait tranquillement, sans erreurs, sans embrouilles, vivre sa petite vie, en ne faisant, tout doucettement, rien que des choses bonnes. J’en ris. Ce n’est pas possible, grand-mère ! Pas plus qu’on ne peut bien se porter quand on ne bouge pas, quand on ne fait pas d’exercice. Pour bien vivre, il faut se lancer, s’égarer, se débattre, se tromper, commencer et abandonner, recommencer et abandonner de nouveau, et lutter éternellement et se priver. Quant à la tranquillité, c’est de la bassesse. C’est pour cela que le mauvais côté de notre âme aspire à la tranquillité ! Sans pressentir qu’à l’obtenir, nous perdrions tout ce qu’il y a de beau en nous, non pas de cette beauté humaine, mais de cette beauté qui vient de là-bas.” (Léon Tolstoï, Lettre à sa grand-mère Alexandrine Tolstoï, octobre 1957 – Tolstoï a vingt-neuf ans.)

57 (12 septembre 2020)

« Dis-moi ce que tu désires, et je te dirai qui tu es. Maintenant je me soumets aussi moi-même à l’examen : qu’est-ce que je désire ? Je désire que nos femmes, nos enfants, nos amis, nos élèves aiment en nous, non pas des noms, des marques de fabrique, des étiquettes, mais des êtres ordinaires. Quoi encore ? Je voudrais avoir des assistants et des successeurs. Quoi encore ? Je voudrais me réveiller dans cent ans et voir, ne serait-ce que d’un œil, ce que sera devenue la science. Je voudrais vivre encore une dizaine d’années. Et puis ? Et puis rien. Je réfléchis, je réfléchis longuement et ne puis rien imaginer de plus. Et, quel que soit le nombre de mes pensées et les directions où elles se dispersent, je vois clairement qu’il manque à mes désirs quelque chose d’essentiel, le principal. Ma passion pour la science, mon désir de vivre, cette station sur un lit étranger et mon aspiration à me connaître moi-même, toutes mes pensées, tous mes sentiments, toutes les idées que je me fais de chaque chose, manquent de l’élément de liaison qui en ferait un tout. Chacun de mes sentiments et chacune de mes pensées vit pour son propre compte, et dans tous les jugements que je porte sur la science, le théâtre, la littérature, mes étudiants, dans tous les tableaux que me trace mon imagination, l’analyste le plus expert ne découvrirait pas ce qui s’appelle une idée générale ou le Dieu des vivants. Et faute de cela, il n’y a rien. Devant un pareil dénuement, il a suffi d’une maladie grave, de la crainte de la mort, de l’influence des circonstances et des gens pour que tout ce que j’appelais autrefois ma conception du monde et en quoi je voyais le sens et la joie de mon existence se retrouvât sens dessus dessous et volât en éclats. Aussi n’est-il pas étonnant que les derniers mois de ma vie aient été obscurcis par des pensées et des sentiments dignes d’un esclave et d’un barbare, que je sois devenu indifférent et ne remarque plus la venue de l’aurore. Quand on est démuni de ce qui est plus haut et plus fort que les influences extérieures, il vous suffit d’un bon rhume, vrai ! pour vous faire perdre votre équilibre, vous faire voir dans chaque oiseau une chouette et entendre dans chaque bruit le hurlement d’un chien. Et tout votre pessimisme ou votre optimisme, avec leur cortège de grandes ou de petites pensées, n’a plus à ce moment-là qu’une valeur de symptôme, rien de plus. Je suis vaincu. S’il en est ainsi, ce n’est plus la peine de continuer à penser, il n’y a plus rien à dire. Je vais attendre en silence ce qu’il adviendra. » (Anton Tchekhov, Une banale histoire)

58 (19 septembre 2020)

Ce que les jeunes, sans trop le savoir, regardent dans les vieux ? L’avenir de leur jeunesse. Ils cherchent en eux ce qu’elle devient, comment elle évolue. Le reste, ils s’en foutent. Chers adultes, mes enfants, pas la peine de vous fatiguer à vous inventer des rôles, des personnages, de l’importance. Les jeunes observent en vous ce sur quoi vous n’avez aucune prise, ce qui annule vos leçons de morale, vos leçons de morale sévère comme vos leçons de morale compréhensive, toutes vos leçons, tous vos conseils, sans compter votre expérience, votre sagesse, vos confidences, et même vos cadeaux qu’un bref merci périme. Comprenez-les bien. Ce dont on profite, ou ce dont on voudrait profiter, on le hait. Ce monde, les jeunes le haïssent. Les uns – les pauvres – en braillant et en lui tapant dessus. Les autres – les riches – en le sabotant hypocritement au nom de leur intérêt. Ils s’appellent tous un peu Diogène, les jeunes. Ils traînent avec eux une grande boîte plus ou moins virtuelle dans laquelle ils précipitent consciencieusement les adultes qui ne font pas le poids – ou veulent trop le faire. (Jean Sur, Sauvage ? Et comment !)

59  (4 octobre 2020)

« Sommé d’être une bête d’agir, immergé dans les béatitudes de son efficience, l’homme court après son annulation. Les idéaux sont décrétés inutiles, les idées impuissantes. Sous les feux du spectacle, la politique plaide pour sa disparition, le juste s’évanouit dans l’ajustement, la liberté s’éclate jusqu’à la servitude. Pourquoi ? Efficacité et vitesse : la Technique règne, impose ses règles. Appropriation totale de la planète par le calcul, elle transforme la Terre et ses habitants en stocks combustibles, en fluides d’énergie. Inexorable, subreptice, le totalitarisme postdémocratique enlace l’existence de ses rets. Homme, peuple et droit s’effacent sous l’empire des secteurs et des compétences, des appareils et des connivences. Tout est moyen pour le moyen. Nous voyageons vers un monde sans fenêtres. Sommes-nous voués à devenir machinaux ? » (Philippe Forget et Gilles Polycarpe, L’homme machinal, 1990)

60 (26 octobre 2020)

L’équilibre entre l’économie et la santé, cela signifie, pour qui parle français et non médéfien, qu’on met en balance les vies humaines et les bilans des entreprises. Voilà qui me semble un danger nettement plus menaçant que les discours des prophètes de toutes les religions réunies. Les croquis et représentations de M. Roux de Bézieux vont donc se multiplier dans les pages de Charlie aussi vite que la fameuse feuille de nénuphar qui double chaque jour sa surface. Naturellement, la vulgarité à laquelle s’oblige avec dévouement Sofia Aram n’épargnera pas les postérieurs patronaux. En libres penseurs conséquents, tous ces avocats de la vie réelle vont crier qu’un mort ne ressuscite pas alors qu’une situation économique peut toujours se rétablir ou s’améliorer. Qu’un pari où l’on mise des existences pour sauver un peu d’argent est donc un choix aussi rationnellement infondé que moralement ignoble. Bouleversé, Raphaël Enthoven expliquera avec une émotion argumentée pourquoi ceux qui ne soutiennent pas ces nouvelles caricatures sont des lâches – ou des vendus. 

La Bourse ou la Vie, acte II, mardi 27 octobre 2020, 18h34 :

Un type dont l’écharpe rouge traîne depuis des décennies dans la fange des opinions vient expliquer à la télévision que sauver l’économie au prix d’une moins grande attention à la santé de tous pourra nous protéger de maux futurs qui seraient plus coûteux encore en vies humaines. Se compte-t-il, ce généreux prophète, parmi ceux qu’on pourra s’abstenir de soigner ? Ou a-t-il déjà, dans ses lugubres fantasmes, ébauché ce que pourrait être la liste des sacrifiés ? Que notre éclat de rire énorme lui fasse honte ! Demain, dans trois ans ou dans dix, si le pouvoir était assez misérable pour prêter l’oreille à sa folie, il se trouverait d’autres abrutis pour suivre son exemple et, au nom de peurs plus écœurantes encore qu’aurait fabriquées la chiennerie d’une technique encore plus compétitive, de plus grands sacrifices humains seraient annoncés comme des évidences tandis que les portes des prisons s’ouvriraient toutes seules devant les résistants.

Mettons les choses au clair. La perfection, nul ne peut l’exiger de personne, mais si, volontairement, consciemment, des êtres humains, quels qu’ils soient, se trouvaient privés de soins qu’ils auraient pu recevoir si le service de l’économie ne les en avait privés, il faudrait appeler assassins, et les considérer comme tels, ceux qui auraient cédé à cette sinistre, à cette inimaginable aberration. Et il faudrait alors penser non pas que la fin de l’humanité est proche mais qu’elle est déjà derrière elle et qu’elle ne peut plus que foncer dans le vide comme une fusée égarée et hurlante.

Personne n’a donc rien appris à cet homme ? Il ne sait pas que le seul progrès dont on puisse parler sans mentir tient dans l’attention de toute l‘humanité pour un seul de ses enfants ? Il continue à faire semblant ? La vie, c’est pour quand il sera grand, ce vieillard ?  C’est trop pour lui de savoir que le début et la fin de tout tiennent ensemble dans chacun de ses gestes ? Que chaque pas est le pas qui compte ? Finira-t-il de refuser la vie avant d’en priver les autres ? Quel bonheur attend-il de sa sottise, de son atroce, de sa désespérante, de sa crasseuse sottise ?

La Bourse ou la Vie, acte III, soirée du 27 octobre 2020, échos des chaînes d’informations :

Marc Touati, grand consultant financier, trace un tableau apocalyptique de l’avenir si les décisions prises ne volent pas assez fermement au secours de l’économie. C’est presque drôle de voir comment, dès que les vents sont contraires, ces financiers et chefs d’entreprise, hautains et jaloux de leurs privilèges, non seulement tendent la main sans la moindre pudeur mais laissent entendre que, ce faisant, c’est encore un service qu’ils rendent à la nation. Mais le plus frappant dans ces temps de détresse, c’est l’impossibilité dans laquelle ils sont de laisser apparaître, quand même ce serait par habileté, je ne dis pas la moindre compassion à l’égard de leurs compatriotes mais même le moindre signe de compréhension. Je ne vois pas là une preuve de leur méchanceté. Ils sont comme un gamin à qui l’on a promis un cadeau que l’on n’a plus les moyens de lui offrir et qui, physiquement incapable de dépasser sa déception, laisse éclater sa vertigineuse et inquiétante immaturité. J’entends Marc Touati énumérer les catastrophes qui nous attendent, la ruine des entreprises, le chômage phénoménal, la dette laissée à nos successeurs, les troubles dans les quartiers difficiles – oh ! le bref regard quand il les évoque, cet étrange instant où la description des catastrophes se teinte d’une furtive jouissance ! – et je me dis que toutes ces études ne valent pas pipette ! Et me revient le souvenir  de la BFCE qui était l’ancêtre de Natexis ou Natixis, l’un et l’autre se dit ou se disent. J’y ai animé des sessions qui s’inscrivaient dans un programme de formation destiné à des employés. Ma collaboration a duré longtemps, pas loin de dix ans, je crois. Il me reste le souvenir de visages ouverts qui se débarrassaient peu à peu de quelques-uns de leurs masques, de quelques-uns seulement… La banque rend bancal… Surtout en parler le moins possible, juste le temps de s’assurer que tout le monde a compris… J’animais, en réalité, des sessions d’autre chose.

Le télétravail ne plaît pas du tout, au tréfonds du fond, aux patrons et aux syndicalistes. Le virus les oblige à faire semblant mais ils ne perdent pas une occasion de le dire : celui qui est actuellement pratiqué n’est pas appelé à durer, le vrai télétravail doit être repensé, cadré, évalué, etc. Comme j’avais raison de donner ici pour titre à l’article dans lequel je parle d’une rencontre amicale de formateurs venus de tous les coins du monde qui me donna ma dernière occasion de collaborer avec mon magnifique ami Ettore Gelpi : Le monde du travail n’existe pas ! Quelques mois de télétravail nullement saboté (bien au contraire !) et toutes les manies lourdingues de l’entreprise, tous ces mots qui restent dans la cravate des cadres même quand ils n’en portent plus, c’est comme si tout ce fourbi, valeurs, procédures, communication, n’avait jamais existé ! Les chefs et les syndicalistes – figurez-vous qu’au-delà des désaccords planifiés, c’est du pareil au même – vont naturellement tout faire pour redresser la barque et le meilleur moyen (je repense ici à l’instant où Marc Touati s’inquiète si fort pour les banlieues) sera, évidemment, de s’indigner de l’inégalité qui va s’installer entre ceux pour qui le télétravail est concevable et ceux pour qui il ne l’est pas : ce souci, vous n’allez quand même pas en douter, c’est l’intérêt des travailleurs qui leur commande de le bichonner sec ! (Jean Sur)

61 (22 novembre 2020)

Quelques pensées de Vladimir Jankélévitch tirées de l’ouvrage de Guy Suarès « Vladimir Jankélévitch Qui suis-je ? » (La Manufacture, Lyon, 1986) :

Sur le silence : « Il y a deux mots russes pour désigner le silence. Il y a le silence accablant, le silence pesant, moltchanie, qui vous accable, dans lequel il n’y a pas de profondeur. Et il y a le silence qui est tichina, dans lequel il y a la tranquillité, le calme, la richesse infinie. C’est l’opposition de l’amour et de la mort que j’appelle souvent celle de l’ineffable et de l’indicible. L’amour est ineffable et la mort est indicible. »

Sur la mort : « La mort est-elle une fin qui se prépare ? Non, elle ne se prépare pas. C’est une erreur que de le croire. Il faut distinguer le calendrier de la vérité du présent. Sur le calendrier, plus vous vieillissez et plus vous vous en approchez, n’est-ce pas ? C’est comme lorsque vous prenez le train pour Rouen. Au fur et à mesure que le train avance, vous vous rapprochez de Rouen, sur le calendrier. Mais pour vous, à l’intérieur de vous-même, vous êtes dans un présent perpétuel, vous êtes dans l’éternité. Et vous ne vous rapprochez pas de la mort. À aucun moment. Et c’est pourquoi celui qui au dernier moment meurt, meurt subitement. Toute mort est une mort subite. Je ne sais pas si un médecin accepterait cela. Mais je crois que toute mort, quelle qu’elle soit, est une mort subite. Même la mort d’un vieillard de quatre-vingt-quinze ans. Parce qu’il faut toujours un dernier accident pour qu’il meure, n’est-ce pas ? Il pourrait mourir le lendemain, il pourrait mourir l’année prochaine, il n’est jamais absurde qu’un profond vieillard vive une année de plus ! Il pourrait toujours être prolongé. Mais je pense que mourir de vieillesse est une façon de parler. Parce que celui qui meurt de vieillesse meurt quand même parce qu’un petit vaisseau a craqué quelque part. Il y a toujours un petit accident. »

Sur la liberté : « Le centre de la liberté, ce qui fait que l’homme est libre de toute chose et même de soi tient à ce qu’il est toujours au-delà, toujours autre. Dès que vous avez trouvé l’élément dont dépend votre liberté, qui la constitue, vous vous apercevez que vous êtes aliéné. D’homme libre, vous devenez serf. Car la liberté n’est ni ceci, ni cela, mais elle est toujours au-delà. »

Guy Suarès résume ainsi la pensée de Jankélévitch sur les droits et les devoirs : « Les droits ne sont rien d’autre qu’«un plus qui est un moins» et les devoirs «un moins qui est un plus». Le risque est de voir les droits se métamorphoser en pouvoirs, « en avoir statique, inerte et desséché comme tout avoir ». Il en est de même d’une vertu qui s’isolerait des autres vertus. Cette vertu esseulée ne serait plus qu’un vice. Il en est de même de la vérité d’un droit qui, dès l’instant qu’elle s’écarterait du devoir, ne serait plus que mensonge. »

62 (2 janvier 2021)

Le néant nous mord. Pour lui échapper, il nous faut reconnaître que nous sommes revenus, ou arrivés, à la boue élémentaire. Cessons de minauder, cessons de faire les délicats. Devant nous, en nous, la condition humaine à l’état brut. Pas le choix. L’étonnant, c’est qu’il en sourd parfois la plus aérienne des musiques. Mozart : élémentaire et détaché. Se réconcilier avec le trouble. Pas n’importe lequel. Pas celui qu’on fabrique en agitant un peu l’eau dans la mare. Celui qui nous fait, qui nous constitue. Le trouble inaugural qui, si notre cœur ne se ferme pas, renaît de chacun de nos instants. Inévitable débandade des illusions. Plus d’oasis nulle part. Je suis désert parmi le désert. Jamais à ma hauteur : toujours en deçà, toujours au-delà. Cloaque et espérance. Mais nous sommes ensemble, vraiment tous ensemble, plus que nous ne pouvons le croire. Quelque chose commence, à la mesure de ce qui s’écroule. Merci. (Résurgences, Amour et rangement, 18 décembre 2004)

63 (26 janvier 2021)

“La parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde.”

“Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui, en même temps, ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme.”

“La parole est l’excès de notre existence sur notre être naturel.” (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception)

 64 (25 février 2021)

“La pensée de l’humain ne peut venir que d’ailleurs et non pas de lui-même. L’inhumain est son seul témoignage. Lorsque l’humain veut se définir, en excluant l’inhumain précisément, il tombe dans le dérisoire. Lorsqu’il prétend réaliser son propre concept dans l’humanisme et l’humanitaire, il se dépasse immédiatement dans la violence et le ridicule. La pensée ne vit qu’aux confins de l’humain, à la limite asymptotique de l’humain : l’humain ironiquement caché derrière l’inhumain, et l’inverse : l’inhumain ironiquement louchant à travers l’humain, tout comme l’objet ironiquement louchant à travers le sujet. Transparence du mal.” (Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent)

65 (26 mars 2021)

« Tous les problèmes concernant la liberté d’expression s’éclaircissent si l’on pose que cette liberté est un besoin de l’intelligence, et que l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin. Bien au contraire, la protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. » (Simone Weil, L’Enracinement)

66 (27 avril 2021)

“La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la Terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par les Robots.”

“Vous aimez me traiter de pessimiste. Mais c’est vous qui l’êtes, car si vous fermez volontairement les yeux à l’état désespéré de la Civilisation, si vous refusez d’évaluer la puissance et la rapidité du courant qui l’entraîne, c’est que vous croyez impossible de résister à ce courant, vous en vous en remettez aveuglément à une certaine Fatalité, idée antique et religieuse aujourd’hui dépouillée de toute grandeur, mise à la portée des imbéciles, cette Fatalité moderne que vous appelez Progrès.”

“Il ne s’agit plus de réparer ou même de venger les injustices passées, mais de faire face à une injustice totale, qui transcenderait toutes les autres, et d’en briser l’instrument coûte que coûte.”

Georges Bernanos (Français, si vous saviez)

67 (31 mai 2021)

« La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l’éclair va dépendre demain du bon plaisir de braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral ? Imaginez-vous que la Technique d’orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l’adoption ou du rejet d’une mesure proposée par la Technique elle-même ? Imbéciles ! Chaque progrès de la technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du Faubourg Saint-Antoine. Il ne faut vraiment pas comprendre grand-chose aux faits politiques de ces dernières années pour refuser encore d’admettre que le Monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie. » (Georges Bernanos, La France contre les robots, 1944)

« Car tout le malheur de cette pauvre et commune humanité lui vient justement de ce qu’elle est décevante, et mouvante, et précaire, étant vivante. Mais du jour où, nous autres, savants sociomathématiciens thérapeutes, nous la tiendrons immobile et froide, couchée au tombeau de nos calculs éternels, alors ne craignez plus : cette misérable humanité n’attrapera plus de fluxions de poitrine ; elle n’aura plus de troubles cardiaques ni de transport au cerveau ; car son cœur ne battra plus, jamais. » (Charles Péguy, L’esprit de système, 1905)

68 (2 juillet 2021)

« Les fascistes se trompent, et ils se trompent gravement, aussi les combattons-nous sans réserve. On dira qu’il s’agit là d’un combat facile à concevoir, aisément justifiable : en principe, tout le monde est d’accord, les neuf dixièmes de nos concitoyens sont antifascistes. Si toutefois l’on y regarde de près, on ne tarde pas à découvrir que l’antifascisme est une redoutable abstraction. Au même titre, par exemple, que l’antiracisme ou l’anticolonialisme.» (Francis Jeanson, Notre guerre, 1960)

69 (10 août 2021)

« À un moment où nous nous demandons si les normes démocratiques vont survivre, les critiques de l’hubris des élites méritocratiques et de l’étroitesse de leur vision technocratique semblent vaines. Ce sont pourtant leurs politiques qui ont engendré cette situation : elles ont provoqué le mécontentement que les populistes autoritaires ont instrumentalisé. Il faut, pour répondre à ce mécontentement, réinventer une politique du bien commun et assumer les échecs de la méritocratie et de la technocratie. » (Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite)

70 (7 octobre 2021)

« La France doit assumer son islamité et les musulmans de France doivent assumer leur francité. » (Jacques Berque, Il reste un avenir, 1993)

71 (3 novembre 2021)

Pendant plus de quatre ans, j’ai fatigué mes proches avec une obsession qu’ils auraient eu toutes les raisons, s’ils avaient été moins bienveillants, de juger sénile. L’affaire remonte à l’une des premières interventions d’Emmanuel Macron, quand il lança, dans les locaux restaurés d’un bâtiment ferroviaire de la gare d’Austerlitz, la Halle Freyssinet, une sorte d’exhortation aux jeunes entrepreneurs qui l’entouraient. J’avais aimé qu’il se laissât inspirer par le lieu. Il avait dit, ce jour-là, qu’une gare, « c’est un lieu où l’on passe » mais que Paris, la France, l’Europe sont aussi « des lieux où nous passons. » Il avait dit également que « si nous oublions cela en voulant accumuler dans un coin, on oublie d’où l’on vient et où l’on va. » L’expression était familière, le propos touchait juste, tout cela me plaisait bien et peut-être n’étais-je pas loin de regretter de n’avoir pas voté pour ce jeune président : un ami et un disciple de Ricœur à l’Élysée, on ne reverrait pas cela de sitôt. Il avait aussi ajouté que, dans une gare, on rencontre « des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». J’avais trouvé cela juste, et même amical.

72 (1er décembre 2021)

« J’ai voulu exalter, dans toute son ardeur et sa fierté, le drame de cette condition humaine, ou plutôt de cette marche humaine, que l’on se plaît aujourd’hui à ravaler et diminuer jusqu’à vouloir la priver de toute signification, de tout rattachement suprême aux grandes forces qui nous créent, qui nous empruntent ou qui nous lient. » (Saint-John Perse)

Bleu du 15 décembre 2021 :

Aujourd’hui je téléphone à la banque. Enfin, à l’agence… Ah bon ! M. Machin n’est plus là ? Dommage, vraiment, j’étais en train de négocier une histoire de complémentaire santé avec lui, je ne voudrais pas avoir à tout recommencer avec le successeur. Où puis-je le joindre ? Je ne peux pas ? Bon. Mais vous pouvez sûrement lui faire suivre une lettre ou un mail ?  Je n’ai qu’à envoyer un mail sur le site de la banque, on me répondra ? Ok, mais c’est qui on ? Le successeur ? Alors, ça ne sert à rien. Ce n’est pas au successeur que je veux parler, c’est à M. Machin lui-même. En tout cas, je voudrais essayer. Pas de ma faute si vous ne prévenez pas le client. La prochaine fois, c’est promis, je verrai le successeur mais, là, l’avis de M. Machin me serait plus utile. Qu’est-ce que ça peut vous faire de lui transmettre un mail ? S’il ne veut pas répondre, il ne répondra pas, point final. Votre règlement ne le prévoit peut-être pas mais je parie, moi, qu’il répondra. Une idée comme ça. En tout cas je ne vois pas ce qui vous empêche d’essayer. Vous dites ? Je mets un mail à la banque et c’est bon. Parfait, merci. Mais c’est bien M. Machin qui me répondra, hein ? Quoi, que dites-vous, c’est le successeur ? Vous vous foutez de moi ?
Que faire d’autre ? Raccrocher et, pour la complémentaire, merde, je la prendrai ailleurs. Saloperie de monde. Il est vrai que je ne suis à cette agence que depuis 58 ans. Pas un seul bon souvenir. J’ai tort d’être fidèle ? Mais ce n’est pas de la fidélité, c’est du scepticisme ! Ailleurs est comme ici, pas la peine de faire de la paperasse. Et soudain, d’un pauvre petit emmerdement dans un vieux cœur lassé, surgit la vision d’un drame qui n’ose pas dire son nom. Je sais comment c’est arrivé. Et quand : juste quand le petit emmerdement s’est cassé la gueule dans ma tête et toute cette histoire de complémentaire santé avec lui. Qu’est-ce que ça peut bien me foutre au fond, tout ça, mais qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? Ça ne m’empêchera pas de mourir et la banque de faire du fric ! Juste à l’instant où j’ai commencé à ravaler ma rogne et ma grogne, où l’une et l’autre me sont apparues petites, si petites, si obscènement petites, alors la voix du type du téléphone est venue repasser dans ma tête, comme s’il avait oublié quelque chose, de s’excuser peut-être. Sa voix n’était pas une voix humaine, c’était une voix de robot qui ne pouvait pas changer de ton, que rien ne pouvait transformer, ni la colère, ni l’ironie, ni même les insultes si j’en avais eu le goût. On l’avait dressé, ce mec, à tout supporter au nom du cirque de la banque, à cause du cirque de la banque, pour le cirque de la banque. Et il s’était laissé dresser ! Jusques à quand, Seigneur ? Jusques à quand vont-ils supporter, nom de Dieu ? Mais ils vont tous mourir crevés !

73 (7 février 2022)

« L’accumulation des savoirs prépare la déculturation générale. » (Jacques Berque)

Bleu du 9 février 2022 :

https://www.youtube.com/watch?v=6r9NNXf9u_Q

La complémentaire santé, on la paye, elle vous rembourse ce qu’elle vous doit, et bien le bonsoir… Depuis quelque temps, pourtant, je pensais trop souvent à Axa. Trois mois et huit appels téléphoniques pour récupérer une copie du contrat dont le confinement m’avait séparé, ces gens-là, pensais-je, ne doivent pas savoir où ils mettent leur pyjama. Pour échapper aux 20% d’augmentation que l’entreprise n’hésitait pas à m’infliger pour la seule et simple raison qu’elle en avait le droit, alors que j’étais un client ancien et qui ne l’accablait pas, j’avais dû, en effet, changer de contrat. C’est là, en dépit de la bonne volonté de l’agence qui m’avait pris en charge, que j’ai goûté aux charmes d’Axa. Il m’a fallu, des semaines durant, lire sur le site de l’assureur que je n’étais pas en règle alors que je savais parfaitement que j’avais fait le nécessaire. J’eus ainsi tout loisir de mesurer la distance vertigineuse qui sépare Ameli, le site fort bien fait de la Sécurité sociale, de celui de cette entreprise. Au téléphone, je m’entretenais avec des interlocuteurs de très grande bonne volonté mais qui semblaient comme paralysés par quelque cobra géant qui aurait enregistré leur moindre réaction et dont la présence, ou l’ombre, faisait de notre conversation un dialogue absurde ou loufoque. On me fit très agréablement payer le second contrat mais on oublia, malheureusement, de cesser de me faire payer le premier, sur les cotisations duquel, d’ailleurs, on devait me rembourser un trop payé : un mois après que ma cotisation eut été avalée par le monstre, j’attendais encore mon dû. Tout cela me contrariait. L’idée m’est alors venue de regarder un peu sur Internet ce qu’on disait d’Axa : très vite, j’ai trouvé la vidéo qui fait le titre de ce bleu. Elle est courte. Je vous demande de la regarder. Je vais même, pour une fois, vous demander de la diffuser aussi largement que vous le pouvez, aux pauvres comme aux riches, aux puissants comme aux faibles. Dans ces douze minutes, le monde où nous vivons. Dans ces douze minutes, le vide sidéral et sidérant au-dessus duquel nous nous agitons. Dans ces douze minutes, le bluff auquel nous faisons semblant de croire. Ce document tragiquement niais, il faut le manipuler comme un flacon de poison, comme une boîte à virus. Il faut regarder en face, avec tout son cœur, ces douze minutes d’absurdité prétentieuse. Il faut écouter ces mots terribles, trembler de cette incroyable suffisance :

« Si, moi qui suis une dirigeante, je suis sur les réseaux sociaux, je suis sûre que vous tous, vous pouvez aussi y être. »

C’était, il y aura bientôt cinq ans, un balbutiement du nouveau monde …

74 (17 mars 2022)

 À la citation de Jacques Berque proposée le 7 février 2022, est ajoutée celle-ci :

« Tout semble être fait, à notre époque, pour accroître le sentiment d’impuissance des hommes. Y compris ce que l’on pourrait appeler le progrès de l’information, en raison du phénomène de surinformation qui retire tout sens aux différents contenus en les plaçant indifféremment sur un même plan et qui fait éclater les consciences aux quatre coins du monde sans leur fournir de véritables prises sur la réalité. » (Francis Jeanson, 1970)

75 (16 avril 2022)

« L’homme est un numéro dans l’infini flottant
Hors de ce qui l’engendre et de ce qui l’attend,
Vain, fuyant, coudoyé par d’autres chiffres vagues.

C’est là le dernier mot du progrès – l’homme seul. »

                                 Victor Hugo (L’Âne)

76 (27 mai 2022)

« Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n’est pas qu’elle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. On prend un singulier remède en l’abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux. »

« Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux. »

« Parmi plusieurs paroles sublimes que le Livre des morts égyptien met dans la bouche du juste après la mort, la plus touchante est peut-être celle-ci : « Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. »

Simone Weil, (L’Enracinement)

77 (1er juillet 2022)

« Tous ces esprits à vue courte voient clair dans leurs petites idées et ne voient rien dans celles d’autrui. Esprits de nuit et de ténèbres, ils sont semblables à ces mauvais yeux qui voient de près ce qui est obscur, et qui de loin ne peuvent rien apercevoir de ce qui est clair. »  (Joseph Joubert)

78 (2 septembre 2022)

« Adopter la technique de survie des marins du Marquis d’Argenson, lors d’une tempête, en 1754. Contre une mer en furie, ils ont choisi de grimper dans les haubans de misaine pour se protéger des coups de mer et attendre que l’orage passe. »

Laurence Devillairs (Petite philosophie de la mer)

79 (28 septembre 2022)

« Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l’ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l’idée de progrès, et n’est plus propre à devenir le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en ont plus d’autre. Elle a, comme la foi religieuse, la vertu de relever les âmes et les caractères. L’idée du progrès indéfini, c’est l’idée d’une perfection suprême, d’une loi qui domine toutes les lois particulières, d’un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère. C’est donc au fond l’idée du divin ; et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu’elle est spécieusement invoquée en faveur d’une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînés de ce côté. Il ne faut pas non plus s’étonner que le fanatisme y trouve un aliment, et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l’excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès. »

Antoine Augustin Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872).

80 (27 novembre 2022)

« Pour les lectures de pure curiosité, qui ne vont à rien qu’à contenter l’esprit, je les retrancherais dès qu’elles iraient insensiblement jusqu’à vous passionner. […] Je n’admettrais tout au plus ces amusements, auxquels on fait trop d’honneur en leur donnant le nom d’étude, que comme on joue après dîner une ou deux parties aux échecs. »

Fénelon , Lettre au Vidame d’Amiens, 1707.

81 (11 décembre 2022)

Affranchir la jeunesse. Dès l’école, mettre les points sur les i. Le métavers est un attrape-couillon publicitaire. Les métavers, les métavers de métavers et les super-métavers de super-métavers naissent, font leur pelote et crèvent sur la terre où nous vivons. Un métavers n’est pas « un univers qui va au-delà de celui que nous connaissons ». Ne faites pas semblant de croire, hypocrites, que c’est là une évidence pour tout le monde : vous faites tout pour que ce ne le soit pas.

82 (22 décembre 2022)

« Je n’imagine pas que quoi que ce soit de ce que je peux objectiver, de ce que je peux atteindre, puisse me combler. Je pense que le sens est toujours dans la déficience de l’être, dans une certaine absence au cœur de ce qui est. Le sens, c’est le ver dans le fruit : c’est ce qui est rendu possible par un trou, un creux, un vide. » (Francis Jeanson, Entre-deux)

83 (11 février 2023)

« La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »
(Arthur Rimbaud)

84 (1er mars 2023)

« Faire le deuil de la prétention à l’autonomie absolue, à la transparence du sujet. »

« Quand l’égo étriqué se dissout, il laisse place à un espace vaste, un espace qui intègre, qui accueille. »

« Il ne s’agit pas de dissimuler le soi en tant que tel, mais de dissoudre un ego qui fait obstacle à l’ouverture du soi. »

« Reconnaître que nous partageons ce que nous n’avons pas, que nous communions à ce que nous n’avons pas, est ce qui nous rend humains. »

« Nous avons des présents inhabités, qui ne savent plus nous faire vivre cette expérience de l’éternité dans l’expérience singulière du moment qui ne reviendra pas, moment qui doit donc être chargé de plénitude et qui, quand il est plein, n’est plus atteint par la dégénérescence. »

« Souvent, on surpondère les conditions de vie au détriment de la vie elle-même, de l’existence elle-même. »

« Il faut réfléchir à désamorcer ces pratiques de capitalisation présentes parmi nous depuis six siècles, mais qui n’ont colonisé nos existences que depuis moins d’un demi-siècle. »

Gaël Giraud et Felwine Sarr, L’économie à venir

85 (21 mars 2023)

Les pavés sont faits pour être lancés dans les mares, pas dans les permanences parlementaires. Pour ma part, briser des vitres républicaines ne m’a jamais tenté et il me faudrait chercher longtemps pour trouver quelque sens à un chamboule-tout de genre. Bien sûr, tous ces petits bouts de verre sur le sol me désolent et je plains de tout mon cœur les militants qui vont les ramasser un à un, au risque de se couper. Dois-je pourtant avouer que mon chagrin n’est pas entièrement écrasant, qu’il ne pollue pas en moi toutes les sources de l’espérance, et que la minutieuse précision avec laquelle les médias – je veux dire les immédiats, les fugaces – rendent compte de cet horrible forfait creuse dans ma conscience une légère perplexité qui ne tarde pas à accoucher de quelques évidences assez roboratives ? J’ai beau faire en effet : le compte n’y est pas. Je veux bien que par l’image et par le son, par l’écrit et par l’oral, on me représente l’immensité de la catastrophe. Je veux bien qu’on cherche à m’expliquer l’exacte trajectoire de ce pavé agressif, qu’on ne me laisse rien ignorer de l’angle sous lequel il a attaqué la vitre, qu’on me montre, pour mon épouvante, quel meuble il a failli toucher ou frôler, quelle image altière, peut-être même, à Dieu ne plaise, présidentielle, il a risqué de meurtrir. Dites-moi tout de cet abominable drame, je n’en sourirai pas. Je vous écoute, vous savez. Mais je veux qu’à votre tour vous m’écoutiez. M’emmerder avec ce pavé quand on prolonge de deux ans le bain de management où croupissent les travailleurs de mon pays, c’est se foutre d’eux et de moi. J’attends des médias, des immédiats, des fugaces qu’ils me racontent avec la même gourmande précision comment cette loi a caillassé la conscience des Français, comment elle a brisé des projets légitimes et des espérances secrètes, comment elle a enfoncé un peu plus les cœurs dans le gouffre immonde de la résignation. Cette loi hautement significative, simple concession servile à la lâcheté des temps que les économistes les plus écoutés, les plus considérés, les plus bancaires, ne parviennent même pas à défendre, je veux qu’ils l’appellent la loi pour Rien, ce Rien qui, pour notre honte, pour notre immense peine, est devenu la plus glorieuse spécialité de cette petite-mondaine hargneuse et trouillarde qu’on n‘ose plus appeler Europe. (J. S.)

86 (1er avril 2023)

 « Il n’est pas bien difficile de distinguer ce qui caractérise principalement l’époque historique moderne, par contraste avec les époques antérieures. Dans la civilisation qualifiée de moderne, les sciences, l’industrie, tout ce qui comporte par sa nature propre un accroissement, un progrès, un perfectionnement indéfini, jouent un rôle de plus en plus indépendant et prépondérant ; tandis qu’auparavant ces mêmes éléments de civilisation ne se développaient, ne se conservaient qu’à l’ombre pour ainsi dire, sous la tutelle et la sauvegarde des institutions, des lois, des coutumes religieuses, civiles, militaires ; de sorte que celles-ci venant à se corrompre, à s’user, à dépérir, les autres éléments de civilisation que leur nature propre ne condamnait pas au dépérissement, bien au contraire, disparaissaient ou s’éclipsaient avec elles.

« Et comme il n’est pas de raison intrinsèque pour qu’un caractère aussi formel disparaisse, une fois qu’il s’est produit, il s’ensuit que, dans l’ordre historique notre époque moderne peut à bon droit passer pour une époque finale. […] Tel ne saurait pourtant être l’avis de ceux qui regardent l’avènement de la civilisation moderne, comme un mal dont il faut toujours espérer que le monde se guérira. D’un autre côté, toutes les sectes de millénaires et d’utopistes attendent l’avènement d’un autre état final qui se distinguerait de la phase historique actuelle aussi nettement, sinon plus nettement que celle-ci ne se distingue des phases antérieures ; c’est-à-dire qu’ils voudraient replacer, comme aux anciens âges, sous la tutelle d’un système ce qui a acquis le force de subsister et de grandir indépendamment de tout appui étranger. »

Antoine Augustin Cournot, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872)

87 (4 juin 2023)

« Il est beaucoup moins nécessaire aujourd’hui de dire beaucoup de vérités que d’en répéter un petit nombre sous différentes formes. » (Georges Bernanos)

88 (22 juillet 2023)

Ce qui est là ne peut pas durer, parce que ce n’est rien !

Moi, qui suis de la Race des Navigateurs, j’affirme que ça ne peut pas durer.

Moi, qui suis de la Race des Découvreurs, je méprise tout ce qui est moins que la découverte d’un Nouveau monde !

Fernando Pessoa, Ultimatum, 1918

89 (4 août 2023)

« L’éducation philosophique, à l’opposé de la formation sophistique, ne doit pas chercher à donner à celui qu’elle instruit des armes pour réussir dans l’existence. Être spécialement armé pour la réussite serait plutôt le signe d’une absence totale d’éducation philosophique et morale, et même d’éducation tout court. » (Jean-Paul Dumont)

90 (10 octobre 2023)

On m’a volé mon printemps.
On m’a volé mon automne.
On a châtré mon hiver.
On a flétri mon été.
Et maintenant, quoi ?

91 (18 octobre 2023)

L’Histoire n’explique pas tout et ne justifie rien. Elle n’est pas la caverne de ressentiment que nous inventons quand nous nous confions docilement à la violence, quand, tel le personnage de La Tache, « nous n’avons pas la force de perdre nos illusions sur la force. »

92 (27 novembre 2023)

« Aucun malheur ne nous définit, seule notre joie est à nous. » Alice Renard (La Colère et l’Envie)

93 (16 janvier 2024)

Accoudé à la balustrade d’un manège asiatique, un lourdaud occidental souffle à l’oreille d’un compagnon complaisant des propos gras et malséants sur une jeune cavalière. Dans des conditions dont j’ignore tout, un micro et une caméra captent la séquence. On la retrouvera, un soir, à la télévision. Question simple : qui a fait du mal à cette jeune fille ?

94 (21 février 2024)

« Il y a dans chaque siècle, même dans les siècles les plus éclairés, ce qu’on peut, à juste titre, appeler l’esprit du temps, sorte d’atmosphère qui passera, mais qui, pendant sa durée, trompe tout le monde sur l’importance et sur la vérité même de la plupart des idées dominantes. » (Joseph Joubert)

 

 

 

 

Un slogan délirant

On ne peut pas se fâcher toujours. J’accepte donc que Gaz de France me salue, sur la page d’accueil d’Internet, par ce refrain que susurre une voix de miel : « Gaz de France/Ici/ Là-bas/Pour vous/Pour demain ». Ma mère m’avait emmené, à six ans, au théâtre de l’Empire pour un spectacle tout entier dédié à Zébraline (pour cuisine) et Zébracier (pour l’acier). J’avais trouvé ça épatant, surtout Zébraline avec ses bottes de cuir et sa jupe courte. Manquant ce spectacle, je ne serais pas devenu plus intelligent. Indulgence donc pour la pub et pardon accordé aux dirigeants de Gaz de France pour la tentative poétique ci-dessus rapportée. Par contre, je colle une mention détestable à leurs collègues d’EDF pour le slogan ballonné qui fait la promotion de la « nouvelle identité » de l’entreprise : « Vous êtes l’énergie de ce monde. Nous sommes fiers d’être la vôtre. »

Enfin. Les dirigeants d’EDF sont des gens instruits. Donc, de deux choses l’une. Ou bien il s’agit d’une invention de consultants. Dans ce cas, ils sont légers : on ne laisse pas raconter n’importe quoi à soixante millions de Français. Ou bien ce slogan reflète leur pensée et ils en assument le contenu. Dans ce cas, ils utilisent l’entreprise nationale pour imposer une vision à la fois totalitaire et pathologique de la société.

Vous êtes l’énergie de ce monde. Les citoyens ne sont pas l’énergie de ce monde. Ils n’en sont pas le carburant. Pas plus qu’ils ne sont les rouages de je ne sais quelle machinerie. Leur existence ne peut référer (et se référer) à rien d’autre qu’à leur conscience personnelle, d’une part, à la vie démocratique et républicaine de la cité, d’autre part. Le nouveau slogan d’EDF, entreprise nationale, est totalitaire en ce qu’il soumet les personnes à des instances étrangères à ce qui constitue ces personnes comme personnes, c’est-à-dire le jugement et la liberté. Si les citoyens sont l’énergie de ce monde, cela signifie que ce monde peut se prévaloir d’un dessein, d’une finalité, d’une intentionnalité auxquels ils ne contribueraient que secondairement, en supplétifs. C’est là la définition même de la forme moderne du totalitarisme. On doit d’ailleurs noter une évolution décisive dans le langage de la communication d’EDF. Naguère, l’entreprise parlait de son image, de la promotion ou de la modification de cette image. Concession aux mœurs modernes, la notion d’image impliquait encore un écart entre la réalité de l’entreprise et ce qu’elle entendait suggérer d’elle-même. Désormais, EDF ne met plus en avant son image, mais son identité, sa « nouvelle identité ». Plus de distance, donc, entre EDF et ce qu’elle dit d’elle-même. L’essence et l’existence de l’entreprise coïncident. Plus aucune possibilité d’ambiguïté, ni de lecture multiple : partant, plus aucune possibilité de critique. EDF se définit tout entière par son fonctionnement, lui-même programmé par le fonctionnement global de la société. Autocentrée, EDF prétend donc dire ce qu’elle est (elle choisit sa « nouvelle identité ») et être ce qu’elle dit. On remarquera qu’il n’y a que Dieu ou les fous qui puissent se prévaloir d’une telle situation.

Nous sommes fiers d’être la vôtre. Si les citoyens sont l’énergie du monde et si EDF est leur énergie, EDF est donc l’énergie de l’énergie du monde. Elle se situe, dans ce cas, dans une situation très singulière par rapport à ce monde : d’un côté, elle est totalement noyée en lui, elle n’a pas d’existence propre ; de l’autre, elle en devient l’organe vital, central, puisque c’est par le canal d’EDF que l’énergie peut faire fonctionner, carburer le monde. Dans ces conditions, l’entreprise nationale, à la fois toute-puissante et entièrement aliénée, est emblématique du délire de la modernité. L’ensemble monde/citoyens/EDF constitue une sorte d’échange régressif. Il ressemble à une machine à ne rien faire dont les éléments renvoient éternellement les uns aux autres. Les dirigeants de l’entreprise seraient bien inspirés de s’intéresser à l’œuvre du sculpteur Tinguely ; elle décrit très exactement l’univers clos que suggère la « nouvelle identité » qu’ils tentent de promouvoir.

Si l’on se place du point de vue des agents, les perspectives que leur ouvre cette évolution sont peu encourageantes : servitude et irresponsabilité. Comment en serait-il autrement si l’entreprise est une mécanique manœuvrée par des forces impersonnelles qu’ils ne manqueront pas de soupçonner de dissimuler des intérêts particuliers ? En tout cas, un tel schéma ne tolère pas la moindre concertation. Si dialogue véritable il y avait, c’est-à-dire si quelque grain de sable de liberté humaine venait à enrayer le fonctionnement de la machine, la nouvelle identité d’EDF s’en trouverait instantanément périmée et, sauf schizophrénie, il conviendrait d’en prendre acte. Des personnes aussi formées à la rationalité et à la logique cartésienne que les dirigeants de l’entreprise nationale ne peuvent pas être insensibles à cette contradiction.

La « nouvelle identité » est donc deux fois délirante ; par son contenu, certes, mais d’abord par son projet : définir soi-même son identité est une idée perverse, ou sotte. Mon idée, c’est que personne n’a réfléchi à quoi que ce soit. Que les dirigeants comprendront la contradiction, mais l’ignoreront. Que les syndicats continueront à gonfler leurs muscles et à additionner les déculottées. Que les agents lèveront les yeux au ciel avec la double satisfaction de deviner tout et de ne pouvoir rien. Mon hypothèse, c’est que les mots sont venus tout seuls, platement, tristement, traduire l’esprit du temps et nourrir les consultants. Qu’on les a jetés et touillés dans la gamelle de la sottise et de l’indifférence. Il n’y a même pas eu de mauvaises intentions. La logique du vide, le recours au n’importe quoi, la fuite en avant collective et la férocité individuelle qu’elle engendre : rien d’autre, si j’ose dire. Mon hypothèse, c’est qu’à EDF comme ailleurs tout le monde sait qu’il faudrait commencer à parler sérieusement et que personne ne voudra le faire.

(15 septembre 2005)

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Un peintre dans la ville

(Entretiens avec Michel Thompson)

Michel Thompson est mort le 9 août 2007, à quatre-vingt-six ans. Nous étions amis depuis un quart de siècle. En 2006, nous avions enregistré quelques entretiens. Ils ont donné naissance au dialogue qu’on va lire, et qu’il a approuvé.

J. S. Il est difficile de vous faire parler de votre peinture. Depuis que je suis arrivé, vous m’entretenez de votre passion pour les éoliennes.
M. T. C’est un sujet important ! Après 68, on parlait beaucoup des énergies renouvelables. J’avais une maison à Ibiza où il n’y avait pas l’électricité ; je me suis mis en tête de la fabriquer moi-même. Je suis allé à Beaubourg et y ai lu, sur les éoliennes, tous les livres que j’ai trouvés. J’ai même pris un cours d’électricité pour comprendre ce qu’est un watt, un ampère, une résistance. Partant du principe des roues à aube des bateaux, j’ai voulu construire une éolienne très simple qui tourne à l’horizontale et non pas à la verticale. J’ai donc acheté un transformateur dans une casse d’automobiles et, aux Puces, beaucoup de choses inutiles ; tout ce qui était un peu rond était censé me servir. À Ibiza, j’ai construit un grand bâti en bois au milieu duquel j’ai placé une tige achetée à Paris, et que j’avais percée d’un grand nombre de petits trous pour y installer les barres de bois. Le bâti avait cinq mètres de haut. Je l’ai placé sur le toit. « Mais qu’est-ce que vous faites donc, señor Thompson ? » m’ont demandé les voisins. Je leur ai répondu que je fabriquais une éolienne. Quand tout a été prêt, j’ai raccordé mes fils à une dynamo et vérifié avec une petite ampoule que l’appareil produisait de l’électricité. Il ne produisait rien du tout. Sans doute le vent était-il trop faible. Une nuit, un vent violent s’est levé, me donnant de grandes espérances. Le matin, hélas, il ne restait rien de mon invention. Tout s’était effondré, il y avait du bois partout. J’ai renoncé mais cela ne m’empêche pas de figurer parmi les précurseurs! Les éoliennes ont maintenant le vent en poupe ! Produire de l’électricité à partir du vent, quelle merveille ! Et à partir des vagues, du soleil ! Heureusement, un mois après cette expérience malheureuse, la ville installait l’électricité chez moi.
Un mauvais souvenir ?
Pas du tout. Ça a fait rire tout le monde, ce ne peut pas être un mauvais souvenir ! Et puis j’ai étudié quelque chose qui m’a passionné pendant trois mois.
Vous avez eu beaucoup de passions comme celle-là ?
Plusieurs. Dans mon atelier, avec une égoïne et un vilebrequin, j’ai construit une petite maison en bois que j’ai démontée, transportée à la campagne dans le camion d’un copain et remontée près d’Étampes, sur un terrain que j’avais acheté. L’opération à peine terminée, j’ai appris que des terrains voisins allaient être vendus aux enchères. Je m’y suis intéressé et ai pu les acquérir à des prix dix fois inférieurs au mien. L’idée m’est alors venue d’agrandir ma propriété : elle m’a occupé un certain temps. J’ai rencontré une vieille dame qui possédait trois hectares qu’un agent immobilier voulait à tout prix acquérir. Je lui ai fait une proposition très supérieure à celle de l’immobilier. Curieusement, le notaire qui s’occupait de la vente m’a fait des difficultés, m’a expliqué qu’il s’agissait d’une affaire difficile. De toute évidence, il prenait le parti de l’agent immobilier. J’ai profité du passage d’un ami très sérieux, habillé de façon stricte, pour retourner avec lui chez le notaire. L’effet escompté s’est produit ; tous les problèmes étaient réglés, on pouvait faire les papiers. Une fois acquis les trois hectares de la vieille dame, j’ai constaté que mes terrains étaient bien éparpillés ; j’ai donc cherché à acheter les parcelles qui me manquaient. J’allais au cadastre, je notais les noms et les adresses des propriétaires, puis j’allais les voir. C’étaient des paysans du coin. « Bonjour, Monsieur, cela vous intéresserait d’échanger votre B36 contre mon C42 ? Il est plus grand. » Le plus souvent, ça marchait. Toutes ces aventures m’occupaient beaucoup. Étaient-ce des passions ? Disons des crises. Nous partions souvent à la campagne. J’étais continuellement plongé dans des plans que je ne cessais de dérouler et de rouler. Ça n’amusait pas beaucoup nos filles, alors petites. Mais il était devenu urgent de remembrer. Un matin, moi qui étais venu chercher le silence, j’avais entendu le vacarme de toute une troupe d’enfants : l’agent immobilier avait vendu une parcelle proche de la mienne à une famille nombreuse. En un an ou deux, j’ai réussi à remembrer sept hectares autour de ma petite maison. Seul un boucher m’a résisté. Il refusait d’échanger une parcelle pourtant enclavée par les miennes et que ne desservait aucun chemin.

« Maintenant, je suis peintre ! »

Vous m’avez dit un jour que vous vous êtes beaucoup amusé dans votre vie, sauf avec la peinture.
C’était un peu une provocation. La vérité, c’est que j’ai beaucoup de mal à comprendre mon rapport avec la peinture.
À quel âge avez-vous commencé à peindre ?
Dans ma famille proche – ma mère, ses deux sœurs, mes oncles par alliance – tout le monde faisait de la peinture. Enfant, je me promettais de ne jamais les imiter. Après le bac, à dix-neuf ans, je suis entré à la Météo, sur concours. J’y ai travaillé deux ans, puis j’en ai eu assez. Un de mes oncles, qui était céramiste, m’a alors trouvé un boulot de moniteur dans un Centre de jeunesse. Nous étions sous Vichy. Des jeunes s’occupaient d’autres jeunes moins favorisés. On leur faisait faire du sport, on leur apprenait à chanter, etc. J’en garde un mauvais souvenir. J’avais vingt ans, eux dix-huit, je n’avais pas d’autorité. Je les ennuyais et je m’ennuyais. C’est alors que je me suis mis à faire de petites aquarelles que j’ai encadrées : des petites taches de couleurs, avec des petits pots. J’ai toujours eu un tempérament très commerçant, sauf pour ma peinture. Mais j’étais jeune ; j’ai décidé d’aller vendre mes petites aquarelles. Ça ne s’est pas trop mal passé. Je les ai présentées au bureau d’achat des Galeries Lafayette. On m’en a commandé douze. À l’instant je me suis dit : « Maintenant, je suis peintre ! » J’ai donné ma démission du Centre de jeunesse et j’ai décidé de vivre de ma peinture. J’ai commencé par vendre un bon nombre de petits tableaux ; ensuite, j’en ai fait de plus grands, toujours des taches de couleur. En réalité, je ne savais pas dessiner, je ne savais rien. Je ne prenais pas cette peinture-là au sérieux. Le soir, je partais avec mon vélo et je faisais les restaurants de Montparnasse. Ce porte-à-porte me permettait de bien gagner ma vie. J’aimais bien certains peintres, mais ce qui comptait le plus pour moi, c’était la musique. Je voulais être musicien, je venais de commencer le piano. Pour vendre ma peinture, je visitais systématiquement tous les commerçants d’une rue. C’est ainsi que je suis arrivé dans un magasin de fourrures dont la patronne m’a dit que mes fleurs étaient très réussies mais qu’elle serait plutôt intéressée, elle, par un joli nu sur une fourrure.
Première commande !
Je lui ai répondu que, sur le moment, je n’en avais pas mais que, dans quinze jours, je lui en apporterais un. Je suis allé à La Grande Chaumière et me suis mis à dessiner des modèles. Il y avait là quelques jeunes qui croyaient déjà en leur étoile. J’ai noué des liens avec certains d’entre eux, notamment avec Rebeyrolle, qui est devenu mon grand ami. Il était passionné de peinture et m’a entraîné dans son sillage ; sans lui, peut-être n’aurais-je jamais été peintre. Moi qui avais une vie de petit bourgeois rangé, je me retrouvais au bistrot le soir à rire, à draguer. Alors ma vie a changé. Comme je n’arrivais pas à faire le nu qui m’avait été commandé, je me suis laissé aller à peindre des choses un peu fantaisistes. Elles ont plu à mes nouveaux amis, qui m’ont encouragé. C’est avec ces toiles-là, qui ont eu un certain succès, que je suis entré chez Maeght. C’était juste après la guerre.
En aviez-vous directement souffert ?
Un peu. Ma classe était destinée au travail obligatoire, le STO. Je n’en voulais pas, ma mère moins que moi encore. Mais il y avait des quotas de jeunes à y envoyer. Ce 15 décembre, je devais passer une visite médicale devant une commission présidée par un médecin français. J’avais pris soin de passer deux jours à marcher dans Paris sans manger : comme je le souhaitais, je suis arrivé épuisé. De plus, un médecin indiqué par un copain m’avait opportunément trouvé une étrange maladie, l’épilepsie larvée, dont le symptôme principal était une sorte d’abattement. Mais, à peine arrivé à la visite, j’ai appris qu’elle était repoussée de huit jours. Huit jours après, je n’étais plus fatigué ! Les médecins français n’aimaient guère les Allemands, mais ils devaient leur donner des noms. Celui qui m’a examiné m’a dit qu’il ne pouvait pas me faire de certificat de dispense, que je devais aller le chercher à la Salpêtrière. Là, on m’a installé dans un dortoir. Après deux jours, une infirmière est arrivée avec une seringue et une ampoule pour me faire une ponction lombaire. J’ai simulé une crise, me suis roulé par terre : « Non, non, pas ça ! Maman ne voudrait pas, il faut demander à Maman ! » L’infirmière a laissé tomber. Quand je me suis rhabillé, je faisais celui qui ne sait pas lacer ses chaussures. « Mon pauvre Monsieur, m’a-t-elle dit, un beau jeune homme comme vous ! Vous parlez toujours de Maman ! Vous n’avez pas une petite amie ? » Mais pas de certificat. Le médecin m’a donc envoyé cette fois à Necker, chez un professeur dont j’ai appris plus tard qu’il était un résistant. Il m’a demandé de revenir le lendemain pour subir un électrochoc et m’a fait un certificat pour quinze jours de repos. Je ne suis jamais revenu. Pendant toute la guerre, je me suis débrouillé avec ce papier. Il n’était plus valable : il ne s’agissait pas de se faire prendre dans une rafle. J’avais loué une petite chambre sous les toits, rue d’Alésia, j’y allais dormir de temps en temps. J’avais là un gros électrophone, la porte n’avait pas de clef, les copains pouvaient venir y écouter de la musique.

C’était trop facile…

Entrer chez Maeght, c’était la gloire !
J’étais pris dans un groupe de jeunes artistes. Ils venaient chez moi, je faisais des aquarelles en série ; quand j’avais de l’argent, je leur payais à dîner. J’aimais certains peintres, Braque et Matisse surtout, mais pas Picasso. Un jour, au lieu de travailler à mon nu, je m’étais mis à dessiner, à ma façon, quelque chose que mes nouveaux amis avaient aimé. Alors j’ai continué dans cette voie puis, rapidement, je suis passé du dessin à la peinture. Pour vendre, nous faisions le tour des galeries, ce qui nous a conduits chez Maeght, alors très en pointe. Le directeur de cette galerie a trouvé mes toiles intéressantes et les a montrées à son patron. Quelques mois après, elles étaient exposées avec celles de Braque, Bonnard et autres grands maîtres. Mais je savais, moi, que je ne savais pas dessiner. Je me disais : « Voilà des gens qui sont considérés comme des génies et moi, j’expose avec eux. Il n’y a que deux solutions possibles. Ou, moi, je suis un génie ; ou, eux, ils ne sont pas des génies, ils ne sont rien du tout, et toute la peinture moderne, c’est du bidon. » Pour apprendre le métier, j’ai continué dans la peinture réaliste. J’ai commencé par des petits paysages de banlieue. J’ai rejeté toute la peinture moderne et j’ai appris à dessiner. Je suis retourné à la Grande Chaumière, j’ai appris à peindre de manière réaliste. Je suis resté six mois chez Maeght ; quand il a vu que je changeais de tendance, il a décidé que ce n’était pas là ma voie. Je n’ai pas cédé, j’ai dû le quitter. Dommage : il me donnait 5000 francs de l’époque par mois. Quand je venais chercher mon argent, chaque fin de mois, le directeur de la galerie s’amusait à me faire attendre. Je l’entendais téléphoner pendant que je poireautais, tout ça m’embêtait.
« Ou je suis un génie, ou c’est du bidon » : que pensez-vous aujourd’hui de cette alternative brutale ?
Je ne suis plus du tout dans la même situation. Maintenant j’ai un passé, je sais dessiner, j’ai fait des portraits. À l’époque dont nous parlons, je n’avais pas cette liberté. J’apprenais à peindre.
Vous vous méfiiez de vous-même ?
Si j’avais continué dans le même sens, je serais sans doute devenu une vedette, comme d’autres…
Ce décrochage, c’est un épisode important.
Oui. Je refuse d’entrer dans le système. Maeght, à l’époque, c’était quelque chose ! Certains amis me disent que c’était là une réaction politique.
Surtout un mouvement d’honnêteté, peut-être ?
Une honnêteté, oui. Il me suffisait de continuer avec Maeght. J’avais la chance d’être là et c’est moi qui ai rompu ! Insister là-dessus peut paraître prétentieux. Mais j’étais parti sur les chapeaux de roues et, tout à coup, j’ai freiné.
Le but n’était pas de freiner…
Non. De repartir. C’était du bidon, c’était trop facile. J’aimais déjà beaucoup les grands maîtres classiques, Chardin par exemple : en voyant leurs œuvres, je comprenais que je ne savais rien. Certains modernes me plaisaient aussi, mais je voulais savoir peindre comme Chardin.
Vous doutiez de vous ? Vous avez douté de votre choix ?
Je ne me suis pas posé de questions. J’ai agi naturellement.
Une évidence…
Ça s’est décidé tout seul en moi. Si j’avais fait autrement, ça n’aurait pas marché avec moi, avec ce que j’étais, avec ce que je suis. Mon être se refusait à ça. Je n’ai même pas pensé que continuer comme ça, c’était le moyen de réussir et de gagner du fric. Ce qui l’emportait sur tout, c’était que j’avais envie d’apprendre le métier. À l’époque, de jeunes peintres réagissaient en faveur de la peinture figurative contre l’importance toujours plus grande que prenait l’abstrait : je me suis trouvé dans ce mouvement. Nous habitions à La Ruche. Je venais d’écrire une brochure intitulée « Comment trouver un appartement », que j’avais imprimée et essayé de vendre : aucun succès chez les marchands de journaux. Ça commençait ainsi : « On ne trouve pas un appartement en restant assis dans un fauteuil. » J’expliquais qu’il fallait aller partout, voir tout le monde. Rebeyrolle et De Gallard m’ont proposé d’appliquer la méthode. C’est ainsi qu’un bistrot nous a appris qu’en haut de la rue de Dantzig, dans une maison appelée La Ruche, il y avait des ateliers à très bon marché. Chacun de nous en a loué un.

Camarade, tu n’es pas dans la ligne !

Viviez-vous uniquement dans l’univers de la peinture ?
Du point de vue de la peinture, nous étions tous sur la même ligne : nous refusions l’abstraction. Buffet était des nôtres. C’est ainsi que nous avons créé le Salon de La Jeune peinture, dont Rebeyrolle et moi nous sommes beaucoup occupés. Nous avions fixé une limite d’âge : quarante ans. Les journaux parlaient de nous. Nous étions très anars, mais la presse communiste défendait nos orientations esthétiques. Nous nous sommes donc, presque naturellement, rapprochés des communistes. Pour ma part, j’y avais été préparé. J’avais rencontré dans un vernissage une femme que je connaissais, une grande bourgeoise. Elle m’avait annoncé en riant : « Michel, je suis communiste ! » Et m’avait passé un livre de Georges Politzer où le matérialisme dialectique était expliqué d’une manière claire. J’avais été conquis et j’avais passé le livre à De Gallard et à Rebeyrolle ; nous en avions énormément discuté. Un jour, nous avons décidé d’adhérer au parti.
C’était vivable pour un artiste anar ?
La première réunion de cellule fut animée : on nous y a appris que Marty avait été exclu comme traître. J’aimais bien Marty ; il parlait simplement, sans langue de bois. Mais la direction avait dit qu’il était un traître : il l’était donc, rien à discuter. Il en était toujours ainsi. Si quelqu’un émettait une réserve, on lui disait : « Ah ! non, camarade, tu n’es pas dans la ligne ! » Il n’y avait aucun ouvrier dans cette cellule : des comptables, un vendeur d’appareils ménagers, des petits-bourgeois. J’ai adhéré en 53. À l’époque, le Parti organisait ce qu’il appelait des délégations. Il choisissait des intellectuels un peu connus, des artistes et leur faisait faire de somptueux voyages. J’ai fait partie d’une délégation qui allait en Roumanie, et dont le chef était un grand médecin communiste. On est parti par l’Orient Express. Dans la délégation, neuf étaient communistes, trois ne l’étaient pas : j’ai immédiatement sympathisé avec ces derniers. À la frontière roumano-hongroise, le train s’est arrêté. Des enfants en loques, à l’air triste, nous regardaient. C’est alors que le chef de la délégation nous a fait admirer la splendeur des enfants socialistes. « Moi, ai-je dit, je les trouve un peu tristes ! » Premier accroc ! Une fois en Roumanie, on nous a annoncé que, le lendemain, nous visiterions une usine. Tout le monde prenait des notes, sauf moi. Le soir, le chef de la délégation m’a demandé pourquoi je n’en avais pas pris. Je lui ai dit que n’ayant jamais vu une usine française, je n’avais aucun moyen de comparer. Il faisait très chaud. Au lieu de visiter d’autres usines, deux de mes collègues et moi sommes allés nous baigner dans un lac de Bucarest. Nous avons sympathisé avec beaucoup de jeunes et appris plein de choses horribles. Le soir, le chef de la délégation s’est étonné de ce que nous n’ayons pas visité l’École supérieure de je ne sais quoi ; quand il a appris que nous étions allés à la piscine, il a sursauté. Alors, pour nous trois, la piscine a remplacé toutes les visites. Durant ce séjour, j’ai fait la connaissance d’une fille qui souhaitait faire un mariage blanc avec moi pour pouvoir venir en France. Je lui ai donné mon accord. Elle m’a fixé rendez-vous le lendemain, dans ce bistrot où nous parlions, pour remplir des papiers. Soudain, baissant la voix, elle m’a dit : « Je ne crois pas que nous pourrons nous voir demain. » « Pourquoi ? » « Ne regardez pas tout de suite. Derrière vous, à droite et à gauche, derrière les colonnes, il y a des policiers. Je n’ai pas le droit de parler à un Français. » Moi, j’étais communiste : ça m’a fait un grand choc. Je n’étais pas à l’aise. Une ambiance policière, ça se sent à des tas de détails. Nous sommes repartis par un avion qui faisait escale à Prague. Nous souhaitions faire une petite promenade dans la ville : pas question ! Puis nous avons pris un avion pour Bruxelles. Quand l’avion a atterri, ce fut un énorme soulagement. Malgré le bon accueil qui nous avait été réservé à Bucarest, nous avions ressenti une oppression indéfinissable. Au retour, à la réunion de cellule, j’ai dit que ce n’était pas très intéressant, la Roumanie communiste. Mais je n’ai pas quitté le Parti tout de suite. Avant les événements de Budapest, en 1956, j’avais assisté à une réunion de Laurent Casanova qui, au Parti, s’occupait des affaires culturelles. Il avait rassemblé une vingtaine de peintres pour bavarder de choses diverses. Il avait soudain évoqué Balzac et expliqué que, comme tous les grands artistes, c’était un révolutionnaire. Je lui ai fait observer que Balzac était plutôt conservateur. Scandale ! J’osais contredire le maître ! Je me souviens du regard que m’a lancé Fougeron, ce peintre qui avait entièrement intégré le réalisme socialiste. À l’Est, il m’aurait fusillé ! En 1956, par contre, nous avions quitté le parti.
Plus de relations ensuite avec les communistes ?
Plus après 1956. En 68, durant l’affaire de Prague, quand j’ai vu que l’armée russe avait de nouveau envahi une capitale, j’ai été en fureur. Ces cons-là recommençaient !
Quel avait été le sens de votre adhésion ?
Satisfaire un besoin de justice. Avant, j’étais catholique. Dans ma famille, on allait à la messe de temps en temps. Je n’ai pas été baptisé de bonne heure parce que mon père était protestant.

L’Académie de Barbezieux

Vous n’avez pas connu votre père ?
Je n’en ai aucun souvenir. Il est parti quand j’étais très petit. Six ans ? Huit ans ? Dix ans ? Je ne sais plus. Après son départ, nous avons quitté la rue de Vaugirard, où nous habitions, pour aller vivre chez mes grands-parents.
Votre père vous a manqué ?
Pas du tout. Je n’ai jamais pensé à lui. Ce qui est étonnant, c’est que je n’ai jamais demandé à ma mère ce qui s’était passé entre elle et mon père. Il y a seulement quelques années que j’ai pris conscience de cette attitude étrange. J’ai donc été baptisé très tard, quand j’ai commencé à aller à l’école et au catéchisme. Ma mère désirait que je le sois ; mais je restais éloigné de la religion. Quand j’ai eu dix-sept ans, la mère d’un camarade d’école nous avait envoyés en vacances en Belgique, sur une plage proche d’Ostende. Nous étions seuls, nous draguions un peu. Un matin, nous avions rendez-vous avec deux filles. Chacun de nous marchait avec l’une d’elles dans les dunes. Incapable de dire un mot, j’ai proposé à la fille que nous nous asseyions sur la dune. À peine était-elle assise que j’ai cherché à l’embrasser ; elle s’est débattue et s’est sauvée en courant. Revenu à Paris, je suis tombé sur un livre très idéaliste de Georges Duhamel, La possession du monde. Il m’a séduit par des idées un peu mystiques, qui me semblaient proches du christianisme, et m’a entraîné vers des préoccupations religieuses. Un camarade très pratiquant m’a aidé à parler avec des prêtres. À dix-sept ans, j’ai fait ma première communion.
Un lien entre l’aventure des dunes et cette poussée religieuse ?
J’imagine que j’ai été déçu. Mais quel lien exactement ? Le sentiment du péché peut-être ? Bien sûr, comme tous les gamins, je me masturbais, puis j’allais me confesser : « Mon Père, je suis encore retombé en tentation ! » C’était tout ce que j’avais à dire. Horrible ! La chair était pour moi un très grand péché.
Donc une période mystique ?
Pour trois ou quatre ans. Puis j’ai commencé à avoir des contacts avec les femmes. J’ai voulu coucher avec une certaine Odette que j’ai emmenée à l’hôtel. Je ne savais rien. J’ai souvenir de cris : « Tu me fais mal, tu me fais mal ! » C’en est resté là. Je travaillais alors à la Météo, à Villacoublay, mais les bombardements nous ont fait évacuer en camion à Barbezieux. J’ai fait arrêter le camion pour aller embrasser ma mère puis, finalement, je suis parti en vélo. Sur la N20 mitraillée, les gens partaient avec leurs charrettes. J’ai laissé mon vélo, j’ai pris le train pour Barbezieux. Campagne magnifique, petite ville charmante. Pour nous faire passer le temps, on nous donnait quelques cours de maths. Pas d’aérodrome à Barbezieux : nous n’avions rien à faire. Nous étions une bande de copains du même âge, nous faisions de grandes balades, nous chantions. J’avais créé une Académie : chacun de nous donnait des cours aux autres ; moi, je leur enseignais l’harmonie. Nous mangions dans un petit restaurant, ce que j’ai continué à faire quand des soldats allemands l’ont fréquenté. Les autres ne voulaient plus y venir ; ils me disaient que je n’avais pas le droit de manger avec des Allemands. Moi, je ne voyais pas pourquoi je devais renoncer : j’étais là avant eux. Ils ne me dérangeaient pas, d’ailleurs, je trouvais qu’ils chantaient très bien. Je garde un excellent souvenir de Barbezieux. Un de mes copains, lui, était entré dans la Résistance. Comment dire ? Je ne m’occupais pas trop de l’occupation !
Votre impression sur cette période ?
Les gens ne voulaient plus de la guerre, tout simplement. Quand Pétain a demandé l’armistice, la plupart étaient contents. J’ai un peu honte de le dire : moi aussi. En finir avec cette débandade ! Barbezieux, c’étaient des vacances ! Et nous étions si jeunes ! Le nazisme, c’était un mot qui ne nous évoquait pas grand-chose. Comment aurions-nous pu deviner que viendraient Oradour, la déportation, les camps ? Des soldats, voilà, pour moi c’étaient des soldats. Je ne fraternisais nullement avec eux, mais je ne voyais pas ce qui m’obligeait à quitter la place.
Peut-être n’aimiez-vous pas plus céder à la pression de vos camarades qu’à celle de la galerie Maeght ? Après cette période à la Météo, avez-vous travaillé ailleurs comme salarié ?
C’est la première et la dernière fois que j’ai eu un patron.

Je ne voulais pas de chef

Vous m’avez dit l’autre jour : « Très jeune, j’ai compris que je ne voulais pas travailler. »
Par travail, j’entendais travail salarié. Je ne voulais pas de chef. Après la Météo, j’ai fait des petits boulots, mais je n’ai plus jamais cherché d’emploi salarié. Et, à partir de 48, à La Ruche, quand j’ai connu ma femme et que notre première fille est née, j’ai commencé à faire de la brocante. D’abord, j’allais au Marché aux Puces de la porte de Vanves. C’était un terrain vague très triste, la fameuse « zone ». Les vendeurs étalaient leurs objets sur le sol. Je me suis mis à chercher des bricoles, parfois dans les poubelles, pour les vendre aux Puces, où tout se vend. Cette activité m’amusait beaucoup. Plus tard, j’ai pris l’habitude d’aller à Drouot. En bas, il y avait des salles où l’on trouvait des objets en vrac, dans des paniers. J’achetais un panier et je le revendais aux Puces. Pour ramener la marchandise, je louais une charrette à un bougnat. À l’aller, ça descendait ; au retour, pour remonter la rue de Dantzig, c’était très dur. J’avais commencé à me spécialiser dans des petits tableaux XIXe pas chers, mais intéressants. J’avais une petite clientèle d’amateurs.
Vraiment, cela vous amusait ?
Je n’ai jamais rien fait comme une corvée. Même la Météo ne m’a pas embêté : j’aime bien étudier.
Nous voici loin de la vie moderne !
Jamais ça ! Vraiment, je ne me suis jamais forcé. Après 68, j’avais envoyé promener la peinture.
Vous vous sentiez solidaire du mouvement ?
Je ne voulais plus jamais peindre. Plus de peinture bourgeoise. Je suis allé à la Sorbonne, j’y ai insulté les marchands, les critiques, tout le monde ! La foule m’applaudissait ! Système bourgeois, spéculation sur l’art, tout y passait. Pourtant, à l’époque, j’étais connu. Je me suis coupé de tout le monde et j’ai arrêté de peindre, sans penser à ce que je ferais ensuite. Je ne supportais plus le commerce de la peinture, les marchands. Mes filles étaient adolescentes, j’avais besoin d’argent. J’ai loué un stand au marché Malik, aux Puces, avec une copine qui fabriquait des éléphants. Nous voulions vendre notre production, ses éléphants et mes tableaux. C’est alors que j’ai commencé à faire de la sérigraphie. L’idée que j’avais défendue à la Sorbonne, c’était que la peinture n’était pas faite pour tout le monde, qu’elle ne s’adressait qu’aux bourgeois. Je me suis dit aussi – réflexe de commerçant – qu’en vendant mes sérigraphies cinquante francs, j’aurais un public. Je les faisais dans mon stand. Ça marchait bien, j’en ai vendu beaucoup. Je vendais aussi des petits tableaux, le moins cher possible. Mais l’ambiance des Puces n’a pas plu longtemps à la copine avec qui je m’étais associé. Elle avait froid dans le stand, restait collée au radiateur et ne vendait jamais un éléphant !
Vous en aviez fini avec la peinture ?
J’avais encore des clients. Un jour, j’avais livré un tableau à une dame qui habitait Faubourg Poissonnière. Elle n’était pas chez elle ; la bonne m’avait conseillé de laisser le tableau et de repasser plus tard. En revenant, j’ai vu dans une vitrine, rue de Paradis, un de ces petits buffets suédois en pin que ma femme aimait beaucoup. La commerçante ne vendait pas au détail, mais elle avait un plein entrepôt de meubles d’exposition très légèrement abîmés. Je lui ai acheté un lot de petites lampes Knoll avec de légers défauts. Dès le premier jour, succès terrible. Nous nous sommes lancés dans la vente des meubles modernes d’occasion ; un potier nous a aussi vendu des céramiques, des assiettes. L’ambiance des Puces était très sympathique. Je me rappelle cette dame âgée, en face de mon stand, qui vendait des vieux poêles.
Mis à part cet après-68, vous n’avez jamais cessé de peindre ?
Je me suis fréquemment arrêté, avant et après 68. Plusieurs mois, parfois.
Encore aujourd’hui ?
Voilà plus de six mois que je ne peins plus. Je n’ai plus envie, plus besoin. Je n’ai plus cette pulsion qui pousse à créer.
Dans ces périodes-là, que faites-vous ?
Un peu de piano. Quand je ne peins pas, je le fais sérieusement.
Qu’est-ce qui vous pousse à vous remettre à peindre ?
Une étincelle jaillie d’une rencontre, une parole entendue, une phrase trouvée dans un livre, un tableau d’un autre peintre.
Une musique ?
Non. La musique est en filigrane dans toute ma vie mais elle ne déclenche pas en moi l’envie de peindre. Un tableau, oui. Il y a quelques années, le choc que m’a valu l’exposition Morandi m’a donné une forte envie de peindre.
Votre peinture s’est construite à partir d’autres peintures ?
On ne part jamais de rien. Je me nourris de la peinture des autres. Cézanne, Bonnard, Estève, Morandi.
Après ces périodes d’arrêt, votre manière change ?
Pas toujours. Parfois je repars sur une conception antérieure, parfois je change.
En 1984, par exemple, vous vous êtes mis à utiliser des verts…
J’utilise très rarement cette couleur. C’est à Ibiza que je me suis servi du vert, un vert fait avec du jaune et du bleu que je mélangeais à de la terre. Je ne peux vraiment pas vous dire pourquoi, à ce moment-là, j’ai eu besoin de peindre des paysages verts.

Quelque chose en moi…

Cette envie était-elle en vous depuis longtemps ? N’est-elle apparue que lorsque vous l’avez satisfaite ?
Je crois que tout se passe en même temps. Mais je ne m’analyse guère. C’est difficile de parler de peinture. Je ne vois pas ce que je peux en dire. Je ne sais même pas pourquoi je peins.
Vous est-il arrivé de résister au désir d’employer telle forme ou telle couleur ?
Non. D’un point de vue technique, je ne suis pas gêné, rien ne m’arrête. Quant à la forme, elle s’impose à moi, je ne la choisis pas. Quelque chose en moi que je ne maîtrise pas peint des tableaux. Il m’arrive de me surprendre : « Oh, c’est bien, ça ! » Une certaine ignorance de moi-même…
Pas de regrets de ne pas avoir fait telle ou telle chose ?
Je n’ai ni but ni objectif : comment pourrais-je avoir des regrets ? J’aime faire. J’aime peindre, j’aime même faire une table ou une maison. Ce que je fais s’impose à moi. Bien sûr, si l’idée est de faire un paysage ou des personnages, je ne me lance pas dans une nature morte ! Mais il arrive que je change d’idée. Une forme peut changer, un personnage se transformer en nature morte, en casserole. Ce qui m’intéresse, c’est la forme que je donne aux choses, la forme que je crée.
À quel besoin correspond-elle cette forme ?
Un besoin de bonheur, peut-être. En général, je n’aime guère la peinture expressionniste, faite de courbes. J’aime Cézanne. Je suis attiré par le côté géométrique. Mais voyez la contradiction : chez Bonnard, pas de carrés !
Si des jeunes vous confiaient leur intention de faire de la peinture…
… je leur dirais de faire ce qu’ils ont envie de faire, et de ne pas écouter les conseils qu’on leur donne, même pas celui-là ! Je leur demanderais quels peintres ils aiment. S’ils ne peuvent pas distinguer un Bonnard d’un Vélasquez, je leur conseillerais d’aller dans les musées ! Mais pas de conseils ! Je suis contre les professeurs de dessin quand ils prétendent enseigner la manière de bien dessiner. Chacun de nous a sa vision. L’important est d’apprendre à se corriger, d’être soi-même son maître. Je leur conseillerais quand même de ne pas tenir compte de l’avis des autres, ni quand il est favorable, ni quand il est défavorable. Le premier juge, c’est eux. C’est eux qui doivent aimer ce qu’ils font et, s’ils ne l’aiment pas, l’arranger. Pas de professeurs en peinture ! Être autodidacte ! La Jeune peinture, Rebeyrolle, toute la bande, nous étions tous autodidactes. Pour qu’un professeur soit intéressant, il faudrait qu’il soit un peintre qu’on admire ! L’important, c’est de regarder les œuvres des peintres qu’on admire. Inutile d’écouter ce qu’ils disent. L’œuvre, pas les mots ! Encore un conseil (j’en donne quand même !) : copiez les peintres que vous aimez. J’ai copié un Cézanne, j’ai copié un Seurat : on apprend énormément à copier ce qu’on aime, même d’après des reproductions.
Attachez-vous de l’importance au lieu où vous peignez, à la manière dont votre matériel est disposé ?
L’important, c’est que j’aie mon atelier. Il me faut un endroit tout prêt, où tout est là : pinceaux, toiles, chevalet. Actuellement, je ne peins pas. N’empêche que tout est là, que tout est prêt. Et puis, il y a l’ambiance, les vieilles toiles, les toiles ratées, les toiles pas terminées…
L’humus…
C’est le mot : l’humus. À Ibiza, j’ai aussi mon atelier, un coin où j’ai créé mon ambiance. L’atelier est indispensable. L’humus, oui. Des dessins qui traînent. Mon chevalet a plus de cinquante ans ! Et les pinceaux, les chiffons !
Les chiffons ?
Très important. Pour s’essuyer les mains. Avoir ses chiffons, sa térébenthine. Comme les cornues du savant qui mijotent. Tout un univers, physique et mental en même temps, où l’on se retrouve soi-même. Impossible de peindre chez des amis. C’est pourquoi je n’aime pas voyager : je ne peux pas peindre.
Quand vous ne peignez pas, vous restez dans votre atelier ?
Oui. Il faut que je sois ici. Même quand je ne peins pas. Même si je ne fais rien. Ne rien faire ici, ce n’est pas la même chose que ne rien faire chez un ami. J’aime bien être chez moi. Voir mes tableaux, rester dans cette atmosphère, c’est une incitation. Si j’ai envie de peindre, je me lève, je prends une toile et en avant ! Ça m’arrive, puis ça s’arrête. Tous les peintres que j’ai connus avaient leur atelier. Un atelier, ça ne doit pas être briqué !
Cette pièce où nous sommes, c’est à la fois un atelier, une salle de jeux avec table de ping-pong et échecs, et un endroit pour parler. La peinture, le jeu, les amis : le résumé d’une vie ?
Je ne me vois pas ailleurs. À Ibiza, ça va, j’ai un atelier. Mais je suis quand même mieux ici.
Vous êtes ici depuis quand ?
Depuis 1956. J’ai construit moi-même cet atelier. Les verrières, le plancher. Mon atelier, c’est quelque chose que j’ai fait, que je voulais. J’y suis bien même si je n’y fais rien.
Vous peignez pendant longtemps ?
Variable. Il m’arrive de m’arrêter pour faire du piano. C’est beaucoup plus fatigant, physiquement et moralement, que la peinture.
Vous peignez vite ?
En ce moment, oui. Un tableau, c’est une sorte d’explosion. Dans ma période réaliste, c’était plus long. Il m’arrive aussi de reprendre d’anciens tableaux, de les transformer. Une série de toiles qui représentent des footballeurs, par exemple.

C’était la musique

Ce qu’on vous dit de vos toiles vous influence ?
Quand Claudine me fait une remarque ou une suggestion qui correspond à quelque chose que je sens, j’en tiens compte. Elle est si habituée à ma peinture ! Le contact avec le public est très important : c’est ce qui me manque le plus ! Une exposition tous les dix ans, quelques visites dans l’atelier : on est assez seuls. Mais je ne me vois pas travailler avec d’autres dans un atelier. Quelqu’un m’a dit qu’il aimerait me voir peindre ! Impossible. D’ailleurs je travaille de manière discontinue. Je peins un peu, je me mets au piano, j’ouvre un bouquin, je vais donner à manger aux oiseaux…
Vous interrompez votre travail pour aller donner à manger aux oiseaux ?
Bien sûr ! Ou à n’importe qui ! Je peux même m’interrompre, si mon voisin arrive, pour jouer au ping-pong avec lui !
Vous n’êtes pas un artiste en transes, inaccessible au monde extérieur ?
Mystification !
On ne vous dérange pas si on vous interrompt au beau milieu d’une toile ?
Au contraire ! Ça me permet de prendre du recul. Les gens se font souvent une idée bien fausse de l’artiste.
Vous venez de vendre beaucoup de toiles, m’avez-vous dit ?
J’avais ici, depuis vingt ans, une accumulation de tableaux qui me pesait un peu, moralement et physiquement. Des gens m’en ont acheté tout un lot, des financiers à qui j’ai fait des prix intéressants. Ils préparent un livre sur moi et cherchent à donner à ma peinture une valeur commerciale. Ne pas confondre cette valeur-là avec l’autre ! Mais ils aiment ce que je fais, ça me fait plaisir.
Revoyez-vous parfois vos toiles chez les acheteurs ?
À chaque fois que je vais chez quelqu’un qui possède une de mes toiles, je suis toujours agréablement surpris. « Oh ! Que c’est bien ! » C’est comme si je voyais la peinture d’un autre peintre : « C’est moi, ça ? C’est vachement bien ! » Je n’ai jamais été déçu, Claudine non plus. Ici, dans mon atelier, je finis par ne plus voir mes toiles. Je vis avec, je ne peux plus juger.
Vous parlez peinture tous les deux ?
Non ! Quand je peins, je lui demande parfois son avis. « Qu’est-ce que tu en penses ? » « C’est mal barré ! » Puis elle revient : « Maintenant, ça va mieux. » Difficile à expliquer : je ne considère pas la peinture comme une chose très importante. Elle ne m’est pas viscérale. « La première chose que je fais le matin, me dit un copain peintre, c’est d’aller voir ce que j’ai fait la veille. » Moi, c’est d’aller prendre mon thé. Rebeyrolle, par exemple, était un passionné de peinture. Pas moi. Je ne vous dirai pas : « La peinture, c’est tout pour moi. » La musique ! Pour moi, c’était la musique ! Mais on arrive à vivre de la peinture, pas de la musique.
À part les artistes, les écrivains, vous voyez beaucoup de gens ?
Pas beaucoup. J’ai un copain contrôleur du ciel, des amis commerçants qui vendent des produits japonais.
L’élection présidentielle, ça vous intéresse ?
Je ne m’en fous pas ! Je regarde des émissions. C’est tellement compliqué ! Je nage. J’allais justement vous demander des conseils. Tout ça m’intéresse vraiment. Mais il y a tellement de problèmes à régler ! Que faire ? Moi-même j’ai mes contradictions. Un été où j’allais à Ibiza, après 68, je me suis pris la main dans le sac en entrant dans l’avion. Je proteste contre la société de consommation et je suis là ! Je pollue ! Là où je ne me sens pas d’accord avec mes concitoyens, c’est qu’ils courent toujours, ils manquent de temps. Moi, je n’en manque pas, j’en ai trop, j’ai trop de temps !
Trop de temps ?
Trop ! Quand vous serez parti, qu’est-ce que je vais faire ? Tourner en rond.
Vous sortez ? Vous faites les courses ?
Chez Franprix, les caissières sont indiennes. J’en connais une qui a un très beau sourire. Nous ne nous parlons pas mais nous nous sourions. Elle me reconnaît.
Beaucoup de silence, donc ?
Claudine me raconte les émissions de la veille. Quand j’étais jeune, à La Ruche, j’avais beaucoup de copains et d’amis. On était tous peintres, on avait les mêmes idées politiques. On jouait au volley-ball. On s’appelait : « Tu viens, Michel, on joue ? » Chacun était chez soi mais nous ne fermions pas nos portes. En même temps, j’étouffais. J’avais besoin de voler de mes propres ailes ; la présence de Rebeyrolle était forte, très forte. Cette vie communautaire me pesait. Je cherchais à partir.

Fais un effort, Michel !

Vous parlez très bien de votre activité de peintre. De votre peinture elle-même, c’est plus difficile. Pourquoi?
Je ne me prends peut-être pas assez au sérieux ? Je ne suis pas sûr qu’en parler soit si important. Rien à en dire. Rien à dire de ma peinture, ni de celle des autres. J’aime ou je n’aime pas. Pourquoi est-on amoureux d’une femme ? L’art est du domaine des sentiments, de la sensibilité.
Pas de l’ordre du commentaire ?
Les commentaires sur l’art m’ennuient. Ils sont inutiles. Ils nous éloignent de l’art. Il faut vraiment comparer ça à la relation amoureuse. Quand on tombe amoureux d’une femme, est-ce qu’on s’explique pourquoi on est amoureux ? Les autres peuvent dire qu’elle est moche, bête, n’importe quoi : on est amoureux. Pas parce qu’elle a tels yeux, telles jambes, tel corps. Je peux dire que je suis amoureux d’un tableau, d’une musique : je ne peux rien dire de plus. Les gens me disent : « Fais un effort, Michel, quand même ! » Quel effort ? Quand on est amoureux d’une femme, va-t-on demander à un connaisseur en femmes de vous dire si elle est valable ou non ? La rencontre avec une œuvre d’art est unique, rien ne l’explique. On a établi toutes sortes de hiérarchies : certains tableaux sont dans les musées, d’autres pas ; certains peintres sont considérés comme de grands peintres, d’autres non. On emmène les enfants dans les musées et on leur montre « les grands chefs-d’œuvre ». Ils les emmerdent, les grands chefs-d’œuvre, les gosses ! Ils préféreraient un petit tableau acheté chez un brocanteur ! Ce qui compte, c’est l’amour qu’on porte à une toile, pas de savoir si c’est un grand chef-d’œuvre !
Vous n’aimez pas les hiérarchies.
C’est notre civilisation, ça : il y a des choses importantes, supérieures, puis des choses moins bien, puis des choses nulles ! Notez que je me contredis moi-même ! Je dis qu’une toile de Bonnard, c’est de la bonne peinture, que Bonnard est un grand peintre, etc. Je ne devrais pas dire ça, mais tout simplement : « J’aime la peinture de Bonnard. » Pourquoi faut-il que j’explique d’abord que c’est un grand peintre ?
À vos débuts, comment faisiez-vous connaître votre peinture ?
Quand j’ai commencé à faire ce que je croyais de la vraie peinture, je n’allais pas la vendre comme des lampes ! Sur mon stand, aux Puces, je me sentais vraiment bien. Je suis commerçant, j’achète, je vends, ça va bien. Peintre, il faut faire du baratin. La peinture, c’est un tas de trucs à dire, c’est malsain. Les gens vous demandent où vous avez exposé, quels projets vous avez, ils cherchent si vous êtes connu. Alors il faut jouer le rôle de l’artiste qui parle de sa peinture. Tout ça m’a toujours embarrassé. Commerçant, on est libre, on est bien. On cherche des trucs, on les revend ; c’est sain le commerce. Je m’y sens vraiment bien. Ce sont les gens qui fabriquent cette image absurde de l’artiste ! Ils ont besoin de dieux !
Je reviens à la peinture… Pouvez-vous décrire votre évolution ?
D’abord, les aquarelles. Ensuite, je me suis lancé dans quelque chose de plus moderne, disons un sous-Braque, qui a plu à Maeght. Après la rupture avec Maeght, j’ai peint ces petits paysages de banlieue que j’aime bien : peinture réaliste. Le mouvement de la Jeune peinture était de ce côté-la : Rebeyrolle, Buffet, De Gallard, Simone Dat, etc. Le premier salon de la Jeune peinture a eu lieu au début des années 50. Chaque année, on élisait un nouveau comité : la tendance changeait. Nous avons créé ce salon à l’initiative d’un critique d’art qui avait réuni douze jeunes peintres de moins de trente ans. La Jeune peinture avait pris la suite du Salon des moins de trente ans, présidé, lui, par un jury de douze grands maîtres. Nous avons laissé les maîtres : le jury, c’était nous, les douze peintres. Généralement, l’exposition se tenait au Musée d’Art moderne. Une année, nous avions exposé à la Maison des Amériques ; faute de place, il avait fallu refuser beaucoup de peintres. Cet incident avait remis en cause notre fonctionnement. Pour que tout se passe démocratiquement, nous avons modifié les statuts et décidé que le jury serait élu chaque année par les exposants. Mais, sur les douze peintres, neuf ne voulaient pas de ces changements. Notre point de vue a pourtant triomphé. Le jury a été élu chaque année par les exposants.
Et après la Jeune peinture ?
Ma peinture est devenue plus graphique, par exemple quand j’ai exposé à New York. En 60, j’étais toujours figuratif ; ensuite, j’ai commencé à évoluer. Je suis passé d’une peinture très figurative à une peinture que j’aurais jugée, auparavant, presque abstraite. D’abord, mes goûts allaient aux grands classiques, Vélasquez surtout. J’ai découvert ensuite, dans la peinture moderne, des choses qui m’ont plu. Nicolas de Staël et Estève, par exemple, m’ont fait changer d’avis et de conception.
Après la révolte de 68, êtes-vous revenu au système commercial que vous condamniez ?
Je trouvais toujours que les marchands faisaient écran entre les peintres et le public. J’ai donc voulu vendre moi-même ma peinture. J’ai acheté une boutique aux Halles, un mois de juin ; quand nous sommes revenus, en septembre, il y avait un énorme trou devant la boutique : les aménagements du métro. Personne ne passait plus par là. Quelqu’un que j’avais connu aux Puces m’a proposé d’installer des portemanteaux dans le magasin et de remplir la boutique de robes et de vêtements divers : 50% pour lui, 50% pour moi. Je me suis aperçu, dès qu’il m’eut installé ses portemanteaux, que l’affaire marchait extrêmement bien. Il allait chercher sa marchandise chez des grossistes, dans des usines de fripiers, d’énormes hangars où l’on trie les vêtements. Ce que faisait cet ami, je l’ai fait ensuite moi-même. J’ai cherché des adresses, ce qui est très difficile. J’en ai trouvé une très bonne à Château-Thierry : j’achetais peu cher des robes que je revendais. Cela m’amusait d’apprendre le métier, de reconnaître les tissus. Ma fille aînée travaillait avec moi ; elle et sa sœur connaissaient très bien la mode de ces années-là. Ensuite ma femme les a remplacées. J’étais content de faire ce travail, de trouver de belles pièces. Je me souviens d’un manteau en mouton doré ramené dans le métro, qui me faisait penser que tous mes voisins sentaient mauvais : vérification faite, le coupable était le mouton doré.
Il y avait quand même de la peinture…
J’accrochais mes tableaux derrière les manteaux.
Vos toiles derrière les manteaux, n’est-ce pas un aveu ? N’avez-vous pas des réticences à vous vivre comme un peintre ?
Quand j’ai acheté cette boutique, c’était pour y vendre mes tableaux, pour en faire ma galerie. Le trou des Halles en a décidé autrement ! Mais vendre des fringues ne m’a pas ennuyé du tout. Si ça avait été le cas, je ne l’aurais pas fait. Je n’ai jamais rien fait qui m’ennuie. Je n’ai jamais rien fait dans le but de gagner de l’argent. J’ai toujours fait les choses pour jouer.
Qu’est-ce qui fait évoluer un peintre ? D’autres peintres ?
En partie. Des peintres modernes m’ont montré qu’on ne pouvait pas peindre comme au XIXe siècle.
L’espace n’est pas le même ?
L’espace est très différent. Ce que je veux dire là, je le sens plus que je ne le comprends clairement. L’espace d’Estève n’est pas celui de Vélasquez. Je peux chercher une explication rationnelle, montrer que nous vivons dans un monde différent et donc que notre vision, elle aussi, est différente. Les grands immeubles carrés, qui dominent dans les villes, modifient notre sens de l’espace. Et le métro a remplacé le cheval. L’espace devient plus court, le monde plus petit. La notion d’espace est liée au déplacement ; sans déplacement, pas de sens de l’espace. Comme on ne se déplace plus de la même manière, l’espace n’est plus le même.
Les espaces marins de Nicolas de Staël, par exemple…
… ne sont pas ceux des marines qu’on peignait autrefois. Pareil chez Estève. En peinture, quand je change, c’est que je sens un autre besoin. Il est irraisonné et ne vient pas de la volonté.
D’où votre difficulté à parler de votre peinture ?
Ce n’est pas que je n’aime pas. C’est que je ne sais pas quoi dire. Et puis, toute ma vie, je me suis demandé si la peinture, pour moi, n’avait pas été une activité dérisoire. Avec tout ce qui se passe dans le monde. Je me dis que je m’amuse dans mon coin, sans savoir ni pour qui ni pour quoi. Ce sentiment du caractère dérisoire de l’art en général, et de ma peinture en particulier, m’a souvent arrêté…
Bernanos disait que, dans toute entreprise de création, il fallait affronter et dépasser la question de l’ »à quoi bon « ?
Oui. À quoi bon ? Je vends des toiles à des gens qui ont de l’argent. Quand la misère est partout…
Pas de réponse positive possible à cette question ?
Parfois je me dis que quelques personnes aiment ce que je fais, que ce n’est pas complètement inutile… Des gens me disent qu’ils sont contents de vivre avec mes tableaux. Ça leur fait un petit bonheur. Peut-être n’est-ce pas complètement pour rien ? Mais, dans ma vie, l’à quoi bon ? a dominé. Je ne me suis jamais senti indispensable. Moins qu’un médecin, en tout cas…
Vous n’êtes pas partisan de la sacralisation de l’art ?
J’y suis très opposé. Rien de sacré ! L’art avec un grand A, les Artistes… Rien de tout ça !
Et pas plus, je suppose, le rôle social de l’artiste tel que le concevaient les champions du réalisme socialiste ?
Encore moins ! Dans le même sac !

Nous n’étions pas des gens riches

Auriez-vous pu exercer une autre activité ?
J’aurais pu rester à la météo. Ça m’intéressait. Il existait une section recherches qui m’aurait plu. J’aurais pu aussi faire du commerce. Je ne me serais pas demandé à quoi ça sert.
Vous avez peint le plus souvent des sujets humbles, des objets du quotidien, des paysages de banlieue, des natures mortes. Pourquoi ?
Je peignais ce que j’avais autour de moi. Le sujet n’avait pas tellement d’importance. Je peignais les objets ordinaires que j’avais sous la main, des casseroles, des fourchettes, des assiettes. J’habitais près de Malakoff : d’où les paysages de banlieue. Mes copains de La Ruche peignaient aussi des choses simples. Pourquoi ? Parce que nous n’étions pas des gens riches ! À La Ruche, il n’y avait pas d’eau ; nous étions des pauvres, des gens simples. Mais, à propos, un sujet pas simple, ce serait quoi ?
Les sujets de Vélasquez, par exemple.
Vélasquez peint aussi des choses simples, des portraits. J’ai fait des portraits ; c’est un genre très difficile. Je m’y suis risqué parce que le visage humain m’intéressait. Si j’ai rompu avec la manière qui plaisait à Maeght, c’est que je voulais peindre pour un public plus large. Peindre le visage humain allait dans ce sens-là. Bien avant d’être communiste, j’avais déjà des idées comme celles-là. Je voulais sortir du ghetto artistique où je me sentais enfermé. Je n’aimais pas le milieu de la peinture. Les prix astronomiques des peintres m’ont toujours dégoûté. C’était d’ailleurs l’époque où apparaissait un mouvement que les critiques appelaient le misérabilisme.
Terminologie bourgeoise…
Les natures mortes, les personnages très maigres de Bernard Buffet ont aussi été traités de misérabilistes. Moi, je ne vois pas ce que j’aurais pu peindre d’autre que des sujets humbles.
Planteriez-vous votre chevalet devant un paysage ?
J’ai peint d’après nature dans les années 50, juste après ma rupture avec Maeght. D’abord, il m’a fallu des objets simples. Le paysage, c’est l’étape suivante. Les changements constants de lumière compliquent la tâche.
Ce goût des sujets simples correspond-il seulement à un souci pictural ? Ne faut-il pas y voir aussi un choix délibéré ?
Je n’avais pas d’ambitions. Ou j’en avais une seule : bien peindre. D’où mon intérêt pour les natures mortes. Je ne voulais pas truquer. Ce que j’avais fait avant, je savais, au fond de moi, que c’était une tricherie. J’avais vu des Braque, des Matisse : à partir de cela, j’avais assez d’habileté pour faire n’importe quoi. Au moment où je peignais ces toiles-là, je n’avais pas conscience de faire n’importe quoi ; mais quand, ensuite, je les regardais, je comprenais que c’était bidon. Ne pas tricher, je ne voulais pas tricher. Il fallait que j’apprenne le métier.
Ce qui est frappant dans vos natures mortes, c’est l’absence totale d’arrière-plans. Les objets sont présentés dans une simplicité absolue, dans leur nudité.
C’est l’objet qui m’intéressait. Mais, comme je vous le disais, il m’est arrivé aussi de travailler d’après nature.
Un de vos peintres préférés, Estève, est un abstrait. Vous-même avez choisi le figuratif. En quoi vous touche-t-il ?
Estève est un bon abstrait. Je refuse d’opposer abstrait à figuratif. J’oppose la bonne peinture à la mauvaise.
Pouvez-vous au moins dire ce que vous aimez en Estève ?
Je ne le peux pas non plus. De même que je crois rencontrer vraiment Mozart ; pourtant, l’analyse musicale ne m’intéresse pas. Je crois rencontrer vraiment un peintre, mais les discours sur la peinture m’assomment.
Qu’est-ce pour vous qu’un tableau ?
Des couleurs, des formes, des rythmes. Aucune représentation à chercher. Aucune référence au réel. Un bon tableau, c’est un assemblage de formes et de couleurs qui me plaît. Comme, en musique, un assemblage de sons et de rythmes. L’importance de la musique tient à ce qu’elle n’est pas un art imitatif. La musique, ce sont des sons assemblés qui font plaisir. Beaucoup de gens mettent leur talent à analyser la musique et la peinture ; moi, je ne sais pas, je ne peux pas. Des formes qui me plaisent, j’en reviens toujours à ça. Ainsi Vélasquez me touche, Rubens non : allez savoir pourquoi. Je ne crois pas que ce soit une question de sujet. On est obligé de parler d’impondérable, de mystérieux, d’irrationnel, de religieux presque, même si ce n’est pas le mot juste. On ne peut pas tout rationaliser, tout expliquer. Je crois qu’il existe des petites choses qui relèvent du miracle. Je ne peux pas vous le prouver, mais je le crois. Je ne crois plus en Dieu mais ça ne m’empêche pas de dire : je crois. Je le dis moins souvent qu’avant, mais je le dis. Je crois en quoi ? Je ne sais pas. Je crois. Sans complément. Ces spécialistes qui essaient d’expliquer, c’est très grave, ça. Ils éloignent les gens de l’art.
Les personnages de vos collages ou de vos toiles semblent toujours assez solitaires.
C’est que l’homme est seul. Notre société rend les gens de plus en plus seuls, elle ne les réunit jamais. Les claviers fabriquent de la solitude.
Avez-vous souffert de solitude ?
Non. J’ai été souvent seul, mais j’ai aimé cela. J’ai toujours eu des amis, des copains.
Dans la vie quotidienne, vous êtes seul une grande partie de la journée ?
Toute ma vie. Seul dans l’atelier. Mais je trouve dans le mot solitaire une nuance de déplaisir : cela, je ne l’ai pas senti. J’étais seul, et content de l’être pour travailler.
Quand vous regardez le monde d’aujourd’hui, que pensez-vous ?
Je ne passe pas mon temps à penser. Trop d’injustices, trop de conneries inutiles. Le malheur des pauvres, la société de consommation. Je n’aime pas ce monde. Partout des incitations à la violence. Non, je n’aime pas ce monde, même si je suis un privilégié. Voir des gens qui ne savent pas où manger et dormir, je trouve cela insupportable. La connerie de l’époque est fondamentale.
En quoi consiste-t-elle ?
On cherche à avoir un pouvoir sur nous. Par l’argent ou autrement. Cela produit un climat sans gentillesse. Toute une série de petites choses, des détails qui rendent la vie impossible, les voitures qui ne vous laissent pas passer. Tout le monde veut aller vite. Pourquoi ? L’argent et la vitesse. Pourquoi ? Ce qui est important, c’est de faire les choses qu’on aime, d’avoir des amis, d’être bien. La plupart des gens font des choses qui les ennuient. C’est terrible de ne pas aimer ce qu’on fait. Je vous dis ce que tout le monde pense ; rien de très original, vous voyez.

Pas la peine d’aller loin

Ces gens-là, vous les rencontrez ?
Mon métier ne m’en donne guère l’occasion. C’est vrai que je suis quand même très solitaire ! Et je n’aime pas les voyages.
Pourquoi ?
Les voyages, c’est visiter. J’ai horreur de visiter. Les églises et les musées m’assomment. J’aime regarder le spectacle de la rue, un arbre, un oiseau, un chien. Pas besoin de voir autre chose. Pas besoin de me promener dans des cathédrales ni dans des musées.
Et aller voir de la peinture ?
Plus jeune, j’allais en voir. À vingt-sept ans, j’ai fait un voyage en Italie. Passons. Je ne me dérange plus pour cela. Et je vais rarement aux expositions : il y a si peu de choses que j’aime vraiment ! Deux ou trois peintres. Quant aux voyages… Tous ces gens qui partent à l’autre bout du monde et qui ne sont pas foutus de regarder l’arbre qui est à côté d’eux ni d’en voir la beauté ! C’est fou ce que les arbres sont beaux, même à Paris ! Ils sont tous différents, et ils changent tous toujours. Pas la peine d’aller loin !
Dans la rue, vous regardez les arbres ?
J’en ai dans mon jardin !
Précisément. Vous regardez vos arbres et vous peignez. Si vous sortiez d’un boulot assommant, vous auriez envie de fuir.
Je ne sens pas cette nécessité. Je suis bien chez moi, même quand je ne travaille pas. Les paysages merveilleux à l’autre bout du monde ne me tentent pas. La nature et le ciel sont beaux partout. Quand je vais au Champ de Mars, je regarde les enfants jouer, ou je regarde les chiens. Même dans le métro, il y a plein de choses à voir. Aller à l’autre bout du monde pour voir quoi ? Là où on ne parle pas la langue ? Je n’ai aucune envie d’être dépaysé, au contraire ! Je suis bien là où je suis. Si les gens ne sont pas bien là où ils sont, inutile qu’ils imaginent qu’ils seront mieux ailleurs ! Partout les mêmes bagnoles, les mêmes hôtels, les mêmes buildings ! Ils vont voir quoi ? Prendre l’avion, prendre les billets, quelle horreur ! Quand je suis dans l’avion, je suis content ; mais, comme je suis un peu angoissé, j’ai toujours peur de le rater. Par contre, j’aime bien le train. En fait, je ne voyage pas beaucoup : un séjour à Ibiza chaque année.
Vous y avez une maison qui vous tient à cœur.
La première fois que je suis allé à Ibiza, c’était pour y accompagner Higelin et sa femme qui y partaient pour tourner un film. J’ai été conquis par la beauté de cette île, par ses paysages. C’était en 1970, il y avait une ambiance extraordinaire, un climat moral formidable…
Moral ?
Moral, oui. Les rapports entre les gens étaient autres. On était après 68. Beaucoup d’artistes, de gens qui cherchaient quelque chose…
La fête permanente ?
Pas vraiment. Pas la fête au sens où on l’entend maintenant. Le soir, on allait écouter de la musique, on dansait un peu. La vie était gentille, c’est ça qui était frappant. Tout se faisait facilement, on se rencontrait sans problèmes. Des petits restaurants pas chers, des petites épiceries, une vie très simple. J’ai tout de suite été amoureux de ce pays et j’ai eu envie de m’y installer pour peindre. À l’époque, je ne peignais plus et je pensais à recommencer. Mais il me fallait une maison. La mort de ma mère, en 71, m’avait laissé un peu d’argent ; j’ai pu acheter ma maison en 72. Depuis, l’été, je peins là-bas. Bizarrement, dès que j’ai eu la maison, ça s’est un peu dégradé. Je me sentais plus libre avant. Une maison, c’est un poids, c’est un lien. Le vrai coup de foudre avait été pour l’île, pour l’ambiance.
Vous ne tenez pas trop à la maison ?
C’est un bien-être supplémentaire, elle me donne la possibilité d’aller nager l’été.
Quand quelque chose commence à s’organiser, c’est moins bien ? Vous êtes plutôt du côté de l’insécurité ?
Je n’ai jamais vraiment vécu dans l’insécurité. Je n’ai jamais eu ce qu’on appelle de l’argent. J’ai même connu des moments où l’on était tout juste. Mais je me suis toujours senti plutôt fort et, finalement, je ne me suis jamais posé la question de la sécurité. Quand je n’avais plus d’argent, il arrivait quelque chose, un client imprévu, n’importe quoi. En ce sens, j’ai eu l’impression d’être protégé. Par contre, je n’ai jamais cherché la sécurité à tout prix, par exemple en me liant à un marchand de tableaux. Je cherchais la liberté, pas la sécurité. Être indépendant, c’était ma nature. Il est vrai aussi que je dépense peu, que je me suis longtemps habillé comme un clodo ! Ces apparences-là ne m’intéressent pas.
Vous êtes confiant…
Je me sens bien sur la terre, cela me donne une sorte de force. Par contre, je n’ai aucune confiance dans ma peinture. Dans la vie, je suis du genre débrouillard. Mais ma peinture ! C’est quoi ? Qu’est-ce que ça vaut ? Qu’est-ce que je vaux ? À quoi ça sert ? Là est le point noir de ma vie : mon regard sur la peinture. Les gens me disent : « Tu vois bien que c’est bien ! » Je ne vois rien du tout, moi ! Je suis incapable d’évaluer ma peinture. C’est pour cela que, par moments, je ne peins pas. Si j’étais sûr de ce que je fais, je peindrais davantage.
Que faites-vous quand vous ne peignez pas ?
J’aime beaucoup bricoler. C’est concret. Quand je fais une table, je vois si elle tient debout et je sais à quoi elle sert. J’ai aimé construire ma maison : un toit, des murs, ça ne se discute pas. C’est réussi ou c’est raté. Si on répare quelque chose, ça fonctionne ou pas. J’aime bien le travail manuel.

Le Marché sans marchand

L’éloge de la simplicité ?
Ma vie est simple, je suis un type simple. Je m’habille simplement, je n’ai pas envie de voyages exotiques. J’aime bien le quotidien. Faire toujours la même chose, et au même endroit.
Je sais que vous jouez beaucoup. Au ping-pong, aux échecs, à une foule de jeux de société que souvent vous inventez.
J’aime jouer parce que j’aime rire. J’ai horreur du sérieux. La vie doit être prise comme une comédie. J’aime jouer parce que le jeu, c’est gratuit. J’aime rire, et même rigoler. À La Ruche, du temps de notre jeunesse, mes copains et moi n’étions pas des ambitieux. Nous aimions jouer. J’ai toujours aimé faire rire ; à une époque, on me trouvait très drôle. Faire rire, voilà une voie dans laquelle j’aurais pu réussir. J’adore les burlesques américains, Buster Keaton, Charlot, etc. Je n’aime pas les choses sérieuses. Les conférences m’embêtent.
Le jeu, c’est la rencontre des autres ?
Il n’y a pas que cela, bien sûr. J’aime beaucoup parler avec les gens, par exemple dans les dîners. À condition qu’il n’y ait pas trop de monde : quatre personnes de préférence, six au maximum. Et à condition aussi qu’on puisse y dire des conneries ! J’aime bien parler de choses sérieuses, bien sûr, mais toujours avec distance. Les conneries, ça met très bien la distance. On n’est pas d’accord ? On rigole ! Une conversation vraiment sérieuse, c’est une conversation dans laquelle il n’est pas impossible de lâcher une connerie.
Le jeu est plus sérieux que le sérieux ?
Pas toujours. Mais il s’y passe souvent quelque chose. Pas dans tous les jeux. Au ping-pong, oui. Mais aux échecs… Je joue de temps à autre avec un ami. J’aime beaucoup ce jeu merveilleux mais la partie me barbe assez vite. On est là, on ne se dit pas un mot, on ne rit pas. On joue, puis on se quitte. Aux échecs, il faut vouloir gagner ; c’est un jeu de puissance, un jeu de volonté plutôt que d’intelligence. Pour gagner, il faut avoir envie de gagner. Il m’arrive de penser que, si je joue telle pièce, je ne vais pas gagner. Je me persuade qu’il faut que j’aie envie de gagner, que je dois donc réfléchir davantage. Mais gagner ne m’intéresse pas !
C’est pareil dans la vie ?
Pareil. Je n’ai pas envie d’être plus fort que les autres, de l’emporter sur eux, de les écraser. Je n’ai pas envie de dominer. Tenez ! Il y a bien longtemps, je draguais une fille qu’un copain draguait aussi. Ça aurait pu marcher, mais le copain est venu me voir : « Écoute, Michel, laisse-la moi ! » Soit ! Je n’ai pas eu envie d’être plus fort que lui. Dominer les autres, non… C’est pourquoi les échecs, au bout d’un temps, me lassent. Au ping-pong, perdre n’a pas d’importance ; on s’amuse bien quand même. Quand j’étais président du Marché sans marchand, mon rôle était de diriger, mon avis devait l’emporter, etc. Pour moi, c’était terrible. Je ne suis vraiment pas fait pour ça.
Qu’est-ce que ce Marché sans marchand ?
Quand je suis passé de la peinture à la sérigraphie pour les raisons que je vous ai expliquées, j’ai exposé dans une foire d’artisans, Les Ateliers d’art. Il y avait là des potiers, des céramistes, etc. C’était un salon payant, assez coûteux pour les exposants. Je me suis dit que nous pourrions, nous les artisans et les artistes, créer nous-mêmes un salon qui nous coûterait moins cher. Cette idée s’inscrivait évidemment dans l’esprit de 68. J’ai donc créé, avec trois amis, une association régie par la loi de 1901. Nous avons fait connaître nos intentions par des articles que la presse a publiés. Nous voulions ouvrir dans Paris un lieu qui serait consacré à nos activités. Les gens s’y habitueraient comme ils s’étaient habitués aux Puces ; les artisans et les artistes les y accueilleraient. Tout cela devait se faire sans intermédiaires, sans revendeurs, l’artiste étant directement en contact avec son public. Il ne devait pas non plus y avoir de sélection. Pour tester notre projet, l’un d’entre nous nous a proposé de faire une expérience de trois jours à la mairie de Montreuil. Ce fut un succès. La presse avait largement parlé de notre manifestation. Beaucoup d’artistes et d’artisans y avaient participé. Après cette expérience, une foule de gens ont adhéré à l’association, plus de mille. Nous avons voulu continuer. Nous avons trouvé un autre lieu, à Sarcelles cette fois. Les magasins du Bon Marché y avaient des locaux inutilisés : 5000 m2 très bien aménagés nous ont été loués à des conditions très raisonnables. L’endroit était élégant. Nous y avons rassemblé des artistes, des artisans, des poètes. Les frais de location des stands étaient dix fois moins élevés que dans les salons habituels. Un ami marchand de vin nous avait proposé d’organiser un buffet en nous faisant bénéficier de prix de gros. Mais les déboires se sont vite accumulés. Le président des commerçants de la commune s’est opposé à ce buffet ; selon lui, il allait faire du tort aux commerçants. L’incident a jeté un froid. J’ai dû laisser les commerçants racheter notre stock de sandwichs et gérer eux-mêmes le buffet. J’ai alors fait passer une annonce pour préciser aux visiteurs que nous n’en étions plus les organisateurs. Certains se sont alors mis à pique-niquer n’importe où. Quelques-uns se sont préparé eux-mêmes du café sur des réchauds portatifs, provoquant un début d’incendie. J’ai demandé qu’on éteigne ces réchauds ; les gens y mettaient toute la mauvaise volonté possible. Je me sentais bien peu à l’aise dans ce rôle de policier. Le deuxième jour, un mime qui figurait parmi les exposants a voulu faire son numéro à l’extérieur du salon, sur l’esplanade, et non pas à l’intérieur, comme cela avait été prévu. Les vigiles avaient tenté de l’en dissuader, il y avait eu bousculade, la police était arrivée et avait emmené le mime au poste. J’ai eu l’idée de lancer un appel pour que nous allions tous le libérer. Très échauffés, les exposants voulaient occuper les lieux. Le plus mauvais instant de ma vie ! Une foule truffée de râleurs professionnels, le pire aspect de 68 ! Le président des commerçants, un gros bonhomme toujours flanqué de sa secrétaire, ne cessait de me hurler, suffoqué par les événements : « Mais enfin, Thompson, faites quelque chose ! » Il était écarlate, je craignais une attaque ! Je ne savais que faire. J’essayais d’arranger les choses, sans savoir comment. Heureusement, deux exposants très lucides ont réussi à calmer le jeu en prenant la parole. Ils ont persuadé leurs collègues de ne pas occuper les lieux le soir même, et d’attendre le lendemain. Je me sentais perdu dans cette foule hurlante, près du président des commerçants sur le point d’éclater ; jamais je n’ai éprouvé un tel sentiment. Le lendemain, avec une délégation composée des moins braillards de la bande, nous sommes allés au tribunal où le mime passait en flagrant délit. Il s’en est tiré avec une amende ; j’ai décidé que l’association la paierait. Et nous avons ramené le mime, évitant ainsi une émeute. Expérience terrible. Égoïsme, irresponsabilité : j’étais stupéfait. « Thompson, qu’est-ce qu’on fait ? », me demandaient-ils tous. J’avais eu l’idée de cette association. C’était une bonne idée. Mais je n’étais pas fait pour la diriger.

Arriver à quoi ?

La vie d’artiste vous protège de la société ?
Certainement. Si j’ai été artiste, c’est aussi que je voulais être indépendant. J’ai toujours senti qu’il y avait dans mon attitude un refus de la société. Entrer au parti communiste participait aussi de ce refus.
L’art, la peinture ne créent-ils pas des liens avec les autres ?
La peinture crée peu de liens, elle isole. De temps en temps, on montre sa peinture à quelqu’un, voilà tout. On a des amis peintres, mais ce ne sont pas des collègues.
Vous faites des projets ?
Jamais. Pas de sens pour moi. Je ne suis pas dans l’avenir, pas plus que dans le passé. Faire des projets oblige à agir dans le sens de ce projet. Moi, je me laisse aller. Je flotte. Je flotte dans la vie. Je prends ce qui se présente. Quand j’arrête de peindre pour me mettre au piano, je ne réalise pas un projet. Le plaisir avant tout, le plaisir du moment. Pas le projet lointain du genre « dans dix ans, je serai député ou je serai riche ». Par plaisir, je n’entends pas tellement le plaisir sensuel, je ne suis pas trop sensuel, mais le plaisir de vivre, de voir des amis, de faire de la peinture, du piano. Chez moi, le plaisir passe avant les projets. En ce moment, je fais du piano. Peut-être que, dans quinze jours, je n’en aurai plus envie. Alors je referai de la peinture, ou autre chose.
D’où vous vient cette sagesse ?
Krishnamurti a été très important pour moi. Notamment cette idée qu’il faut vivre dans l’instant, que la seule chose vraiment importante, c’est l’instant. Il dit que se connaître soi-même, ce n’est pas connaître ses qualités et ses défauts, c’est se sentir dans l’instant où l’on agit, être là, être dans cette présence à soi qu’on a constamment tendance à perdre. Vivre dans l’instant. Ne pas juger. Je me suis tellement incorporé tout cela que je ne sais même plus en parler.
Vous dites, par exemple, que, quand vous marchez, vous refusez de penser.
Il y a quelque temps, je suis tombé sur une plaque de ciment. Maintenant, quand je marche, je me dis : tu marches. Quand j’utilise ma perceuse, je me dis : attention, tu as une perceuse dans les mains. Il y a beaucoup d’autres choses dans Krishnamurti. Mais je ne le lis plus : je n’en ai plus besoin. Ce n’est pas un auteur mystique, il propose une sagesse. Je l’ai découvert grâce à quelqu’un qui nous avait emmenés dans les centres Gurdjiev. On retrouve cet enseignement chez beaucoup de penseurs. Le moment. Pas d’ambition. La simplicité. Krishnamurti fait vraiment partie de moi.
Quels autres livres vous ont marqué ?
Je vous ai déjà parlé de La possession du monde, de Georges Duhamel. C’est le premier livre qui m’ait marqué. Il m’a conduit au catholicisme. J’aime beaucoup Tolstoï, mais je ne dirais pas qu’il a changé ma vie. Par contre, Henry Miller me touche beaucoup. C’était d’ailleurs un grand admirateur de Krishnamurti. Mais j’ai peu de mémoire et l’esprit un peu confus. Je suis dans le brouillard, vous savez. J’aurais le plus grand mal à me définir. Évidemment, quand j’étais au Parti communiste, j’avais des certitudes ! Maintenant, je n’en ai plus aucune. Je suis dans l’ignorance, dans le non savoir. Pourtant, à part une dépression dont j’ai souffert et que j’ai surmontée, je ne vais pas trop mal.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes ?
Faites dans la vie ce que vous avez envie de faire. Ne cherchez pas à faire quelque chose pour gagner de l’argent. Ni pour arriver. Arriver à quoi ? Essayez de vivre dans l’instant présent. Ne vous lancez pas dans des métiers qui vous emmerdent. Mais je ne me sens pas gourou ! Quand je dis quelque chose, j’ai immédiatement envie d’ajouter : « Vous savez, moi, je dis ça parce que je suis comme ça… Vous n’êtes pas forcément comme moi. »
Que leur diriez-vous de l’amour ?
Chaque fois qu’on me parle de l’amour, je dis que je ne sais pas ce que c’est. Ce mot-là, je ne le comprends pas.
Vous n’aimez pas les grands mots ?
J’en ai horreur. Les grands mots que les gens emploient à la radio me dégoûtent : je ne sais pas ce qu’ils veulent dire.
Humanisme ?
Qu’est-ce que ça veut dire humanisme ? Et amour ? Je ne sais pas. Comment pourrais-je en parler puisque je ne sais pas ce que c’est ? Être bien avec quelqu’un, ça, je comprends. Je suis bien avec Claudine. C’est peut-être qu’on s’aime ? Je ne sais pas, je ne sais même pas si on s’aime. On ne s’est jamais dit qu’on s’aimait ! On est bien à vivre ensemble. Mais l’amour ? J’ai été très peu amoureux dans ma vie, ce qu’on appelle amoureux. Deux fois. Ça n’a pas duré. Dire ce que c’est… C’est mélangé avec le désir sexuel, c’est difficile à démêler. Mais j’ai connu une femme… Je ne pensais même pas au sexe. C’est venu comme ça, un jour. Après, j’étais amoureux. Ça s’est arrêté d’un seul coup quand elle m’a dit : « C’est fini. »  Bon. Elle n’avait pas mon style de vie. Un peu bourgeoise.
Que pensez-vous des bourgeois ?
Rien. Je n’aime pas la classe des gens qui dirigent, mais je n’ai pas de haine à leur égard. Je ne connais pas la haine.
Des colères ?
Même pas. Une seule vraie colère. Nos filles étaient encore avec nous. Nous étions partis une semaine pour faire du ski. À notre retour, nous nous retrouvons dans une histoire de vaisselle, qui doit la faire, qui l’a faite hier, etc. Je me souviens que j’ai tiré d’un coup sur la nappe.
Vieillir ?
Ne me fait pas peur. Je n’y pense pas. Perdre la vue, la mobilité, ça c’est embêtant. Mais je ne veux pas être un jour dans une petite voiture.
… même si vous la conduisez vous-même ?
Même dans ce cas, il faut que quelqu’un s’occupe de vous. Dépendre de quelqu’un, jamais. Je suis partisan du suicide. Je voudrais avoir déjà la pilule qui règlerait la question, par exemple en cas d’accident. Aujourd’hui je suis vieux mais je marche, je vois, je peins, je joue du piano, donc tout va bien. Je ne fais même pas attention à mon âge. La mort ne me fait pas peur. Pour la simple raison qu’elle n’existe pas. Ce n’est pas quelque chose, c’est rien. Souffrir, c’est autre chose. Longtemps, j’ai souffert moralement : la déprime.
Qu’est-ce que c’est ?
Difficile. Inexplicable. Vous vous levez le matin sans en avoir envie. Vous vous demandez ce que vous allez faire. Vous ne pensez qu’à une chose : aller vous recoucher. Le petit déjeuner, et au lit de nouveau. Mais il faut se raser. Et après, on voit qu’on n’a rien à faire. Sentiment indéfinissable.
Qu’est-ce qui vous en a tiré ?
Tiré ? J’ai pris des antidépresseurs, en en essayant plusieurs. Le dernier, c’est mon généraliste qui me l’a donné ; celui que m’avait conseillé le spécialiste n’allait pas. J’ai repris ce que je prends depuis vingt ans, de l’Urbanil, un anxiolytique, pas un antidépresseur. Je prenais un comprimé ; maintenant, j’en suis à un et demi. Il faudrait que je diminue la dose, mais j’ai un peu peur.
Heureusement qu’il y a la musique, l’opéra !
La musique. Pas spécialement l’opéra. Au théâtre, ce qui se passe sur la scène m’embête. Mais j’aime beaucoup Wagner. Le chant. Sophie van Otter. Mahalia Jackson. J’ai entendu un gugusse qui nous expliquait qu’à tel endroit, Schubert avait employé une sixte napolitaine. J’ai téléphoné à la radio pour qu’on dise au monsieur qui parle de Schubert que je n’ai rien à foutre de la sixte napolitaine. Prétentieux ! Suffisant ! Chez des gens qui disent s’intéresser à la musique ! Ils font comme s’ils savaient. Ils ne savent pas. Comme si, pour aimer la musique, il fallait connaître toutes ces bêtises ! Pour aimer la musique, il faut entendre la musique. Comme quand un type, à la radio, nous explique que, dans tel morceau, Schubert a mis un do dièse avant un mi bémol parce que, ce jour-là, il était dans telle disposition ! Conneries présomptueuses, prétentieuses. Et vulgaires, avec ça ! Ils passent un morceau de Mozart, puis ils disent : « C’est chouette, hein ! ». Et ils enchaînent sur du « Bétove » sans même dire ce qu’est le morceau ! Tout ça maintenant, je le note. Oui, ça me met en colère.
La mode, les tics de l’époque ?
Ce qui m’ahurit, c’est ce qu’on fait des moyens dont on dispose. La télévision, par exemple…
Vous vous promenez beaucoup dans Paris. Que pensez-vous de l’évolution de la ville et de ses habitants ?
Je me promène beaucoup, mais je fais toujours le même chemin. La différence que je constate ? Les voitures. Et un peu moins de civisme, peut-être. L’horreur, les voitures ! L’ennemi numéro 1 ! En ville, elles sont dangereuses et inutiles. J’ai bien plus peur des voitures que du terrorisme ! J’ai bien plus de chances d’être renversé par une voiture que d’être assassiné par un terroriste. Mais je dois reconnaître que le terrorisme automobile est une spécialité française. À Ibiza, en présence d’un piéton, un automobiliste ne force jamais le passage.
De quels bons moments vous souvenez-vous ?
Des regards d’enfants. Les animaux. Une promenade, près d’Étampes, dans un champ de blé, avec deux amis : un instant, une fraction de seconde de bonheur. Un souvenir d’Ibiza aussi. Je me promenais tout seul dans la campagne. Je m’étais assis au bord d’un fossé, j’avais joué de l’harmonica. Autre chose qu’un plaisir esthétique. Même sentiment dans un bistrot : il se passe quelque chose, il y a une force, une certaine force. C’était l’époque où je lisais beaucoup Krishnamurti. J’ai eu un grand plaisir aussi en partant en bateau avec l’une de mes filles et ses amis. Une nuit sur le pont, sous les étoiles. Sentiment de liberté. J’étais parti sans même y penser, sur un coup de tête. Une nuit merveilleuse. Mais six sur un petit bateau, c’est dur ! Je me suis fait débarquer à Gibraltar. Ce qui me transporte le plus, c’est la musique. Certains morceaux me mettent dans des états ! Alors je danse, tout seul, par exemple sur Stravinsky. Rien ne peut me faire plus plaisir qu’une musique que j’aime. J’aime beaucoup Vélasquez, par exemple, mais ses toiles me touchent bien moins que certaines musiques. Nager me donne aussi un grand plaisir ; parfois, je partais au large à la brasse.

Je ne suis pas un consommateur

Avez-vous l’impression d’avoir vécu en homme libre ?
Je n’ai jamais subi de contraintes. J’ai toujours fait ce que j’avais envie de faire.
Qu’est-ce qui constitue cette liberté ?
Ça : faire ce qu’on a envie de faire. Disposer de soi-même. Ne pas avoir à rendre des comptes à un chef.
La plupart de nos concitoyens, en ce sens, ne sont pas des gens libres.
À première vue, je ne le pense pas. Peut-être, en un autre sens, le sont-ils ? J’ai du mal à juger les autres.
Il ne s’agit pas de juger.
Obligations de tous les côtés, travail qui ne les intéresse pas : difficile de parler de liberté. Ils sont obligés de dire qu’ils n’ont pas le temps, qu’il faut qu’ils aillent au boulot. Selon moi, mieux vaut être plus libre, même avec moins d’argent. Mais je ne suis pas un consommateur. Je n’achète jamais rien d’inutile.
Si on vous dit qu’un peintre, c’est spécial ? Qu’un technicien et une secrétaire qui ont des enfants ne peuvent pas raisonner de la même manière ? Qu’ils ont besoin de confort, de sécurité, etc. ?
J’ai eu aussi des enfants. J’ai pu me débrouiller dans mon métier d’artiste peintre. Mais, quand j’ai commencé, je n’étais sûr de rien. Quand j’ai quitté la Météo en donnant ma démission, mes copains m’ont fait remarquer que je n’aurais pas de retraite. J’avais vingt ans ! Rien à foutre de la retraite ! Je ne me suis jamais occupé de l’avenir. Pourtant, ma retraite est minuscule, et je n’ai pas de mutuelle. Ma mère me faisait observer que je pouvais très bien faire de la peinture tout en restant à la Météo. Un de mes collègues avait choisi cette solution. Moi, je n’acceptais aucune contrainte.
Vous ne vous êtes jamais soucié de l’avenir ?
Les gens ne pensent qu’à ça ! Mes copains de la Météo me disaient qu’il me suffisait de demander ma mise en disponibilité pour avoir le droit de revenir. Tel n’était pas mon point de vue. Même maintenant, je ne pense pas à l’avenir. J’ai toujours eu confiance en la vie, en ce que j’appelle la Providence : peut-être un reste de foi ancienne en Dieu. Je crois vraiment que les choses s’arrangent. J’ai quatre-vingt-cinq ans. Si je dois mourir demain, je n’ai pas peur.
Auriez-vous dit cela à trente ans ?
Je ne sais pas. En tout cas, je ne pensais pas plus à la mort que maintenant. La mort n’existe pas : si elle existait, elle ne serait pas la mort.
Qu’est-ce qui a changé avec les années ? Avez-vous le sentiment d’avoir progressé, et de quel progrès s’agit-il ?
La notion de progrès m’est étrangère. Je ne vois pas en quoi j’aurais progressé. Mes peintures actuelles et celles des années 50 sont différentes : peut-on parler de progrès ? Cette idée de progrès est liée au développement matériel. L’homme, lui, ne change pas.
Quelle place tiennent les autres dans votre vie ?
Je suis content d’avoir quelques amis et quelques copains, ce qui n’est pas la même chose. Les autres, je crois que je les respecte. Quand je suis en voiture, je les laisse passer. Dans le métro, je tiens la porte pour les gens qui arrivent derrière moi. J’ai un vrai respect pour les autres. Même si « les autres », c’est vague.
Les grands événements politiques vous importent-ils ?
J’ai connu la guerre. La Libération m’a fait plaisir. Je vous avoue que ce qui se passe au bout du monde ne m’intéresse pas beaucoup. Je souffre des injustices, naturellement. Souvent, je me demande ce que je peux faire. Médecins du monde et des tas d’autres associations ne cessent de m’envoyer des papiers. En général, je donne. Mais je me demande si le mieux n’est pas de donner à ceux qui font la manche. On m’explique qu’ils vont aller se taper un litre de rouge. C’est leur affaire ! Que puis-je contre tous les malheurs du monde ? Et puis, parfois, on doute. À coup sûr, notre société ne va pas vers la justice ; là-dessus, je suis très pessimiste. La technologie moderne nous emprisonne. Un SDF ne peut pas téléphoner : ça coûte cher, une carte de téléphone ; avec la machine à pièces, il le pouvait plus facilement. La technologie crée de plus en plus d’injustices.
L’Europe ?
Je ne comprends pas. Les Européens vendent des armes et exploitent les pauvres. Europe des riches. J’ai voté non. Les démocraties occidentales et quelques autres pays exploitent le reste du monde : tout est dit. On nous raconte qu’il faut que nous soyons forts, forts militairement, forts économiquement. Pourquoi ? Pour aider les autres ? Qui le croirait ?
Avant d’être communiste, vous étiez un peu anar. L’êtes-vous encore ?
Je ne suis plus ni communiste ni anar. Être contre tout ne mène nulle part. Je n’ai pourtant de sympathie pour aucune tendance politique. J’appuierais celui qui dirait : « Premièrement, on fait des logements pour les SDF et on donne du travail – en tout cas un logement et de quoi manger – à tout le monde. » Mon programme, c’est que personne ne dorme dans la rue et ne soit obligé de mendier. Les pauvres sont d’abord ici, près de nous. On parle de donner du travail à tout le monde. Tant mieux pour ceux à qui l’on peut en fournir, mais les autres ont droit à être logés et à manger. Travailler n’est pas indispensable.
Quel est votre premier principe moral ?
Ne pas nuire aux autres. Donc ne pas les exploiter.
Et les évolutions morales depuis 68 ?
Il y en a eu de très positives, notamment pour ce qui concerne la sexualité. Par exemple, les jeunes n’en sont plus à penser que la masturbation rend fou. Ce qui ne fait pas de mal aux autres est, selon moi, moral. La libération sexuelle a réglé leur compte à beaucoup de sottises.
Vous faites l’éloge du plaisir. Est-ce suffisant ?
La grande valeur, c’est d’essayer d’être heureux et, si on le peut, d’aider les autres à l’être aussi. Le plaisir est, selon moi, le seul critère concret de ce bonheur. La culture, par exemple, ou ce qu’on appelle culture, est-ce si nécessaire ? Le plaisir est le premier moteur.
Pour vous, c’est le signe du bonheur ?
Que peut-on chercher d’autre ? L’argent ? Devenir quelqu’un ?
La lecture d’Henry Miller a dû fortifier votre vision des choses ?
Oui, ça va dans le même sens. Je retiens de lui un climat, une atmosphère. Et j’aime beaucoup l’homme Henry Miller. Il a eu de l’argent à la fin de sa vie mais, au fond, c’est un pauvre, pas un bourgeois.

Une fille avec une valise

Vous êtes passé bien vite sur un certain voyage en Italie.
Juste avant d’habiter à La Ruche, j’avais laissé ma chambre et les disques qui s’y trouvaient à une copine ; elle m’avait donné 500 francs avec lesquels j’étais parti sac au dos pour l’Italie. C’était en 48 ; j’avais vingt-sept ans. J’ai d’abord passé un mois tout seul dans une maison qu’un copain m’avait prêtée dans la Drôme, puis je suis parti pour l’Italie. Arrivé à Vintimille, je prends un billet pour Venise. Le train était à l’arrêt. À la porte d’un wagon, une fille avec une valise hésitait à descendre. Je la regarde, elle me sourit, je l’aide à porter sa valise. On sympathise. Je la trouvais bien et pensais à l’aventure. Elle me dit qu’elle va à Rome. Je n’hésite pas : je change mon billet et je pars pour Rome avec elle par le train de nuit. Presque uniquement des Italiens, l’ambiance était gaie. On s’est mis tous les deux à la fenêtre pour regarder le paysage. C’était le soleil couchant ; c’est devenu tout de suite assez tendre. Nous avons dormi blottis l’un contre l’autre. C’était une Américaine qui parlait français. Elle m’a invité dans son hôtel. À l’époque, quand on arrivait en Italie, il fallait se déclarer au commissariat. Je suis donc entré dans l’hôtel sans me faire remarquer, puis je l’ai retrouvée dans sa chambre. Elle m’a demandé de la photographier en maillot de bain sur sa terrasse. Je l’ai fait. J’étais très fatigué. Quelque chose me disait qu’il valait mieux que j’attende le soir pour me montrer plus entreprenant. Elle, elle avait mal aux pieds et voulait aller d’urgence s’acheter des chaussures. Moi, à vrai dire, je pensais surtout à aller voir la Chapelle Sixtine. Pendant qu’elle achèterait ses chaussures, j’irais au Vatican. Mais les musées fermaient tôt en Italie, il était trop tard pour la Chapelle Sixtine. Le soir, nous nous retrouvons et dînons ensemble. Puis nous montons dans sa chambre et voilà qu’elle me propose d’aller danser. J’étais fatigué, je ne savais pas danser, je l’ai laissée y aller sans moi. Avant de sortir, elle avait ouvert sa valise pour me montrer je ne sais quoi. Elle m’avait également demandé combien d’argent j’avais sur moi. À peine était-elle sortie que j’ai fait une vraie parano. Je me suis dit qu’elle pouvait rentrer dans la nuit, crier qu’il y avait quelqu’un dans sa chambre, hurler au viol, etc. J’ai eu peur. Je me suis fait peur. Si peur que je me suis rhabillé et que je suis parti. Je l’ai croisée dans le hall. Elle m’a demandé ce que je faisais, m’a engueulé. J’ai marché dans Rome. Je suis entré dans le premier hôtel.
Le plaisir, cette fois, n’était pas de la partie.
Je me suis sauvé parce que j’avais peur. De Rome, je suis allé à Florence. Dans le train, une dame m’a demandé si je savais où j’irais dormir et m’a parlé de quelqu’un qui louait des chambres. Elle m’a conduit chez cette femme, qui avait une fille, une jolie fille. Le lendemain matin, ma logeuse me demandait d’emmener sa fille danser le soir même. Nous sommes allés dans un café qui faisait bal. La fille ne parlait pas français. Quand nous sommes revenus à l’hôtel, elle a ouvert la porte de sa chambre et m’a demandé si je voulais venir fumer une cigarette. Je lui ai dit quoi ? Que je ne fumais pas ! Et je suis rentré dans ma chambre. Autre occasion ratée ! Voilà mes aventures italiennes. J’y ai souvent repensé. Deux fois de suite, la même attitude…
Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
Je n’ai jamais vraiment compris. Je me dis que j’étais parano, que j’avais des peurs injustifiées. Enfin… J’ai quand même vu de la peinture italienne, à Rome, à Assise, à Venise.
Vous a-t-elle fait oublier votre déception ?
Je n’ai pas pensé longtemps à la déception. Les tableaux m’ont fait plaisir, assez plaisir… J’ai du mal à me rappeler ce que je pensais.
L’amitié a compté plus que l’amour ?
J’ai toujours eu des amis. Dès l’école. À la Météo, j’en avais. À la Grande Chaumière, j’en ai trouvé d’excellents.
De qui vous souvenez-vous surtout ?
De Rebeyrolle, mon très grand ami. Je l’admirais beaucoup. Nous avions de grands échanges sur la peinture. De Gallard, lui, était un copain.
Vous avez des amis plus jeunes, ou des amies ?
Oui. Mais les relations avec les jeunes femmes, à un certain âge, sont compliquées. Elles parlent d’un univers dont j’ignore tout.
Vous n’avez pas évoqué votre enfance.
J’ai eu une enfance agréable. J’ai été en partie élevé par ma grand-mère et mes deux tantes. On m’appelait le petit, j’étais choyé. Mais on me laissait libre, même si j’étais sérieux et si je préférais faire mes devoirs. Ma mère ne m’a jamais ennuyé. Elle était seule, assez triste. La sentir ainsi m’a beaucoup gêné durant mon enfance et mon adolescence. En vacances dans le midi, elle avait connu un monsieur d’un certain âge qui lui faisait la cour. Le soir, dans ma prière, je demandais à Dieu de faire que ma mère se marie avec ce monsieur. J’avais envie d’un père. Elle, de son côté, restait seule à cause de moi, pour ne pas m’imposer un beau-père. Elle a eu quelques rares amis. L’un d’eux, un Américain, dormait chez nous. J’aimais bien. Sa solitude et sa tristesse me pesaient. Je me reprochais de ne pas m’occuper d’elle, de ne pas aller la voir assez souvent : c’est là un mauvais souvenir, plus mauvais que sa mort elle-même, qui fut plutôt pour elle une délivrance. Mais c’était une enfance heureuse. Quand j’étais chez ma grand-mère, à Orsay, je jouais avec les douze enfants des voisins. De mon père, je n’ai qu’un très vague souvenir.
Et la religion de votre jeunesse ?
Je vous ai raconté ma crise mystique. Maintenant, je suis opposé à la religion et aux religions. Je pense vraiment qu’elles sont l’opium du peuple, même si je ne suis pas le premier à le dire. Je crois qu’elles jouent un rôle très négatif. Mais voyez comme j’ai peu de certitudes. L’autre dimanche, j’ai accompagné un ami à la messe. J’ai senti que la religion était un appui très fort pour les gens qui étaient là. Cela, c’est bien. Tout est très ambigu. Mais je reproche au catholicisme d’avoir fait de la chair un tel péché ! À l’âge des émois sexuels, je finissais par me dire que je cherchais le péché, ce qui n’était pas vrai. Avoir été conduit à penser cela pendant toute mon adolescence m’a déformé et perverti. Pourtant, l’autre dimanche, j’étais content d’être dans cette église. Voir ces gens ensemble, les entendre chanter ensemble, m’a touché. Je ne suis pas systématiquement contre. J’ai assisté à la messe. J’ai fait le signe de croix. Mais la religion est cause de bien des guerres ; en ce sens, je suis contre. Et l’enfer fait peur aux petits enfants.

Trois petits cartons

Je vois dans votre atelier trois citations recopiées sur des petits cartons punaisés au mur. La première sera facile à commenter. Elle est de Bonnard : « Je n’ai rien à dire, je ne sais pas comment on peint, je ne sais pas ce que c’est qu’une peinture, ni comment on la commence, ni comment on la finit. Je ne sais rien. »
Je pense comme lui ! Exactement comme lui ! Complètement d’accord ! Je ne sais pas comment on commence, je ne sais pas comment on finit.
Quand décidez-vous qu’un tableau est achevé ?
Il arrive que cela ne finisse jamais : cela veut dire que c’est raté, et qu’il faut recommencer. D’autres fois, on est satisfait : « Bon, ça va. Il y aura peut-être des choses à reprendre plus tard, mais ça va. » À un certain moment, on ne sait plus quoi faire : alors, on laisse comme ça. Braque disait qu’il fallait retourner la peinture et la redécouvrir six mois après. On est alors étonné : c’est terminé ! Il est arrivé que des toiles dont je n’étais pas très content se terminent toutes seules pendant un abandon d’un ou deux ans. Vraiment, à un certain moment, on ne sait plus quoi faire ; alors, on arrête.
L’instant où l’on arrête est difficile à vivre ?
Si l’on est content, non.
Le perfectionnisme n’est pas une tentation ?
Je suis contre le perfectionnisme. Je peins très rapidement. Ma fille Juliette, elle, est très perfectionniste.
La deuxième citation est un extrait d’une lettre d’Henry Miller à Anaïs Nim : « La vérité ne cesse de parler en vous. Alors vous devenez terriblement tranquille et sereine. Vous n’essayez plus d’en faire plus que vous ne pouvez. Vous n’en faites pas non plus moins que vous ne pouvez. »
Là aussi, je suis d’accord. Mais comment commenter cela ? Ça correspond à ce que je sens et à ce que je suis. Je le sens sans pouvoir l’expliquer. J’ai d’ailleurs souvent l’impression que ce n’est pas moi qui fais les toiles. Je ne décide rien. Elles se font toutes seules. Comme s’il y avait une force en moi. On peut l’appeler Dieu si l’on veut, ou comme on veut. Je ne sais pas pourquoi je peins. Je voulais faire de la musique, pas de la peinture. Je voulais devenir compositeur. Mais j’ai commencé le piano à vingt ans et je n’en ai fait qu’un an. C’est seulement à quatre-vingts ans que j’ai appris !
La peinture vous aide-t-elle à être serein ?
Suis-je serein ou angoissé ? J’ai du mal à me juger, à me jauger. Je suis plutôt optimiste. Mais j’ai beaucoup changé ! Ce que j’étais à vingt ans, je ne le suis plus. Si j’ai été assez optimiste, c’est qu’en fin de compte, je n’ai pas pris grand-chose au sérieux.
Le troisième carton vous dit : « Tiens-toi droit ».
Quand je peins, je suis souvent penché sur la table où sont mes couleurs. Je me suis imposé ce rappel pour éviter de devenir trop tôt un croulant.
Une signification morale ?
Non. Physique. De cette manière, je pense à me tenir droit, je suis présent à moi-même. Penser à se tenir droit, c’est un rappel au présent.
Pourquoi, depuis longtemps, représentez-vous les personnages de vos toiles sous forme de silhouettes ?
Quand je faisais de la peinture figurative, c’était un choix esthétique. Mais j’ai évolué dans un sens plus abstrait. J’ai encore besoin de formes, mais très simples. Beaucoup de mes personnages ont ainsi des têtes carrées. Après coup, je m’explique que j’ai voulu que ces têtes ressemblent à des télévisions. En réalité, je n’ai pas du tout voulu cela. Je ne peux pas en dire plus. Quand je peins, j’ai le désir de certaines formes. C’est pourquoi j’aime beaucoup Estève : dans ses toiles, on reconnaît des objets, mais vaguement ; c’est la forme qui m’intéresse. Comme en musique : la musique est un ensemble de sons, la peinture un ensemble de taches, de formes.
Vous avez parlé de Bonnard. Qu’aimez-vous en lui ?
Tout. Tout ce qui se dégage. L’émotion. Même sans la tête, un portrait de Bonnard resterait beau. J’aime des peintres très différents, sans être capable de dire pourquoi. Ce qui est important dans l’art, c’est ce qui est au-delà de la parole, au-delà du rationnel. Il n’en est pas ainsi dans beaucoup de domaines. C’est plus près de… Je ne sais pas comment dire. De l’âme ? Quelque chose, en tout cas, qui dépasse la raison. Quelque chose qui me touche. Comme une rencontre amoureuse. L’amour. Même si je ne sais pas trop ce que ce mot veut dire. L’indicible.
Vous vouliez me donner vos impressions sur nos conversations ?
J’ai le sentiment de déborder, et de beaucoup, les histoires que je vous ai racontées. C’est moi, tout ça, et ce n’est pas moi. Il y manque une épaisseur, une complexité. Dans cette succession de séquences, je ne me retrouve pas dans ma plénitude.
Qu’est-ce qui pourrait évoquer cette plénitude ?
Des instants. Mon plus ancien souvenir, par exemple. Je dois avoir dix ans. Je suis chez mon grand-père qui a une maison à Orsay, avec un jardin. Nous sommes sur le point de partir en vélo, avec ma tante, pour aller nous baigner dans l’Yvette. Je suis sur le pas de la porte et j’ai un sentiment de bonheur. Il fait beau. Je me rappelle que j’ai mis mes mains dans ma ceinture. Je reste planté. Je suis bien.

(Automne 2007)